En Terre Sainte

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

René SCHWOB

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA Terre Sainte est la patrie du silence et du vide. On n’y trouve ni statues ni restes de vieux édifices. Parfois un morceau de poterie sur lequel on déchiffre la leçon d’un vieux texte. Mais ce pays que tous les peuples ont piétiné, une absolue vacuité le désigne à notre attention. Il semble même que l’Islam n’ait été inventé que pour le protéger par une multiple ceinture de gardiens qui empêchent que l’on y touche. Ils y ont pris la succession de ses premiers nomades. C’est un pays où l’humanité n’a cessé de passer sans y rien fonder, en dehors du Temple dont il ne reste que l’admirable mosquée comme un couvercle sur le roc où il ne s’élève plus. Les autres déserts n’ont pas d’histoire. Celui-ci se réduit à la sienne. Et s’il fut appelé la terre où ruissellent le miel et le lait, c’est que peut-être ils y ruisselaient en effet avant la mort du Christ. Mais à présent c’est une terre très pauvre et qui n’a plus d’autre raison d’être que de commémorer indéfiniment dans le temps le miracle dont elle fut le théâtre. Elle en est devenue la stèle et le miroir. Et la vie ne reprend pas sur elle.

L’étrange c’est qu’elle est située entre des contrées dont les destins furent tous à l’extrême opposé du sien. La Syrie au Nord, la Chaldée à l’Est, l’Égypte au Sud ont été successivement le lieu de prédilection de tous les arts. Par une privation mystérieuse qui était une incomparable faveur, la Palestine n’a jamais rien engendré. À quelques centaines de kilomètres de ceux à qui toute la terre allait devoir sa variété savoureuse et ses idolâtries diverses, Dieu la maintint dans une diète dont on ne devait comprendre la raison que plus tard. Et c’est à cette étrange interdiction de représenter la figure humaine, les formes vivantes, que la totale absence de tout vestige humain en Terre Sainte est dû. On y avait des écuelles, des pots. On en retrouve quelques-uns. Mais nul signe de l’invention des doigts et de l’esprit. Les générations depuis le fond des temps semblent avoir passé sur ce sol en se transmettant la consigne de n’y rien laisser que quelques souvenirs oraux ou écrits qui, en s’y agglomérant, finirent par constituer l’annonce prodigieuse de Celui à partir duquel tout allait être renouvelé. C’est au seul verbe humain qu’il fut permis de s’exprimer sur cette terre où le Verbe devait se faire humain. Et il en est résulté cette étrange figure d’une terre et d’un peuple qui se réduisaient à un livre – en attendant de donner corps à un Dieu.

La vocation d’Israël, on ne la touche nulle part avec autant d’intensité que dans cet étroit pays où pourtant il ne reste rien de lui. Et c’est que d’Israël comme du Christ l’absence d’images est l’image la plus fidèle. Israël à travers cette absence apparaît ce qu’il fut : un peuple à part, un peuple à qui il n’était pas permis de partager les occupations, les distractions, les inventions des autres. C’était un peuple nomade qui tournait sur soi en attendant que ce circuit eût été assez répété pour que, de son sein, jaillît la forme purifiée par un barattement indéfini. Et c’est là ce qu’on trouve encore en se promenant à travers la Palestine : une espèce de laiterie vide, de cirque immense et désert où l’on comprend qu’un peuple pendant des millénaires ait eu pour seule vocation de dérouler ses trahisons et ses litanies. C’est en Palestine qu’on entrevoit le sens de la litanie. Rien n’y accroche jamais ni l’ouïe ni le regard. Toutes les formes s’y reflètent les unes dans les autres – ce sont de petites collines nues ou de vastes étendues de sable et de pierre. Mais il faut du temps avant de discerner ce secret accord des formes naturelles et de la monotone vocation d’Israël.

Si les Sumériens, les habitants de Byblos, les longues dynasties égyptiennes sont à la fois très proches dans l’espace et vertigineusement étrangères à Israël en proie à son rêve, quelle distance n’y a-t-il pas aussi de la Palestine à cette Rome qui devait pourtant prendre sa suite ?

Autant l’une est repliée sur soi comme une poule occupée à couver, autant l’autre n’a jamais pu s’empêcher de s’ébrouer, d’être à toute la terre pour distribuer ses biens à tous, pour tout s’incorporer. Et c’est à cause de cette opposition qu’il est bon de passer de l’un de ces pèlerinages à l’autre. Ils se complètent, ils marquent les deux mouvements du balancier chrétien ; de sorte que le lien profond qui joint ces deux capitales de l’esprit, on le saisit au moment de leur succession. C’est dans l’espace qui les sépare que le temps nous découvre le sens de son déroulement.

Ici ce qui compte, ce sont donc trente années d’obscurité, puis trois ans d’une prédication qui semble n’avoir servi à rien. Ce pays nous parle du Christ inconnu, méconnu, supplicié. Mais non de sa Résurrection. Et de la Pentecôte, encore moins. Ce sont les plages où ses Apôtres ont débarqué qui nous en parleront. La Palestine n’est pas la terre de sa gloire. Elle est la terre où Dieu a dicté son histoire d’homme. Et sitôt que cette histoire devient celle de l’univers, l’enseignement de l’Église se substitue au sien.

Absence de vestiges – souvenir d’un peuple séparé – négligence des chrétiens, c’est par ce triple trait que s’impose à nous la vocation de cette terre à une solitude, à un abandon qu’il importe par-dessus tout d’y déchiffrer.

 

*

 

En Grèce, il ne s’agit plus de rien de chrétien, comme à Rome dont l’antiquité même fut une préfigure de l’Église. Là, tout est formes. Je m’étais imaginé qu’à la différence des autres berceaux orientaux de l’art, la Grèce n’avait pas engendré, dans ses grandes époques, de formes consacrées. Je fus bien surpris de m’apercevoir sur place que le caractère religieux n’était pas celui de ses seules créations archaïques ; mais que son siècle d’or, ce cinquième siècle, qu’on essaie toujours de faire passer à nos yeux pour un siècle païen où l’homme se serait adoré, avait été au contraire un âge religieux ; et que tout, jusqu’aux fûts de colonnes qui nous en restent, priait encore sur l’Acropole.

Ce n’est pas pour obtenir un vain effet de contraste que je rapproche Athènes et Jérusalem. Ces deux cités sont à l’extrême opposé de l’esprit, mais pour opposées qu’elles puissent être, elles nous donnent un même enseignement. Et cette leçon commune que nous y prenons, c’est d’abord celle d’une consécration mystérieuse de la terre à l’homme.

Sans doute, rien n’est plus différent de Jérusalem qu’Athènes avec sa floraison prodigieuse d’éphèbes, d’athlètes et de jeunes filles le long des murs du temple dont quelques piliers restent encore debout. Tout à Athènes est humain, tout y est prière de l’homme. Tout y a pris notre forme en vue d’une louange à la vie que les moindres fragments de marbre perpétuent. C’est notre humanité qui tresse ses guirlandes et ses couronnes, c’est toute notre aventure qui se déploie sous le ciel grec. Et telle est l’opposition de ces deux peuples : ils annoncent tous deux notre grandeur ; mais l’un par l’exaltation de la forme et l’autre par son effacement. L’un chante la joie de corps offrant leur jeunesse au mystère ; l’autre la stupeur de l’âme dans la présence ineffable d’un Dieu qui s’incarne. Et voici pourtant que ces deux peuples se complètent plus encore qu’ils ne s’opposent. Dans ces siècles d’avant le Christ, ils constituent comme les deux aspects d’une humanité qui a besoin du Christ pour entrer dans sa plénitude.

Il est bon de passer de Jérusalem à Rome. Il est doux aussi, après avoir quitté Athènes, de retrouver la Palestine que le murmure de la Révélation sillonne. Car si la Grèce nous offre l’image anticipée de notre délivrance finale, le peuple hébreu c’est l’histoire de la promesse de cette délivrance au milieu d’un amour infidèle et souvent malheureux. Mais en fait aucun des deux ne songe à rien d’autre qu’aux rapports du ciel et des hommes. Des deux rives de leur étroite mer un même chant s’élève, celui de notre divine ressemblance. Et c’est pourquoi, je le répète, le pèlerinage de Terre Sainte et celui de Grèce s’offrent l’un à l’autre une sorte de réplique : l’achèvement en pleine lumière d’une forme qui dans la pierre s’est d’abord transfigurée sous nos yeux.

 

Mais, si pur qu’il ait été, le miracle d’Athènes eût été sans lendemain, si la nuit qu’il traversa de son éclair ne s’était déchirée en Palestine. C’est là seulement que l’homme est devenu pleinement conscient d’une grandeur qu’il ne pouvait saisir que par accident jusqu’à l’Incarnation. Et c’est cette histoire de la conscience que nous avons acquise de notre grandeur à travers la misère de Dieu, que la Palestine nous conte encore. Voulussent-elles être une louange de gloire, ses pierres ne tardent pas à retourner à leur destin, qui est de célébrer d’une façon ou d’une autre l’abaissement rédempteur.

Je songe à quelques œuvres qui sont peut-être ce que les chrétiens ont laissé de plus beau dans ce pays où ils demeurèrent près de deux siècles, alors que les arts religieux les plus purs fleurissaient en Europe. Eh bien ! ces chapiteaux gothiques sculptés par des Français n’ont jamais trouvé place dans aucun monument. Mais la plus illustre des églises de Terre Sainte, quel édifice misérable ! Son emplacement offrait un tel attrait à tous les chrétiens de la terre que tous voulurent y construire quelque chose : les uns un petit couvent, d’autres un couvent plus grand ou une petite chapelle qui devait ajouter son désordre au désordre existant. Et cela finit par constituer autour du sanctuaire primitif, aujourd’hui tout semblable à une caverne de brigands, une espèce de capharnaüm monstrueux.

Les bonnes intentions aussi bien que les mauvaises, la charité au même titre que la jalousie ou la haine, la science et l’ignorance, le vice et la vertu, tout en Palestine tourne à la confusion. Et si une telle fatalité s’acharne à dégrader toute œuvre d’homme en ce pays au destin duquel nul autre au monde ne se compare, c’est que cette fatalité est peut-être autre chose qu’un hasard malheureux. Le signe même du désir de Dieu que soient préservées envers et contre tous les traces d’une abjection qui fut plus qu’humaine.

J’ai déjà essayé de montrer combien la vocation d’abandon des chrétiens de Terre Sainte était plus forte que leur plus forte foi. Il en va de même pour tout ce qui se fait là-bas. On ne touche pas à la Palestine. On peut y élever quelques églises – personne n’y prie – ces églises ne se survivent pas longtemps. Quant à la terre même, c’est à sa désolation qu’elle est consacrée. Et les oasis qu’on y rencontre ne servent qu’à en faire mieux apparaître la sécheresse et la stérilité. Je n’exagère rien : tel est le décor de Terre Sainte. Ce décor est si bien le décor qui convient, il souligne si bien l’enseignement que nous y devons chercher, que c’est au contraire plus de succès dans nos entreprises qui pourrait nous y décevoir.

Aussi de ces deux terres : la Grèce et la Palestine, dont l’une fut comblée de toutes les grâces humaines et dont l’autre devait être le berceau de la misère, celle-ci touche seule au plus pur de l’humain. L’équilibre de la Grèce était destiné à se rompre. Elle avait entrevu le secret d’une parfaite harmonie, mais dans sa chair éphémère et dans les œuvres de ses mains. Tandis que par la terre où Dieu est descendu pour y éprouver la mort, nous continuons d’être, et c’est là l’important, personnellement conviés à recommencer l’aventure que nous y découvrons. Si haut que vers la divinité le génie grec se soit élevé, son élévation n’est que celle d’une génération qui a passé. L’élévation de la Palestine dure encore. Plus qu’un souvenir, elle abrite l’Amour qui devait peu à peu couvrir toute la terre. Et c’est cette présence de l’Amour qu’elle nous livre à travers des paysages qui ont gardé sa marque pour nous en reparler. Les peuples qui la traversent ou qui l’habitent n’y peuvent rien changer. Réduite à son squelette, la sobriété de ses lignes, sa sévérité pleine de douceur, le charme terrible de son silence et de sa solitude nous enveloppent de toutes Les parts.

 

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Je me rappelle ma première visite à Bethléem. C’était pour la Noël. Noël est une des fêtes joyeuses de la chrétienté. Que n’aurait-elle dû être là-bas ? Eh bien ! ma joie était peut-être de me dire que j’avais le privilège de célébrer un si grand évènement là même où il avait eu lieu. Mais quant à ce que j’y ressentis...

Cette grotte de Bethléem, c’est une anfractuosité souterraine et rien de plus. Un étroit autel y est installé à présent, devant lequel le prêtre a juste la place de tourner. Derrière lui, fresque contre lui, se dresse l’autre paroi de cette loge sombre et minuscule où la tradition veut que Jésus ait vu le jour. Oui ! c’est dans la nuit du sein de la terre, au creux de ce rocher, qu’est née la lumière du monde. Dans une détresse dont le doux poème composé par les siècles chrétiens détourne trop l’esprit. Mais si l’âne et le bœuf étaient derrière sa crèche, si cette crèche, qui était leur mangeoire, abrita son petit corps, je vous prie de croire qu’il n’y avait là rien de tendre ni de charmant. Qu’en plein hiver cet enfant soit né au cours d’un voyage pénible, qu’il n’ait trouvé pour l’accueillir qu’un trou dans la terre, une mangeoire dans ce trou, cela change un peu les perspectives de cet heureux évènement. Et que des velours et de l’or soient tendus pour la fête, le long du rocher sur lequel les petits yeux de Jésus s’ouvrirent, cela n’enlève rien à sa désolation. En vérité, il faut être allé à Bethléem pour reprendre contact, par delà la tradition qui la dénature, avec ce que dut être la Nativité.

Le ciel nous parle à travers les accidents de notre vie ; c’est eux qui déroulent dans le temps la trame des desseins de la Providence. Mais dans quels évènements de quelle vie pourrions-nous les déchiffrer aussi clairement que dans l’histoire du Christ ? C’est pourquoi Bethléem où cette histoire commence nous est d’un si grand prix. C’est le port où le vaisseau céleste aborda. Et c’est un port dont on ne peut imaginer l’accablante pauvreté.

Nous sommes un peu trop enfermés dans notre tradition de bonheur, dans ce que cette naissance signifie en effet de bonheur pour nous, lorsque nous nous abandonnons à la joie d’y songer. En Palestine, c’est à la place du Christ qu’il est impossible de ne pas se mettre.

Et il n’y a plus moyen de prendre légèrement l’histoire du Christ quand on sait dans quelle étable souterraine elle commença.

 

La grâce des Lieux Saints agit toujours dans ce même sens de commisération, de compassion mystique. C’est dans les Lieux Saints qu’on entrevoit l’urgente vérité de ce que saint Paul nous confie au sujet du besoin du Christ de compléter sa souffrance par la nôtre. La notion du Corps mystique se précisera à Rome. Mais la convocation à cette souffrance, la Palestine nous l’adresse déjà. Elle nous y convie par l’exemple continuel, irrécusable, de l’humiliation du Verbe. L’Incarnation qui eut lieu en Terre Sainte engendre en nous, en Terre Sainte, avec une force pressante, l’exigence d’un dépouillement qui nous fait rencontrer le Fils de l’Homme à mi-chemin du corps et de l’âme, du ciel et de la terre, de la créature et de son Dieu. Notre dénuement, voilà à quoi la Terre Sainte nous invite à chaque pas.

En Palestine, il semble que le Christ se déplace avec nous, que sa souffrance s’amplifie à mesure que nous y suivons l’itinéraire de sa vie. C’est lui, à ses diverses étapes, que nous y recevons. Il faut vraiment aller en Palestine pour le goûter dans cette intime humanité qui y fut la sienne, ce Christ fait homme, ce voyageur sur la terre qui consentit à descendre dans tous les détails de notre vie, dans toutes ses misères. Oui ! c’est l’homme, dans ce Christ, qui là-bas nous saisit au fond de l’extraordinaire survie de ses Présences, aux lieux successifs où l’Évangile nous fait connaître ce qu’il fit. Et c’est à la lumière d’une telle humanité que ce pays, en dépit de sa monotonie de vieille carcasse morte, doit sa prodigieuse majesté.

 

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À Nazareth où il vécut la plus grande partie de sa vie, il ne subsiste donc plus rien de lui, au milieu des jardins qui surprennent (on vient à peine de quitter le désert). Nazareth, malgré cela, nous renseigne sur le sens de l’Incarnation mieux que toutes les méditations que nous en pouvons faire. Et le secret que le Christ nous y communique, c’est celui de l’impérieuse nécessité pour nous de nous réduire, nous aussi, à devenir aux yeux du monde moins que rien, comme lui, en attendant de témoigner, comme lui, par une souffrance effective, de la grandeur de notre amour nourri de silence et de renoncement.

Mais à quoi bon suivre pas à pas ses démarches à travers la Galilée et décrire une fois de plus ces charmantes campagnes à travers lesquelles il semble nous dire que rien de tendre, ni le charme du monde, n’a ralenti son continuel abaissement, ni l’ascension continue de son amour bafoué. Ce Christ, dans ces paysages constellés d’iris et d’anémones, fut toujours seul, toujours abandonné...

J’ai habité au bord du lac de Tibériade. En redire la douceur est impossible. Eh bien ! c’est là qu’Il a passé le plus long temps de sa vie publique. Et cette rencontre du plus nonchalant des paysages et de l’Homme tout occupé à y prêcher l’approche du Royaume des cieux, à essayer de faire comprendre à ceux qui l’entouraient qu’il n’appartiendrait qu’aux violents, oui ! la bouleversante rencontre de ce qu’il y a de plus doux avec la rigueur la plus obstinée, donne le plus à songer sur le sens du message du Christ et sur la résistance qu’Il nous commande, à son exemple, d’opposer à toutes les séductions de la terre. À Nazareth, il s’était enseveli dans l’accomplissement silencieux de son petit métier. En Galilée, entre Tibériade et Capharnaüm, entre le puits de Jacob et le Thabor, ce qu’Il ne cesse de prêcher, c’est l’obligation de renoncer à la douceur du monde. Et tout, jusqu’au charme de l’air, s’oppose à son enseignement. La résignation qu’Il commande est le contraire de la facilité. Et quand il dit à Marie immobile à ses pieds qu’elle a choisi la meilleure part, cela ne signifie pas qu’il est bon de ne rien faite, mais bien de répudier le faux bonheur du monde. Jusqu’à son entrée à Jérusalem pour y mourir, c’est donc ce même amour exigeant et difficile qu’Il essaie d’inculquer autour de lui – pour un ciel où le bonheur ne couronne qu’un parfait renoncement. De Bethléem jusqu’au haut du Calvaire, c’est toujours à nous refuser au repos, à l’aisance, à la facilité, qu’il nous incite. Et le charme de la Galilée nous force à mesurer la puissance de son refus, la violence de Celui qui prêcha une douceur sans rapport avec les douceurs de la terre. Jésus en Palestine accomplit ce qu’il y a de plus dur dans les Prophéties. Il est celui qui a définitivement rompu avec la séduction de l’univers. Et, jusqu’au sein des plus tendres campagnes, nous voyons qu’Il n’est venu que pour s’occuper des affaires de son Père. Il est le délégué du monde invisible, le négateur des exigences du nôtre. Il est l’incarnation d’une beauté qui ne s’affirme qu’en se transfigurant. Pour tout dire, il est exactement à l’opposé du bêlant rêveur de Renan.

 

Mais c’est à l’emplacement du Calvaire que je sentis le mieux à quel point cette histoire du Christ pouvait nous concerner encore. Je voudrais faire sentir ce que put être ma surprise quand je montai l’étroit escalier qui conduit du niveau de l’église à la petite chapelle suspendue où l’on vénère ce qui fut le Golgotha. C’est une espèce d’échelle étroite à hautes marches, plongée dans une telle ténèbre que l’on manque à chaque pas de s’y rompre le cou. En bas, à quelques mètres du pied de l’escalier, sous la rotonde centrale autour de laquelle toutes les confessions chrétiennes se disputent en hurlant, c’est le lieu présumé du Saint Sépulcre. Là-haut, le rocher où fut plantée la Croix. Et tout cela dans un tel état de misère et de délabrement, la concurrence des fidèles des diverses sectes à entourer ces lieux de leur sectarisme y est tel, qu’on peut difficilement imaginer chapelle plus sordide que celle où nous sommes admis à vénérer les plus précieux souvenirs de toute la terre. C’est d’abord un trou dans un rocher. Un autel s’y dresse où les Grecs entretiennent des poupées. Ils y entretiennent surtout en permanence un grand plateau à l’usage des pèlerins. Là devant défile tout ce qu’on peut imaginer de pire en fait de guides levantins, de rabatteurs à la solde des popes, parlant trop haut, faisant des plaisanteries douteuses. Et, tout à côté, c’est l’autel de la Mère des Douleurs. Il appartient aux Latins. Du moins n’offre-t-il point de plateau visible pour la quête. Le buste de la Vierge douloureuse éclairé par un cierge est recouvert d’étonnants oripeaux, de bijoux faux de toute nature, de tout calibre, de bracelets, d’ex-voto, de décorations, de petites montres avec des chaînes qui pendent. Tout cela lui composant, au lieu même où elle pleura la mort de son Fils, une extraordinaire carapace de quincaillerie. C’est à la lumière de lampes de métal aux formes variées, sous un décor d’œufs d’autruche suspendus, que le pèlerin désemparé, étouffant sous une étroite voûte, se trouve brusquement contraint d’adapter le nom de Golgotha à l’étrange combinaison de cave, de bazar et d’église où vient de le vomir le tortueux petit escalier. Et malgré cela quelque chose d’incomparable flotte dans ces lieux. Cela a beau être ce que l’on peut imaginer humainement de plus misérable, de plus dérisoire, l’âme en est saisie. Et peut-être est-ce pour mieux la laisser en sa seule Présence que le Christ y consent à une aussi sinistre comédie.

Mais d’abord le plus stupéfiant, c’est de prendre la mesure de ce lieu ; dans ce lieu, du trou dans la roche où la croix fut plantée ; de prendre conscience par là de l’étrange similitude de ces mesures et des nôtres. Quoi ! se dit-on. Il avait donc vraiment cette taille d’homme. On en éprouve une stupeur inouïe. Il n’y a nulle part dans toute la Palestine un endroit où l’on soit aussi contraint qu’en celui-ci de se rendre à la stricte humanité du Dieu qui consentit à mourir là. Pas même à Bethléem, qui est une caverne et qui garde à cause de cela, en dépit de sa misère effroyable, un arrière-goût de conte de fées. Ici c’est la mort qui s’accomplit et, dans un lieu qui était à ciel ouvert, une petite colline qu’on nivela copieusement par la suite puis qu’on enchâssa dans la plus sombre, la plus étroite chapelle. Et le seul effet de ces transformations fut de mieux souligner ce que le Calvaire pouvait avoir eu d’exigu, de terrestre, d’humain, comme si c’était l’humanité du Christ que les générations successives, jusque par leurs efforts pour en dénaturer le caractère, eussent eu aveuglément pour mission de nous transmettre, de nous imposer.

J’avoue que lorsque je plongeai la main dans le trou de ce rocher lisse où la Croix se dressa, la sensation que j’en eus fut celle d’une identité fraternelle et surprenante entre le Christ et nous. Je le répète, on est tellement, même à Bethléem, et plus encore à travers l’Évangile sur tout le reste de la terre, on est tellement tenté partout, malgré soi, de donner au Christ une taille plus qu’humaine, de lire son histoire comme si elle nous concernait à peine, que ce contact imprévu nous éveille d’un rêve. Il nous force à Le mesurer dans Ses dimensions apparentes. Et c’est sans doute la plus bouleversante découverte qu’en Palestine il m’ait été donné de faire.

Mais lorsqu’il s’agit de célébrer dans ce lieu funèbre l’office du Vendredi Saint, alors c’est vraiment aux funérailles du Christ qu’on procède ; on accompagne ce corps absent du Calvaire au Sépulcre comme un homme qui viendrait à peine de mourir. Et à la faveur de la splendide liturgie qui prend là, en ce jour précis, tout son sens et toute sa puissance, on comprend que c’est vraiment d’un mort pareil à nos morts qu’il s’agit – du cadavre de Celui qui fut un homme au milieu d’autres hommes, qui est encore parmi nous pareil à nous et qui ne tient à nous être si semblable que pour nous rendre son exemple plus proche et plus impérieux. L’imitation de la misère du Christ, c’est entre le Calvaire défiguré et l’affreux sépulcre qu’elle s’impose dans la rigueur de sa plus stricte humanité.

Peut-être les hommes n’ont-ils exagéré l’indignité de ces lieux sacrés que parce qu’il était en effet impossible de rien y édifier qui fût digne de cet abaissement incroyable. Nous savons du moins, après les avoir traversés, que nous sommes convoqués, par eux, à l’imitation de Celui qui épousa ici notre taille pour mettre partout le royaume du ciel à notre portée. C’est un inimaginable exemple de petitesse volontaire, d’anéantissement, que nous réserve ce lieu... Je n’avais donc pas tort de me dire que la trahison des hommes en Terre Sainte comportait une haute leçon. Elle laisse au Christ toute la place. Elle donne toute sa grandeur à son abandon.

 

René SCHWOB.

 

Paru dans La Revue universelle le 15 mars 1940.

 

 

 

 

 

 

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