Le corps des Évangiles

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

SÉDIR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES DOGMES. – L’EXÉGÈSE. – LE MODERNISME. – LE MIRACLE.  – LE POINT DE VUE INTÉRIEUR. – LES DEUX EXÉGÈSES. – LEUR ACCORD FUTUR. – DIFFÉRENCES ENTRE LES QUATRE ÉVANGILES. – L’IDENTITÉ DE JÉSUS. – LE SURNATUREL. – LES ÉVANGÉLISTES. – LEURS SYMBOLES. – LE MESSIE. – CORRESPONDANCES. – LES ADEPTES. – L’INITIATION CHRISTIQUE. – MÉTHODE D’ÉTUDE.

      

 

TOUT le monde sait que le mouvement libertaire de l’intelligence humaine, né dans la Réforme, a grandi dans le déisme du XVIIIe siècle et s’épanouit depuis un siècle environ sous les espèces du modernisme.

En face de lui se dresse la figure immuable de l’orthodoxie catholique, appuyée sur saint Thomas d’Aquin. La Somme n’est pas une encyclopédie ; comme son nom le fait sentir, c’est une immense bibliothèque, que les théologiens remplissent peu à peu ; ses casiers sont en assez grand nombre pour contenir toutes les applications que l’Église a faites et fera de ses dogmes fondamentaux. La base de la Somme, c’est le Traité de la Vraie Religion. Saint Thomas d’Aquin y pose le catholicisme sur deux colonnes : les Écritures et l’Église, et en appuie les enseignements sur les conciles, les Pères et les théologiens. Ce qu’on remarque dans les magnifiques didactismes de l’Ange de l’École, c’est qu’il prétend tout prouver par la raison ; il est aristotélicien ; et cependant la raison ne peut prouver le surnaturel, ce surnaturel dont les Écritures sont saturées ; elle ne le prouve que négativement. Voilà ce que disent les modernistes, Littré en tête. La seule preuve du surnaturel qu’ils admettraient, c’est le miracle ; or ils n’ont jamais pu trouver un miracle certain, authentique, scientifiquement constatable ; ils présument donc que le miracle n’existe pas, et le surnaturel non plus. Si les Écritures ne sont pas d’origine surnaturelle, le catholicisme n’est plus divin, mais humain.

D’autre part, l’exégèse nous apprend qu’il y a, dans les livres de l’Ancien Testament et dans ceux du Nouveau, des contradictions, des fables, des erreurs historiques, des interpolations. Le P. Richard Simon et Sylvestre de Sacy s’en étaient déjà aperçus ; et tout le monde a lu les déclarations retentissantes d’Ernest Renan et de l’abbé Loisy.

Que répondre à un philologue qui vous explique que les prophéties messianiques des Psaumes sont fausses, que le livre de Daniel est un apocryphe composé au temps d’Antiochus Épiphane, que l’évangile de Matthieu est un recueil de divers récits ajoutés bout à bout, que Jésus n’est pas né à Bethléhem, qu’il n’était pas de la famille de David, que l’évangile de Jean est une greffe alexandrine ?

 

 

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Les intellectuels ont toujours été fermés à la notion de miracle ; ils portent en eux une idolâtrie tenace des lois de la matière, et qui persiste même après des perturbations intérieures profondes. Ainsi, dans cette charmante Vie de saint François d’Assise que Joergensen a écrite, l’anecdote du loup du Gubbio est interprétée comme la symbolisation populaire d’un fait social ; et Jorgensen était un artiste, converti au catholicisme par le côté esthétique de cette religion ! Mais c’était aussi un savant, un philosophe ; certains aspects de la vie lui échappaient ; il ne concevait pas qu’un animal puisse comprendre un saint ; c’est une impossibilité ; son intelligence travaillait sur un a priori. Que le trop célèbre auteur de la Vie de Jésus juge François d’Assise extravagant, et sainte Thérèse hystérique, cela se conçoit ; son maître en psychologie, ce fut Charcot. Tous les psychistes qui présentent les saints et le Christ comme des médiums, des magnétiseurs, ou des mages sont également des matérialistes transcendants, des occultistes. Pour eux, le surnaturel n’existe pas ; ils n’ont pas encore fait la différence entre le prodige, dû à une force inconnue de la Nature, et le miracle, dû à l’intervention directe de Dieu ; il faudra d’abord qu’ils s’aperçoivent que tous les prodiges ne proviennent pas d’une source pure. De même les théologiens seront un jour obligés d’avouer que tous les prodiges ne viennent pas du diable. Il faudra étudier l’histoire naturelle de l’invisible ; il faudra s’apercevoir que c’est un univers extérieur à nous, parallèle à notre inconscient. William James, Boutroux et Bergson ont préparé les intelligences à cette ouverture ; j’aurais aimé qu’ils eussent proclamé l’origine traditionnelle et mystique de leurs idées.

Si l’on sent la vérité de ces deux points : l’existence de l’invisible créé, et l’existence de l’Incréé, toutes les discussions des exégètes et des apologistes perdent leur raison d’être. On s’aperçoit alors que ce qui est vrai, c’est bien moins la lettre des Écritures que leur esprit.

 

 

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Et, en effet, qu’importe si les récits évangéliques ne sont que des racontars transmis plus ou moins exactement, par des gens incultes et quelque peu imaginatifs ? Qu’importe si Jean semble démarquer Philon ? Ou bien, ne serait-ce pas Philon qui traduit la métaphysique christique en langage platonicien ? Jésus n’a-t-Il pas parlé toutes sortes de langages ? Et les termes de « Verbe », de « Fils de Dieu », de « Lumière », d’« Union » ne sont abstraits que pour le philosophe ; le mystique y voit des réalités fort concrètes. Ernest Renan a beau déclarer, non sans quelque arrière-pensée tendancieuse, que Jésus ne fut pas un lettré, qu’Il ne connut ni Philon, ni les Grecs, ni le Talmud, qu’Il ne fut qu’un homme du peuple, simpliste et superstitieux, sans système, mais possédant une énorme volonté personnelle, dépassant toute volonté connue ; il a beau prétendre que la beauté et le charme des évangiles ne sont qu’un reflet de la beauté de la Galilée, que Jésus ne fut pas thaumaturge, que les miracles, la Cène et la résurrection ne sont que légendes symboliques ; que le bouddhisme et le Talmud (Pirké Aboth) contiennent déjà la plupart des maximes et des paraboles évangéliques ; que Jésus subit fortement l’influence du Précurseur, lequel était influencé lui-même par les Sabistes de Babylone ; Renan, dis-je, a beau insinuer que la vraie vie post mortem du Christ, c’est Sa mémoire dans le cœur de l’humanité ; interpréter enfin tous les textes dans le sens de la thèse qui fait de Jésus un homme semblable à nous tous, continuant ainsi les philosophes du XVIIIe siècle et Fabre d’Olivet, et précédant Tolstoï et nos modernes ésotéristes, – le grand maître du scepticisme contemporain est forcé d’avouer qu’« un dessein profond semble avoir voulu, en histoire comme en topographie, cacher les traces du grand fondateur ».

Et, en effet, Jésus S’est toujours montré fort indifférent à l’histoire, à la renommée, à l’exactitude matérielle des documents, à la science, au livre ; Il fut tout à fait l’opposé des sages et des rois qui écrivent et qui élèvent des monuments commémorateurs ; on dirait qu’Il voulut dédaigner les moyens par lesquels les hommes cultivent la gloire et les sacrifices qu’ils font aux dieux de la célébrité terrestre. Et, de même qu’Il sut tout sans avoir jamais dépouillé de bibliothèque, Son oubli des méthodes de connaissance semble nous dire que le Savoir véritable réside dans l’interne, dans l’esprit, dans l’union vivante avec la Vérité.

Il est évident qu’un intellectuel ne comprendra rien à une pareille absence de méthode.

Dans ce sens il est exact de dire, avec Renan, que « les Pères et les théologiens furent les moins chrétiens » parce qu’ils systématisèrent, ils définirent, ils limitèrent. Or, en vérité, la parole de Jésus est vaste comme le monde et innombrable dans ses applications comme les foules infinies des créatures auxquelles elle s’adresse.

 

 

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Il y a évidemment, dans les textes sacrés, une part d’équation personnelle. L’apologétique enseigne avec justesse que l’Esprit a dicté aux écrivains ; mais les écrivains n’ont pas toujours été fidèles ; de plus, il y a les accidents inévitables de transmission, de catastrophes, de manœuvres frauduleuses tentées dans un but politique ou spirituel. Or, de même que le Christ a laissé martyriser Son corps, Il a laissé déformer Sa pensée, quoique dans une bien moindre mesure. Ainsi, le vrai disciple ne doit pas craindre la science ; les découvertes de la critique – et ses variations – lui montrent comment une réalité invisible se déforme en devenant visible.

Le Christ a prononcé des paroles. Comment Ses auditeurs les ont-ils entendues et transmises ? Comment les conciles les ont-ils comprises, et fixées ? L’Esprit-Saint les a éclairés ? Oui, mais dans la mesure où ces théologiens pouvaient recevoir Sa Lumière ; car, prétendre qu’un cœur indigne se remplira de Dieu autant qu’un cœur saint, c’est admettre que Dieu violente parfois notre liberté. Prenons quelques exemples.

Eusèbe de Césarée et saint Jérôme disent que la fin du second évangile et la section de la femme adultère, dans saint Jean, manquent dans les plus anciens et les meilleurs manuscrits. Elles y manquent, paraît-il, en effet. Le passage sur les trois témoins (1re épître de Jean) est complètement inconnu de la tradition grecque, depuis toujours, et de la tradition latine jusqu’au IVe siècle ; cependant, en 1897, la congrégation du Saint-Office l’a déclaré authentique. Inutile d’énumérer bien d’autres divergences.

L’abbé Loisy se montre, il me semble, très raisonnable quand il s’exprime de la façon suivante : « La Vulgate, en tant qu’elle représente les Écritures primitives, a pour le théologien l’autorité d’un texte inspiré ; en tant que version composée sous le regard de l’Église, par des hommes pénétrés de son enseignement, adoptée et approuvée par les conciles et les papes, consacrée par l’usage liturgique, elle a de plus l’autorité d’une source traditionnelle. L’Église, pour s’en servir en toute sécurité, n’a pas besoin de démêler en détail, dans la traduction, ce qui est conforme aux textes originaux et ce qui s’en écarte par omission, addition, ou modification ; ce qui a été la pensée de l’hagiographe et ce que les interprètes ont pu y ajouter sous l’influence de leur propre tradition. »

Bossuet (Discours sur l’Histoire Universelle, partie II, ch. 27) et, avec lui, tous les théologiens croient que chaque livre sacré est produit par son auteur sous l’inspiration divine, et conservé « sans y altérer une seule lettre par la pieuse postérité ». Richard Simon, ancêtre des modernistes, aperçoit dans la tradition l’œuvre de générations successives qui retouchent et enrichissent le manuscrit primitif. En effet, dans l’Orient, le livre est une œuvre collective : le nom même de l’auteur est souvent symbolique : ainsi Hermès, Zoroastre, Manou.

Je dirai même, au point de vue mystique, qu’il ne semble pas être dans les méthodes de Dieu de contraindre ainsi notre liberté. Il nous donne des lumières ; Il n’emploiera jamais de moyens coercitifs pour nous empêcher de les altérer. Le Père aime que nous exercions notre libre arbitre, dans les limites où nos écarts ne peuvent avoir que des inconvénients passagers ; ces écarts, ceux mêmes qui paraissent condamnables et damnables, servent à des fins inconnues. Ce que nous devrions, c’est concilier l’exubérance de notre liberté avec un acquiescement aux desseins providentiels, par l’acte intérieur de la soumission. Cet acte s’appelle la prière ; et toute œuvre d’intelligence, d’érudition même, gagnerait infiniment à être conçue dans la prière et publiée avec la prière.

 

 

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Où est le système qui dure cinquante ans ? Ainsi la science – la critique historique en l’espèce – et la foi – le dogme catholique – actuellement opposés, se concilieront le jour qu’ils auront bien voulu se reconnaître des domaines distincts. Le visible et l’invisible, le subjectif et l’objectif, la matière et la force – tous les couples – ont bien une origine commune, mais cette origine n’est pas l’un des termes de ces binaires, c’est un troisième terme, encore inconnu.

Voici les trois synoptiques : Matthieu, Marc et Luc. La critique s’accorde à reconnaître aujourd’hui que Marc est la source où ont puisé Matthieu et Luc. Je le veux bien ; cela m’est indifférent. Qu’il y ait eu un évangile hébreu primitif de Matthieu, d’autres sources encore, puisque Luc déclare que d’autres ont écrit avant lui ; qu’il y ait eu deux ou trois transmetteurs entre le Christ et nos versions évangéliques, tout cela est fort probable. Il suffit d’ailleurs d’avoir vécu quelque peu dans n’importe quel cercle d’occultisme pour se rendre compte comment les paroles d’un initiateur sont amplifiées ou restreintes, déformées en tout cas, au bout seulement de quelques années de transmissions, cependant respectueuses et convaincues.

De plus, le quatrième évangile, dont saint Irénée atteste la diffusion vers l’an 180, diffère des trois autres quant au côté historique, et dépeint un Jésus bien différent. C’est du Verbe qu’il nous entretient. Seulement, les modernistes, qui sont des intellectuels, voient, comme je l’ai déjà dit, dans cet évangile, de la philosophie néo-platonicienne et des symboles, même dans les miracles et dans les narrations historiques.

L’étude critique de ce quatrième évangile a donné naissance aux discussions les plus graves, à des doutes, les plus pernicieux parmi les doutes, à des affirmations, les plus terribles pour la santé spirituelle de l’homme C’est ici le terrain du modernisme philosophique, terrain enclavé d’abord dans les domaines du protestantisme, et que s’efforcent d’agrandir toutes les doctrines rares jaillies des anciens ésotérismes orientaux ; terrain tout parsemé de tourbières, tout fleuri de plantes vénéneuses, et où je vois des multitudes s’enliser et s’asphyxier fatalement.

Paul, disciple de Gamaliel, dit : « Le Sauveur qui existait au Ciel en forme de Dieu s’est vidé lui-même en prenant la forme de serviteur et devenant semblable aux hommes » (Philippiens II, 6, 7).

Pierre dit : « Jésus de Nazareth, homme recommandé de Dieu... Dieu l’a ressuscité... Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez crucifié » (Actes II, 22-24 ; X, 38-40).

Phrases troublantes pour celui qui cherche Dieu en Jésus.

Il se peut que les disciples n’aient compris Jésus comme Fils de Dieu qu’après L’avoir vu ressuscité. Il se peut que certains aient su, dès qu’ils Le connurent, qui Il était, au spirituel, et n’en aient rien dit, par prudence et par respect. La plupart du temps, Jésus Se déclare comme Fils de l’homme et Messie. Le dogme de la divinité est indémontrable ; c’est vraiment une notion fidéique. Le monde intellectuel, à cette époque, vivait sur la théorie émanationniste du Logos ; les intellectuels contemporains voient dans l’évangile de Jean un panthéisme mystique, mais le mystique y trouve une rectification, une destruction plutôt, du panthéisme, l’illustration dans son sens le plus réel du très vieil axiome : « Tout est vivant. »

Paul, autant du moins que j’ai pu comprendre, Paul voit en Jésus l’homme parfait descendu au secours du genre humain en détresse (I Corinthiens XV, 47). Jean voit en Jésus le Verbe triple : divin, cosmique et psychique. L’Église a fondu les deux concepts. Elle a déclaré d’abord que le Verbe et l’Esprit sont des personnes réellement distinctes du Père. Ce Verbe est consubstantiel au Père, et n’est pas, comme le prétend Arius, que la première des créatures. Dans quels rapports se trouvent les deux natures du Christ ? Est-Il personnellement éternel ? Est-Il l’âme de l’homme Jésus, comme le dit Apollinaire ? Non, rétorque l’Église : Il fut un homme complet. Donc, conclut Nestorius, Il est un homme uni au Verbe divin ? Non plus. Le Christ est un. Alors, dit Eutychès, Sa nature humaine est fondue dans Sa divine ? Non pas, réplique le concile de Chalcédoine ; les deux natures coexistent. Le cinquième concile œcuménique ajoute que la nature humaine est unie substantiellement au Verbe, et subsiste dans le Verbe ; enfin, le sixième concile décrète unité de personne et dualité de natures, de volontés et d’opérations. (Loisy : Autour d’un petit livre.)

 

 

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Il semble que les théologiens aient accumulé dans ce dogme les défis à la raison philosophique ; en somme, je trouve qu’ils ont indiqué le mieux du monde comment il faut contempler le plus incompréhensible de tous les mystères. C’est le mystère universel ; on le retrouve à la base de toute science, comme a priori indémontrable. H. Poincaré a dit là-dessus des choses très justes et dans une langue très accessible aux cultures moyennes. La question du Christ-Jésus, c’est celle de la création ; notre Sauveur contient tous les impossibles et tous les inconcevables. C’est la supériorité de notre religion de Le dire Dieu et homme ; et les autres systèmes, qui Le voient simplement un homme évolué, obombré par l’Esprit et évoluable, démontrent par cela même qu’ils sont incomplets, en dépit de leur apparence hautement philosophique.

La psychologie du Christ est incompréhensible aux psychologues, comme aux « initiés » ; puisque ni les uns ni les autres n’admettent le surnaturel ; ils ne croient qu’à un « naturel » plus ou moins sublime et subtil. Ils ne concevront jamais que l’Esprit de Dieu, la Vie absolue, commande ipso facto toute matière, même la plus radiante, et toute vie relative, même la plus glorieuse.

D’autre part, pour des motifs à nous indiscernables, Jésus parle, agit et opère, certaines fois en homme, d’autres fois en Dieu. Cette dualité de représentation extérieure n’a pas du être un des moins pénibles parmi les travaux de Sa mission. Il est indispensable que le lecteur de l’Évangile sache faire ces distinctions délicates.

Résumons-nous.

La critique des textes ne nous intéresse pas. Mais, parmi mes lecteurs, si les non-catholiques ne s’effarouchent pas de mes hardiesses, je dois rappeler aux catholiques que la révélation n’est pas le dogme. Aux premiers siècles il n’y avait pas de dogmes ; cependant tous étaient alors les serviteurs de tous. Les dogmes sont des garde-fous, utiles et nécessaires ; l’espèce humaine est, hélas ! bien fertile, trop fertile en illuminés ; combien peu examinent leurs intuitions personnelles à la lueur de la saine raison ? Plus rares encore ceux qui s’efforcent vers la perfection morale avant que de prétendre à recevoir quelque vérité intérieure nouvelle.

La conclusion, c’est qu’il faut de la sincérité, parce que Dieu est longanime et qu’Il donne toujours à l’âme sincère le moyen de sortir de l’erreur. Pour connaître la vérité totale, vivons d’après la vérité partielle que la conscience, l’éducation et l’instruction nous indiquent. Il n’y a pas que les seuls catholiques qui entreront dans le Royaume. Je ne sais pas en détail ce qu’ont édicté là-dessus les conciles ; mais je sais que, dans le Livre de la Loi placé sur le trône de l’Agneau, il est écrit : Tout homme sera sauvé s’il aime son prochain comme lui-même.

Le mot Évangile signifie à la fois : une bonne nouvelle, le messager de cette nouvelle, et le sacrifice d’action de grâces offert aux dieux.

Les quatre récits évangéliques ont existé dès le commencement de l’ère chrétienne : Tertullien et Clément d’Alexandrie en parlent (Cf. Diatessaron de Tatien). L’ordre actuel dans lequel on les range (Matthieu, Marc, Luc et Jean) est celui de leur ancienneté, selon saint Irénée, Origène et Muratori.

L’évangile de Matthieu fut écrit vers 42, en syriaque araméen, et traduit en grec alexandrin ou dialecte hellénistique. Il proviendrait de récits recueillis au nord-est de la Palestine, dans le pays des Gaulonites, où se trouvaient encore, paraît-il, au IIe siècle, des parents de Jésus (Papias, 130 après J.-C.).

Celui de Marc, écrit en 52, sous la dictée du prince des apôtres, fut adressé aux Romains. Marc, dit la tradition, était le neveu de saint Barnabé, l’ami de Philon le Juif : il a évangélisé la Basse Égypte.

Luc, Lucanus d’Antioche, païen converti au christianisme, dit saint Jérôme, peintre d’après Siméon Métaphraste (Xe siècle) et saint Thomas d’Aquin, médecin d’après la tradition populaire, mourut à Éphèse. Son œuvre a trouvé grâce devant les exégètes ; on lui reconnaît la plus grande valeur historique.

Jean, dont le nom signifie en hébreu : Jéhovah m’est propice, n’écrit qu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans, en l’an 100 de l’ère chrétienne. Tous les théologiens, depuis saint Ambroise, saint Léon, Notker, jusqu’à l’Église grecque, le considèrent comme le plus illuminé

Je n’entrerai ici dans aucun détail d’exégèse. Tous ces travaux d’apologétique ou de critique ne sont utiles que pour l’étude rationnelle et savante des textes ; et tel n’est pas mon but. C’est dans l’esprit de l’Évangile que nous essaierons de pénétrer, dans le centre ; c’est pourquoi je laisserai même de côté maints commentaires qui intéresseraient les curieux d’occultisme, de kabbale ou de théosophie.

 

 

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Les symboles attribués aux évangélistes sont indiqués pour la première fois dans saint Ambroise ; les saint Jérôme et Grégoire le Grand, Reuchlin (De arte cabbalistica), la plupart des hermétistes occidentaux les mentionnent avec différents commentaires.

Voici l’origine de ces symboles.

Il faut d’abord comprendre que tout est symbole dans la Nature si l’observateur se place en un point quelconque du créé, – et que rien n’est un symbole si l’observateur se place dans l’Incréé. Dieu est la Réalité ; et Il aperçoit toutes les formes de Son œuvre comme des réalités. Ses enfants jouissent du même mode de vision parfaite ; les autres hommes ne conçoivent comme réel que le coin de l’univers où habite leur esprit.

Particulièrement, dans le domaine de la connaissance religieuse, laquelle découle toujours d’une révélation, le symbolisme n’existe que pour les intellectuels, les théoriciens, les spéculatifs. Pour les mystiques vrais, qui sont des animiques, des praticiens, des réalisateurs, tout est réel ; et, au point de vue du « Centre », c’est eux qui ont raison. Dans le cas actuel, il faut se souvenir de la loi universelle de la Vie, dont les anciennes sagesses synthétiques nous ont transmis tant d’exemples. Cette loi, c’est la Croix.

C’est la croix qui fait naître, qui fait vivre, qui fait mourir, et qui transfigure ; c’est par elle que les créatures travaillent, qu’elles souffrent, qu’elles assument la béatitude. La Croix scelle toutes choses ; l’espace, le temps, les pierres, les plantes, la biologie, la vie sociale, la vie cosmique, l’évolution des continents, des planètes, des idées, des religions, les mouvements des armées invisibles, les fluides, les dieux ; et le Seigneur suprême l’a prise, l’a portée, l’a subie, dans Son œuvre triple de Créateur, de Rédempteur et d’Illuminateur.

Tous les voyants que l’Esprit a transportés dans les palais splendides et terribles où travaillent les dieux démiurges y ont aperçu les formes de la Croix ; les sages d’Atlantide, et ceux de la Libye, ceux de l’Aryavartha, des Cent Familles, de la Celtide et de l’Iran, tous ont redit aux hommes les grandeurs, les profondeurs, les puissances et les beautés de la Croix. Si nous bornons notre enquête à nos Livres sacrés, nous voyons qu’elle fertilise l’Éden, qu’elle opère dans les théurgies de Moïse, qu’elle protège le Roi-Mage, et que le prophète Ézéchiel, couronnant la série ascendante des révélations, nous apporte du sommeil sacré de l’extase une image de la Croix, la plus vivante et la plus vraie, avant qu’apparaisse Celui qui devait donner à ce signe l’incarnation terrestre par les souffrances totales de Sa personne humaine.

Les Animaux saints du prophète juif et du voyant de Pathmos sont le sphynx égyptien dans un plan plus réel. Ils représentent les quatre opérations universelles du Verbe, que les rabbins initiés décrivaient par leurs quatre mondes et par le Tétragramme, que tous les illuminés ont perçues, et dont on trouvera le commentaire le plus simple dans les œuvres de Louis Michel, de Figanières. Chaque évangile décrit l’une de ces opérations ; et chaque évangéliste n’a fait, en somme, qu’écrire sa propre biographie spirituelle.

Voici comment.

Le Père, pour apprendre aux créatures l’usage du libre arbitre, les laisse marcher toutes seules ; lorsqu’elles s’égarent, ou lorsqu’elles tombent, Il leur envoie des guides qui les relèvent ou leur indiquent le bon chemin ; ce sont les sauveurs et les prophètes ; ils sont de rang plus ou moins élevé selon la difficulté du travail qu’ils ont à fournir. De même qu’un roi expédie un capitaine, puis un général sur le champ de bataille, ainsi le Père a envoyé au monde des soldats, puis des officiers, puis le généralissime : Son Fils.

Or, d’une part, les prophètes n’ont eu l’intuition du futur terrestre que parce qu’ils possédaient quelques souvenirs du passé céleste ; le Messie qu’ils annonçaient, venant d’un pays où n’agissent ni l’espace ni le temps, ne pouvait être perçu par aucun procédé divinatoire. La prescience des prophètes, c’est un don.

D’autre part, poussés par une force impérieuse à publier leurs révélations, et à exhorter le peuple et le prince pour faciliter la venue de Celui qu’ils annonçaient, leur zèle leur attira des adversités ; ils souffrirent pour leur Dieu ; et ne peut-on croire que ce Dieu les rendit témoins de la réalisation de leurs espérances, eux-mêmes, corps et esprit, selon la mesure du zèle déployé, des souffrances subies, des travaux accomplis ? C’est ce que crut le peuple au moyen âge ; et on peut voir un vitrail de la cathédrale de Chartres où les quatre évangélistes sont appariés aux quatre grands prophètes. L’Hortus deliciarum de l’abbesse Herrade, détruit en 1870, lors de l’incendie de Strasbourg, donnait aussi cette théorie avec une illustration différente.

Et chacun de ces grands annonciateurs, transporté dans l’un des quatre modes d’action du Verbe, s’est vu attribuer le signe de ces modes. Il ne serait pas très difficile, par l’étude ésotérique d’Ézéchiel, d’Isaïe, de Daniel et de Jérémie, de prouver cette thèse. Quoique ceci appartienne plutôt à l’initiation kabbalistique, j’en dirai quelques mots.

 

 

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Le Verbe peut Se manifester où, quand et comme il Lui plaît. Toutefois, Il ne fait rien qu’en vue de notre bonheur final. Comme ce bonheur est en proportion de la puissance acquise par notre liberté, comme cette liberté ne se développe que par l’école du travail obéissant, le Verbe apparaît seulement là où Ses enfants L’ont appelé par une série d’actes vertueux ; et Il prépare ces actes de l’homme, de même qu’un maître d’école, par une diplomatie aimante, incite de petits enfants à bien apprendre leurs leçons, afin qu’ils gagnent le mérite d’être récompensés.

C’est pourquoi il y eut, dès que le genre humain apparut sur la terre, un peuple élu, dont les descendants devinrent les Hébreux. Ce fut une race intraitable et de col raide, parce que l’amphore doit être de pierre dure où seront versés les baumes les plus actifs et les plus précieux ; ce fut une race ingrate, parce que c’est là où la ténèbre est la plus profonde que la Lumière jaillit avec splendeur ; ce fut une race violente et prévaricatrice, parce que des poisons les plus virulents s’extraient les remèdes les plus purs.

Il y aurait un immense commentaire à écrire de l’histoire d’Israël, considérée au point de vue mystique de l’ontologie du Verbe. Quel kabbaliste chrétien signera une telle œuvre ?

Si, prenant de ce panorama la vue la plus générale et la plus rapide, nous considérons la suite des livres canoniques de l’Ancien Testament, on apercevra tout de suite l’enchaînement d’un système complet de théogonie, de cosmogonie et d’androgonie. Israël est une individualité collective, une plante qui, semée à la suite du dernier déluge, croît pendant quatre mille ans, à travers des catastrophes, pour produire enfin le Fruit parfait, le Messie. Chacun des patriarches, des rois, des prophètes juifs représente une force cosmique, psychique ou terrestre ; chaque évènement de leur histoire est la construction d’un organe de la personnalité humaine du Christ.

Mais je m’arrête. Ces brèves indications suffisent à remplir bien des heures méditatives. « Je suis venu pour accomplir la Loi », dit Jésus. Ces simples mots enseignent que les deux Testaments se complètent comme la matrice et la médaille ; tout ce que le premier contient en figure, en germe ou dans la sphère créée, se retrouve dans le second en fait, en perfection, dans l’Absolu. Le Christ surgit devant nous comme le Réalisateur par excellence.

 

 

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Ce tableau n’offre pas grand intérêt à ceux que l’imitation pratique du Christ seule intéresse. Ils sont persuadés que tout système est partiel et partial ; que la Vérité intellectuelle est impossible à saisir pour quiconque n’a pas, au préalable, réalisé la Vérité morale ; et que, au demeurant, toute chose n’est que ce qu’il plaît au Père qu’elle soit.

Je ne dois donc donner que des indications assez vagues sur les caractères propres à chacun des récits évangéliques.

Celui de Matthieu est le plus complet, le plus pratique, le plus compréhensible. Il règle le fait, l’acte matériel : il donne la règle de l’individu : le Bien, la Voie.

Celui de Marc, très concis, donne la loi philosophique. Il édicte, à un certain point de vue, la règle sociale, les phénomènes de la vie collective et de la vie invisible objective.

Celui de Luc, le plus littéraire, abondant sur la Vierge et sur le jugement de l’âme, décrit le monde sentimental, psychique, animique, le Beau, la vie invisible subjective.

Celui de Jean, le plus mystérieux, le plus incompréhensible, et par conséquent le plus goûté de notre temps, ne s’occupe que de la divinité du Christ et des rapports du Père avec le Fils, du Vrai. C’est l’évangile de l’Intelligence ; et, s’il n’était pas présomptueux de parler de l’Esprit, on pourrait l’appeler l’évangile de l’Esprit. Saint Jean a toujours joui d’une grande faveur auprès des écoles que l’Église de Rome qualifie d’hérétiques. Adam de Saint-Victor dit qu’il rassemblait les pierres précieuses pour les donner aux pauvres ; on en a conclu qu’il était alchimiste. Les gnostiques, les Albigeois, les Templiers, les Vaudois le vénéraient et affirmaient qu’il avait laissé une tradition orale, sur laquelle s’appuyaient leurs doctrines. Malheureusement, beaucoup de ces systèmes sont antichristiques, et purement magiques ; en particulier un certain ésotérisme de la religion catholique, dont on parle tant de nos jours, mais qui ressemble bien plus aux mystères du polythéisme ancien qu’à ceux de l’Évangile.

 

 

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Quelle est donc cette initiation du Christ ? Quels sont ses caractères, ses procédés, ses buts ? L’objet du présent livre est précisément de définir tout cela.

Je ne veux pas laisser entendre que les autres traditions, les Kings, les Vedas, l’Avesta, le Coran soient fausses, et leur étude inutile. Tout a sa raison d’être. Chaque créature reçoit l’aliment le mieux assimilable pour sa constitution, et le plus propre au travail qu’elle doit fournir. Les nourritures spirituelles nous sont distribuées avec la même prévoyance. Les Kings répondent à la mentalité géométrique du Jaune, à la fois abstraite et concrète ; le Veda béatifie l’amour de l’Hindou pour le rythme et ses combinaisons infinies, pour le rêve immobile ; l’Ancien Testament est le livre d’un peuple actif et dur. De même l’Évangile nous apprend les leçons utiles : le sacrifice, la tolérance, la modestie ; il abaisse notre gloire d’inventeurs et de conquérants, il dénonce ces notions fausses : la foi en l’argent et le culte du pouvoir.

Une initiation, c’est l’ensemble des méthodes propres à mettre l’individu en rapport avec un plan de l’invisible, à y acclimater son esprit, et à le rendre conscient de ses découvertes et de ses acquêts. Il peut donc y avoir toutes sortes d’initiations, puisqu’il y a toutes sortes de tempéraments, d’idéals, et de plans invisibles.

Les uns ne cherchent que les phénomènes ; les autres ne s’intéressent qu’à l’homme ; certains ne voient que les lois intelligibles ; d’autres ne saisissent rien que Dieu. On les appelle des expérimentateurs, des psychologues, des métaphysiciens, des mystiques. De plus, chacun travaille avec un de ses centres à l’exclusion des autres : les sens, les sentiments, les raisonnements, les intuitions. Avec ces remarques simples, on peut construire un classement général des initiations. D’autres clefs sont utilisables ; mais, parmi celles qui sont publiques, je n’en ai pas vu de mieux faites que les tableaux de Wronski dans son Messianisme, et ceux de Barlet dans divers ouvrages 1. Comme je n’ai pas l’intention de donner à ces notes une allure philosophique, je prierai le lecteur de se reporter aux sources ; il jugera ensuite s’il peut accepter les conclusions suivantes.

Les ésotérismes et les exotérismes ne sont pas plus proches du Vrai les uns que les autres. Ce sont les réfractions de la même montagne dans des lacs de diverses altitudes ; la même neige s’y teinte selon la transparence de l’eau ; le même azur s’y reflète plus pâle ou plus sombre selon la couleur des parois. Et, en somme, toutes les écoles se rangent sur deux sortes de routes : les unes mènent à l’un des milliers de paradis temporaires que renferme l’enceinte de la création ; les autres partent de tous les plans de cette création et se confondent en une seule : la voie étroite, unique et directe, qui mène à l’Absolu. Et les esprits humains se classent automatiquement dans la Lumière, selon qu’ils croient en des dieux, en eux-mêmes, ou en Dieu.

Tous les chercheurs ont entendu parler de fraternités mystérieuses, d’adeptes inconnus, vivant dans les solitudes. De tels hommes existent, j’en suis certain. Mais ceux qui ont bu aux sources asiatiques s’estiment supérieurs à ceux que les Pyramides couvrent de leur ombre ; et ces derniers, qui se manifestèrent sous le titre de Rose-Croix, jugent les doctrines orientales corrompues. Il me siérait mal, puisque je veux parler de l’Évangile, de mépriser ces hommes admirables et ces sagesses surhumaines ; d’ailleurs les états initiatiques demeurent incompréhensibles aux profanes ; personne ne peut sentir ce qui différencie un phap d’un arhat ou d’un jivanmoukti, et un abdal d’un bhakti, à moins d’avoir été l’un et l’autre. Quiconque se donne un titre adeptal prouve par cela même qu’il ne le possède pas.

Il faut dire dès maintenant, et les pages qui suivent le prouveront, que les sagesses orientales : chinoises, hindoues, musulmanes, sont toutes antichristiques ; ni à Damas, ni à Lhassa, ni à Bénarès, dans aucune crypte, dans aucun désert, sur aucune montagne de l’Asie, aucun initié ne reconnaît le Christ comme Dieu de naissance, identique à Dieu.

Seuls les Rose-Croix véritables ont adopté cet axiome ; mais tant de demi-adeptes ont usurpé ce titre qu’il faudrait d’abord le définir.

Mais laissons ces subtilités. Le conseiller d’Eckartshausen a dit les caractères les plus vraisemblables de l’état d’âme rosicrucien dans son petit livre : La Nuée sur le Sanctuaire ; Lopoukine également en retraçant Quelques traits de l’Église intérieure ; le premier livre de l’Imitation de Jésus-Christ donne la méthode la meilleure pour atteindre cet état, que l’on ne peut décrire que très vaguement. C’est un équilibre instable entre la matière et l’esprit ; c’est une communication entre l’un des palais du Verbe et cette terre ; c’est une suite de contacts et d’interruptions entre l’esprit de l’homme et l’esprit du Verbe. Le Dr Marc Haven dit que le Cantique de Salomon est le livre qui décrit le mieux cette fonction, et que chaque nouveau frère de la Rose-Croix, en entrant dans l’Ordre, doit fournir un commentaire inédit de ce livre. Cette association ne se préoccupe d’ailleurs pas seulement de l’ascèse individuelle ; elle recherche tous les moyens d’établir l’harmonie sociale, la paix internationale, la république universelle, l’unité religieuse, la concorde de la science expérimentale, de la philosophie raisonnante et de la foi intuitive. C’est une œuvre immense, digne de tout notre respect et de tous nos efforts.

 

 

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Toutefois, elle ne constitue qu’un des modes initiatiques compris dans l’enseignement des évangiles. Personne n’a encore embrassé l’horizon spirituel de ces quatre divins récits ; aucun autre livre ne renferme une égale somme de connaissances ; ni sur terre, ni sur aucune autre planète, visible ou invisible, aucune révélation plus complète n’a été offerte aux créatures. Et si le dernier des hommes, le moins intelligent, lisait chaque matin un verset de cet Évangile et le réalisait coûte que coûte dans son existence, il atteindrait en quelques journées la Cité éternelle et le moment viendrait vite où la terre, ne pouvant supporter le feu splendide de ce cœur, le renverrait dans ce Royaume dont nous sommes exilés.

Il n’y a besoin d’aucune science pour comprendre la parole du Christ. Son secret est à la fois ouvert et caché ; éclatant pour les cœurs qui vivent dans le Royaume, indéchiffrable pour les autres bien plus que les hiéroglyphes les plus obscurs des anciens sages. Dans les vieux textes une étude patiente peut découvrir trois, sept, cinquante, cent huit interprétations ; on connaît les règles de cette cryptographie ésotérique. Les mystères de l’Évangile se gardent tout seuls parce qu’ils appartiennent à l’Esprit ; seul l’Esprit nous les dévoile, à mesure que nous Lui obéissons. Dans la sphère intelligible, la phrase évangélique contient simultanément un fait, un sentiment, une idée, fondus ensemble par une perception spirituelle du cœur, qui n’est autre que la présence d’un ange du Verbe. Car tout ce que notre Jésus a pensé, ressenti et agi, tout cela est vivant à jamais.

D’ailleurs la connaissance des arcanes n’est pas le but de notre vie ; de quelque vocable pompeux qu’on la désigne, elle n’est que la satisfaction d’une curiosité. Or l’Évangile demande qu’on s’abandonne au Père ; comme il contient heure par heure la Vie nécessaire à notre vie, comme le Père connaît tous nos besoins, s’Il ne nous a pas donné les facultés nécessaires pour apprendre les langues savantes, pour faire des calculs kabbalistiques sur les lettres, des analogies subtiles sur les mots, s’Il n’a pas placé sur notre route des instituteurs, visibles ou invisibles, qui nous apprennent ces choses, c’est qu’elles sont inutiles pour le moment à la perfection de notre vie.

Nous verrons par la suite les méthodes de la véritable hygiène intellectuelle. Mais l’exégèse et la science des hiéroglyphes ne sont pas nécessaires. L’ignorant qui réalise chaque jour le peu qu’il a compris trouvera plus de vérités dans la version la moins fidèle que l’érudit qui compile des notes et compare des manuscrits n’en découvre dans les textes les plus authentiques.

Tout être reçoit sa nourriture. Les individus, les races, les mondes sont alimentés dans le matériel, le fluidique et le spirituel avec de la matière, des fluides ou des esprits empruntés au milieu où ils sont placés. Ces trois plans sont en rapport les uns avec les autres, de même que les canaux lymphatiques, les artères, les nerfs relient les organes de l’alimentation, de la respiration, de la sensation et du mouvement. Il existe des êtres objectifs par la fonction desquels la vie matérielle, la vie fluidique et la vie spirituelle communiquent. Le livre est un de ces êtres.

En principe, l’homme possède en lui les germes de toutes les connaissances et de tous les pouvoirs ; en fait, il étouffe la plupart de ces germes. Le livre est celui des rayons régénérateurs qui passe par l’intelligence. On peut aussi être initié par la sensation ou le sentiment ; ceci est du ressort du psychurge. Mais l’initiation parfaite, ce n’est ni le livre, ni le sommeil de la crypte, ni l’expérience magique ; elle ne va ni du bas vers le haut, ni du dehors vers le dedans ; au contraire ; elle éclate dans le cœur spirituel et, de là, se propage dans tous les autres organismes de l’homme. Seul, le Christ illumine de cette façon ; tout autre maître, un dieu même, agit sur une enveloppe de ce cœur.

Ontologiquement, l’homme ne devrait se développer que du centre vers la circonférence ; mais il s’est corrompu, il est tombé malade. Le Ciel lui envoie des médecins ; ce sont les révélateurs ; et leur chef est le Christ. Seulement nous ne comprenons pas ce Guérisseur. Les uns voient en Lui un symbole astronomique (Dupuis), un mythe solaire (Vaillant), un type légendaire, un agitateur ; d’autres, qui connaissent un peu d’ésotérisme, Le prennent pour un magnétiseur, pour un médium, pour un magicien ; les mahométans, les babystes, les occultistes, les panthéistes, les théosophistes, les orientaux affirment qu’Il fut un élève des Esséniens, ou des brahmanes, ou qu’Il déroba le Mot incommunicable, ou qu’Il fut un Bouddha en herbe.

Or le Christ est le Fils de Dieu et Dieu Lui-même, dans l’acception la plus littérale et la plus totale qu’on puisse donner à ces paroles ; Il n’eut rien à apprendre de personne, parce qu’Il savait tout ; Il n’eut aucun entraînement à suivre, parce qu’Il pouvait tout ; et cela dès Sa naissance.

Toutefois, je comprends qu’un si grand nombre d’erreurs soient dites à Son sujet. L’être qui apporte une torche nouvelle allumée au foyer divin, incarne et réalise la loi biologique du lieu où il descend. Sa vie terrestre fournit une mesure du temps, ainsi qu’il en fut pour Ram, Osiris et Krishna, tous inventeurs de calendriers, et modèles d’un type d’année liturgique. Jésus est le type d’une perfection relative ; dans Son histoire l’alchimiste découvrira la pierre philosophale, et le magicien, la formule de son arcane. Le Christ, type parfait du Sauveur, a le droit et le pouvoir d’employer toutes les forces de la Nature. Chaque école peut donc Le réclamer comme sien, puisque chaque initié Le voit à la couleur des lunettes qu’il s’est fabriquées pendant son initiation. Le Christ est un homme ; Il est aussi une loi universelle ; Il est encore Dieu. L’incompréhensible, c’est comment en Lui se concilient, s’unifient et se transfigurent tous ces aspects illusoires dans l’indicible Réalité qu’Il ne révèle qu’aux pauvres en esprit.

 

 

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Comment lire l’Évangile ? Comment chercher à découvrir les immenses horizons que cachent ses phrases si simples ? Comment suivre les prolongations innombrables et infinies de la pensée divine ?

Voici trois clefs, entre des centaines. Que ceux-là s’en servent qui sortent à peine du labyrinthe des sciences occultes ; nous verrons ensuite comment procèdent ceux qui marchent vers la pauvreté intellectuelle.

Tous les objets de la connaissance se classent sous trois titres : Dieu, l’Homme, l’Univers ; et ils sont perceptibles par les sens, par le sentiment, par l’intellect, ou par l’intuition. Tel est le cadre. Et chaque ordre de science doit être utilisé par un art pratique correspondant. D’où le tableau ci-après.

 

 

 


 

 

Ceci n’est qu’une ébauche de classification ; chaque étudiant peut en construire d’autres modèles, et de meilleurs sans doute, puisqu’il les aura lui-même trouvés.

Voici d’autres méthodes.

Le côté exégétique, qui a fait la gloire de Muratori, du P. Richard Simon, de Krauss, de Renan, de Reithmeyer, d’Ernest Havet, de Réville, de Haulbard, de l’abbé Loisy et de bien d’autres – pour citer toutes les opinions –, ne nous intéresse que comme curiosité ; c’est de l’externe. Comme nous l’avons déjà dit, les calculs de gématrie sur les textes hébreu, grec, latin même, ne sont aussi qu’une méthode intellectuelle.

On peut étudier chaque récit comme décrivant un aspect spécial du Verbe ; objectivement, ou subjectivement. Pour être plus concis, le tableau suivant expliquera notre pensée.

Il est aussi intéressant de considérer ensemble les quatre récits pour y retrouver :

Le Christ historique, comme rédempteur.

Le Christ psychique, comme régénérateur.

Le Christ cosmique, comme créateur.

 

 

 


 

Mais, pour suivre des méthodes didactiques, ou telles autres que l’on peut inventer, il faudrait une connaissance du sujet bien complète et bien profonde. Je ne la possède pas. Je me supposerai donc convaincu de l’infirmité des méthodes humaines de connaissance ; nous lirons ensemble un synoptique, et je vous ferai part, au courant de la lecture, de ce que j’aurai cru comprendre et de ce dont je pourrai me souvenir.

Les paroles du Verbe, dès que leurs vibrations émurent l’atmosphère de notre planète, il y a deux mille ans, reçurent des gardiens fidèles. Ils n’ont pas permis à l’ambition, à la tyrannie politique, à l’avarie, à l’orgueil spirituel d’en altérer le sens utile. L’Évangile est la description de la vie dans le centre, dans le cœur, dans le système sanguin de l’univers. Le genre de symbolisme des paraboles indique que le plan physique est celle des manifestations de la vie terrestre la plus importante pour l’homme et la plus fructueuse pour son avenir. C’est de ce côté que la relation avec le cœur du monde, avec le Verbe est la plus directe. C’est de ce fait que l’acte tire son importance. On ne doit pas se désintéresser de la famille, de la société, de la patrie, de son métier ; on est bien mieux à sa place dans le prosaïque devoir quotidien que dans la tour d’ivoire du philosophe ou dans la solitude de l’ascète. C’est, je l’espère, ce dont le lecteur sera convaincu, quand il aura feuilleté ce livre.

 

 

SÉDIR, L’enfance du Christ,

Bibliothèque des Amitiés Spirituelles.

 

 

 

 

 

 



1 L’Évolution de l’Idée, l’Instruction intégrale, l’Occultisme.

 

 

 

 

 

 

 

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