La reine des Lanturelus

 

CONFÉRENCE FAITE EN FÉVRIER 1913

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

le Marquis de SÉGUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Marie-Thérèse Geoffrin, quand elle débarqua sur cette terre le 20 avril 1715, ne semblait point promise à de hautes destinées. Son père, François Geoffrin, d’abord caissier, puis administrateur de la manufacture des glaces de Saint-Gobain, était un bourgeois parisien honorable et modeste. Sa mère, madame Geoffrin, intelligente et belle, n’avait encore, à cette époque, d’autre ambition que d’être une excellente épouse et une ménagère exemplaire. Quinze ans plus tard, tout était transformé : l’hôtel de la rue Saint-Honoré, où vivait le couple Geoffrin, commençait une célébrité qui, pendant cinquante ans, ne fera que s’accroître et deviendra européenne. C’est, d’une part, que François Geoffrin, par des spéculations heureuses, était devenu rapidement un important capitaliste, et, d’autre part, que son épouse, grâce à l’appui de madame de Tencin, avait institué le salon où affluaient déjà toutes les gloires littéraires de France. J’ai raconté naguère, et je n’y reviens pas, l’incroyable ascension qui, dans l’histoire des lettres et des mœurs, n’a peut-être pas son pendant. Pourtant, des trois personnes dont se composait le ménage, deux ne tiraient ni vanité, ni joie de ce nouvel état de choses : l’une était le mari et l’autre était sa fille.

M. Geoffrin, « le bonhomme Geoffrin », comme le nommaient les amis de sa femme, simple de goûts, un peu bigot, éprouvait pour les beaux esprits qui hantaient sa demeure une antipathie pleine d’effroi. De plus, il était économe, et les sommes dépensées pour traiter d’illustres convives lui causaient des accès de révolte et de désespoir. « Chaque fois que ma mère demandait de l’argent, écrit sa fille dans les souvenirs où je puise ces détails, il se passait des scènes terribles. Malgré mon jeune âge, j’étais, le plus souvent, la confidente et la médiatrice de ces querelles incessantes. J’avais, seule, le pouvoir de les raccommoder jusqu’à une prochaine occasion. » Parmi ces tiraillements, ces luttes, ces réconciliations éphémères, la jeune « médiatrice » passait des moments difficiles, et son rôle entre les deux camps ne laissait pas que d’être délicat. L’un la mettait en garde contre « l’orgueil, l’impiété, la folie » des grands hommes qu’elle voyait chaque jour autour du fauteuil de sa mère, et celle-ci ripostait en dénonçant l’intolérance et l’étroitesse d’idées de son époux et de sa pieuse séquelle. Des deux parts, sans doute, on l’aimait, mais on avait trop de soucis en tête pour le lui témoigner, et personne ne s’occupait d’elle. Quand, dans sa quatorzième année, elle eut la petite vérole, ce fut une vieille amie de la famille qui la prit chez elle, la soigna, la combla de tant de bontés, que, dira-t-elle plus tard : « Pour l’amour d’elle, j’ai aimé la petite vérole ! »

Même négligence pour son éducation. Elle montrait des dispositions pour les mathématiques ; on lui donna un maître de dessin, qui enseignait, pêle-mêle, la physique, la métaphysique, la logique, la morale et la géométrie. Un peu plus tard, elle reçut des leçons de deux des convives de sa mère : Fontenelle et l’abbé de Saint-Pierre. Le premier lui prêchait le seul culte de la raison, tandis que le second penchait pour la morale évangélique et rédigeait, à son usage, des cahiers de maximes empreintes d’une philanthropie vague, qui devaient, disait-il, « être sa règle dans la vie ». Parmi tous ces professeurs de rencontre, Marie-Thérèse Geoffrin grandissait au hasard, prenait peu à peu l’habitude de ne se fier à d’autres qu’à elle-même, de ne suivre que ses instincts, qui, par bonheur, se trouvèrent les meilleurs du monde.

Le fond de sa nature était une absolue franchise, qui ne reculait devant rien et n’épargnait personne. Ses saillies brusques, imprévues, mettaient souvent madame Geoffrin dans le plus terrible embarras devant les fameux personnages qui se pressaient dans son salon. Mais cette étourderie se faisait pardonner par une bonté réelle, une grande chaleur de cœur, un dévouement sans bornes envers les gens qui avaient gagné sa tendresse. Il y faut ajouter un esprit vif et primesautier, peu réglé, mais divertissant, et une gaieté bruyante, dont l’un de ses amis disait « qu’elle durerait indéfiniment, parce qu’elle n’était fondée sur rien », ce qui est, après tout, le propre de la vraie gaieté. Ses rires et ses joyeux éclats exaspéraient le froid, l’impassible Fontenelle : « Je n’ai jamais connu ces mouvements violents, répétait-il à son élève ; ce qui me fait soupçonner qu’ils ne sont pas naturels ». – « Quand je l’entendais me dire cela, s’écrie madame de la Ferté-Imbault, il m’impatientait à mourir, car j’étais bien sûre que mes mouvements de gaieté étaient fort naturels ! »

Au physique, mademoiselle Geoffrin était une fort jolie personne, dont un admirable Nattier nous a conservé l’effigie. Elle était grande, la taille parfaite, avec des traits fins, réguliers, dans un visage un peu rond, des dents éblouissantes, des yeux et des sourcils si noirs, que, dit-elle, « quand je ne riais pas, cela donnait à ma physionomie un sombre qui me faisait ressembler à un matou ». D’ailleurs, elle riait toujours et offrait aux regards un fort avenant et agréable ensemble. Fille unique et richement dotée, portant un nom déjà célèbre, elle était donc un excellent parti, et nul ne s’étonna quand, dans sa dix-huitième année, elle épousa le jeune marquis d’Estampes de la Ferté-Imbault, de l’une des grandes familles de France, colonel par métier, poète par goût, auteur d’une tragédie qui lui avait valu les éloges publics de Voltaire. Malgré les qualités de ce brillant époux, il ne parvint cependant pas à gagner le cœur de sa femme. Leurs humeurs ne s’accordaient pas, et la naissance d’une fille ne servit pas à rétablir la paix. Lorsque, après quatre ans de discorde, le marquis, au retour de la campagne d’Italie, mourut des suites d’un mal contracté à la guerre, sa veuve le pleura peu et ne s’en cacha guère. « Je m’enfermai, dit-elle, quelques jours au couvent,... pour pouvoir y rire à mon aise et pour jouir, sans témoin, de ma liberté reconquise. » Au vrai, ce qui lui déplaisait, c’était moins le mari que l’état de mariage. Sa passion de l’indépendance ne s’accommodait d’aucun joug, et elle se promit bien de ne jamais plus contracter ce qu’elle appelle « un engagement terrible ».

 

Restée veuve à vingt-deux ans, fort belle, très recherchée, la marquise comprit les dangers qu’eût courus sa réputation si elle eût vécu seule dans ce monde de la Cour où l’avait jetée son mariage. Elle prit donc le prudent parti de demeurer sous le toit maternel et ne s’en départit jamais. Mais, cette communauté fut l’occasion d’une mésintelligence qui éclata presque du premier jour et persista presque jusqu’au dernier. Il n’en pouvait être autrement, madame de la Ferté-Imbault étant, sur tous les points, l’opposé de sa mère, aussi vive, brouillonne, étourdie, que madame Geoffrin était sage, réfléchie, circonspecte en tout ; l’une attirant chez elle les philosophes, les artistes, les gens de lettres, l’autre, constamment entourée des gens du parti opposé, Maurepas, Bernis ou Nivernais, bêtes noires des Encyclopédistes. En de telles conditions, il est aisé d’imaginer que le célèbre hôtel de la rue Saint-Honoré ne fut point le sanctuaire de la paix domestique. La marquise, dans ses notes, ne fait aucun mystère de cette situation tendue. Dans une courte notice qu’elle a consacrée à sa mère, on lit ces confidences : « Elle avait un mari commun par l’esprit, mais rare par ses vertus gothiques et par la bonté de son cœur. Elle l’effarouchait tous les jours, afin d’exercer son talent pour les conquêtes. Elle a une fille qu’elle a traitée de même. Sa mère la prit en aversion, comme Alexandre y avait pris la lune, du jour où son précepteur, Aristote, lui eut dit qu’il y avait des habitants, parce qu’il ne pouvait pas les conquérir. »

À l’ennui de ces dissensions vint s’ajouter pour la marquise une cruelle catastrophe. Sa fille unique fut emportée par la phtisie, dans sa treizième année. Ce fut un affreux désespoir, dont sa santé se ressentit un temps. Ce choc entraîna même une conséquence funeste, une surdité très accentuée, dont elle ne se guérit jamais et qui, jusqu’à la mort, sera sa seule infirmité. Mais, la crise de chagrin passée, la nature reprit le dessus, et on la vit, deux ans plus tard, reparaître dans les salons, aussi active, aussi remuante qu’en sa plus folle jeunesse. Ses trente-cinq ans, son renom d’honnêteté, l’affranchissaient de ses premiers scrupules. Ne se voyant plus de devoirs pour la retenir au logis, elle résolut, comme elle le dit, « de se dissiper de son mieux » et de jouir, sans faire aucun mal, de tous les agréments que la vie pouvait lui offrir. Elle passait l’hiver à Paris, allant tous les soirs dans le monde. Dans la saison d’été, elle courait les châteaux. Ses souvenirs nous retracent, de ses villégiatures, d’assez curieuses et amusantes esquisses.

Elle était, notamment, l’une des habituées de Dampierre, la belle demeure du duc de Luynes. On y recevait de préférence, raconte-t-elle, « une société ecclésiastique », car la duchesse de Luynes « aimait fort le clergé ». Mais l’amusement n’y perdait rien, et, pour sa part, madame de la Ferté-Imbault s’en accommodait fort. « Je les divertissais, dit-elle, et ils me le rendaient bien. Les prêtres qui ont des mœurs ont une certaine gaieté pure et jeune qu’ils conservent toujours. J’aime cette gaieté ; elle est sympathique à la mienne. Nous faisions danser du matin au soir les cardinaux de la Rochefoucauld, de Tavannes, de la Roche-Aymon, l’archevêque de Narbonne et tous leurs grands vicaires. Le cardinal de Tavannes déguisait parfois ses valets de chambre en habits de prêtres et me les présentait comme de grands vicaires qui revenaient de leurs foyers. Je m’y laissais toujours prendre ; je commençais par les recevoir en conséquence de leurs titres, et tout le monde partait d’un éclat de rire qui me gagnait bientôt. » Un jour qu’elle badinait ainsi avec l’archevêque de Paris, l’austère Christophe de Baumont, elle se mit si fort en gaieté, qu’elle finit, confesse-t-elle, par l’appeler « mon petit chat », à la grande joie de l’assistance.

Si étrange, aujourd’hui que nous paraissent ces jeux, il n’était, disons-le, rien de plus innocent. Les vertueux châtelains de Dampierre ne l’eussent pas souffert autrement ; la marquise leur rend, sur ce point, le plus complet hommage.

Ainsi, frivole et sage, raisonnable et fantasque, honnête et étourdie, madame de la Ferté-Imbault s’organisait-elle peu à peu la plus agréable existence, entourée de nombreux amis qui l’aimaient pour son cœur, s’amusaient de sa verve et l’accablaient de plaisanteries, dont elle riait avec eux de la meilleure humeur du monde. C’était mille sobriquets : « La marquise Carillon », « La fée sens devant derrière, sens dessus dessous » ; c’étaient des épigrammes et des couplets burlesques, où elle ajoutait de son cru, comme cette chanson où elle se peint elle-même :

 

            Lorsqu’on l’entend parler,

            On croirait lire un livre,

            Où l’on aurait su rassembler

            Tout l’esprit d’un homme ivre, etc., etc....

 

C’était enfin l’ingénieuse devinette que composait à son usage le duc de Nivernais : « Quel est l’animal qui entend finement et qui est sourd, qui crie à tue-tête et que l’on n’entend point ? Quel est l’être qui pense tout ce qu’il dit et qui dit tout ce qu’il pense, et qui cependant pense juste et parle tout de travers ? qui se moque souvent du monde et dont le monde se moque quelquefois ? qui est bon à rencontrer, drôle à écouter, excellent à tourmenter, impossible à imiter ? » Les gens à qui l’on demandait le mot de cette énigme répondaient tout d’une voix : « C’est madame de la Ferté-Imbault. »

 

Parmi les épisodes de cette phase de son existence, il faut noter sa liaison d’amitié avec Stanislas Leczinski, jadis roi de Pologne, maintenant duc de Lorraine et beau-père de Louis XV. En allant à Plombières avec mademoiselle de la Roche-sur-Yon, son amie, la marquise s’arrêta en route à Lunéville, où Stanislas tenait sa cour. L’accueil qu’elle reçut la ravit. Arrivée pour trois jours, elle y demeura trois semaines. Stanislas Leczinski avait alors soixante-dix ans, mais il était, dit-elle, « très aimable, très gai, d’une galanterie plus séduisante que tous les jeunes gens de sa cour ». Facile d’humeur, dénué de morgue, aimant bien mieux, selon son expression, « être diverti qu’adoré », il fuyait l’étiquette ; quand le Grand-Maître des cérémonies de son prédécesseur vint lui proposer ses services : « Monsieur, répondit-il, je ne permets même pas qu’on me fasse la révérence ! » Une telle simplicité devait séduire madame de la Ferté-Imbault, dont les allures familières et aisées étaient faites également pour plaire à Stanislas. Ils furent bientôt de grands amis, presque des camarades. Dès neuf heures du matin, le roi s’installait pour des heures dans la chambre de la marquise, et c’étaient des causeries sans fin, entremêlées de mille folies et de déclarations brûlantes, qu’il terminait par de « grands rires » et qu’elle recevait de même sorte. « J’étais si fou d’elle, et elle si folle de moi – confiait, plus tard, le prince au duc de Nivernais – que je fus au moment de faire doubler ma garde contre elle et contre moi » ! Il lui faisait aussi des confidences intimes, lui parlait notamment de la feue reine, sa femme, morte l’année d’avant, et de sa fille, la reine de France, avec une étrange liberté. « C’était bien, concluait-il, les deux reines les plus ennuyeuses que j’aie jamais rencontrées ! »

C’est à la cour de Lunéville que la marquise rencontra Montesquieu, qu’elle avait vu jadis dans l’hôtel de sa mère, et qui se prit pour elle d’une solide amitié. Il venait justement alors de terminer L’Esprit des Lois, et il était si las, si épuisé par le travail, qu’il fuyait toute causerie qui exerçait l’intelligence et, de propos délibéré, s’en tenait aux sujets vulgaires. Aussi, prit-il à part madame de la Ferté-Imbault, pour lui demander instamment que, « si on lui parlait de sa bêtise, elle eût la complaisance de dire que c’était un régime qui lui était nécessaire pour retrouver un jour un peu d’esprit ». « Il observa si bien son régime, ajoute-t-elle, que toute la cour de Lorraine, et même les domestiques, n’en revenaient pas de lui voir l’air et la conduite d’un imbécile. »

La marquise, malgré ses efforts, ne put détruire la fâcheuse impression causée par une telle attitude. La veille de son départ, elle l’apostropha en ces termes, en présence de la Cour : « Président, je vous suis bien obligée, car vous avez paru si sot, et, par comparaison, vous m’avez si fort donné l’air d’avoir de l’esprit, que, si je voulais établir que c’est moi qui ai fait les Lettres persanes, tout le monde ici le croirait, plutôt que de les croire de vous ! » Trois mois plus tard, étant à la campagne, la marquise vit, de sa fenêtre, s’arrêter à sa porte « une chaise de poste fort vilaine, avec un laquais mal vêtu ». Elle s’informa près d’un valet du nom du visiteur : « Madame, dit-il en ôtant son chapeau, c’est cet imbécile que vous avez vu chez le roi de Pologne ». C’était M. de Montesquieu.

 

Parmi les célébrités fort nombreuses qui jouèrent un rôle dans l’existence de la marquise de la Ferté-Imbault, je ne saurais omettre Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, le même qui fut, sous la Révolution, le chef de l’armée émigrée. Elle l’avait rencontré tout jeune chez la princesse de la Roche-sur-Yon, adolescent craintif, presque farouche, d’une timidité telle qu’il n’osait parler à personne et qu’il lui faisait, dit-elle, « véritablement pitié ». Elle était bien la personne qu’il fallait pour apprivoiser ce sauvage. Elle eut, seule, le pouvoir de le mettre à son aise, de l’amuser par ses saillies. Il prit si bien confiance, qu’il lui demanda naïvement de demeurer « sa bonne amie pendant le restant de ses jours ». Le pacte fut conclu et strictement exécuté. « Il y a trente ans qu’il m’a dit cela, et il m’a tenu parole », lit-on dans ses souvenirs ; et elle ajoute cette appréciation flatteuse : « Après avoir passé ma vie à fréquenter et à voir de près les autres princes, celui-là est le seul qui m’intéresse et que j’aime. »

De fait, elle se montra toujours pour le prince de Condé l’amie la plus dévouée, la plus sûre et la plus fidèle. Elle le soutint avec ardeur parmi toutes les vicissitudes, quelquefois douloureuses, de sa vie agitée, et elle acquit ainsi des droits réels à sa reconnaissance. Les nombreuses lettres qu’il lui écrivit font foi des sentiments qu’il vouait à cette ancienne amie. Je n’en citerai que ce fragment, qui pourra faire juger du reste : « J’espère me dédommager chez vous du peu de gaieté de la vie que je mène ici. Je me flatte que vous n’y serez pas aussi complimenteuse que dans vos lettres. On n’a jamais assommé d’Altesse et de respects quelqu’un avec qui l’on veut bien lier commerce. On lui montre de la bonté, et cela l’encourage. Comment voulez-vous que je me dispense de mettre du très humble, quand vous me traitez de la sorte ? J’ose vous supplier, Madame, d’être bien persuadée de la sincérité de mon attachement. Il est gravé dans mon cœur. »

Si l’on était tenté, d’après ce qui précède, d’accuser de snobisme (le mot est neuf, mais la chose est de tous les temps) madame de la Ferté-Imbault, il suffirait de rappeler la façon dont elle en usa, certain jour, avec un autre prince du sang, le prince de Conti, dont le cynisme proverbial, les manières à la fois impérieuses et brutales, déplaisaient fort à la marquise, offusquaient son indépendance. Elle le voyait souvent chez le maréchal de Coigny, où il se comportait, dit-elle, « comme le grand Turc dans son sérail », au milieu d’une troupe de grandes dames, qui l’entouraient, le flagornaient, se récriaient sur ses bons mots, révoltaient, par leurs platitudes, l’âme plus fière de notre héroïne. Son indignation éclata, le jour où elle vit son amie, la charmante comtesse de Coigny, s’associer à ces complaisances et porter à ses lèvres la main de ce triste héros, en louant avec admiration « sa blancheur, sa finesse, sa beauté ». Elle ne put retenir sa langue et s’écria tout haut que ce spectacle « lui faisait mal au cœur ». Sur quoi, scandale, indignation, puis mystérieux conciliabule dans le clan féminin. Soudain, toute la bande se rapproche, assaille l’impertinente, la colle contre le mur, lui maintient les bras immobiles, tandis que le prince de Conti, averti du complot, lui applique sa main sur la bouche, afin qu’il fût dit qu’elle aussi avait baisé cette main auguste. « Jusque-là, raconte-t-elle, cette petite scène m’avait parue si comique, que je n’avais fait qu’en rire ; mais cette action du prince me mit dans une furieuse colère ; j’enfonçai mes dents dans sa main et je la mordis d’une telle force que je vis le sang qui coulait. Au premier moment, ajoute-t-elle, je fus fâchée de ce que j’avais fait, mais le dépit du prince, l’indignation des dames et leur attendrissement à voir cette belle main toute en sang, changèrent mon remords en une irrésistible gaieté. « Au moins, me cria ma victime, êtes-vous sûre de n’être pas enragée ?

– Je ne garantis rien, répondis-je, mais cela apprendra à Votre Altesse à ne faire offre de sa main qu’aux dames qui en auront envie. »

 

Moins violente, mais plus frappante, plus méritoire surtout, fut la conduite de la marquise envers une femme dont la puissance dépassait de beaucoup celle des plus fameux princes du sang, madame de Pompadour. Toutes deux s’étaient liées intimement, lorsque la future favorite était encore madame d’Étioles, une jeune mariée, fine et jolie, mais d’extraction modeste et de fréquentation bourgeoise. Un peu plus jeune que la marquise, elle la traitait avec une adroite déférence et l’accablait de flatteries délicates. « Que vous êtes heureuse ! lui répétait-elle souvent. Vous vivez constamment avec ce charmant duc de Nivernais, cet aimable abbé de Bernis et ce gentil Bernard ; et moi, j’ai toutes peines du monde à avoir l’un d’eux à souper chez mon oncle de Tournehem, parce que sa société les ennuie. » Aussi, priait-elle la marquise de l’admettre souvent chez elle, « dans l’espoir, disait-elle, d’y prendre de l’esprit et de bonnes manières, car la compagnie de mon oncle se compose de très honnêtes gens, mais qui ont un bien mauvais ton ».

Le 1er janvier 1744, madame de la Ferté-Imbault, étant à sa toilette, la vit, de grand matin, arriver avec son mari, pour lui souhaiter la bonne année, avec un tel respect qu’elle ne put s’empêcher de la gronder en riant. L’année d’après, à la même date, madame d’Étioles, fraîchement promue marquise de Pompadour, voyait, à son petit lever, empressés, soumis, chapeau bas, les plus grands seigneurs de la Cour et tous les princes de sang royal...

Il faut, pourtant, rendre justice à celle qui fut l’objet d’une élévation si subite : elle ne fut pas ingrate et se garda, une fois parvenue au sommet, d’ignorer ceux qui l’avaient accueillie dans son obscurité. « Il n’a tenu qu’à ma mère et à moi, écrit madame de la Ferté-Imbault, d’avoir un grand crédit sous son règne. » Dès l’été qui suivit, madame de Pompadour mandait chez elle l’amie d’antan, la priait d’accepter une charge brillante à la Cour. L’offre fut déclinée avec franchise, mais avec politesse, et renouvelée l’année d’après, sous une forme nouvelle. Qu’elle consentît, du moins, disait madame de Pompadour, à recevoir la faveur si enviée de l’admission aux petits soupers de Louis XV. Elle était sûre de faire un vrai plaisir au Roi qui aimait, dans son entourage, « les honnêtes femmes, sans intrigue ». – « Je repartis, écrit madame de la Ferté-Imbault, que ma santé et mon caractère mettaient à ce projet un obstacle invincible, que, dès que je me gênais, j’avais mal à l’estomac, et que si je ne me gênais pas, je dirais, à coup sûr, des vérités si étranges, que le Roi, elle-même et moi, nous serions également embarrassés et qu’il faudrait nous séparer. Cette conversation la fit rire ; elle me dit que j’avais raison, qu’elle m’en estimait davantage, et nous nous quittâmes les meilleures amies du monde. » Les rapports, en effet, demeurèrent entre les deux femmes ce qu’ils étaient avant ce jour, excellents et cordiaux, sans fréquentation régulière, et j’estime, pour ma part, que cette façon d’agir fait honneur à l’une et à l’autre.

 

Nous n’avons vu, jusqu’à présent, en celle qui fait l’objet de cette légère esquisse, que la mondaine passionnée de plaisirs, courant les salons, les châteaux, distrayant par sa verve rois, princes et cardinaux, car elle comptait, dans le cercle de ses amis, plus d’un dignitaire de l’Église. Il vient pourtant une heure où une vie aussi agitée paraît étrangement vide, notamment pour une femme qui, comme madame de la Ferté-Imbault, n’a pas de mari, pas d’enfant, et nul autre devoir que celui de la politesse envers une mère qui s’est organisé une existence à part et se passe fort bien de vos soins. Elle n’échappa point à cette crise. Son cerveau, toujours bouillonnant, chercha une autre issue pour épancher sa sève, et, malgré sa méfiance contre le bel esprit, la plume lui démangea, bientôt, entre les doigts ; car ce n’est pas impunément que l’on a passé sa jeunesse dans le cénacle littéraire le plus répandu de l’Europe, qu’on fut bercée sur les genoux de l’abbé de Saint-Pierre, de Fontenelle et de Montesquieu.

L’antipathie qu’elle professait contre les Encyclopédistes lui fournit le moyen de satisfaire tout à la fois ses haines et ses aspirations. Aux philosophes modernes, qu’elle détestait en masse et condamnait en bloc, elle se résolut, un beau jour, à opposer les philosophes anciens, à combattre Helvétius, Diderot et d’Alembert, au moyen de Platon, de Sénèque et de Tertullien. Elle entreprit donc la lecture de tous les illustres auteurs dont elle admirait la doctrine, afin d’extraire de leurs ouvrages ce qui venait à l’appui de sa thèse. Ce fut un travail gigantesque, qui embrassa bientôt tous les temps, tous les peuples, tous les idiomes. Les pages s’amoncelèrent sous sa plume, formèrent d’innombrables volumes, de formidables in-folios, tous écrits de sa main, conservés encore de nos jours, et dont j’ai pu, avec respect, considérer la masse, pêle-mêle extraordinaire, où se coudoient et fraternisent Socrate et Confucius, Zoroastre et Montesquieu, Bossuet et Aristote, Rabelais, Malebranche, Saint-Thomas d’Aquin, et cent autres encore, bien étonnés, sans doute, de se trouver ensemble.

Le bruit de cette colossale entreprise se répandit de par le monde. De toutes parts, on lui écrivait pour demander à lire tout ou partie de ses travaux. À tous, elle envoyait des fragments de son œuvre, entre autres au cardinal de Bernis, qui lui répondait galamment : « On n’appliquera point à vos extraits le vers du poète Rousseau : Vos abrégés sont longs au dernier point. » Mais il est à penser que c’était là une phrase de simple courtoisie. Le spirituel prélat dut se dire à part soi que jamais citation n’aurait été mieux à sa place.

Le grand triomphe de la marquise fut, quand la comtesse de Marsan, créée gouvernante des Enfants de France, lui fit appel pour l’aider dans sa tâche, la priant de faire choix, parmi son vaste répertoire, des morceaux les plus délicats, pour en régaler ses élèves, les deux sœurs du Dauphin, mesdames Clotilde et Élisabeth de France. Elle accepta et son succès fut vif. Les jeunes princesses parurent enchantées d’Aristote, Zoroastre fit leurs délices, et Confucius les plongea dans le ravissement. Pendant toute une année, madame de la Ferté-Imbault vint chaque semaine lire et commenter, à Versailles, ses auteurs favoris, pour le plus grand bienfait de ses deux augustes élèves.

 

Cette même année, destinée par le sort à immortaliser madame de la Ferté-Imbault, vit l’éclosion de ce qui est son vrai titre de gloire aux yeux de la postérité, « le Sublime Ordre des Lanturelus », dont elle fut à la fois la créatrice, l’inspiratrice, la directrice suprême, et dont la renommée se répandit bientôt de Paris à travers la France, de la France à travers l’Europe. Ce fut, à dater de ce jour, la grande affaire de la marquise ; elle y consacra tout son temps, toute son activité, et ne douta jamais que ce merveilleux édifice, construit et orné par ses mains, ne portât sa mémoire jusqu’aux temps les plus reculés.

Ces « sociétés badines », comme on disait alors, étaient fort répandues, et l’on en citait de fameuses, comme l’Ordre de la Mouche à miel, fondé par la duchesse du Maine, l’Ordre de la Persévérance et l’Ordre de la Félicité, associations littéraires, politiques ou mondaines, dont les adeptes constituaient une innocente franc-maçonnerie, mi-sérieuse, mi-frivole, plus frivole pourtant que sérieuse. Mais aucune de ces sociétés n’atteignit, même de loin, l’importance, l’extension et la célébrité de l’Ordre des Lanturelus, sous le règne de la marquise.

Les Annales de la Société, scrupuleusement tenues à jour, nous renseignent sur l’origine, toute modeste et fortuite, de cette institution. Madame de la Ferté-Imbault, lit-on en tête de ces volumes, réunissait chaque semaine, à sa table quelques amis choisis, parmi lesquels le marquis de Croismare, qui, malgré ses quatre-vingts ans, était l’âme de ces assemblées par son esprit fertile, son talent de poète et sa « gaieté de pinson ». Un soir qu’on l’attendait, on reçut de lui un message, en forme de chanson, où il excusait son absence en alléguant je ne sais quel malaise qui le retenait au logis. La compagnie, sur l’heure, lui répondit par des couplets, où on le raillait sur son mal, « un mal de Lanturelu », assurait l’assistance, et où l’on ne prétendait voir qu’une inacceptable défaite. Il riposta sur le même ton. On répliqua de même. D’où une nuée de chansons, dont le refrain était : Lanturelu ! lanturelu ! Cette petite guerre eut un si grand succès, que la marquise proposa aux convives d’en consacrer le souvenir, en instituant une Société qui serait dénommée : l’Ordre des Lanturelus. Acclamations, vote des statuts, nomination des premiers chevaliers, avec le marquis de Croismare pour « Grand-Maître », madame de la Ferté-Imbault pour « Reine ».

Ce ne fut d’abord qu’un échange de plaisanteries légères et de poétiques badinages. On se rassemblait chaque semaine dans le salon de la marquise ; chacun apportait son écot, sous forme de chansons, de petits vers, de petits contes. La reine présidait les séances, improvisait chaque fois une allocution à son peuple, lequel ripostait fréquemment par des remontrances à « Sa très extravagante Majesté Lanturelienne, autocrate de toutes les folies ». La charité avait aussi ses droits. Chaque Lanturelu versait, après chaque réunion, « vingt-quatre sols », dont on formait un fond pour habiller les pauvres en hiver. Comme on était d’ordinaire une trentaine, la somme, à la fin de l’année, n’était pas négligeable.

Ce qui peut sembler surprenant, c’est le retentissement de cette institution burlesque dans la haute société de toute l’Europe civilisée. Les demandes d’admission affluèrent de toutes parts, et les listes de l’Ordre présentent les noms les plus variés, les plus brillants et les plus imprévus. Le duc de la Trémoïlle en est Grand Fauconnier ; le cardinal de Bernis en est Grand Protecteur ; Grimm est Doyen de l’Ordre ; l’ambassadeur d’Espagne est élu comme Grand favori. Parmi les simples chevaliers sont : le duc de Saxe-Weimar, le prince de Saxe, le prince Henri de Prusse, madame de Staël, le grand-duc Paul, fils de la Grande Catherine, et la grande-duchesse, son épouse. Une fête extravagante, donnée pour célébrer la convalescence de la reine, au sortir d’une rougeole, fut organisée par les soins de l’ambassadeur de Russie, présidée par le nonce du Pape. Et quand, deux ans après la fondation, Grimm, arrivant à Pétersbourg, était reçu en audience par l’Impératrice, la première question, assure-t-il, que lui posait Catherine, était pour s’informer s’il connaissait l’Ordre des Lanturelus. Sur sa réponse qu’il était le Doyen de l’Ordre, elle redoublait de bienveillance et le faisait revenir le lendemain pour savoir de lui mille détails sur ces illustres assemblés.

À vrai dire, peu à peu, le caractère des réunions se modifia sensiblement. La reine, en 1774, élaborait un code complet, réglementant la Société. Elle rappelait dans le préambule que « la Raison et la Folie » avaient toujours été ses passions dominantes. Elle décidait, en conséquence, que les séances se diviseraient en deux parties distinctes. Dans la première, comme d’habitude, on réciterait des chansons et des facéties ; dans la seconde, on lirait un morceau, soit de morale, soit de philosophie, qui, deux jours à l’avance, serait soumis au jugement de la reine, afin qu’elle pût apprécier sa valeur. La cause de cette orientation nouvelle, c’est que, grisée par le succès de son institution, madame de la Ferté‑Imbault s’était laissée aller à des idées grandioses. Constituer comme une vaste ligue, une puissante association d’ennemis des philosophes et de gens bien pensants, qui livreraient bataille à l’innombrable armée de ceux qu’elle nomme « les destructeurs de la religion et de la société » ; battre en brèche, sans relâche, l’Encyclopédie triomphante et élever autel contre autel, sous le toit même de cette demeure où tenaient leurs assises les sectateurs de la philosophie nouvelle, tel était l’ambitieux dessein qui prit naissance dans son cerveau, et pour la réussite duquel elle lutta quelque temps, non sans vigueur, ni sans courage.

C’était pourtant trop présumer de ses forces et de ses sujets. Lorsqu’il s’agit, non plus de rimer des couplets, mais de rédiger sérieusement de gros traités philosophiques, de devenir des moralistes, des penseurs et des polémistes, beaucoup, parmi les Lanturelus, faiblirent, se dérobèrent. Quelques-uns mêmes, des plus fidèles, assaisonnèrent leur refus d’ironie ; tel fut le duc de Nivernais, qui répondit par ces lignes charmantes : « Je croyais que vous n’étiez que follette, ma chère amie, c’est-à-dire, petite folle ; mais je vous faisais tort, et je vois, par votre lettre, que vous êtes de la plus grande taille. Moi, je n’ai pas grandi du tout ; j’ai gardé tous mes principes et tous mes préjugés et, vous savez, l’un des plus notables était de ne point communiquer mes griffonnages et de ne point leur laisser la clé des champs. Voyez d’ailleurs à quel chariot vous voudriez m’atteler : il sera traîné par des lanturelus et par des philosophes. Je ne sais pas comment vous les appareillerez. C’est votre affaire, et la baguette de fée que je vous connais ne laissera pas que d’y avoir assez de peine. Quant à moi, je ne suis ni fou, ni sage, et je ne veux être ni l’un ni l’autre. Ainsi, je ne pourrais me mettre en société avec Sénèque et avec Lanturelu, sans les ennuyer à la mort tous les deux. »

Il fallut donc renoncer, non sans peine, à constituer une encyclopédie nouvelle, qui ferait oublier l’ancienne. La marquise, néanmoins, ne voulut pas abandonner la lutte et résolut d’user des armes plus légères qu’elle conservait encore en mains. L’artillerie de siège faisant défaut, il restait à utiliser la grenaille et le petit plomb ; et la phalange des Lanturelus, sous la direction de sa reine, entreprit une guerre d’escarmouches, bombarda d’épigrammes, de satires, de couplets le monstre redouté, qui avait ses quartiers dans le salon voisin de celui de ses adversaires et qui, il faut bien en convenir, ne parut pas autrement s’émouvoir de cette grêle de menue mitraille.

Ce qu’il faut admirer comme une preuve de la courtoisie qui régnait, en ces temps lointains, entre deux camps ennemis, c’est que, jamais, malgré le voisinage, philosophes et lanturelus n’eurent de querelles, ni de discussions personnelles. Les compagnies rivales de la marquise et de madame Geoffrin continuèrent, pendant des années, à vivre côte à côte, tout en s’ignorant mutuellement, et ne franchirent jamais la frontière idéale qui les séparait l’une de l’autre. Quant aux deux maîtresses de maison, aucune explication ne semble avoir surgi entre elles, au sujet de leurs opinions, et de leurs fréquentations respectives. Même, par une coïncidence singulière, c’est précisément vers l’époque où madame de la Ferté-Imbault prit publiquement parti contre les « sectateurs de l’Encyclopédie », que ses rapports avec sa mère, longtemps difficiles et tendus, s’adoucirent et s’améliorèrent jusqu’à la réconciliation complète.

 

L’honneur de cette pacification désirable revient, pour une grande part, à la marquise de la Ferté-Imbault. Son cœur souffrait, à voir l’indifférence que lui témoignait celle à laquelle l’unissaient les liens les plus étroits du sang. Elle s’inquiétait à la pensée que la vieillesse approchait pour sa mère, avec son terrible cortège de misères et d’infirmités, et qu’elle aurait peut-être de la peine à lui faire accepter des soins dont elle se serait trop désaccoutumée. Ces scrupules se font jour dans une sorte de note intime, où elle procède, avec bonne foi, à son examen de conscience. « Il y a des années, y lit-on, que j’ai senti que ma mère avait raison de ne pas être satisfaite de mon caractère, parce qu’il y avait trop d’opposition avec le sien. De plus, sourde comme je le suis, j’ai une infirmité incommode pour tout le monde, et plus pour ma mère que pour personne, parce qu’elle est très vive et qu’elle aime qu’on l’entende à demi-mot. C’est donc à moi à me faire justice gaiement. » En conséquence, elle prend le ferme propos de changer de conduite, de manières, de langage, et de « s’effacer complètement », du moins en apparence, devant l’autorité maternelle.

Le 20 avril 1773, jour où elle atteint sa soixantième année, elle rédige un message, une note diplomatique, pour informer madame Geoffrin de ses dispositions nouvelles. Elle reprend, dans cette curieuse page, les sobriquets du temps de son enfance, où, dans les jours de bonne humeur, la mère, en parlant à sa fille, l’appelait mon beau matou, tandis que la fille ripostait en la nommant ma belle minette. Elle y fait amende honorable, en se donnant gratuitement tous les torts. « J’ai mis ces choses par écrit, conclut-elle, pour prouver à ma belle minette qu’en vieillissant je vaux mieux que par le passé. Nous sommes arrivées à l’âge où le peu de distance de celui de ma belle minette au mien nous rapproche l’une de l’autre, plutôt comme sœurs que comme mère et fille... Il convient de regarder sa société et la mienne comme un parterre de fleurs, où on y trouve de toutes espèces et où chacun peut librement choisir celles qui s’accordent le mieux avec ses préférences. »

La main si gracieusement offerte fut acceptée de même et la paix s’établit dans l’intérieur trop longtemps divisé. Même, pour fêter cet heureux évènement, les deux femmes eurent l’étrange idée de sceller publiquement, par une fête solennelle, le pacte nouvellement conclu, et de célébrer, en grande pompe, selon leur expression, « le mariage du matou et de la belle minette ». Les intimes des futurs conjoints furent priés à la noce. Il y eut un festin somptueux, avec bouquets, embrassades et discours. Un vieil ami commun, le comte de Montazet, débita un épithalame en forme de chanson, dont voici le premier couplet :

 

            Le contrat est déjà signé.

            Comme ancien ami du ménage,

            Les deux époux m’ont assigné

            Pour assister au mariage.

            Je veux y danser comme un fou

            Entre Minette et son Matou.

            Je conviendrai pourtant sans peine

            Que ce ne sont pas jeux d’enfants :

            Minette a soixante et seize ans

            Et le Matou la soixantaine.

 

La mort seule de madame Geoffrin put détruire cet accord, mais cette mort fut pour la marquise l’occasion du plus grand orage qui ait troublé son existence. Le 29 avril 1776, madame Geoffrin fut frappée d’une attaque, qui la laissa paralysée de la moitié du corps. Toutefois, la tête restait à peu près libre, et la marquise, fidèle à ses principes, en profita pour mander auprès d’elle le curé de la paroisse, qui apporta les sacrements. Le plus intime, le plus fidèle ami de la mourante, d’Alembert, se trouvait alors dans la chambre. On le pria de se retirer un moment. Il obéit, mais, irrité dans son indévotion par le spectacle qui se préparait, il ne se retint pas de proférer, devant la domesticité, des propos peu séants, raillant d’une manière fort acerbe la pieuse marquise et ce qu’il appelait ses « mômeries ». Celle-ci en fut instruite. Sur l’heure, dans son indignation, elle prit sa plume et rédigea d’un trait un billet d’un ton raide, où on lit notamment ces lignes : « Je conseille à votre amour-propre et à votre esprit de ne tenir en public et dans la chambre de ma mère que des propos décents sur les devoirs qu’elle vient de remplir, afin de ne pas me mettre dans la nécessité de vous faire fermer sa porte. »

Ce billet fut suivi d’une vive explication, après laquelle, plus montée que jamais, la marquise résolut de congédier dorénavant d’Alembert tout d’abord, puis ceux qu’elle considérait comme « sa suite, » c’est-à-dire tous les philosophes, tous les familiers du logis. Elle tint parole, et jusqu’à la mort de sa mère, survenue quelques mois plus tard, aucun ne franchit plus le seuil de cet hôtel, où ils avaient longtemps régné.

Immense fut le retentissement de cette proscription générale dans l’Église encyclopédique. Le parti tout entier donna avec ensemble pour venger l’injure faite à ses représentants. Grimm, Diderot, Turgot, d’Alembert, accablèrent d’invectives madame de la Ferté-Imbault. Les Lanturelus ripostèrent pour venger leur reine, et une querelle privée autour du lit d’une moribonde prit les proportions d’une bataille entre l’orthodoxie, d’une part, et la philosophie, de l’autre. Mais cette levée de boucliers ne troubla pas madame de la Ferté-Imbault. Non seulement, elle maintint, avec une rigueur inflexible, l’interdit prononcé, mais elle obtint, quelque temps après, de sa mère qu’elle ne la désavouerait pas. Madame Geoffrin se borna à dire en souriant : « Ma fille est comme Godefroy de Bouillon ; elle a voulu défendre mon tombeau contre les Infidèles. » Mais cela dit, elle laissa faire. La marquise eut le dernier mot. « Ma mère n’a rappelé aucun de ceux que j’avais éloignés. Elle a fait ses Pâques, de manière que son curé est content, et mon triomphe est complet ! » C’est par ce cri de victoire que se termine la relation qu’elle a laissée de ce mémorable combat.

Le vide réel que la mort de madame Geoffrin laissa dans le cœur de sa fille fut un peu compensé, il faut le reconnaître, par le soulagement qu’elle trouva à reprendre sa liberté. Les longs soins qu’elle avait donnés, avec un dévouement sans borne, à la paralytique avaient amené dans toutes ses habitudes une « révolution », comme elle dit, dont elle avait beaucoup souffert. « Après quarante ans de veuvage, s’écriait-elle avec candeur, il me semble que je suis remariée ! » Non moins que le retour de son indépendance, l’orgueil de son succès, dans la lutte engagée contre toute l’Encyclopédie, adoucit son chagrin filial. Les témoignages d’admiration qu’elle reçut, sur ce point, de ses fidèles sujets, le bon peuple des Lanturelus, contribuèrent également à sa consolation. L’un d’eux, dans son délirant enthousiasme, alla jusqu’à souhaiter qu’on lui érigeât une statue, mais il ne semble pas qu’il ait trouvé d’écho.

Ce n’est pas, de ce temps étrange, une des moindres curiosités que la durée de cette institution bizarre jusqu’à la veille même de l’orage qui allait emporter la société française. De nouvelles adhésions, dans cette période troublée, vinrent encore augmenter le nombre des adeptes, parmi lesquelles je note celles du grand-duc héritier de Russie et de Lepeletier de Saint-Fargeau, le futur régicide. Il ne fallut rien moins, pour disperser ce groupement bigarré, que les journées tragiques qui accompagnèrent et suivirent la prise de la Bastille. On relève, à cette date, dans les Annales de l’Ordre, la communication suivante : « La reine des Lanturelus sent qu’elle ne peut plus rester leur souveraine sans s’exposer au ridicule. Les circonstances et son amour-propre l’engagent donc à abdiquer, pour vivre avec sa nation d’égale à égale. Elle conseille aux Lanturelus de se mettre en République. »

Madame de la Ferté-Imbault ne survécut que peu de temps à la perte de sa couronne. La Révolution, déchaînée, la remplit d’épouvante, et elle tomba dans une mélancolie qui, pour une nature comme la sienne, était un avant-coureur de la fin. Vainement son vieil ami et son correspondant fidèle, le cardinal de Bernis, du fond de son palais de Rome, s’efforçait-il, à chaque courrier, de remonter son âme, de lui prêcher, à défaut d’espérance, l’indifférence philosophique dont lui-même faisait preuve. « Il faut, lui disait-il, attendre le beau temps quand il pleut, faire son unique affaire du soin de sa santé, et vivre avec ses vrais amis. » Il ajoute, dans une autre lettre, avec une prescience singulière : « Soyez sûre que la fin du roman de ce siècle sera bonne à voir et qu’il faut n’avoir pas la bêtise de mourir avant le nouveau spectacle que la Providence nous prépare. »

Toutes ces exhortations tombaient sur un cœur abattu, incapable de réagir. La marquise s’alita au printemps de l’année 1791 et s’éteignit, le quinzième jour de mai, dans cet hôtel qui, pendant les trois quarts d’un siècle, avait été l’asile, le royaume de l’esprit, des plaisirs délicats, des grâces aimables et légères, toutes choses que le régime nouveau déclarait déjà superflues, en attendant que la Terreur les regardât comme criminelles.

Laissons maintenant madame de la Ferté-Imbault se rendormir, dans la paix de sa tombe, du long sommeil sans rêve auquel, pendant quelques instants, nous l’avons arrachée. Mais, avant de lui dire adieu, excusez le conférencier, qui, bien imprudemment peut-être, a tenté de vous divertir, en ravivant cette silhouette effacée et en racontant une histoire, dont l’unique mérite, j’en conviens, est d’évoquer, avec quelque réalité, l’accent, l’arôme, la couleur du passé.

 

 

 

 

Marquis de SÉGUR,

Vieux dossiers, petits papiers,

5e édition, Calmann-Lévy.

 

 

 

 

 

 

 

 

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