Chateaubriand,

le dernier sujet du dernier des rois

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Philippe SÉNART

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Le XVIIIe siècle fut un siècle destructeur ; nous fûmes tous séduits... »

CHATEAUBRIAND.

Le Conservateur, 5 décembre 1818.

 

« Je lamente les adversités de la race de saint Louis ; pourtant, il se mêle à ma douleur quelque contentement intérieur... »

CHATEAUBRIAND.

(Mémoires d’outre-tombe).

 

« ... la haine profonde que M. de Chateaubriand porte à la branche aînée des Bourbons, cette famille qu’il aurait pu sauver et qu’il n’a perdue que par vengeance. »

ASTOLPHE DE CUSTINE,

5 avril 1843.

 

« Les derniers ! Nous serons les derniers ! Quelle force dans ce mot de derniers qui s’ouvre sur le néant sublime ! »

HENRY DE MONTHERLANT.

(Le Maître de Santiago).

 

 

 

Il y a dans les Mémoires d’outre-tombe une page curieuse, celle où l’on voit Chateaubriand couché dans le lit d’Henri IV au château de Fervacques, chez sa belle amie Delphine de Custine. « Le Béarnais y avait dormi, nous dit-il, avec quelque florette. J’y gagnai le royalisme, car je ne l’avais pas naturellement. » Chateaubriand n’était-il donc pas royaliste, quand il combattait dans les rangs de l’armée de Condé ? Mais non... C’était, il ne s’en est pas caché, par devoir, « contre ses propres lumières ». Il est, de naissance, républicain. Il est le fils que le XVIIIe siècle a fait à la noblesse bretonne, la première, aux états de Rennes, à s’être insurgée contre le roi. Chez lui, à Combourg, on fêtait la Quintaine, mais on lisait La Gazette de Leyde et La Gazette de Francfort, qui étaient l’Express et Le Nouvel Observateur de l’époque. L’oncle de Bedée l’appelait « un bel esprit ». Aussi bien, le 20 juin 1792, au lieu de défendre le roi aux Tuileries, Chateaubriand est à Ermenonville sur la tombe de Rousseau, et s’il émigre, c’est en emportant dans son paquetage toute la philosophie du siècle, et c’est cette philosophie qu’il a mise dans son premier livre écrit à Londres en 1797, l’Essai sur les révolutions anciennes et modernes considérées dans leurs rapports avec la révolution française, qu’Albert Thibaudet nomme justement un « génie de la Révolution ». Il n’était pas royaliste « naturellement ». Il a attrapé le royalisme dans le lit à baldaquin d’Henri IV, par une nuit romantique, en rentrant d’exil, comme d’autres, plus communément, attrapent une maladie honteuse. Chateaubriand, de bonne constitution républicaine, a donc été atteint, vers la trentaine, des premières atteintes du mal dont il ne s’est pas relevé, dont il lui arrivait de plaisanter quand il écrivait que les rois, aux eaux de Carlsbad, devraient bien « se guérir pour eux et pour nous de la couronne » et dont il aurait pu guérir en ce qui le concerne, s’il avait eu un peu plus de chance dans sa vie, s’il n’avait pas été tenu par Bonaparte, par exemple, dans une quarantaine sans soins, mais dont il a préféré, par orgueil, en infectant minutieusement un bobo d’occasion, faire une maladie incurable. À la même époque, Joseph de Maistre essayait, au contraire, de faire du royalisme un remède ; il voulait faire du royalisme « une science ». Chateaubriand, qui n’avait cure que d’en tirer une poésie, y cherchait non des lois, mais la fièvre. Il entreprenait, au surplus, de la communiquer à tout le genre humain, rois y compris bien sûr, pour pouvoir se dire un jour, avec fierté, car il était solide et résisterait jusqu’au bout à son microbe, « le dernier sujet du dernier des rois ». Le royalisme, chez Chateaubriand, né d’une passade, avait pour destin de sombrer dans une apocalypse.

Chateaubriand croyait-il, au reste, comme il s’est laissé aller à le dire certains soirs où la fièvre montait, qu’il en surgirait, par un miracle de dernière heure, la république ? Non, assurément, car il ne croyait pas plus aux peuples qu’aux rois. C’était un sceptique. « Hors en religion, déclarait-il, je n’ai aucune croyance. » Il s’était fait « un athéisme politique ». Il écrivait, le 27 octobre 1836, à Vinet : « J’ai perdu toute foi sur terre. » Je sais bien qu’il a écrit aussi, le 29 octobre 1815 : « Le monde va à la république... mon esprit conçoit parfaitement une nouvelle espèce de liberté populaire qui nous arrive de force par le perfectionnement de la société. » Mais cela ne l’a pas empêché d’affirmer, à la fin des Mémoires d’outre-tombe, que « la société périrait » et qu’il faudrait un jour « demander à la science le moyen (suprême émigration) de changer de planète ». C’était le temps où un plus sage que lui, Royer-Collard, retiré dans son château de Chateauvieux, écrivait à Molé : « Croyez-moi, il n’y a rien à attendre de ce siècle ni de ses hommes. Ce n’est pas seulement sur l’avenir le plus prochain de la France que je m’afflige, c’est sur la longue destinée de la société... N’êtes-vous pas frappé du progrès journalier de la dissolution universelle ? Je vois le mal et ne découvre aucune force capable, je ne dis pas seulement de le vaincre, mais de l’arrêter et de le retenir au degré effrayant où il est parvenu... ». Au moins, Royer-Collard s’y était-il employé et il avait essayé de construire, avec la Charte, un rempart contre le flot diluvien de la démocratie. Chateaubriand ne montait sur ce rempart, sapé, au préalable, par son génie, que pour jouir d’une vue désastreuse.

« Inutile Cassandre, psalmodiait-il de là-haut, j’ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés. » Au moment où il n’était plus que le spectateur du déluge, il rêvait cependant qu’il aurait pu le prévenir ; prophète de malheur, qu’il aurait pu être, ô ironie ! un artisan de bonheur. Il faut bien dire, en effet, que Chateaubriand avait quelques idées politiques et qu’il aurait pu en faire l’emploi dans les instants où la fièvre le laissait. C’était, en gros, les idées des doctrinaires de son temps. Il disait ainsi, comme Royer-Collard, qu’il n’y avait de souveraineté absolue nulle part, qu’il ne croyait qu’à la puissance des faits, que la légitimité ne s’imposait que par la nécessité du moment, que la monarchie n’était une forme préférable à une autre que « parce qu’elle faisait mieux entrer l’ordre dans la liberté ». Charles de Rémusat, un peu plus tard, dira à peu près cela, quand il écrira dans ses Mémoires de ma vie : « La monarchie parlementaire est la combinaison la plus ingénieuse pour amalgamer république et royauté... Heureuses les époques où elle est possible. » Mais Rémusat préférait aux idées, ses chansons et Chateaubriand, ses songes. Et puis, Chateaubriand se méfiait du bonheur, et s’il n’était pas loin, parfois, d’adhérer, comme Rémusat, à la doctrine du gouvernement de fait, il se rappelait qu’il devait professer la religion douloureuse du droit. Opportuniste, pragmatiste, relativiste par nature, il était, « martyr sans la foi », légitimiste par sacrifice.

« Aucune idée saine dans cette tête », disait Charles X. Surtout, pas, en effet, son idée de la monarchie qui n’était que le songe d’une nuit d’été un peu trop chaude.

Chateaubriand avait imaginé, en 1814, de restaurer la royauté. Mais il n’avait voulu la relever que comme une ruine, au clair de lune, dans un cimetière lakiste. La Monarchie selon la Charte se donnait l’air anglais. Elle était surtout gothique. Esprit net, voltairien, qui ne s’était pas laissé envahir dans l’émigration par les brumes morbides du romanisme, Louis XVIII, au même moment, entreprenait de renouer avec la tradition capétienne d’une monarchie évolutive, bourgeoise, égalitaire, et, pour parler comme Albert Thibaudet, radicale. De Louis VI et de Louis XV à son règne, allait se rétablir une continuité où la Révolution, celle de 93, retrouvant son cours naturel, avait quelque chance d’être intégrée. Chateaubriand, au contraire, se rattachait, par l’achat du domaine de Combourg, à la tradition de la monarchie féodale, aristocratique et libérale qui se réclamait des champs de mai, que Fénelon avait exhumée de l’oubli, que Louis XVI, Télémaque XVI, disait Jacques Bainville, avait restaurée et qui avait débouché dans la révolte républicaine des nobles bretons aux États de 1787 et qui avait inspiré en grande partie ce mouvement de 89 auquel les bourgeois n’avaient adhéré que parce qu’ils croyaient lutter contre la noblesse, alors que la noblesse se servait d’eux contre la monarchie, après avoir dressé contre celle-ci le roi lui-même. « Ne vous solidarisez pas avec vos adversaires... » Ainsi Benjamin Constant adjurait-il Louis XVI de ne pas trahir sa propre cause. Mais Louis XVI, qui n’avait pas entendu l’appel de Benjamin Constant, dupé par la noblesse, abandonné par le Tiers, travailla, selon le plan de Fénelon, à l’avènement de la République des ducs. C’est pourquoi les bourgeois durent, par fidélité à la mission de la monarchie, fonder, avec Robespierre, une monarchie sans roi dont Bonaparte hérita. Chateaubriand, en 1814, était plus fidèle au roi qu’à la monarchie, à un principe qu’à une institution. Il n’avait de celle-ci qu’une idée républicaine, c’est-à-dire fort archaïque, l’idée qu’en avaient par exemple les jeunes, seigneurs de la suite du comte d’Artois. Astolphe de Custine était de leur nombre et il avait entendu dire au duc de Noailles : « Nous sommes seigneurs de nos terres. Nous sommes autant que le roi qui n’est qu’un seigneur comme nous et pas plus ancien que nous... » Idée en l’air depuis Hugues Capet, que les légistes avaient réprimée et que Chateaubriand devait s’évertuer à moderniser, mais sans succès, auprès de Louis XVIII. Il eût pu réussir plus facilement auprès de Charles X qui cédait à la mode, qui se faisait sacrer à Reims, qui allait livrer en Grèce et à Alger les batailles même du romantisme. Mais Charles X qui disait : « Je veux marcher avec mes vieilles idées », et qui allait commettre les mêmes erreurs que Louis XVI avec cette circonstance aggravante qu’il se croyait la poigne de Louis XV, Charles X avait peu de goût pour Chateaubriand. Il n’aimait pas que ce chevalier passât sur sa cotte d’armes un frac à l’anglaise. À vrai dire, il pressentait que ce fils de négociant enrichi était peut-être plus à l’aise sous le frac que sous la cotte, que la cotte n’était chez lui qu’un travesti. Pour livrer la dernière bataille de la monarchie, il avait plus de confiance en Polignac qu’on appelait le Jean d’Arc de la Restauration.

Ce faisant, il ne se privait pas moins d’un concours précieux, car, la bataille perdue, quand il s’en irait à petites étapes sur la route de l’exil au train processionnel qu’il voulait désormais imprimer à la monarchie, qui sait si Chateaubriand ne l’aurait pas entraîné dans une chevauchée romantique où il n’aurait eu plus rien à perdre ? Chateaubriand rêvait alors de « prendre la tête du mouvement du monde ». Porté de la rue de Seine au palais du Luxembourg par trente étudiants sur un fauteuil de tapisserie, il se voyait soulevé par un peuple entier ; la fièvre l’avait repris. Et il n’était pas monté sur son rempart pour jouir seulement d’une vue désastreuse, ni pour rappeler des avertissements dédaignés, il savait, certes, qu’il devait se tenir désormais à l’écart de tout gouvernement, mais de ce belvédère qui lui tenait lieu d’une dernière tribune, il s’adressait à la France pour l’inviter encore à l’aventure : « Vous avez quitté la voie battue, lui disait-il, pour le sentier des précipices ; eh bien ! explorez-en les merveilles et les périls. À nous, innovations, entreprises, découvertes, venez, et que les armes, s’il le faut, vous favorisent. Où y a-t-il du nouveau ? Est-ce en Orient ? Marchons-y. Où faut-il porter notre courage et notre intelligence ? Courons de ce côté. Mettons-nous à la tête de la grande levée du genre humain ; ne nous laissons pas dépasser ; que le nom français devance les autres dans cette croisade... Oui, si j’étais admis au conseil de ma patrie, je tâcherais de lui être utile dans les dangereux principes qu’elle a adoptés ; la retenir à présent, ce serait la condamner à une mort ignoble. Je ne me contenterais pas de discours ; joignant les œuvres à la foi, je préparerais des soldats et des millions, je bâtirais des vaisseaux, comme Noé, en prévision du déluge... Mes dépêches avertiraient les cabinets de l’Europe que rien ne remuera sur le globe sans notre intervention... Nous cesserions de demander humblement à nos voisins la permission d’exister... Le cœur de la France battrait libre sans qu’aucune main osât s’appliquer sur ce cœur pour en compter les palpitations et puisque nous cherchons de nouveaux soleils, je me précipiterais au-devant de leur splendeur et n’attendrais plus le lever naturel de l’aurore. » Il fallait citer cette page extraordinaire pour comprendre quelle force il y avait dans Chateaubriand quand il délirait, quelle faute ce fut peut-être, au moment du désespoir, de n’avoir pas fait confiance à ses idées folles, de n’avoir pas tenté « le beau trépas » que Béranger, dans sa chanson, promettait aux peuples et que les rois pouvaient aussi mériter.

Mais la monarchie pouvait-elle périr sur un de ces airs de rue qui coulent si facilement au ruisseau, quand elle avait appareillé pour la Grèce au souffle puissant des odes de Hugo ? C’est pourtant à une entreprise de ce genre, glorieuse si elle réussit, ridicule si elle échoue, que Chateaubriand allait convier Henri V. Ne rêvait-il pas, pour le fils de saint Louis, d’une descente en France « avec la ferme résolution d’y rester une couronne sur la tête ou une balle au cœur » ? « La vie triomphante ou la mort sublime d’Henri, écrira-t-il, rétablirait la légitimité. » Seulement, le temps était passé de l’aventure. Chateaubriand, après avoir fait ce beau rêve, reconnut qu’ »Henri V rencontrerait dans l’apathie de la France, au dedans, et dans les royautés, au dehors, des obstacles invincibles ». Il fallait donc qu’ »il se soumette, qu’il consente à attendre les évènements... qu’il rentre dans la série des faits médiocres... »

Chateaubriand allait publier à la fin de l’année 1831 une brochure dans laquelle il tirait les conséquences de l’état de choses du moment et proposait pour le jeune prince un plan d’éducation qui l’accordât à son époque : « L’éducation d’un prince », écrivait-il dans De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille, « doit être en rapport avec la forme du gouvernement et les mœurs de son pays. Or, il n’y a en France ni chevalerie, ni chevaliers, ni soldats de l’oriflamme, ni gentilshommes bardés de fer prêts à marcher à la suite du drapeau blanc. Il y a un peuple qui n’est plus le peuple d’autrefois, un peuple qui, changé par les siècles, n’a plus les anciennes habitudes et les mœurs antiques de ses pères. Qu’on déplore ou qu’on glorifie les transformations sociales advenues, il faut prendre la nation telle qu’elle est, les faits tels qu’ils sont, entrer dans l’esprit de son temps... » Entre la monarchie telle qu’elle aurait dû être et la nation telle qu’elle était, quel divorce ! Chateaubriand pourrait-il jamais réconcilier le principe et le fait, la chimère et la réalité, et, pour entrer dans l’esprit de son temps, se faire plus petit encore qu’il n’était, courber sa fière tête ? Pourrait-il jamais renoncer au romantisme, accepter le réalisme ? Pourrait-il jamais consentir à mettre la poule d’Henri IV dans le bouillon de Louis-Philippe ? La duchesse de Berry eut, alors, un mot heureux : « Monsieur de Chateaubriand, soyez notre Fénelon ! » C’était le rendre à son véritable destin.

Chateaubriand avait rêvé de restaurer la monarchie, mais la monarchie lui avait résisté, et, comme le héros romantique, il l’avait assassinée. Maintenant, elle était morte. Allait-il la ressusciter, quand on le lui demandait ? N’était-ce pas le moment, au contraire, d’en dissiper les derniers miasmes, de purifier l’atmosphère encore empuantie par « la charogne », comme il appelait la légitimité au coin du feu, de se guérir enfin de la couronne ? En même temps qu’il voulait faire d’Henri V « l’homme le plus éclairé de son temps », il voulait en faire un homme comme les autres. « Loin de le flatter de remonter au rang de ses pères, s’écriait-il, préparez-le à n’y remonter jamais. Élevez-le pour être un homme, non pour être un roi. » La duchesse de Berry le priait d’être le Mentor de son fils. Il lui répondait dans le langage même de Fénelon. Il ne serait l’instituteur de cette monarchie dont on l’avait empêché d’être le restaurateur que pour en organiser les funérailles.

Or, pour cette tâche, il y avait un candidat de longue date, et c’était le duc de Blacas. Chateaubriand, quand il l’avait rencontré au Hradschin, avait tout de suite reconnu en lui « l’ordonnateur des pompes funèbres de la monarchie ». « Il l’a enterrée à Hartwell, écrit-il dans ses Mémoires d’outre-tombe, il l’a enterrée à Hambourg, et il la réenterrera à Prague ou ailleurs, toujours veillant à la dépouille des hauts et puissants défunts, comme ces paysans des côtes qui recueillaient les objets naufragés que la mer rejette sur ses bords. » Chateaubriand savait bien que c’était lui-même qui avait jeté au dangereux rivage le vaisseau de la monarchie et que c’était lui-même qui en avait été le naufrageur, en allumant, dans la tempête exaspérée par son souffle, le feu de perdition. Mais il reprochait à Blacas d’avoir ramassé, sur la grève où il l’avait attiré, les débris du vaisseau désemparé et de vouloir les conserver dans un sanctuaire édifié au lieu du désastre pour que les Français viennent y implorer humblement la Providence. La duchesse d’Angoulême ne disait-elle pas : « Ce n’est pas par une conspiration que nous voulons revenir en France. Nous ne voulons pas lui être imposés. Il faut qu’elle nous désire » ? Le duc de Bordeaux dira de son côté : « La France verra la fin de ses épreuves quand elle les comprendra. » La légitimité conservée dans le sanctuaire édifié par Blacas n’aurait plus réclamé que des actes de foi. Si la France avait cru, elle aurait été exaucée. Mais la légitimité était désormais un mystère aussi difficile à élucider que celui de la Sainte Trinité. Aux fidèles qui, après l’abdication de Charles X, s’étonnaient, ayant perdu un roi, d’en retrouver trois, Charles X, Louis XIX, Henri V, Blacas essayait d’expliquer : « La légitimité réside dans la branche aînée des Bourbons, indissolublement unis et qui ne font qu’un en trois personnes. » Les Français attendaient un secours, et la légitimité leur posait une énigme. Des soldats s’offraient à elle, mais elle n’avait besoin que de théologiens. La légitimité s’enfonçait dans l’obscurité. Chateaubriand voulait bien qu’elle s’obscurcît et, même, il voulait qu’elle s’éteignît, mais dans un dernier éclat. Blacas n’était qu’un exégète pieux, organisateur, autour du cadavre de la monarchie, de pompes secrètes et tristes. Chateaubriand voulait, pour cette cérémonie suprême, faire un miracle. Il ressusciterait le cadavre, mais pour le faire disparaître à jamais. Que resterait-il à sa place ? Née de sa semence, la république, ange ou monstre.

Enfant d’un autre miracle, il n’y avait qu’Henri V pour pouvoir accomplir ce prodige qu’il machinait. Henri V, c’était, dans l’innocence de l’âge bénie par le malheur des temps, la monarchie lavée de toutes ses souillures, la monarchie purifiée, la monarchie en état de grâce. Il était élevé par sa tante, la duchesse d’Angoulême, la fille du roi-martyr, sur les marches d’un échafaud et il ne rêvait que d’y édifier, au lieu d’un trône, un autel. Roi sans royaume, il ne tenait plus à la terre. Sa place était déjà au ciel. Il n’en redescendrait que pour sacrer le Peuple, lui remettre son sceptre, l’investir de sa mission. La cérémonie se déroulerait dans un édifice consacré à l’Alliance nouvelle. L’orpheline du Temple qui en détiendrait les clefs, y conduirait par la main l’orphelin de saint Louis. Le peuple se jetterait à ses genoux et il serait immédiatement relevé. Roman-feuilleton ? Épopée mystique ? Chateaubriand était-il, dans cette circonstance grandiose, Eugène Sue ou Moïse ? Mais quand, après le sacre du Peuple, pour faire place nette, il aurait enlevé la monarchie aux cieux, ne risquerait-il pas tout simplement de passer pour Fregoli ? En tout cas, il avait préparé le discours qu’Henri V devait prononcer avant son assomption et il l’avait soumis à la duchesse d’Angoulême. En voici le principal passage : « Français, votre éducation est finie avec la mienne. Mon aïeul Robert le Fort mourut pour vous et mon père a demandé grâce pour l’homme qui lui arracha la vie. Mes ancêtres ont élevé et formé la France à travers la barbarie ; maintenant la marche des siècles, le progrès de la civilisation ne permettent plus que vous ayez un tuteur. Je descends du trône ; je confirme tous les bienfaits de mes pères en vous déliant de vos serments à la monarchie... »

Ainsi la monarchie, maîtresse de son destin, pourrait remonter au ciel d’où Chateaubriand pensait, sans doute, qu’elle n’aurait jamais dû descendre. Car, en se mêlant aux hommes, elle n’en avait reçu que des éclaboussures, et son drapeau blanc devait rester sans tache. Il y a chez Chateaubriand une nostalgie de la pureté. Il souffrait, pour la monarchie, du mal qu’elle avait dû assumer en s’incarnant, et il souffrait aussi, du mal qu’elle lui avait communiqué, ce royalisme dont il avait été atteint dans le lit où Henri IV avait embrassé sa florette. Il ne pouvait se rappeler sans douleur le temps où il n’avait pas encore quitté Combourg pour s’avancer, « nouvel Adam », nous a-t-il dit, vers les terres disgraciées. Mais cette nostalgie de la pureté ne pouvait se soulager chez lui que dans l’adoration de la mort. Il n’ignorait pas que la monarchie était déjà morte en 1814, quand on avait essayé de l’exhumer de son caveau de Saint-Denis. Il n’en restait même pas un cadavre. Il y était allé voir, et il s’était assuré en effet que les tombes royales, soigneusement curetées en 93, étaient vides. C’est pourquoi il avait pu se déclarer ouvertement monarchiste, il ne s’engageait pas à grand-chose. Cependant, il restait de la monarchie un spectre, et ce spectre continuait de lui en imposer, et il éprouvait, dans toutes les simagrées auxquelles il s’était livré pour faire croire à sa fidélité, un peu de honte. Morte, vraiment morte, installée dans l’éternité, ayant enfin débarrassé la terre de son importune présence, il pourrait adorer, librement, dans sa gloire, celle qui ne serait plus qu’une âme, incapable même, en 1871, quand la France ferait l’acte de foi longtemps réclamé par la légitimité, de reprendre corps.

Il pourrait aussi, désormais, se déclarer républicain non plus seulement de naissance, mais par droit de paternité, puisque c’est Henri V, son roi, qui aurait consacré la république et puisque c’est lui qui avait reconnu le premier la royauté d’Henri V. Ses adversaires l’appelaient républiquinquiste. Il laissait croire qu’il réconciliait deux régimes, deux mondes, le passé et l’avenir. En vérité, il avait ménagé, par souci de pureté, une assomption à la monarchie et par goût des catastrophes, n’attendait de la république que l’Apocalypse. Dans cet entre-deux, il se retirait au sein de ses Mémoires comme dans un refuge égoïste où, sans regret, mais sans espérance, il ferait beau mourir.

 

 

 

Philippe SÉNART.

 

Paru dans La Table ronde en février 1968.

 

 

 

 

 

 

 

 

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