La Bienheureuse Jeanne d’Arc

 

 

SON VRAI CARACTÈRE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marius SEPET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVERTISSEMENT

 

 

 

Ce travail a été composé pour servir d’introduction au beau recueil d’histoire et d’art conçu, exécuté avec tant de soin par M. André Marty 1. Ce recueil, destiné à un public spécial, a été tiré à un petit nombre d’exemplaires ; il est maintenant épuisé. Mais l’aperçu général sur Jeanne d’Arc, dont il est précédé, peut, croyons-nous, s’adresser utilement à beaucoup plus de lecteurs. Nous avons pensé que, surtout à l’heure présente, une réimpression, accessible à tous, n’en serait pas inopportune. Cet aperçu est avant tout historique, fondé sur la connaissance et l’interprétation exacte des faits. Quant à l’esprit qui l’anime, il correspond, dans notre pensée et dans notre intention, aux sentiments de tous les bons Français.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Bienheureuse Jeanne d’Arc

 

Son Vrai Caractère

 

 

 

 

Jeanne d’Arc est vraie et vivante et Jeanne d’Arc est surnaturelle. Ce sont là les traits essentiels de cette saisissante figure, ceux contre lesquels il ne faut laisser ni à l’ignorance, ni à l’illusion, ni au scepticisme, ni au sophisme la liberté de prévaloir. Le mot de « légende », trop souvent prononcé à son sujet avec une obstination incrédule ou une étourderie banale, est la plus fausse des notes quand il s’agit d’elle. Jeanne a vécu, elle est morte dans la pleine lumière de l’histoire, recueillie et conservée pour nous dans les documents les plus authentiques. Ce ne sont pas seulement des chroniques contemporaines qui nous ont transmis sa mémoire, pas seulement des actes publics et officiels ; les points capitaux de sa biographie et de son caractère résultent d’interrogatoires et de dépositions judiciaires ; ses vertus et sa gloire jaillissent avec éclat d’enquêtes menées en forme, bien plus, des efforts mêmes d’un juge acharné à sa perte, et qui, s’étant proposé d’édifier contre elle un monument d’infamie et de l’y ensevelir à jamais, s’est trouvé avoir dressé de sa propre main le plus sûr instrument, l’indestructible trophée de son triomphe éternel.

L’époque où s’est déroulée son existence, les milieux et les conditions dans lesquels son activité s’est exercée, ne se cachent pas à nos regards dans un lointain inaccessible, ne sont pas enveloppés dans un brouillard fabuleux. Il ne s’agit pas ici d’une Iliade ou d’une Odyssée. L’investigation critique a reconstitué sans trop de peine, dans ses lignes essentielles et dans nombre de ses détails exacts et pittoresques, le cadre matériel, intellectuel, politique, moral, religieux, auquel s’est adaptée, sur lequel se détache la figure de l’héroïque vierge. Son village natal, Domremy, objet aujourd’hui de pèlerinages émus, garde encore, dans son sein et sur son territoire, des souvenirs présents, des vestiges précis de la pieuse enfance de Jeanne, et, entre tous, la maison où elle est née, l’église où elle a tant prié.

Ce n’est pas là de la légende. Ce n’en est pas non plus le tableau, ranimé par les recherches de l’érudition, de l’aspect, du mouvement, des coutumes, des mœurs, des sentiments de ce coin de terre français des marches de Lorraine, dans la période qui a vu naître et grandir la future libératrice. C’est moins encore de la légende, la peinture, si émouvante dans sa simplicité naïve, de la vie rurale, des travaux, des bonnes œuvres de Jeannette, telle que nous l’offre le témoignage direct, recueilli au procès de réhabilitation, de ceux-là même qui ont vu de leurs yeux cette vie de l’enfant et de la jeune fille, qui l’ont vécue avec elle, de ses voisins, de ses compagnes, d’Hauviette et de Mengette, ses amies de cœur. Ravissante idylle, mais plus réelle encore que poétique 2.

Jeanne d’Arc n’est aucunement légendaire, mais elle est surnaturelle. Ce n’est pas du tout la même chose. Si le surnaturel existe, c’est-à-dire s’il y a des êtres, des intelligences, des volontés supérieures à l’être humain, à l’intelligence et à la volonté humaine, et surtout un Être suprême, supérieur à l’ensemble de l’univers qu’il a créé, ces êtres, ces intelligences, ces volontés, et surtout cet Être, cette Intelligence, cette Volonté souveraine sont, par le fait même, des réalités plus effectives et plus puissantes que toutes celles qui tombent sous nos sens. Or l’impossibilité rationnelle de telles existences est indémontrable, et le fait même qu’elles existent est démontré par nombre d’évènements et de phénomènes que la critique a le moyen, le droit et le devoir de constater. Entre ces évènements, il n’en est guère de plus éclatant que la vocation de Jeanne d’Arc et les « facultés extraordinaires », les « étranges perceptions d’esprit », pour parler comme Quicherat, dont toute sa carrière fut accompagnée 3.

De par le Roi du Ciel, cette devise choisie par elle pour le seul écusson qu’elle ait accepté comme ses armoiries propres, exprime une affirmation où se résume la cause directe et déterminante de son œuvre. Jeanne a déclaré qu’elle était une envoyée de Dieu pour le salut de la France, et que cette mission lui avait été confiée par un message perçu de ses yeux et de ses oreilles et dont le porteur était l’archange saint Michel, qui n’avait plus cessé de l’instruire et de la conduire, soit par lui-même, soit par l’intermédiaire de deux âmes bienheureuses, sainte Catherine et sainte Marguerite. La précision des circonstances relatives à ses Apparitions et à ses Voix ne peut laisser à un esprit libre de parti-pris aucun doute raisonnable sur l’intime, sur l’invincible conviction de Jeanne à cet égard. Elle avait vu ses Apparitions, entendu ses Voix, profité de leurs enseignements et de leurs conseils. Sans elles, jamais, elle l’a dit, elle n’aurait même songé à la prodigieuse entreprise qui l’amenée, elle, la petite, l’humble paysanne, de Domremy à Orléans, à Reims, à Rouen. Elle les a si bien perçues comme une réalité distincte d’elle, qu’elle n’a pas toujours cédé sans résistance à leur impulsion, bien plus, qu’elle n’a pas toujours entièrement compris le sens exact de leurs paroles. Ceux qui la croient hallucinée, comme ils disent, le sont eux-mêmes par leurs préjugés de fausse science et d’ignorance puérile. Des faits particuliers prouvent en effet qu’elle a été redevable à ses Voix, non seulement d’une direction générale et sûre, mais de la connaissance d’évènements futurs, dont la spécialité convaincante ne laisse place à aucune échappatoire de bonne foi. Nous y reviendrons tout à l’heure pour la plus remarquable et la plus probante, en un sens du moins, de ses prédictions. Le surnaturel, tel qu’il s’est manifesté en Jeanne, est dans ses causes, dans ses conditions principales, dans ses effets éclatants d’une netteté vivante et réaliste, qui porte avec soi sa preuve.

Avec Baudricourt à Vaucouleurs et ensuite encore bien plus à Chinon avec Charles VII, ses ministres et sa cour, elle a rencontré, elle a regardé en face, l’œil pur et le front haut, le monde politique de son temps, elle est entrée dans le milieu complexe et tragique de la France en proie à l’invasion étrangère, à la discorde civile, aux intrigues, aux conflits des intérêts et des passions. S’il y restait de l’héroïsme et de la foi, le scepticisme et l’égoïsme, le calcul et la ruse y disputaient tristement l’empire à une cruauté féroce. Les vices de la décadence (le Moyen Âge était à son déclin) s’unissaient aux nombreuses habitudes encore persistantes de l’époque barbare, que n’avait pu que partiellement déraciner la civilisation de saint Louis. Rien de plus brutalement réel et déjà en même temps, si l’on peut dire, de plus machiavélique que la haute société gouvernementale d’alors 4. Croyants de tradition, ce n’étaient pas néanmoins des gens crédules et enthousiastes, mais plutôt défiants et circonspects, et fort sur leur garde, que ces grands personnages, que ce roi lui-même, ballotté par la fortune dès ses plus jeunes ans et découragé par ses revers, à qui Jeanne venait promettre et, s’ils la voulaient suivre, apporter le salut national de la part de Dieu. Quoique, dès leur première entrevue, elle ait révélé à Charles VII un secret intime, l’angoisse dont il souffrait sur sa propre naissance, révélation qui frappa son âme d’un trait de lumière, elle ne fut pas crue sur parole, mais y gagna seulement d’être soumise à l’examen des théologiens. Son inspiration fut mise en demeure de satisfaire à leur doctrine et à leur raison. Elle y satisfit. Elle soutint l’assaut et obtint l’aveu de ces docteurs rompus aux finesses d’une dialectique subtile et vigilante, plus portés à certains égards, en dépit des erreurs vulgaires de nos demi-savants sur la philosophie d’alors, à un excès de scepticisme qu’à un excès de crédulité. Rien ne fut moins aveugle, plus pénible et plus positif que l’examen subi à Poitiers par l’héroïque vierge. Est-ce là de l’histoire ou de la légende ?

Jeanne se montre dès ce début dans la vie publique ce qu’elle a été jusqu’à la fin, la fille au vif esprit, mais surtout la « fille au grand cœur ». C’est la qualité distinctive qu’a voulu surtout honorer en elle et qu’a mise en mouvement l’inspiration divine, qui a d’ailleurs illuminé son intelligence de lueurs surhumaines. C’est le « grand cœur » de Jeanne d’Arc, ému jusqu’au fond par le tableau que lui retraçaient les Voix célestes de la « grande pitié qui était au royaume de France », qui s’est embrasé d’ardeur pour la patrie, jusqu’à lui faire tout accepter, tout souffrir pour elle, et lier, pour ainsi dire, d’une glorieuse, mais bien lourde chaîne, son propre salut et son avenir éternel au salut, à l’avenir temporel de sa nation, au relèvement du prince qui, selon le droit public d’alors, en était le chef naturel, lieutenant héréditaire de Dieu, héritier de l’œuvre civilisatrice et chrétienne de Clovis, de Charlemagne et de saint Louis. Quoi de plus vrai, quoi de plus vivant que le cœur de Jeanne d’Arc ? Quoi de plus sensiblement marqué de l’empreinte surnaturelle ?

Dieu avait jugé ce cœur digne de l’œuvre qu’il voulait accomplir par lui. Sans doute, il aurait pu sauver la France sans Jeanne. L’objection lui en fut faite à Poitiers. « Dieu, lui dit un docteur, Dieu, qui est tout-puissant, n’a pas besoin du secours des gens d’armes. – En nom Dieu, répondit-elle, les gens d’armes batailleront, et Dieu donnera la victoire. » Le moyen choisi par la sagesse éternelle était la victoire, la victoire sous le commandement d’une vierge de dix-sept ans. Et cette vierge était une paysanne, occupée jusqu’alors seulement du ménage, de la quenouille, de la semaille, de la moisson, du troupeau. Or la voici non seulement chevalier, mais général, affirmant nettement sa vocation militaire, son droit, son titre : « Roi d’Angleterre, je suis chef de guerre, et, en quelque lieu que j’atteigne vos gens en France, je ferai qu’ils s’en aillent, qu’ils le veuillent ou non... Je suis envoyée ici de par Dieu, le Roi du Ciel, corps pour corps, pour vous jeter hors de toute la France 5. » Ce ne sont pas là paroles de fiction poétique, de rhétorique légendaire, mais proclamation de grand capitaine et d’agent divin.

Jeanne entre maintenant en contact avec le monde militaire de son époque. Le prestige qu’elle y acquiert, l’influence qu’elle y exerce, l’œuvre qu’elle y accomplit nous offrent encore le même double caractère de réalité vivante et d’action surnaturelle. Le conseil de ses Voix la guide avec une certitude dont le résultat témoigne. Elle n’est pas pourtant un instrument aveugle, mais un disciple intelligent, ardent, prompt à comprendre, vif à exécuter, tenace à retenir. Toujours docile à ses précepteurs célestes, elle n’en devient pas moins elle-même un vrai chef de guerre, un maître en l’art militaire, et se fait admirer des hommes compétents, soit de son temps, soit du nôtre, pour l’ensemble et pour le détail des opérations qu’elle exécute. Le plan d’ensemble, qu’il n’a pas dépendu d’elle de mener entièrement à bien, était un chef-d’œuvre de haute stratégie à la fois militaire et politique, comme il convenait à une entreprise de délivrance nationale. Substitution hardie de l’offensive à la défensive, il se résumait, croyons-nous, dans les étapes successives, divinement suggérées, d’une rapide marche en avant sur l’envahisseur, repoussé de ligne en ligne, de capitale en capitale, et précipité dans sa retraite par le soulèvement de la nation ranimée à la voix de l’héroïque vierge : Orléans, Reims, Paris, Rouen, Caen, Calais, Bordeaux enfin.

Par la faute de Charles VII et de ses ministres, timides ou intéressés, les deux premières étapes furent seules franchies par Jeanne avec succès. Mais c’étaient les gains essentiels, qui devaient, selon les vues de la Providence, tôt ou tard entraîner le reste. Ce plan, dont l’idée dirigeante consistait dans une série de coups foudroyants sur les points décisifs, en négligeant les petits obstacles, les moindres places fortes, la prudence méticuleuse des conquêtes menées pas à pas, constituait une innovation extraordinaire dans les habitudes militaires d’alors. C’était tout juste le contre-pied de la méthode circonspecte qui avait réussi aux Anglais depuis Azincourt. Henri V de Lancastre et son frère Bedford avaient agi comme plus tard Turenne ; Jeanne, sous l’inspiration de l’Archange et des Saintes, agit comme Napoléon. Il est important de rappeler à ce propos l’habileté singulière, constatée par l’un de ses principaux compagnons d’armes, le duc d’Alençon, qu’elle montra dans l’emploi de l’artillerie à feu, dont l’importance commençait seulement à se faire sentir. Cette importance ne cessa plus depuis elle. L’arc anglais de cinq pieds avait été, dit-on, le principal instrument des victoires anglaises ; les canons de Jean Bureau eurent un rôle considérable dans les campagnes de Normandie et de Guyenne (1450 et 1453) par lesquelles Charles VII, enfin réveillé, reprit et acheva l’œuvre de Jeanne. Cette habileté précise et technique n’est pas d’une héroïne d’épopée ou de roman. C’est de la pleine et forte histoire.

Aux moyens naturels et professionnels de la victoire Jeanne unit, avec une liberté, avec une verve égale, les moyens religieux et surnaturels. Nous savons par son aumônier, frère Jean Pasquerel, des ermites de Saint-Augustin, le procédé qu’elle employa pour discipliner son armée. À peine arrivée à Blois, elle fit faire une bannière sur laquelle était peinte l’image de Jésus crucifié. Deux fois par jour, le matin et le soir, les prêtres s’assemblaient par son ordre autour de cette bannière (tout à fait distincte de l’étendard et du pennon de Jeanne, comme chef de guerre), et la pieuse enfant entonnait avec eux des antiennes et des hymnes en l’honneur de la Sainte Vierge. Les soldats accouraient pour se mêler au saint groupe et prendre part à ses chants. Mais Jeanne ne les souffrait point, à moins qu’ils ne se fussent confessés ce jour-là. « Confessez-vous, leur disait-elle, et vous serez admis dans notre confrérie. » Et les prêtres réunis autour de l’étendard étaient toujours prêts à confesser quiconque se présenterait 6. L’héroïque jeune fille nous apparaît ici sous un aspect qui n’est pas à négliger en elle et qui ne lui enlève rien de sa réalité vivante, c’est à savoir la ferveur religieuse qui, par ses rapports continuels avec les Voix et Apparitions d’en haut, s’éleva jusqu’aux plus hauts degrés de l’ascétisme et du mysticisme chrétien. Mais si élevé qu’il soit au-dessus du domaine de la nature et de la sphère habituelle de la raison, le mysticisme orthodoxe n’est point affaire d’imagination, il est objet d’observation positive et même de science rationnelle. Ce point de vue se rattache de plus près qu’on ne le croirait d’abord à l’étude des sources et des procédés de l’inspiration, même militaire, de Jeanne. Aussi nous associons-nous au regret récemment exprimé par un religieux français de Saint-Michel de Farnborough, Dom H. Leclercq : « Parmi tant d’ouvrages inspirés par l’extraordinaire jeune fille, très peu se sont attachés à faire ressortir l’importance sans égale de la vie de Jeanne au point de vue des opérations surnaturelles dans l’intelligence humaine 7. » C’est une étude qu’on souhaiterait de voir entreprendre par quelque esprit profond et original, par quelque spécialiste de premier degré en fait de théologie mystique.

La haute stratégie de l’héroïque vierge fut servie par une tactique merveilleuse. « Elle s’est montrée tacticienne consommée dès le début et jusqu’à la fin de sa carrière », écrit avec raison le général Frédéric Canonge 8, qui rappelle à ce sujet quelques-uns des témoignages des contemporains de Jeanne, et rapporte aussi l’opinion exprimée en ces termes en 1892 par un chef éminent de nos armées, le général Davout, duc d’Auerstaedt : « Quand j’étais en garnison à Orléans, j’ai suivi Jeanne pas à pas, sur le terrain de ses marches et contremarches, et je suis arrivé à cette conclusion qu’elle avait agi en général consommé. »

La même impression résultera pour tout esprit bien fait de tout exposé un peu détaillé, présenté avec quelque compétence et quelque bonne foi, du long siège et de la prompte délivrance de la patriotique cité au sort de laquelle paraissait alors liée la destinée de la France 9. Nous nous bornerons ici à constater ce résultat comme nous l’avons fait naguère. « Le siège d’Orléans avait duré sept mois (12 octobre 1428 – 8 mai 1429). Sept mois durant, les Anglais n’avaient cessé de faire des progrès jusqu’à réduire la ville à l’extrémité et lui enlever tout espoir de salut venant des hommes. Mais un secours céleste était intervenu, et Jeanne avait délivré la ville en neuf jours (29 avril – 8 mai 1429). » – Si c’est là de la légende, qu’est-ce donc que la réalité ?

C’est à l’un des combats, au plus acharné, au plus décisif, livré par l’héroïque vierge sous Orléans que se rattache la preuve manifeste et convaincante de ses facultés surnaturelles. Nous croyons à propos de laisser sur ce point le parole à Jules Quicherat, qui n’était pas suspect de prévention crédule en pareille matière. Cette page demeurera l’honneur de sa mémoire : « Dans l’une de ses premières conversations avec Charles VII, elle (Jeanne) lui annonça qu’en opérant la délivrance d’Orléans elle serait blessée, mais sans être mise hors d’état d’agir ; ses deux Saintes le lui avaient dit, et l’évènement lui prouva qu’elles ne l’avaient pas trompée. Elle confesse cela dans son quatrième interrogatoire. Nous en serions réduits à ce témoignage 10, que le scepticisme, sans révoquer en doute sa bonne foi, pourrait imputer son dire à une illusion de mémoire. Mais ce qui démontre qu’elle prédit effectivement sa blessure, c’est qu’elle la reçut le 7 mai 1429, et que, le 12 avril précédent, un ambassadeur flamand qui était en France écrivit au gouvernement de Brabant une lettre où était rapportée non seulement la prophétie, mais la manière dont elle s’accomplirait. Jeanne eut l’épaule percée d’un trait d’arbalète à l’assaut du fort des Tournelles, et l’envoyé flamand avait écrit : « Elle doit être blessée d’un trait dans un combat devant Orléans, mais elle n’en mourra pas. » Le passage de sa lettre à été consigné sur les registres de la Chambre des Comptes de Bruxelles 11. » – C’est là un fait capital non seulement dans l’histoire de Jeanne, mais dans l’histoire du surnaturel. Et quoi de plus réel, de plus authentique ? M. André Marty a donné dans son beau recueil un exact fac-similé de cette mémorable page des Registres noirs.

À peine Orléans délivré, Jeanne, fidèle à l’audace de son plan inspiré, voulait conduire Charles droit à Reims pour son sacre, sans se soucier des fortes positions encore occupées par l’armée anglaise sur la ligne de la Loire.

Elle céda pourtant aux objections qui lui furent faites, et, pour nettoyer cette ligne, entreprit cette belle campagne, que nous n’hésitons pas, pour notre part, à comparer aujourd’hui encore, comme nous l’avons fait naguère, à cette première et foudroyante campagne d’Italie où se révéla au monde le génie de Bonaparte. On l’a tout récemment bien résumée en ces termes : « Partie d’Orléans le 11 mai, elle attaque Jargeau, qui est emporté d’assaut le 12. Le 15, elle prend le pont de Meung ; le 16, elle attaque Beaugency, qui se rend le 17, et le 18 elle écrase à Patay la dernière armée anglaise. En huit jours, elle prend trois villes et gagne une bataille 12. » – Qui parle ici de légende ou seulement essaie d’en insinuer l’idée, n’entend ni le sens des mots ni le fond des choses et ne s’entend pas lui-même. Quant à la raison première et dernière d’une victoire si catégorique, elle est bien simple et elle a été donnée par Jeanne. C’est que Dieu était avec elle, et que Dieu fait ce qu’il veut.

La part personnelle de l’héroïque vierge n’en demeure pas moins glorieuse. La grâce, enseignent les vrais théologiens, ne détruit pas la nature, mais au contraire l’élève et la perfectionne. C’est peut-être en bonne partie par ignorance de cette notion juste qu’on repousse avec tant d’obstination un surnaturel évident comme le jour, et qu’on s’égare, pour éviter cette lumière, dans une lamentable brume, dans des contradictions et des absurdités manifestes.

Un trait bien remarquable de la carrière de Jeanne, c’est que, même dans la période ascendante et triomphante de sa mission, elle eut moins de peine à vaincre les armées anglaises que les résistances des conseillers de Charles VII et les hésitations de ce prince. Même après Patay, ce ne fut que par une sorte de coup de tête, en prenant de son propre chef l’initiative de la marche en avant (7 juin 1429), qu’elle mit un terme aux tergiversations royales. Elle força, pour ainsi dire, le Conseil, qui, à peine en route, voulait déjà s’en retourner, à se rendre maître de Troyes (10 juillet). Le 15, Charles entrait à Châlons sans coup férir. Le 16, il recevait la soumission des Rémois et le lendemain, dimanche 17 juillet 1429, il était solennellement sacré et couronné dans la cathédrale nationale de Reims. Il devenait ainsi, aux yeux de tout son peuple, le vrai, plein et légitime roi de France. Jeanne ce jour-là fut à l’honneur. Ce fut l’apogée de sa vie terrestre. L’opinion française, soulevée d’enthousiasme, la considérait, non sans raison, comme un ange descendu des cieux, et lui décernait, de son vivant, un commencement de culte. Les Anglais la traitaient de suppôt du diable et criaient à la sorcellerie. Les clercs du parti anglo-bourguignon, les Universitaires de Paris, ralliés à la domination étrangère, humiliés dans leur orgueil, heurtés dans leurs préventions, allaient commencer bientôt à grouper en un mauvais sens faits et rumeurs relatifs à l’héroïque vierge, et à tisser dans leur imagination haineuse les premières trames de l’horrible procès, à travers lequel, d’angoisse en angoisse, elle devait venir enfin, par la voie de flamme de l’infernal bûcher, là où saint Michel et les Saintes avaient charge de Dieu de la conduire, à la couronne souveraine, au sacre éternel, « au royaume de Paradis 13 ».

Des flots d’encre ont été versés sur la question de l’étendue de la mission de la Pucelle. Mais cette question ne paraît pas avoir été bien posée. Elle se lie intimement aux desseins de Dieu sur l’avenir céleste de l’héroïque vierge, et, par conséquent, est pour le moins autant du domaine de la théologie que de celui de l’histoire. La vocation de Jeanne pour la libération de la France, telle qu’elle lui avait été révélée par ses Voix, n’avait point, à notre avis, le sacre du roi pour terme. Mais au-delà de ce point central, de cet apogée, le succès de son action ne lui fut plus assuré, comme il l’avait été jusque-là, par le secours surnaturel qui l’avait aidée à vaincre, non seulement l’ennemi, mais les défaillances du gouvernement national. Si on l’avait voulu croire, elle aurait elle-même et promptement achevé l’œuvre commencée. Mais cette confiance nécessaire ne réussit plus à s’imposer au roi et à ses ministres, qui en revinrent, malgré Jeanne, au système politique et militaire des opérations circonspectes et des négociations diplomatiques, et ne tirèrent du triomphe même de la libératrice que des motifs pour arrêter l’exécution de son plan, pour substituer leur vieille et prudente tactique à sa nouvelle et audacieuse stratégie. L’inspiration divine ne l’abandonna point, mais n’illumina plus d’aussi claire façon le chemin certain de la victoire, et commença de lui faire vaguement entrevoir, à l’extrémité de la route qu’elle ne pouvait ni ne devait abandonner, une catastrophe personnelle, suivie pour elle, les Voix ne disaient pas comment, d’une délivrance qui la conduirait à son vrai terme, au bonheur sans fin. Laissons à la compétence des théologiens le soin de nous expliquer mieux ces finesses de la grâce, ces miséricordieux détours du céleste labyrinthe, ces beaux et subtils rapports de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel. Nos beaux esprits pourront sourire. Mais le véritable historien, le vrai philosophe, se sentent, se savent le droit de sourire d’eux. La science, quoi qu’ils en disent, n’est pas de leur côté.

C’est encore un beau, quoique triste spectacle, que la descente de l’héroïque vierge du glorieux sommet où l’avait placée le sacre vers l’agonie croissante de son œuvre propre ici-bas. Son attaque de Paris, manquée par la faute de Charles VII, fut un de ses plus brillants faits d’armes, d’une conception aussi judicieuse, disent ceux qui l’ont étudié de près, que d’une exécution vaillante et opiniâtre 14. Après la retraite lamentable de l’armée française sur la Loire, le roi, prisonnier de ses ministres, essaie d’acheter l’inaction de l’héroïque vierge à force de prévenances et d’honneurs. Elle gémit de ce repos. Son patriotisme s’en indigne. Elle est toujours la fille au grand cœur, au vif esprit, au parfait bon sens. Elle donne une curieuse preuve de son instinct critique en démasquant la folie d’une aventurière. Toute pleine du vrai surnaturel, Jeanne sait écarter le faux. Qu’il nous soit permis de rapporter ici, tel que nous l’avons raconté naguère, ce ravissant épisode.

On vit un jour arriver à la cour de Charles VII une sorte d’aventurière, nommée Catherine de la Rochelle, qui se disait inspirée de Dieu. Cette femme prétendait que, la nuit, venait à elle une dame blanche, vêtue de drap d’or, qui lui commandait d’aller par les bonnes villes, précédée de hérauts et de trompettes fournis par le roi, pour faire crier que quiconque aurait de l’or, de l’argent ou quelque trésor caché, l’apportât immédiatement, et que ceux qui ne le feraient, elle les connaîtrait bien, et saurait trouver ces trésors cachés, qui, disait-elle, devaient servir à payer les troupes de Jeanne. Le Conseil envoya cette femme à la Pucelle, la priant d’en dire son avis. Jeanne aussitôt conseilla à Catherine de s’en retourner chez son mari, pour faire son ménage et nourrir ses enfants. Comme l’aventurière insistait, Jeanne consulta ses Voix, sainte Catherine et sainte Marguerite, qui lui répondirent que cette femme était une folle, et ses paroles des niaiseries. Jeanne transmit cette réponse au roi, et comme Catherine s’obstinait à soutenir la réalité de ses visions, la Pucelle lui joua un excellent tour. « Cette femme dont vous parlez vient-elle toutes les nuits ? lui dit-elle. – Oui, dit l’autre. – Je coucherai avec vous la nuit prochaine, et je la verrai. » Jeanne veilla jusqu’à minuit et ne vit rien. Alors elle s’endormit. Le lendemain matin elle demanda à l’aventurière : « Votre dame est-elle venue ? Oui, mais vous dormiez si fort, que je n’ai pu vous éveiller. – Viendra-t-elle demain ? – Oui. » Jeanne prit ses précautions ; elle dormit pendant le jour, de façon à pouvoir veiller toute la nuit suivante. Elle renouvela donc l’épreuve, et s’amusa à tourmenter sa compagnie. De temps à autre elle se tournait vers Catherine, et lui demandait avec une malicieuse bonhomie : « Viendra-t-elle point ? » L’aventurière, toute déconfite, répondait piteusement : « Oui, tantôt. » Mais la dame ne vint pas 15.

Les conseillers de Charles VII ne veulent plus alors voir dans l’héroïque vierge qu’un instrument au service de leur médiocrité terre à terre, il veulent atteler, pour ainsi dire, au char mesquin de leur politique les élans de son intelligence éclairée d’en haut, mettre au joug son prestige et diriger à leur gré sa volonté. Au fond, elle les gêne, et ils aimeraient mieux se passer d’elle. Jeanne se prête d’abord à cette action en sous-ordre. Son énergie ne faiblit point devant cette tâche inférieure. Elle enlève Saint-Pierre-le-Moûtier. Mal pourvue, mal soutenue, elle échoue devant La Charité-sur-Loire. Dans les premiers mois de l’année 1430, elle apprend que les résultats subsistants de la campagne du sacre sont compromis ; que le duc de Bourgogne, trompant les espérances des diplomates du Conseil, a resserré son alliance avec les Anglais, qu’il rassemble des forces, menace les places françaises de la Champagne et de la Picardie. Les habitants de Reims appellent à leur secours. Elle n’y tient plus. Elle s’échappe du château de Sully-sur-Loire, où le premier ministre, l’avide et louche La Trémoille, la tient avec le roi sous sa main cauteleuse, et essaie de faire d’elle, comme il a fait de Charles VII, la captive de son égoïsme. Elle prend avec une faible troupe le chemin de l’Île-de-France, s’y constitue une petite armée et rentre en campagne, mais avec plus de vaillance désormais que d’espoir. Ses Voix lui prédisent avec insistance une catastrophe prochaine. L’évènement se produit, le 24 mai 1430, dans le combat livré par elle sous Compiègne, où son génie stratégique et tactique, fruit des instructions célestes de naguère, se montre encore plein de verve et de ressources, mais échoue cependant et aboutit à un dénouement fatal. La voilà prisonnière des Bourguignons, qui la vendront aux Anglais. Les ministres de Charles VII en prennent aisément leur parti. « Elle ne voulait croire conseil, disent-ils, mais faisait tout à son plaisir. » Prisonnier moral de La Trémoille, son favori et son créancier, Charles s’engourdit dans les liens dont l’a chargés ce mauvais serviteur, devenu son maître. Nous sommes, quant à nous, disposé à croire qu’il a sincèrement gémi du sort de Jeanne, et il y a des indices de tentatives de sa part pour lui venir en aide, chose moins aisée d’ailleurs peut-être qu’on ne le croirait au premier abord. Mais dussent un jour, comme il est possible, ces indices se multiplier, se préciser à son avantage, il n’est que trop vraisemblable, au préjudice de son honneur, que l’histoire ne doive dire toujours qu’il n’en a pas fait assez.

Dans son martyre qui commence, Jeanne est toujours vraie et vivante, Jeanne est toujours surnaturelle. Ses Voix se confondent si peu avec sa propre intelligence et sa propre volonté, qu’un jour, dans un élan d’angoisse patriotique, elle agit contre leurs conseils, et essaie, au péril de sa vie, de s’échapper du donjon de Beaurevoir pour courir au secours de « ces bonnes gens de Compiègne, qui ont été et qui sont si loyaux envers leur seigneur ». Mais enfin les Anglais la tiennent à leur merci, chargée de chaînes, dans une tour du château de Rouen. Ils ne la veulent tuer que moralement perdue, déshonorée à jamais et, s’il se peut, de sa propre bouche. Ils ont pour cela un instrument de premier choix dans l’un des plus hauts et plus experts politiciens du temps et de leur parti, Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, ancien recteur et actuellement conservateur des privilèges de l’Université de Paris, homme d’État bien plus qu’homme d’Église, fanatique et sceptique : fanatique de la cause anglaise à laquelle le lient son passé, son intérêt, son ambition à venir ; sceptique, sinon en fait de croyance proprement dite, du moins en fait de moralité religieuse et de conduite évangélique, légiste d’esprit ferme et subtil et de cœur dur, conscience dès longtemps cautérisée par la politique, âme de sectaire, de scribe et de pharisien. Sans peut-être haïr autant qu’on le croirait Jeanne en personne, du moins une fois qu’il fut en contact direct avec elle, bien plus, en lui rendant peut-être au fond justice, il s’acquitta implacablement de la tâche dont il s’était résolument chargé, du soin de tisser la toile horrible et déliée, infranchissable, du « beau procès », du piège en forme, où sa victime, il l’espérait bien, laisserait son honneur avec sa vie. Malgré tout, il n’est pas possible que, durant cette œuvre infernale, il n’ait éprouvé au-dedans de fortes secousses. Mais, qui sait ? il était homme peut-être à étouffer ses remords, en se disant que la raison d’État, qui était son évangile, commandait un tel sacrifice, et que Jeanne, immolée aux nécessités d’ici-bas, en serait après tout dédommagée, si elle était vraiment innocente, là où la politique n’a plus que faire. Elle gênait la cause qu’il avait adoptée, qu’il tenait pour bonne. C’était un obstacle à supprimer. Mais qui pourrait analyser avec exactitude, dans sa profondeur sinistre, la psychologie de Pierre Cauchon ? Quoi qu’il en soit, il n’y a pas là de légende, mais une effrayante réalité.

Il n’est personne, pourvu qu’il ait étudié d’un peu près et avec intelligence, le procès de Rouen, qui ne doive être pénétré de sa prodigieuse, de sa diabolique habileté. L’accusation de sorcellerie, d’hérésie vulgaire n’en fut que le point de départ. Dès les premiers interrogatoires, Cauchon vit bien qu’il ne pourrait s’y tenir ; il ne la conserva que pour l’effet sur la masse et, quant aux doctes, en manière de conséquence et de surérogation. Le véritable chef d’accusation, de condamnation, il le fit naître au procès même. Jeanne était, ne pouvait pas ne pas être aussi convaincue de l’existence de ses Voix, de la réalité des apparitions de saint Michel et des deux Saintes, que de sa propre existence à elle, de la réalité de sa vie et de ses exploits. C’est sur cette conviction même que le terrible légiste, le sophiste implacable établit son piège. Il résolut de mettre l’accusée en demeure de soumettre ses visions, son inspiration à l’autorité de l’Église. Or, de deux choses l’une : ou, à force d’instances, d’obsessions, il obtiendrait cette soumission, et alors, concentrant l’Église dans sa personne, et s’opposant de ruse et de force à toute invocation utile d’une autorité supérieure, il condamnerait les visions de Jeanne et l’obligerait de souscrire à cette condamnation, qui ruinerait son œuvre ; puis il trouverait aisément, cette fille ainsi décriée et sujette d’ailleurs à se reprendre, à se révolter, le moyen de l’induire en quelque faute apparente, en quelque cas de relaps d’où résulterait son supplice ; ou bien Jeanne, c’était la seconde alternative, se retrancherait dans un refus énergique d’émettre un doute quelconque, devant un juge qui ne représentait qu’en apparence l’Église, mais en fait l’Angleterre, sur la mission qui lui avait été confiée par Dieu, sur ses communications encore aujourd’hui fréquentes, et d’ailleurs sensibles, palpables, avec ses conseils célestes, et alors Cauchon la condamnerait comme hérétique. Tel fut le nœud du « beau procès ».

La merveilleuse, la sublime attitude de Jeanne aux prises avec la fourberie perspicace, inventive, de ce canoniste retors et cruel, aidé de quelques auxiliaires dignes de lui, est un des plus navrants et plus beaux spectacles de l’histoire humaine. Le tableau en est émouvant chez tous les narrateurs sincères, il l’est surtout dans le texte même des interrogatoires, plus saisissant que tous les récits. Jamais l’héroïque vierge ne fut plus vraie, plus vivante ; jamais plus surnaturelle. Ses réponses si chrétiennes, si virginales, si françaises, sont des éclairs d’inspiration où brille la lumière, où la foudre gronde. Nous appelons une attention toute particulière sur les extraordinaires, surhumaines percées dans l’avenir, sur le don de prophétie, qui s’y manifestent 16. Qu’il nous suffise de citer, à cause de l’accord si remarquable des dates, sa prédiction consignée dans l’interrogatoire du 1er mars 1431. Cauchon, après une question sur les mots Jésus, Marie, qu’elle avait coutume de mettre en tête de ses lettres, lui en adressa plusieurs sur la fameuse lettre aux Anglais. S’enflammant à la pensée des ennemis de son pays, Jeanne soudain s’écria : « Avant que sept ans soient écoulés, les Anglais perdront un plus grand gage qu’ils n’ont fait devant Orléans. Les Anglais auront une plus grande perte qu’ils n’en ont jamais eue en France ; et ce sera par une grande victoire que Dieu enverra aux Français. – Comment le savez-vous ? – Je le sais par révélation. Cela arrivera avant sept ans, et pourtant je serais bien en peine que cela fût tant différé. Je sais cela par révélation ; j’en suis aussi sûre que de vous voir là devant moi... – Par qui savez-vous ces choses ? – Je les sais par sainte Catherine et sainte Marguerite. » – Le 14 avril 1436, c’est-à-dire précisément dans la limite indiquée, Paris était enfin délivré de la domination étrangère, sous laquelle la fière capitale avait si longtemps courbé la tête. Est-ce là de la légende ou de l’histoire ?

Jeanne, au for divin et même au vrai for ecclésiastique, pour la sûreté de sa conscience et sa glorification céleste, a brisé le piège de Cauchon ; elle est demeurée également fidèle à ses devoirs envers l’Église triomphante, avec laquelle elle était en communication directe, et envers l’Église militante, celle qui a le Pape, vicaire de Jésus-Christ, pour chef et pour juge souverain. Elle est restée pleinement orthodoxe. Mais, dans les conditions qui lui étaient faites, il était impossible qu’humainement elle échappât à la trame savante et perfide où l’avait enlacée son juge. Cette trame fut redoublée avec une audace et une dextérité sans pareilles dans l’incroyable scène dite de l’abjuration au cimetière Saint-Ouen. Des travaux récents ont jeté une meilleure lumière, pour la plus grande gloire de l’héroïque vierge, sur ce mystère d’iniquité 17. Une investigation de plus en plus attentive, une critique de plus en plus perspicace pourront peut-être aussi nous faire pénétrer plus avant dans les noires profondeurs, dans les détours affreux du procès dit de relaps, à l’issue duquel, dans l’intention de Cauchon, était dressé le bûcher par avance promis aux Anglais, mais d’où Jeanne s’envola au ciel. Plus on creusera loyalement les faits et les textes, plus l’héroïque vierge, dans cette agonie, dans cette voie douloureuse qui l’a menée, comme son divin Maître, à la victoire par le calvaire, nous apparaîtra vraie et vivante, nous apparaîtra surnaturelle.

L’œuvre terrestre de Jeanne ne périt point avec elle et sa mission acheva de s’accomplir par d’autres mains. Nous l’avons dit ailleurs et le redisons ici : le gouvernement anglais, par le supplice de la grande Française, se couvrit devant la postérité d’une honte inutile. La domination étrangère avait été frappée à mort par la glorieuse campagne de 1429, et surtout par le sacre de Charles VII, point capital de la mission de l’héroïque vierge. Cet acte, dans les circonstances où il s’était accompli, avait manifesté d’une façon éclatante aux yeux de tous la volonté de Dieu, affirmant les droits légitimes du représentant de la royauté nationale. La condamnation et la mort de celle qui était venue signifier et exécuter cette volonté n’en purent pas effacer l’impression dans les âmes, et en tout cas étaient impuissantes à en arrêter le cours. Les effets de la faveur divine eussent été, sans aucun doute, plus rapides si, après le sacre, les conseillers du roi de France, embrassant avec confiance et courage la politique et la stratégie conseillées par Jeanne, ne se fussent pas laissé amuser et duper par les fallacieuses promesses du duc de Bourgogne, et qu’ils eussent poursuivi avec une vigueur égale la guerre et les négociations diplomatiques. Mais, quoique atteint plus tard et au prix de plus grands sacrifices, le résultat pour lequel Jeanne avait combattu, pour lequel elle venait d’expirer au milieu des flammes, c’est-à-dire la délivrance de la patrie et l’expulsion de l’étranger, ne devait pas faire défaut. Ce fut l’œuvre, en bonne partie personnelle, de Charles VII, délivré enfin de La Trémoille, et en qui se produisit peu à peu une transformation intellectuelle et morale, une croissance d’intelligence et de volonté de jour en jour plus sensible. Avec une prudence un peu lente, mais aussi avec une persévérance et, à l’occasion, une activité vraiment royale, il acheva la libération du territoire et il accomplit la restauration du pays. Du haut du ciel l’héroïque vierge put applaudir au triomphe complet et définitif de la cause nationale par la politique et par les armes du prince qui lui était cher, dont elle n’ignorait pas les défauts, mais dont elle connaissait aussi les qualités latentes, et dont, en dépit de tout, elle n’avait jamais désespéré.

On est à bon droit étonné, scandalisé du silence gardé sur Jeanne, pendant cette période d’achèvement de son œuvre, par le roi même pour lequel elle avait tant travaillé, tant souffert et donné sa vie. L’égoïsme et l’ingratitude humaine ont d’étranges profondeurs. Mais, pour se faire une idée exacte de la vérité des choses, il ne faut pas oublier le voile jeté sur la mémoire de la vierge libératrice par l’abominable, mais extraordinairement habile procédure de Pierre Cauchon, il faut tenir compte du parti que n’avait pas négligé d’en tirer à Rome et dans toute la chrétienté la diplomatie anglaise. La réhabilitation juridique de Jeanne d’Arc ne pouvait guère précéder, dans ces conditions, la victoire de la cause nationale en France. Dès que cette victoire ne lui parut plus douteuse, Charles VII s’attacha délibérément et obstinément à cette réparation vengeresse, à laquelle, il est vrai, son honneur propre était intimement intéressé. Il l’obtint de Calixte III. Le 7 juillet 1456, avons-nous écrit à ce propos, doit être considéré comme une date importante dans l’histoire ecclésiastique aussi bien que dans notre histoire ; car ce jour-là le Saint-Siège, par l’organe de ses délégués, a solennellement dégagé la responsabilité de l’Église universelle, que Pierre Cauchon avait voulu impliquer dans le martyre de Jeanne d’Arc. Les commissaires eux-mêmes, prélats français, ont dégagé la responsabilité de l’Église de France, et enfin l’ordre de Saint-Dominique a dégagé, au moyen de la part glorieuse et presque prépondérante qu’eut le grand inquisiteur Jean Bréhal à l’œuvre de la réhabilitation, sa propre responsabilité et celle de la juridiction inquisitoriale, loyalement pratiquée, de ce « beau procès », monument éternel d’imposture et d’infamie, édifié à grand renfort de sophismes dialectiques et juridiques par un évêque indigne et sans mission réelle, assisté d’un moine tremblant sous sa main, et de docteurs que la crainte, la cupidité ou la passion politique avaient frappés d’une véritable aliénation de conscience.

La sentence de réhabilitation réduisait à néant, dans l’ordre ecclésiastique et juridique, la procédure de Rouen : « Nous disons, prononçons, décrétons et déclarons que le procès de condamnation et les sentences qui s’ensuivirent, entachés de dol, d’iniquité, de contradiction, d’erreur manifeste en fait et en droit, y compris l’abjuration, les exécutions et toutes leurs conséquences, ont été, sont et seront nuls, sans valeur, sans effet, sans autorité. » Mais cette décision souveraine ne put entièrement soulever le voile jeté dans l’opinion sur la radieuse figure de l’héroïque vierge par l’habileté inique de Pierre Cauchon. L’audacieuse tentative d’une aventurière, de plusieurs peut-être, pour ressusciter Jeanne dans leurs personnes (1436-1456), mêla des traits discordants aux souvenirs sur la vraie Pucelle. La légende, sans fondement dans la biographie exacte de la libératrice, naquit sur elle de l’oubli de sa physionomie réelle, de ses paroles et de ses actes authentiques. Historiens, poètes, artistes se transmirent une image plus ou moins faussée par leur ignorance, et par les conceptions variées puisées soit dans une tradition erronée, soit dans les idées et les mœurs de leurs époques. On trouve dans le recueil de M. André Marty une instructive série d’échantillons de l’idée que peintres et sculpteurs se sont successivement forgée de Jeanne. C’est à l’érudition critique, déjà solidement constituée, qu’à la fin du dix-huitième siècle appartint, dans la personne du judicieux L’Averdy, le mérite de commencer, par l’examen public des documents essentiels, négligés depuis trop longtemps, la substitution de la Pucelle historique à la Pucelle légendaire. Cette substitution fut achevée, dans ses traits capitaux et sa méthode décisive, par la publication du recueil fondamental de textes, dû au zèle et à la science de Jules Quicherat (1841-1849). Le dix-neuvième et le commencement du vingtième siècle ont vu naître sur Jeanne des récits ou études de caractères variés et de mérites inégaux, dont les qualités et les défauts se balancent et s’opposent à des degrés divers, mais qui sont, en tout ou en partie, à l’honneur des écrivains qui y ont attaché leurs noms : Lebrun de Charmettes, Guido Guerres, Michelet, Henri Martin, Abel Desjardins, Henri Wallon, Vallet de Viriville, Du Fresne de Beaucourt, Siméon Luce, Joseph Fabre, Petit de Julleville, le P. Ayroles, les chanoines Dunand et Debout, etc., etc. 18

Pourquoi faut-il, alors que la sublime figure de la grande Française reçoit les hommages de toutes les hautes intelligences, de toutes les belles âmes, non seulement chez le peuple qu’elle a sauvé, il y a cinq siècles, du joug étranger, mais chez les autres nations, nos émules ou nos rivales 19 ; alors que, chez beaucoup d’esprits, l’enthousiasme pour Jeanne est maintenant aussi fort en Angleterre qu’en France 20 ; pourquoi faut-il que parmi nous, dans ces tout derniers temps, des tentatives aient été faites en un sens tristement contraire ? Ces tentatives seront vaines. C’est en vain que quelqu’un de ces apprentis démagogues, pressés d’attirer sur leur nom, fût-ce à la façon d’Erostrate, un bruit qu’ils jugent propice à leurs ambitions électorales, aura pris Jeanne d’Arc pour cible et cru la percer des traits de son ignorance paradoxale. C’est en vain aussi que quelqu’un de ces beaux esprits, plus finement doués sans doute que les quémandeurs de popularité vulgaire, mais dont la funeste habitude du scepticisme épicurien a rétréci l’horizon, abaissé la pensée, et dégradé le talent natif ; c’est en vain qu’un disciple attardé de Voltaire et de Renan se sera imprudemment attaqué à ce sujet peu fait pour lui, qu’il aura, par une sorte de trompe-l’œil, épanché, à côté de Jeanne, sur des points inutiles ou accessoires, le flot trouble d’une érudition confuse, mêlée même de fortes bévues 21, qu’il aura essayé d’ensevelir la vérité sous un entassement affecté de couleur locale, sous la surcharge d’un pittoresque de mauvais goût ; qu’il se sera efforcé, par des détours captieux, des déformations et des insinuations malsaines 22, de dénaturer l’héroïque figure, de l’obscurcir, de l’avilir, surtout de la repousser de l’histoire dans la légende.

Ces artifices ne nuiront qu’à leur auteur. La critique historique a reconduit Jeanne d’Arc, elle ne l’abandonnera plus. Le recueil, préparé par les soins consciencieux, scrupuleux de M. André Marty, sera entre ses mains un instrument précieux. Il aidera à maintenir, à augmenter la gloire de l’héroïque vierge, qui n’a pas fini de grandir. Au procès de condamnation, au procès de réhabilitation s’ajoute sous nos yeux le procès de canonisation. Il est en cours, mais déjà des pas considérables ont été fais. La France, la vraie France, sait qu’elle a eu raison de s’en fier pour la cause de Jeanne au grand esprit de Léon XIII. Elle ne doit pas avoir moins de confiance dans le grand cœur, dans le ferme génie de Pie X.

 

 

 

Marius SEPET,

La bienheureuse Jeanne d’Arc :

Son vrai caractère,

Éditions Pierre Téqui, 1909.

 

 

 



1 L’Histoire de Jeanne d’Arc d’après les documents originaux et les œuvres d’art du quinzième au dix-neuvième siècle. Cent fac-similés de manuscrits, de miniatures, estampes, tableaux et statues, accompagnés d’une description des planches et de notes de voyage par André Marty, et précédés d’une introduction par Marius Sepet. Paris, André Marty ; Orléans, Marcel Marron, 1907, grand in-4º. Tirage limité à deux cent cinquante exemplaires numérotés. 

2 Cf. l’ouvrage de Siméon Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, mais en ne négligeant pas de le contrôler et de le compléter à l’aide de celui du P. Ayroles, La Vraie Jeanne d’Arc. La Paysanne et l’Inspirée. 

3 Quicherat, Aperçus nouveaux, p. 61. 

4 On a essayé de donner une impression vraie de cette triste époque dans le volume intitulé : Au temps de la Pucelle. Récits et tableaux. Le Péril national. Paris, Téqui, 1905, in-12. 

5 Au sujet des expressions « chef de guerre » et « corps pour corps » et des dénégations de Jeanne à ce propos devant ses juges de Rouen, cf. Ayroles, La vraie Jeanne d’Arc, t. IV, La Vierge Guerrière, pp. 44 et suiv. 

6 Procès, éd. Quicherat, t. III, pp. 104, 105. – On peut ajouter ici le passage suivant de la relation contemporaine du greffier de l’Hôtel de Ville de La Rochelle (Revue historique, t. 1V, p. 336) : « Ladite Pucelle estoit moult de saincte vie, et se confessoit bien souvent et recevoit Corpus Domini, et aussi le faisoit faire au roy nostre seigneur, et à tous les chefs de guerre et à leurs gens. » 

7 Dom H. Leclercq, Les Martyrs, t. VI, Jeanne d’Arc. Savonarole, Introduction, p. III. 

8 Jeanne d’Arc guerrière (Paris, 1907), pp. 87, 91, 122. 

9 Une remarquable étude en a été récemment publiée sous ce titre : Le Siège d’Orléans et Jeanne d’Arc, par H. Baraude. Revue des questions historiques, juillet et octobre 1906 et janvier 1907. 

10 Il faut y ajouter le témoignage de l’aumônier Pasquerel, déposant au procès de réhabilitation. Le vendredi soir 6 mai 1429, Jeanne lui adressa ces paroles : « Elle me dit à moi qui parle, qui alors étais auprès d’elle : « Levez-vous demain au point du jour, vous aurez plus à faire qu’aujourd’hui, et faites du mieux que vous pourrez. Tenez-vous toujours près de moi, parce que demain j’aurai plus à faire et de plus grandes choses que je n’en ai eu jamais, et il sortira du sang de mon corps au-dessus du sein. » Procès, t. III, p. 109. 

11 Aperçus nouveaux, pp. 75, 76. – Cf. un article intitulé : Jeanne d’Arc et le surnaturel, dans la Revue catholique de Bordeaux, 10-25 mai 1894.

– La date exacte est le 22 et non le 12 avril. 

12 H. Baraude, étude citée, Revue des questions historiques, janvier 1907, p. 65. 

13 Cf. Noël Valois, Un nouveau témoignage sur Jeanne d’Arc. Réponse d’un clerc parisien à l’apologie de la Pucelle par Gerson (1429). Annuaire-Bulletin de la Société de l’Histoire de France, année 1906. 

14 Cf. Germain Lefèvre-Pontalis, Un détail du siège de Paris par Jeanne d’Arc, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, t. XLVI (année 1885). 

15 Procès, t. 1, pp. 106, 109. 

16 On lira sur ce point avec intérêt, mais non sans quelque précaution critique, le travail du P. Ayroles : La Vénérable Jeanne d’Arc prophétisée et prophétesse, dans la Revue des questions historiques, janvier 1906, pp. 18 et suiv. 

17 M. le chanoine Dunand s’est acquis un mérite spécial par son mémoire intitulé : L’Abjuration du cimetière de Saint-Ouen, compris ensuite dans la deuxième série de ses Études critiques d’après les textes sur l’histoire de Jeanne d’Arc (1903). – Cf. l’étude publiée sur le même sujet par M. le chanoine Ulysse Chevalier : L’Abjuration, etc., et l’authenticité de sa formule (1902). – On a essayé de préciser encore davantage dans un travail inséré dans la Revue des questions historiques, avril 1903. 

18 C’est à la profonde impression produite sur l’auteur, alors tout jeune homme, par la lecture passionnée du procès de condamnation, que nous attribuons en bonne partie la bienveillance du public à l’égard de la Jeanne d’Arc publiée par la maison Alfred Mame et fils, de Tours, dont la première édition parut en 1868, et qui, depuis cette date, sous des formes diverses, a été et est encore beaucoup lue. 

19 Voir pour l’Allemagne le récent et remarquable travail de M. Georges Goyau : Jeanne d’Arc devant l’opinion allemande. – Rappelons pour la Russie l’essai de M. le général Dragomirov. (Paris, 1899.) 

20 On en trouve un nouveau témoignage dans le livre récent de Lady Amabel Kerr, dont une traduction française a été publiée par M. L. de Bauriez sous ce titre : Jeanne d’Arc glorifiée par une Anglaise (1903). – Nous sommes heureux de signaler plus récemment encore l’important ouvrage de M. Andrew Lang, The Maid of France. (Londres, 1908.) 

21 On a pu lire dans la Revue de Paris (1er février 1902, p. 580) les lignes suivantes destinées à diminuer la valeur du témoignage de Pasquerel : « Frère Pasquerel était lecteur, c’est-à-dire qu’il n’était pas entré dans les ordres sacrés. Fort jeune, sans doute, et d’humeur errante, comme alors beaucoup de moines mendiants, il avait le goût des choses merveilleuses et une extrême crédulité... Le lendemain, le bon père l’ouït en confession et chanta la messe devant elle. Il devint son aumônier et ne la quitta plus. » – Il n’est personne un peu au courant qui ne sache que le mot lecteur, dans un texte tel que la déposition de Pasquerel, n’a aucun rapport avec les ordres ecclésiastiques. Il veut dire professeur, et ici professeur de théologie, c’est-à-dire qu’il implique des conséquences tout opposées à celle qu’on en veut tirer. Voyez-vous d’ailleurs ce simple clerc, puisqu’on le prend pour tel, non pourvu encore des ordres sacrés, et qui néanmoins, dès le lendemain, entend Jeanne en confession et chante la messe devant elle ? Cela passe les bornes permises, surtout à un écrivain qui a coutume, ici et ailleurs, de faire étalage, en ce qui touche à la religion et à l’Église, d’une érudition prétentieusement ironique. – Nous devons ajouter que cette bévue a été corrigée depuis par son auteur dans la Vie de Jeanne d’Arc en deux volumes publiée par lui en 1908, ouvrage d’ailleurs sans portée historique et, ce qui est plus surprenant, sans grand agrément littéraire. 

22 Cf. Revue de Paris, 15 mars 1907, p. 280, à propos du séjour de Jeanne chez Marguerite La Touroulde.

 

 

 

 

 

 

 

 

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