La grandeur dont chacun de nous porte en soi le type

 

 

 

 

 

 

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SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA plus importante des révélations qui m’aient été faites au sujet du sens de la vie – ce secret à la poursuite duquel se sont acharnés tant de philosophes, et dont la découverte est pour l’homme d’une telle conséquence ! – ne m’a pas été apportée par des professeurs éminentissimes, ni par des docteurs en théologie chamarrés de titres, mais par un fait, en soi insignifiant, et des plus banal.

Je n’avais qu’à peine dix-huit ans et brûlais d’acquérir la connaissance. Je me désespérais de n’y pas atteindre. Mystique par l’essence même de mon tempérament, j’avais le malheur d’être doué d’un esprit critique assez pénétrant et d’une impitoyable vigilance. Je m’abandonnais bien au rêve, mais non sans en être aussitôt relevé par de brusques assauts de réalité. Le surnaturel m’attirait, et l’inconnaissable, mais je n’échappais pas aux forces de la vie. Même si j’avais fui leur étreinte, elles se seraient rapidement imposées à moi. J’étais fort pauvre et contraint de gagner mon pain et, par conséquent, en contact avec l’infortune et aux prises avec les difficultés auxquelles sont naturellement voués les déshérités et les opprimés. C’est dans ces circonstances que devait m’être offert assez bizarrement le message à quoi j’ai fait allusion.

J’y avais été préparé par la double nature de mes facultés, je le répète donc. Celles-ci, comme je l’ai indiqué, tendaient à associer en moi à la froide et amère perception des affaires du monde une avidité singulière des voluptés du mystère et du fantastique. Il est certain que, dans une vie d’homme, rien n’advient qu’il n’ait désiré, en bien comme en mal.

La lumière affleure de partout et l’éternel passe cent fois par jour sur notre chemin. Si nos yeux n’étaient pas orientés vers la seule matière et vers les accidents du monde temporel, nous en serions vite frappés. Mais il n’est pas au pouvoir des hommes de ce temps de regarder du côté des choses invisibles. La folle prétention dont ils sont marqués est de tout expliquer par les théorèmes et de justifier l’univers par des équations. Ils en reviendront. Les hommes réputés les plus doctes sont très probablement les plus ignorants, Nous nous gorgeons de papiers imprimés sur lesquels pullulent les formules et les aphorismes, comme les ânes font des chardons aux feuilles acérées. Pour parvenir à la possession de la vérité, nous aurions besoin d’oublier beaucoup de ces sciences dérisoires et vides qu’on nous a inculquées sur les bancs crasseux de l’école et qui ne correspondent à rien de profond. La « vraie vie » est ailleurs, et la connaissance.

Ce qu’on appelle la Sagesse des Nations, qui s’est formée de dictons hérités de la tradition et qui se transmet d’âge en âge par les gens de la terre et les artisans, en constitue, au contraire, la somme véritable ; parmi les proverbes qui courent les rues et que l’on colporte à travers les fermes et dans les échoppes, il y a plus de profondeur et plus de vertu efficace que dans Spinoza et que dans Spencer. Les moindres outils de travail et les fruits des arbres en sont les symboles et ils en disent plus long sur toutes les énigmes avec lesquelles chacun de nous est en relations que les ouvrages de ces fabricants de métaphysique. La Vérité de la vie est inscrite dans l’aile de l’oiseau et dans la ligne régulière du sillon, comme dans l’alvéole de la ruche et dans l’architecture flottante des toiles d’araignée. Il n’est pas un laboratoire où se déroulent plus d’expériences que chez le scarabée ou chez la fourmi, ou même, plus simplement, dans la fraîche corolle de la marguerite ou de la gentiane. Ces propositions que j’avance trouveraient plus facilement des preuves que celles de Copernic ou de Einstein.

Mon antagonisme latent avec mes confrères – antagonisme dont, sans doute, aucun d’eux ne s’est formellement défini les causes – n’a découlé que du caractère de mes aptitudes et de leur tendance purement spirituelle. Dès que j’ai commencé d’écrire, je leur ai fait l’effet d’un homme qui aurait débarqué d’une autre planète. Car, dans l’art que je pratiquais, je cherchais moins à composer des phrases élégantes et conformes au canon du Beau alors en honneur, qu’à exprimer mes inquiétudes touchant des problèmes de croyances auxquels ils étaient fort loin de s’intéresser. Comme je publiais mes Essais, j’avais l’air d’un homme de Lettres ; j’étais donc amené à mêler mon nom à ceux des écrivains professionnels. J’en fréquentais les milieux, sans m’y plaire. Ils ne parlaient que du tirage de leurs volumes et des bénéfices qu’ils en récoltaient. Ce n’était point mon propos. Avec de pareils entretiens, mes confrères ne réussissaient qu’à m’éloigner d’eux. En leur compagnie, je me sentais seul.

Je n’étais entré dans les Lettres que pour m’y comporter en missionnaire. Quoi qu’on ait pu penser de mon travail, on ne l’a vu que superficiellement du moment qu’on a méconnu ce premier principe. J’avoue avoir aimé la gloire, mais fort peu de temps, et à mes débuts. J’écrivais pour entrer en communication avec l’univers, et j’y voyais un acte religieux. Souhaitant me faire entendre de la foule, non pour en être applaudi, mais suivi, je n’apercevais pas d’autre chemin entre moi et elle que la renommée. Quand je me rendis compte de ce qu’elle valait et du peu de bienfait qu’impliquait son acquisition, j’en fus rassasié.

Travailler au salut de l’humanité m’eût été un bien. Tout s’en allait à la dérive et à contre sens. Le siècle où j’étais né terminait sa course. Il avait vu Chateaubriand et Napoléon, Victor Hugo, Lamartine, Baudelaire et Berlioz, Rodin et Verlaine. Ce dernier qui vivait encore m’était familier. Je regardais les dieux vieillir et la Croix tomber. Une idolâtrie insensée juchait, à sa place, sur un socle de marbre et d’or, la Science sans regard et, devant cette figure glacée, la populace se prosternait, comme elle l’avait fait devant Jésus-Christ. Mais la nouvelle divinité dont l’homme attendait tant de gloire et tant de bonheur ne l’engageait que sur une route sanglante et, après l’avoir affolée de rêves imbéciles, elle devait la précipiter dans d’affreux charniers où elle allait trouver son propre néant.

Issu d’une famille qui avait compté quelques gens d’Église, des soldats, des poètes et des juristes, je n’étais pas près de mêler ma voix au chœur des athées. Mon père pourtant en était un et des plus sincères. Mais je m’élevai contre ses vues et proclamai ma rupture avec lui. Dans mes premières publications, je m’annonçais comme féru de miséricorde et d’apostolat. Sans les formuler en termes très clairs, et dans le langage d’un enfant plutôt que d’un homme, j’en disais mon culte. Je traçais donc entre mon père et moi une inexorable ligne de démarcation que je ne devais plus franchir et dont le trait n’a fait que s’accentuer avec les années.

Dans ma génération, il n’y avait pas que des fanatiques de matérialisme. Je m’adressai donc publiquement à ces dissidents. Nous fîmes route ensemble. Pendant un moment, j’eus mon groupe qui n’a pas donné que des faux talents. Des poètes puissants y figurent et l’ont illustré. Mais nous ne pouvions pas rester toujours d’accord et il arriva un moment où chacun dut chercher sa propre voie. Je me tournai vers le théâtre, à l’aide duquel je me flattais d’éduquer les masses.

Le premier ouvrage que j’ai composé dans ce sentiment a été une grande pièce en prose, La Tragédie du Nouveau Christ, que je fis paraître en 1901. C’était la mise en action de la vie d’un prophète moderne, surgissant des bas-fonds du peuple et s’avançant à travers une cité de lucre et de haine pour y prêcher son Évangile d’amour. Dieu avait endossé le vêtement de l’homme ordinaire et il se mêlait aux simples. Il n’y paraissait que pour son malheur. Ses disciples eux-mêmes, en croyant agir selon sa doctrine, ne faisaient que la trahir. À la faveur d’une fiction dramatique, c’était proclamer la faillite de mes espérances. Toutefois, je devais continuer à suivre ma route. Mais cette fois, nul ne m’y suivait et, en effet, j’y suis demeuré séparé de tous.

Il m’arriva bien d’être loué pour certains des ouvrages que j’avais écris, mais les applaudissements qu’ils m’avaient valus, quand je sentais qu’ils ne s’adressaient en moi qu’à l’artiste, ne me convenaient guère, et le bruit du vent sur les cimes n’a pas plus d’intérêt pour l’ermite de la solitude que n’en offrait ce tumulte de vanités. J’avais rêvé d’autre chose : un geste d’amour, un salut de fraternité, un mouvement du oœur.

Lorsque je voyais mes confrères se préoccuper de la forme de leur travail et borner à un choix spécieux de vocables et d’épithètes toute leur ambition, je me sentais plus près de les mépriser que de me rapprocher d’eux. La littérature n’est certainement pas un jeu de maniaques. Elle représente la plus haute expression de la foi humaine. Le prêtre qui monte à l’autel, qui reçoit l’homme en confession et qui distribue les saintes huiles, et touche de l’eau consacrée le front de l’enfant, ne fait rien de plus remarquable que le poète lorsque celui-ci traduit dans ses vers le rêve d’une nation ou qu’il en réfléchit les espérances. C’est à quoi je m’attachais. Je m’imaginais que j’avais reçu le mot d’ordre de l’Éternel et qu’il m’était échu de le transmettre. Ce mot d’ordre, c’était Charité et compréhension. L’homme devait être protégé contre sa tentation à s’avilir, car le germe avait été déposé en lui d’une grandeur inouïe et inexpugnable et cette grandeur correspondait pour chaque profession à un idéal comme l’étude du mystère qui lui était propre. Telle était mon idée de l’univers. Je l’avais reçue au moment que j’ai indiqué au commencement de ces pages. J’ai l’air de dire des choses peu cohérentes et invraisemblables. Ce serait les mal saisir que de les croire telles. Et s’il n’y avait sur cette terre que cette évolution de réalités à l’aspect grossier et désordonné qui sont habituelles à la masse des hommes ordinaires et qu’ils considèrent comme seules importantes, la vie ne constituerait qu’un cauchemar ignoble et elle se solderait finalement à la manière d’une sordide mystification. Or, elle n’est pas cela !

L’imagination populaire, qui se plaît à envelopper de surnaturel toutes les découvertes opérées par l’homme, commet une erreur. Dans la vie des savants ou des créateurs qui ont fait avancer notre connaissance, il ne s’est jamais rien passé qui ait un tel caractère. Quand on le croit, on se trompe. En quelque domaine que ce soit, tout supplément de vérité n’a été obtenu que par une espèce d’illumination, par une prise de contact avec l’Inconnu, comme il s’en produit quand la nuée dégage de la foudre et que l’éclair apparaît à travers le ciel.

Je le répète, tout baigne dans le divin, et ce n’est pas la faute de ses saints ni de Jésus-Christ ni des grands esprits qui ont traversé cette terre de malédiction si la majorité des hommes n’est pas encore parvenue à s’en rendre compte. Les animaux, les plantes, les pierres, l’eau et le vent ne sont pas moins imprégnés que l’homme d’un pareil fluide

Rien ne s’expliquerait en ce monde sans la présence d’un esprit flottant à travers l’espace et se servant pour ses messages des êtres de cette terre et de ses objets. Tout ce qui étonne les hommes que nous sommes a dans ce fait sa justification. Quand l’oignon se couvre de toutes ses peaux en raison du froid de l’hiver en marche, c’est qu’il en a reçu l’avertissement. Moïse et Ézéchiel sont de même instruits à l’avance des évènements qui regardent les nations, et ce n’est pas plus incroyable et plus remarquable. Que sommes-nous de plus que l’herbe des champs que nous dédaignons ? N’est-elle pas, dans sa petite sphère, l’interprète de Dieu ? Dieu est partout et en tout.

En 1895, j’appartenais, depuis deux ans déjà, à la Compagnie de l’Ouest. La protection de l’un de mes parents m’y avait fait obtenir un modeste emploi grâce auquel je touchais à la fin du mois un petit pécule. Le bureau où je travaillais dépendait du Service Technique et le chef en était M. Lecomte que je n’y ai vu passer que cinq ou six. fois en près de quatre ans, mais dont j’ai conservé le meilleur souvenir, car il s’est envers moi montré excellent. Nos bureaux se trouvaient situés boulevard Gouvion-Saint-Cyr. C’était dans une fort banale maison de rapport, à l’angle d’une rue dont je ne saurais aujourd’hui reproduire ici le nom. Je m’y rendais de très bonne heure, et comme j’habitais rue Rodier, non loin de Montmartre, j’étais, pour y paraître à l’heure, dans l’obligation de me lever tôt et, quelquefois, avant la pointe du jour. À midi, on nous libérait et nous allions déjeuner. Nous étions rentrés à une heure et demie et en avions jusqu’à la fin de l’après-midi. Souvent, le crépuscule tombait quand je regagnais Montmartre. L’hiver, je ne voyais le jour, qu’un très court moment.

Notre bureau avait été créé pour une tâche bien définie ! On y préparait le projet d’un chemin de fer métropolitain, moyen de traction électrique dont la capitale n’était pas pourvue mais qui fonctionnait à Londres. Des ingénieurs jeunes et sagaces travaillaient à des plans et à des épures, auxquels je n’ai jamais rien entendu et dont je n’avais pas à m’occuper. J’en aurais certainement été incapable. La tâche qui m’était dévolue était des plus simples. On m’avait mis à la correspondance : je recopiais des minutes, en vue des archives. On ignorait la machine à écrire et je n’ai jamais été doté d’une bonne écriture. C’était donc sous une forme hiéroglyphique et absolument inintelligible pour le profane que je transcrivais mes textes. Je ne pense pas que mon travail ait jamais servi. Mais le chef de bureau avait pour instructions de me donner ces copies à écrire. Il le faisait à contrecœur, et en déplorant certainement d’avoir à garder près de lui un employé si bizarre. Par égard pour mon protecteur, il n’en disait rien.

Dans les pièces voisines du bureau de M. Cohen (c’était le nom de ce chef indulgent) s’agitait tout un personnel aux yeux duquel je devais faire fort piètre figure et que, de mon côté, je négligeais fort. C’étaient des ingénieurs des Ponts et Chaussées, des mathématiciens et des géologues. Ils passaient des journées à faire des calculs et à tracer des figures pour moi inconcevables. Si je n’avais été très borné dans mes facultés et fermé à tout ce qui m’éloignait de mes fantaisies et de mes chimères, j’aurais pu me tourner vers ces doctes hommes et ils m’auraient infiniment instruit. Mais je n’y prenais nullement garde et ne vivais dans ce bureau qu’à la façon d’un étranger qui se glisse dans un lieu où sa place n’a jamais été réservée et ne s’y maintient que par intérêt. Je n’ai que trop souvent vécu en cet état là, et en plus d’endroits, certainement, que je ne saurais le dire. À ce bureau du Métropolitain, je ne parlais donc qu’à peu de personnes, et encore était-ce par convenance et sans m’attarder. J’ai fait partie de ce monde de savants, sans y adhérer, ni m’y attacher, ni même en connaître l’activité. Mes dieux étaient loin d’eux, dans une autre sphère !

Parmi mes compagnons de ce bureau, il se trouva que l’un des plus effacés et des plus modestes tomba malade et, peu de temps après, on apprit sa mort. Si les anciens de la Compagnie en manifestèrent un certain chagrin, comme il est naturel quand un homme qui nous est connu s’en va de cette terre, il n’en fut pas de même pour moi qui n’avais guère entretenu avec lui que des relations banales. À l’heure actuelle, je me reprocherais volontiers mon manque d’émotion à la nouvelle de sa mort. Le fait qu’un individu abandonne la vie est chargé d’une si mystérieuse signification qu’il touche les plus secs. Les générations font une ronde autour de la terre et celui que la Dame à la faulx attrape par le bras afin de l’emmener au sombre royaume peut être qualifié de courrier envoyé des morts et regardé comme leur ambassadeur. Un tel évènement est donc un signal. J’étais jeune, je ne me souciais que des seules choses de l’esprit. À part les rares privilégiés au destin desquels je prêtais une valeur vraiment authentique, je regardais la masse des hommes comme sans importance. Que celui-ci ou que celui-là rentrât dans la nuit me semblait finalement inintéressant. La vie avait ailleurs son domaine réel, et ce qui se passait à côté de nous, dans le monde visible, était illusoire et accidentel. Telle était mon humeur, cette époque-là !

Le disparu m’avait donc laissé plus qu’indifférent ! Je ne pourrais dire aujourd’hui ni quelle situation avait été la sienne à notre bureau, ni quelle âme reflétait sa physionomie, ni à la suite de quelle maladie il avait quitté cette terre. J’ai oublié jusqu’à son nom, tombé à l’abîme. Cet homme avec lequel j’avais évidemment échangé des centaines de fois des coups de chapeau et dans le voisinage de qui j’avais travaillé durant de longs mois, s’est aussi totalement effacé de mon horizon que s’il n’avait pas été. Dans nos mémoires passent des formes sans épaisseur et qui ne laissent pas de traces. Et cependant – c’est, là où je voulais en venir –, cet homme qui s’est anéanti à mes propres yeux a été pour moi l’occasion d’une révélation spirituelle de l’ordre le plus singulier et le plus considérable et, après un nombre d’années inusité, je peux dire que j’en suis encore le bénéficiaire.

Un jour de février ou de mars de cette année-là, la nouvelle nous ayant été apportée à notre bureau que cet employé, notre camarade, venait de mourir, il fut décidé, en haut lieu, à la suite d’un décret de M. Lecomte que des obsèques lui seraient faites par la Compagnie et que, par exception, le bureau chômerait dans la matinée. Ma surprise fut grande. Jamais je n’aurais supposé que la mort de cet homme sans nom selon moi, et d’un rang certainement des plus inférieurs, pût provoquer chez ses collègues une si extraordinaire perturbation. Était-il donc moins secondaire que je ne l’avais cru antérieurement ? Il ne se distinguait par aucun grade et je savais qu’il ne remplissait à notre bureau qu’une besogne dont n’importe qui eût pu s’acquitter. Quelle avait donc été la pensée de M. Lecomte ? J’étais si peu lié avec le défunt que la nécessité de me rendre à son enterrement ne se présentait à mes yeux que comme une corvée.

Au jour dit, et à l’heure fixée, je ne m’en trouvais pas moins à l’église. C’était, à Levallois-Perret, passé le bastion. Des maisons plus ou moins poussiéreuses et verdies de lèpres, bordaient la rue. L’église était comme un bateau qu’on a renversé. Des tableaux dont les ciels et les figures peintes s’écaillaient par l’humidité ou par le travail chimique des couleurs étaient à faire peur. Un orgue enroué et rachitique exhalait des sons de calamité. Une sorte de glauque sudation coulait des piliers comme s’ils eussent souffert et qu’ils fussent à l’agonie.

Sur des fauteuils drapés de noir s’étaient assis la veuve et les parents du mort. La plupart portaient des vêtements de cérémonie, mais luisants et élimés. Je remarquais qu’au premier rang de l’assistance, se tenaient tous les dignitaires de notre bureau, notamment M. Lecomte. Pour qu’il se fût mis à cette place, lui qu’on n’apercevait chez nous qu’aux grandes circonstances, il fallait que le mort eût paru à ses yeux d’une extrême noblesse. J’éprouvais de ce fait, beaucoup d’étonnement.

J’étais à cette époque un grand lecteur d’Homère et des Évangiles. Était-ce l’esprit du Christ qui animait ces hommes et les amenait à prier autour de cette bière ? Des versets du « Sermon sur la montagne » chantaient dans ma tête ; je me rappelais l’épisode du porcher Eumée dans le livre adorable de l’ » Odyssée » et la façon dont sa vieille et fidèle nourrice, ayant lavé les pieds d’Ulysse, l’avait reconnu à une cicatrice. Où était donc la grandeur ? Ce n’était pas que dans les livres et dans les places attribuées à la force et à la richesse ? Dieu l’avait partagée entre tous les hommes et le plus humble y pouvait aspirer, fût-il au dernier rang de la société ! Mais cette grandeur, d’où venait-elle ? Était-ce, comme le prétendait le christianisme, de l’élévation spirituelle de l’homme et de son courage ? En ce cas, le mort dont nous entourions ce simple cercueil n’avait point particulièrement droit à notre ferveur. Pour quelles raisons M. Lecomte s’était-il ainsi dérangé et qu’avait-il donc honoré en ce modeste employé ! Je me posais ces diverses questions et ne parvenais pas à les résoudre.

Tout à coup, il se fit en moi une étrange lumière, comme si, dans la nuit de mon âme, le voile s’était déchiré. Le corps de l’homme qui était couché dans cette bière se souleva dans une sorte de rayonnement, quelque chose de surnaturel irradiait de lui, sur son front étincelaient le compas et la règle d’or, et il me parut qu’une voix me disait de les regarder et d’en interpréter pour moi-même le sens sibyllin. Le mystère des choses m’était révélé sans que je m’y fusse appliqué et comme malgré moi. C’était évidemment par l’effet d’un signe.

La CONNAISSANCE n’était donc pas que dans les bibliothèques et à la Sorbonne. Les prêtres et les sages en avaient reçu le dépôt, et, sans doute les hommes de science et les professeurs, mais pas eux seulement. C’était un bien universellement répandu et dont il appartenait au MOINS DIPLÔMÉ de tirer profit. Dans le plus infime et le plus médiocre des hommes de Dieu, il existait comme un point invisible par lequel chacun pouvait approcher de l’Inconnaissable. La VÉRITÉ avait l’aspect d’une lampe. Ce n’était pas celle qui luisait le soir sur la nappe, ni qui étincelait sur les dominos et sur la feuille du journal que lit le grand-père autour de la table. C’était un appareil dont la lueur n’était perceptible que pour l’Esprit et par lequel le corps des objets comme celui des hommes était transpercé. La vue de l’âme la rendait accessible à chacun de nous et la culture de la grandeur en pouvait être éclairée.

Ce fut une ILLUMINATION et, en une seconde, mon cerveau en fut pénétré. J’étais près du portail de pierre dont la porte s’était ouverte pour le passage du cortège. Un souffle émanait des pierres de la nef et ce souffle apportait avec lui le froid de la mort. L’église s’était vidée de ses assistants, je les voyais se faufiler entre les rangées de chaises bousculées et se hâter vers la famille, dans leur désir de s’acquitter le plus vite possible d’un devoir jugé surérogatoire. Je restai à l’écart, comme perdu dans un rêve inimaginable. Si l’on avait pu lire au fond de mon cœur, on y aurait surpris des mouvements de béatitude. Ce mort, que j’avais délaissé, venait de m’apporter de la vie.

Un moment après, nous étions dehors, dans la rue brumeuse et humide, derrière la voiture où dormait notre camarade. Des chapeaux haut de forme constituaient d’opaques ornements dans la main gantée des notables et dans celle du plus pauvre de nos collègues. Je me mis en route avec eux, les écoutant parler du disparu. J’étais, à son égard, dévoré de curiosité. Peut-être avait-il fait la preuve d’une personnalité particulière dont la médiocrité de sa condition m’avait, à moi, profane, caché la valeur ? Tous les hommes n’ont pas des dehors brillants. De ce que racontaient pourtant ses anciens, il ne se dégageait absolument rien. Cet homme avait dû honnêtement remplir ses fonctions et il s’y était enfermé comme un terrassier qui creuse une tranchée, ou comme le porion qui parcourt en silence les galeries ténébreuses et étroites d’une mine. Il n’avait par lui-même rien fait de notable. L’œuvre de la communauté dont il avait été l’un des ouvriers le recouvrait seule de sa gloire, et ornait de lumière son visage sans vie.

L’homme est un héros inconscient, me disais-je maintenant, et il appartient à chacun de se réaliser dans l’éternel !...

C’était la conclusion de mes réflexions. Jusqu’alors, je n’avais pressenti aucune de ces vues. Né avec un tempérament plutôt optimiste, et qui me portait à aimer les hommes ou plutôt à les excuser et à leur faire naturellement confiance, je m’en étais vu longtemps détourné, mes premiers efforts pour m’en rapprocher m’ayant désappointé et découragé et, en quelque sorte irrité contre eux. Je me rappelle qu’à mon retour de Suisse, je me jetais au-devant des plus malheureux et des plus suspects, prêt à les arracher à leur misère et à faire de chacun un nouvel ami. Au lycée, je me liais avec des camarades et me consumais du désir de les retenir près de moi, leur jurant pour ma part une fidèle tendresse ! Je n’avais pas été payé de retour. J’aurais voulu aller vers tous et les embrasser. Mais, dès mon premier contact avec les meilleurs, il s’élevait entre nous une étrange barrière, et nous n’arrivions pas à la franchir. Tout s’était donc achevé pour moi par des désenchantements d’une grande amertume.

À présent que je commençais à me faire connaître, je recevais des gens certains compliments qui auraient été de nature à me donner le change sur la qualité de leur sympathie. Je ne m’y laissais pas prendre. La nature m’a donné de bizarres antennes. La faculté est, en effet, en moi de dépister la vraie substance des êtres, et, en tous ceux devant qui je suis en présence, je flaire et découvre ce qui s’y cache. Aucun cœur ne m’est invisible, et aucune pensée. Avec autant de naturel que le cocker qui suit le gibier à la trace, et que n’égarent ni les broussailles ni les circuits qui serpentent, parmi les rochers et dans la bruyère, je cours à l’essence qui anime chacun et en inscris la formule dans ma tête. Pourvu de cette atroce lucidité, je puis dire que jamais je n’ai été dupe, même des personnes qui m’ont le plus intéressé ou le plus séduit. Dans la société la plus raffinée, aussi bien des hommes que des femmes les plus attirantes, je me suis toujours aperçu de leur malodorante putréfaction. Sauf dans mes rapports avec quelques êtres dont le corps n’était à mes yeux que l’habit d’un ange, je suis donc à peu près partout sur la défensive.

Avec une aussi hypocondriaque conception du monde qui était la mienne, surtout dans la période de temps qui a précédé la révélation à laquelle, présentement, je me réfère – je n’avais le choix qu’entre le suicide ou la religion. Je n’étais rattaché à l’humanité que par mon illusion de lui être utile et de la servir. Je ne pouvais continuer d’en souffrir sans me trouver amené à m’en séparer, soit en me faisant sauter la cervelle, soit en me réfugiant dans un monastère, soit en tombant dans l’ivrognerie et dans la débauche. Chatterton, Rancé, Musset et Baudelaire sont des exemples différents de l’état d’esprit dans lequel je pouvais finir par tomber un jour en persévérant dans mon pessimisme. J’ignore laquelle de ces routes j’aurais prise si la révolution dont j’ai raconté plus haut l’origine ne s’était produite en moi.

Dans l’incertitude de l’avenir, je m’étais donc trouvé comme à un carrefour, y attendant la réponse du destin, quand par l’entremise de ce mort, mon collègue de l’Ouest, la vérité m’était tout à coup apparue. Le voile de ténèbres s’était dissous et une miraculeuse clarté s’avança au devant de mon ignorance. Les pauvres et les opprimés, les innocents et les ignares, les cancres et les humiliés se profilèrent soudain comme sur un fond d’or, le front coiffé de l’auréole des saints ainsi que l’étaient ceux de ses disciples que, dans l’auberge d’Emmaüs, le Christ ressuscité avait rassemblés autour de sa table et enseignés pour la vie éternelle. Il n’y avait pas d’homme qui fût consacré à l’avilissement et voué à la boue par décret du ciel. Au contraire, partout des héros étaient en puissance et leur retour à la grandeur ne dépendait que d’eux-mêmes. Chez les marchands de vin où je mangeais ne prenaient place que des pauvres gens d’humble condition, des ouvriers maçons, et des cochers. Je les regardais avec amitié, et je me disais que, par leur métier, qui avait l’air si plat et si vulgaire, eux aussi étaient en rapport avec l’Éternel et qu’il leur appartenait de nous en instruire !

Comment ne m’en étais-je pas encore aperçu ? L’homme n’est misérable que diminué de ses instruments de travail et de ses outils. Ce sont là, pour chacun de nous, les armes et les insignes d’une noblesse possible. Arrachez de sa profession, c’est-à-dire de sa tente de guerre, de son laboratoire ou de son atelier, le plus admiré et le plus éminent des hommes, il n’apparaîtra souvent que sans intérêt. Dans un ordre moins conséquent, mais toutefois encore remarquable, le charron et le charpentier pouvaient aussi figurer. Il y avait évidemment des gens inégaux par l’intelligence, mais, parmi eux, il n’en était pas de DÉPOSSÉDÉ en tant que héros.

Ce vieil employé de bureau de l’Ouest, cet individu au costume râpé et à l’apparence plus que dérisoire, il avait coopéré à une œuvre considérable et il y avait montré tant d’abnégation et tant de conscience que ses chefs, des princes par rapport à lui, s’étaient fait un devoir de lui rendre hommage, en présence de tous. Grâce à ses connaissances en géométrie, armé de son compas et de sa règle, il avait eu aussi sa part dans la construction d’une voie de transport encore inconnue et cette construction qui le dépassait allait lui rendre témoignage durant le cours des années. L’infini des mathématiques qui se mêle en partie à celui des rêves l’avait eu pour interprète et il lui était donc permis de s’en glorifier. Je n’avais pas été en mesure de le bien comprendre, et c’est moi, en la circonstance, qui avais eu tort. Mon esprit n’était que borné et, dans ma vanité de clerc, j’avais commis le péché. Il fallait sortir de sa propre classe et de son orgueil. Tout homme avait à s’accuser comme je m’accusais. La plus monstrueuse des folies était celle qui donnait à l’homme le sentiment inné de sa prééminence, en raison seulement du genre de culture auquel il avait eu la chance d’avoir pu se destiner. Le premier homme qui avait posé deux pierres l’une sur l’autre, et qui les avait reliées par de la terre glaise, avait eu l’âme d’un inventeur au même titre que les Curie ou que Stephenson. Et celui qui, avant tout autre, avait fait servir un morceau de toile à la manœuvre d’un bateau et à sa navigation n’avait pas eu moins de génie que les aviateurs de la première heure. Le télégraphe, le téléphone et la télégraphie sans fil qui avaient déconcerté nos générations s’enveloppaient de moins de mystère que la découverte du feu, ou que l’utilisation du courant d’un fleuve pour actionner un moulin.

L’univers était comme un vaste et obscur palais aux mille et mille bizarres compartiments et aucun ne communiquait avec son voisin. Dans chacun existait un genre d’activité auquel s’attachaient des êtres obscurs qui, tous, étaient reliés à des forces puissantes, incompréhensibles pour le profane, mais également redoutables. Voilà ce dont il convenait enfin de se faire une image exacte ! Les abeilles qui pétrissent la cire dans la ruche, font ainsi leur tâche, et la fourmi dans le labyrinthe de sable où elle gîte, et la taupe à travers ses galeries terreuses, le coquillage aux écailles de nacre irisée qui se colle à la roche toute couverte d’algues et de plantes marines et le simple ver auquel le terrain caillouteux sert de château fort ! La vie qui se développe partout était également féconde en chaque chose et également dépositaire des secrets de Dieu.

Je méditai sur cette pensée et en tirai des conséquences qui semblèrent étendre aussitôt le champ inexploré de mes connaissances en même temps qu’elles allaient jeter dans mon cœur les bases d’une nouvelle vue de l’homme propre à me libérer de mon pessimisme. J’avais brisé l’enveloppe des choses et j’en tenais le noyau dans la main. Le gland contient le chêne à l’épais et souverain feuillage et, de même, dans une goutte de sperme peuvent être aussi bien César que Sophocle et Pierre de Ronsard. Je voyais à présent l’homme à son labeur, comme un messager de Dieu. À l’ombre du toit qui le recouvrait, il travaillait sous le regard de ses protecteurs : les patrons de son art, et les morts qui l’avaient formé. C’était la grande loi. Dans l’atelier du menuisier était Saint Joseph, à la proue de la barque du passeur d’eau se tenait debout Saint Christophe, et, parmi les allées du pépiniériste, Saint Fiacre marchait, sa bêche à la main. Du dehors, qui avait jamais entrevu ces saints ? Il y fallait le pénétrant regard de l’âme et peu nombreux étaient ceux-là qui en disposaient. J’étais frappé de la présence des dieux. À côté du rabot ou de l’arrosoir, à côté de la roue ou de la rame, leur silhouette se détachait. Il fallait être du métier pour songer à eux. Quand j’écris, il m’arrive d’invoquer Homère. Mes morts en secret guident ma main sur les feuilles de papier que je charge du dessin noir de mes hiéroglyphes !

Souvent, je m’étais indigné de l’indifférence de la masse envers les poètes. Leur caractère de grandeur lui échappait-il ? Ils passent incompris de la multitude. Verlaine, qu’en ce même temps je fréquentais, n’était considéré que d’une faible élite. À quiconque le voyait passer dans la rue, il n’inspirait que de la compassion pour sa mine sordide. Son allure et ses mœurs le faisaient plutôt mépriser. On l’eût plus facilement confondu avec les clochards qui couchent sous les ponts qu’avec ses émules de l’Académie dont, cependant, aucun ne le valait. Il faut aux hommes l’apparat du costume et le prestige des décorations pour impressionner. Verlaine n’était en apparence qu’un affreux mendiant. Quand je déambulais en sa compagnie, je voyais les femmes s’écarter de devant sa face et les enfants de la rue le montrer du doigt. Moi qui le regardais comme beaucoup plus grand encore qu’un monarque, je m’en irritais. Mais les passants dont il excitait les sarcasmes ignoraient son œuvre par quoi il s’élevait au-dessus des hommes. Comment les blâmer de leur attitude ? À l’égard des hommes dont chacun, dans sa sphère, mérite le respect, ne nous conduisons-nous point de la même façon ? Et, sans doute, un simple artisan n’est aucunement comparable à un homme de cette envergure et, même s’il est savant dans son métier, il ne saurait être placé sur le même plan qu’un grand poète qui a ajouté à ce monde quelque chose d’unique et d’irremplaçable, mais il est vrai qu’il représente une dignité et que, de ce fait, il s’approche de Dieu. Jusqu’à présent, cette vérité nous était demeurée inintelligible.

Le soir de l’enterrement de mon collègue, je ne tenais plus en place. En possession de la clé d’or et de la lampe merveilleuse, je courais dans la nuit, comme un possédé. On eût dit que j’avais été chargé d’un précieux message et que j’avais hâte d’en faire part à mes familiers. Il était dans nos habitudes de nous retrouver, chaque soir, au CHAT NOIR. Cet établissement avait joui longtemps d’une vogue singulière. Outre la salle réservée aux buveurs, il s’y trouvait un théâtre. On y donnait des pièces d’ombres. Ces spectacles faisaient florès, mais le cabaret restait presque vide. Comme il arrive fréquemment à Paris, le mouvement, après s’y être porté, s’était déplacé. C’était sa solitude qui maintenant nous y attirait. Heureux d’y rester entre nous, nous y prolongions tard nos entretiens.

Quand j’y arrivai, cette fois-là, je n’y vis que Fleury et un Hollandais de mes camarades qui m’y attendait tous les soirs, car il logeait dans mon quartier et n’avait aucun travail. À peine étais-je assis à ma place habituelle que, m’ouvrant à eux de ma découverte, je leur fis part de l’évènement qui m’y avait disposé et des réflexions qui en résultaient.

Généralement, nos réunions se passaient en conversations assez décousues. Toujours replié sur moi-même, et m’évadant de la présence des hommes pour m’enfermer dans les espaces de ma rêverie, je ne retournais donc à eux que par intervalles. Mes camarades causaient entre eux, sans chercher à m’intéresser et respectaient mon silence. Mais, cette fois-là, ils me sentaient dans une extraordinaire exaltation.

– Les hommes ne sont pas ce qu’ils sont, en apparence, commençais-je par dire, et leur existence quotidienne n’est qu’un travestissement de leur vie réelle. Vous m’avez vu passer bien des fois d’un grand enthousiasme à l’hypocondrie et flotter entre ces deux pôles sans jamais réussir à en concilier les antinomies. Mais je ne méprisais ce monde que parce que l’ESPRIT dont il est l’écorce m’en semblait absent. Je ne m’étais pas rendu compte que toute chose ici-bas baigne dans l’éternel.

Ayant débuté de la sorte, je ne devais pas m’arrêter de toute la soirée. Mille pensées qui faisaient irruption en moi agitaient mon cœur. Ce n’était plus moi qui parlais, mais un personnage inconnu et inexplicable. J’en étais le représentant, et le messager. D’où m’arrivaient tant de visions hallucinantes, tant de paraboles, aux images étranges, tant de discours d’un caractère transcendantal et magique ? Peut-être du fond de ma race qui avait ses tombeaux dans le Jura et dont une foule de prêtres et de scribes, d’hommes d’armes et de grands terriens avaient formé la noblesse ? Ils avaient rempli leur mission et gouverné leurs troupeaux et leurs domestiques avec la gravité d’authentiques souverains. Ils reparaissaient sur la terre par mon entremise et c’étaient eux qui me dictaient ce que je disais. Nous sommes composés d’une cohue infinie de morts. Il suffit d’un hasard pour que s’ouvre en nous la porte invisible de leur sépulcre et que monte jusqu’à nous leur confuse rumeur.

Bien souvent, comme je m’entretenais avec mes amis, je leur avais parlé d’un certain hôtelier, du pays de Thoune, auquel j’avais dû de passer sur les bords du lac de ce nom trois mois enchanteurs. Je m’étais présenté chez lui, sans autre bagage qu’une maigre valise et sans autre passeport que ma jeunesse. J’avais eu ma chambre chez lui durant tout l’été et ainsi j’avais profité sans pouvoir en payer l’écot de sa GASTHAUS. Cet hôtelier se nommait Zimmermann (j’ai déjà parlé de lui dans un de mes livres). Je me demandais à présent s’il n’avait pas joué dans ma vie un rôle remarquable plus encore par son enseignement que par ses bienfaits. À Bethléem, l’aubergiste chez lequel Joseph avait cru pouvoir demander asile, l’avait mal reçu. Et Marie avait accouché dans l’étable empuantée de crottin et de bouse de vache où l’avait remisée cet homme brutal. Elle y était restée entre le bœuf et l’âne, et c’était là qu’était né le Seigneur. Mais l’hôtelier d’Oberhofen s’était montré pour moi plus charitable que l’homme de Bethléem pour la mère du Christ. S’il m’avait mis dehors, qu’aurais-je pu dire ? Je lui devais mon salut spirituel et mon avancement dans la science de la Charité.

Je revins donc à Zimmermann et fis, à ce propos, une parabole que je développai devant mes amis. Il y avait Bethléem où est né le Christ, et Emmaüs où il s’est assis après la résurrection. Dans la première de ces auberges, il n’a été accueilli que sur un fumier, dans l’autre, il n’est entré qu’à l’état de spectre. Et cependant, il s’agissait du Christ. Dans ces apparitions du Fils de Dieu, n’y a-t-il pas un sens caché et un enseignement ? J’en tirai mille déductions.

Les choses n’ont pas qu’un visage. Il n’y a pas d’activité qui ne se rattache à Dieu. L’homme qui s’y comporte en apôtre est son favori et, de siècle en siècle, il passera, escorté des anges.

Albert Fleury, dont le domicile était en banlieue, m’avait depuis longtemps quitté pour prendre son train, que je continuais d’expliquer mes vues à mon Hollandais. Il habitait passage Lamarck et moi, rue Rodier. C’était à vingt minutes à peine l’un de l’autre. Il m’avait trois ou quatre fois reconduit chez moi et je ne m’étais pas résigné à une séparation qui m’eût laissé seul. Les rues Clignancourt et la place d’Anvers étaient déjà presque vides. À de rares carreaux brillaient des lumières, qui disaient soit quelque travail, soit quelque méditation.

En levant les yeux vers ces lampes tardives, je me sentais traversé de mouvements divers. Qui habitait dans ces logements ? Et à quelle besogne se livraient ceux qui y veillaient ? Par quels liens s’y rattachaient-ils à la communauté et à l’éternel ? Je ne doutais pas que, dans les cellules que j’apercevais aux divers étages de ces hautes maisons, il ne se trouvât çà et là des âmes admirables. Si j’avais pu me réunir à elles, j’étais sûr d’y pouvoir offrir une bénédiction et un réconfort.

La nuit finissait. Quelques passants s’en allaient sous les nuées vaporeuses du ciel violacé. C’étaient des ouvriers partant vers l’usine, des laitiers avec leur produit pour leur clientèle, des gardiens de la paix solitaires dans le petit jour qui naissait à peine. Je dis adieu à mon ami, et rentrai chez moi. Ce n’était pas pour m’y coucher, car peu d’instants me séparaient du brillant matin et j’avais à me rendre à mon bureau. Je me jetai donc sur mon lit et ne fermai point les yeux.

Deux ou trois mois plus tard, j’avais écrit mon livre. C’était la Vie héroïque. J’en donnerai le titre complet, afin que le lecteur juge de mon dessein : La Vie héroïque des Aventuriers, des Poètes, des Rois et des Artisans, théorie du pathétique pour servir d’introduction à une tragédie ou à un roman. Telle était l’enseigne sous laquelle je le publiai.

J’avais travaillé dans la fougue de l’inspiration et ne m’en étais libéré que par suite du désir dont j’étais hanté d’annoncer au plus tôt mon Évangile. Comme j’étais destiné à produire aussi bien des pièces de théâtre que des romans, j’avais jugé obligatoire d’y faire allusion. Mais le sentiment dont j’avais surtout subi l’influence était d’enseigner aux hommes de cette terre le sens de la vie et d’en faire servir la doctrine à leur rédemption et à leur bonheur.

Cet ouvrage qui était formé de deux minces volumes d’un petit format, aurait pu facilement paraître en un seul. Pourquoi ai-je choisi un tel mode de publication ? Je n’en sais trop rien et la chose n’a pas d’importance. Dans le premier chapitre de mon travail, je résumais sous une forme lyrique mes sentiments de pessimisme à l’égard des hommes et de l’existence. « Le langage que l’on parle ici m’est inconnu », y disais-je d’une ville que je décrivais comme imaginaire, voulant indiquer par là que je n’en épousais pas la vulgarité et la platitude et que, derrière les drames qui s’y déroulaient, j’apercevais une pensée qu’on ne voyait point. Après quoi j’évoquais le faux-semblant des choses, et le CARNAVAL DES DESTINS en laissait étrangement pressentir un autre. Déjà me frappaient le mensonge et la fraude des êtres qui, à leur insu, sont plus grands qu’ils ne l’imaginent : « L’HÉROÏSME est beau, y disais-je encore, l’Héroïsme est beau et tragique des pêcheurs, des poètes, des pâtres et de cet auguste et farouche faucheur qui aiguise en silence, contre ce roc tremblant, sa faux dure, ardente, taciturne. » Et ainsi, dès les premières pages, le coup de cloche était donné et les hommes que j’y dépeignais entraient dans un monde de surnaturel.

Formulées dans un style de vive incantation et plus évocatoire que dialectique, les idées que j’y développais n’auraient guère eu de chance d’éveiller la curiosité si je n’avais trouvé parmi mes amis des commentateurs disposés à les propager sous une forme plus rassise. Albert Fleury s’en montra très vite enthousiaste et, comme toujours, Maurice Le Blond, auquel ces idées avaient plu particulièrement, s’en faisait à son tour l’ardent prosélyte. Par le supplément de clarté qu’ils y apportaient, ils ne manquèrent pas de me recruter de nouveaux adeptes. Maurice Magre, à Toulouse, et Joachim Gasquet, à Aix-en-Provence, furent de ces derniers. Ils ne tardèrent pas à le révéler, l’un en composant la Chanson des Hommes, l’autre avec les pages qu’il devait publier dans les Mois dorés, sa propre revue. Bientôt, le mouvement s’amplifia et la jeunesse, mise au courant de cette théorie, la fit presque sienne. Ce fut le commencement du Naturisme, qui se constitua en effet sur l’HÉROÏSME QUOTIDIEN, bien plus que sur le thème de la vie champêtre et sur les élans d’une mystique purement panthéiste, comme on ne l’a que trop dit.

Je viens de revoir mon petit ouvrage. L’extraordinaire faconde que j’y ai montrée n’est, pour moi, plus tolérable. Les tableaux s’y côtoient dans un grand désordre et la langue en est moins limpide que chargée de limons et d’épaisses couleurs. J’y parle par proférations et je m’y répands en prosopopées de l’éloquence la plus incantatoire et la plus bizarre, mais, dans ce tumulte d’images qui se ressent de mon extrême jeunesse, il surnage cependant quelques traits précis. Quand je décris les gens de la campagne comme des dieux qui « président à des messes païennes » dont ils ignorent le sens ésotérique et quand je les peins comme étant des dieux « domestiques », je jette dans le vent du futur de fécondes semences. Les hommes sont inconscients de leur grandeur, leur existence n’est que l’ombre de leur nature et que le déguisement de ce qu’ils sont. Ils portent en eux de divines possibilités mais ils ne les emploient que rarement et presque au hasard. Ce qu’ils ont reçu en naissant, ils le laissent pourrir et tomber au gouffre. Bref, comme je l’écrivais alors : « Ils sont leurs propres fossoyeurs et ensevelissent au fond d’eux-mêmes tout ce qu’ils ont de divin. » C’est l’un des aphorismes sur lesquels, à plusieurs reprises, je me plais à rêver le plus volontiers. Il est évident que j’en suis hanté : « Ce que nous vivons de notre destin n’en est qu’une ébauche », ai-je écrit ailleurs. Et, revenant à ces artisans et à ces tâcherons, j’ajoute qu’il convient donc de rester dans l’attente car, s’il est vrai qu’un dieu en tout homme est latent, il l’est aussi qu’il n’en a pas conscience.

À la suite de ce petit livre, la théorie de l’HÉROÏSME QUOTIDIEN avait donc pris corps : « L’homme est plus grand qu’il ne paraît » passait très vite dans le langage courant. J’avais triomphé de mon propre penchant à la négation et au nihilisme et, en même temps, j’apportais à chacun des raisons de vivre. C’était là ma révélation et la cause en avait été des plus secondaires. La vie est décidément plus riche qu’on ne le croit et le miracle est partout.

 

 

SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER,

Introduction à la vie de grandeur, chapitre premier, 1942.

  

 

 

 

 

 

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