Schiller

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles SIMOND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JEAN-CHRISTOPHE-FRÉDÉRIC DE SCHILLER naquit le 10 novembre 1759 à Marbach (Wurtemberg). Son père, d’abord apprenti chirurgien-barbier, puis devenu barbier de compagnie pour un régiment bavarois, avait épousé la fille d’un aubergiste de Marbach. Frédéric Schiller fut le second enfant issu de ce mariage. Il dut sa première éducation aux leçons maternelles. Dès son enfance il aimait à promener ses rêveries dans la campagne. On l’envoya de bonne heure à l’école latine de Ludwigsbourg, puis à la Carlschule, fondée par le duc de Wurtemberg aux environs de Stuttgart où il entra comme boursier, à la condition de se consacrer toute sa vie au service de la maison ducale. Ses parents l’avaient destiné à la théologie, mais la volonté de ses maîtres l’obligea à étudier la médecine. Cette entrave apportée à ses tendances personnelles irritèrent son caractère indépendant et lui firent concevoir, pendant qu’il était encore à l’école, le plan d’une œuvre dramatique qui, mûrie plus tard dans son esprit, devint les Brigands. Il se passionnait entre-temps pour Shakespeare et pour J.-J. Rousseau, dont les œuvres étaient sa lecture favorite. En 1780, il entra au service militaire avec le grade modeste de chirurgien. Ses ressources étaient des plus modiques, mais il sut en garder assez pour imprimer à ses frais les Brigands qui, remaniés sur les conseils de deux amis, furent représentés pour la première fois à Mannheim le 13 janvier 1782. « Ce fut, comme le dit un de ses biographes, un succès foudroyant, mais la police s’émut des tendances de la pièce qui fut interdite. Schiller fit paraître la même année une Anthologie qui éveilla les scrupules de la cour de Wurtemberg et l’auteur reçut l’ordre formel de ne plus rien faire imprimer sans approbation. Pour se soustraire à ces vexations, il prit la fuite et chercha un asile à Mannheim, où il tenta de vivre de ses productions théâtrales. Son Fiesque ne réussit qu’à demi et fut presque un échec compensé, il est vrai, par la réussite de Calab und Liebe (Intrigue et amour). Il s’était attaché au théâtre de Mannheim à poste fixe. Mais la rigueur de son directeur le contraignit à donner sa démission. Il se trouva pour la seconde fois en proie à l’adversité ; mais, heureusement pour lui, cette période ne fut pas de longue durée. Le duc de Weimar, Charles-Auguste, le Mécène des lettres allemandes, le nomma, en 1784, conseiller de sa cour. Grice à cet appui, Schiller put se livrer sans crainte de l’avenir au travail. Il donna en 1787 son Don Carlos et, en 1790, son Histoire de la guerre de Trente Ans. La même année, il épousa Charlotte de Langefeld et fut appelé à la chaire d’histoire d’Iéna. Cependant, l’excès de travail ruina sa santé. Dès 1791 il était poitrinaire et, pendant quinze ans, il souffrit de ce mal qui ne lui pardonna jamais.

Une ère nouvelle s’ouvrit pour lui lorsque Goethe contracta, avec le poète déjà illustre, cette étroite amitié qui ne devait être brisée que par la mort. Cette intimité donna naissance au recueil des Heures et à l’Almanach des Muses. De 1799 à 1804, Schiller écrivit ses principaux chefs-d’œuvre : Wallenstein, Marie Stuart, la Pucelle d’Orléans, la Fiancée de Messine et Guillaume Tell. En 1802, l’empereur d’Autriche, François II, conféra au grand poète allemand des titres de noblesse. Mais la gloire dont il était entouré, la renommée de son nom, répandus avec éclat dans toute l’Europe, n’eurent point d’effet sur la maladie implacable contre laquelle il luttait. Il expira le 9 mai 1805, dans toute la force de son génie. Son corps fut exhumé en 1826 et transporté dans le caveau de la famille grand-ducale.

« Le nom de Schiller, dit Vapereau, est resté un des plus grands de la littérature allemande et surtout un des plus sympathiques. Il personnifie l’enthousiasme qui a été si longtemps le trait dominant du caractère de nos voisins en littérature et qui explique la prédominance du genre lyrique parmi eux. Et cet enthousiasme s’épurant de plus en plus s’est attaché à des objets toujours plus nobles et plus élevés. On sent éclater et grandir en Schiller la passion du bien et du beau, rapprochés l’un de l’autre dans une indissoluble unité. L’art est pour lui une religion et une morale ; la perfection des œuvres humaines est une manifestation de Dieu et rapproche à la fois de lui celui qui les réalise et ceux qui la comprennent. De là, chez Schiller, le double progrès, parallèle et simultané, de la moralité et du génie. »

« Il fut, dit M. Ad. Régnier, dans sa remarquable Vie de Schiller, qui est le morceau le plus achevé de critique biographique que nous ayons en français sur le grand poète, il fut du bien petit nombre de ceux que la gloire rend meilleurs. Plus il s’avance dans la carrière et grandit en talent, plus il devient exigeant envers lui-même. Sa tâche l’absorbe, son génie, c’est lui tout entier, il se donne sans rien retenir. Dans cette nature aussi dévouée que puissante, aussi libérale que riche, pas de divorce entre l’homme et le poète, il appartient à la poésie et au noble but qu’il lui assigne, de toute son âme, de tout son cœur, de toutes ses forces et sans que le moi, la vanité, l’ambition, le bien-être, fasse ses réserves. Ce qui achève la sympathie, c’est qu’il avait lu de bonne heure l’austère sentence qui condamne l’homme à la peine, qu’il fut malheureux et souffrant. Nul dans le poète de ces derniers temps n’a été plus que lui, peut-être, transfiguré par la gloire ; mais, sous l’auréole même, une douce mélancolie tempère son visage, et ceux-là surtout qui pleurent s’écrient à sa vue : « Il fut nôtre » ; ce fut le cri de Goethe à la mort de son ami.

« Il fut nôtre. Puisse cette fière parole dominer la bruyante douleur ! Il a voulu chez nous, dans un port assuré, s’accoutumer, après la tempête fougueuse, à la paix durable. Cependant son génie s’avançait puissamment vers l’éternel domaine du vrai, du bon, du beau, et derrière lui gisait vaine apparence et néant, le commun, le vulgaire, qui tous nous assujettit.....

« Sa joue s’enflammait, de plus en plus brillante, de cette jeunesse qui jamais ne s’envole, de ce courage qui tôt ou tard triomphe de la résistance du monde obtus, de cette foi qui, toujours plus haute, tantôt s’avance avec audace, tantôt s’insinue patiente, pour que bien agisse, croisse et soit utile, pour qu’enfin vienne le jour de tout ce qui est noble.....

« Vous l’avez connu, vous savez comme, à pas de géant, il parcourait la sphère du vouloir, de l’accomplissement ; comme, à travers les temps et les lieux, il lisait, d’un regard serein, le livre des pensées et des mœurs des peuples. Mais aussi, comme au milieu de nous, haletant de sa course, il languissait dans la maladie et guérissait péniblement : c’est ce que nous avons éprouvé dans ces années tristement belles, souffrant avec lui, car il fut nôtre.....

« De bonne heure il avait lu l’austère sentence ; il était familier avec la souffrance, avec la mort. Et voilà qu’à la fin, comme souvent nous l’avions vu guérir, nous le vîmes quitter ce monde, voilà, qu’à notre effroi, s’accomplit ce que depuis longtemps nous avions redouté. Mais déjà son être glorieux, lorsqu’il abaisse ses regards vers la terre, se voit ici transfiguré. Ce qu’autrefois regrettait, blâmait en lui le monde contemporain, la mort, le temps, l’ont ennobli.

« Plus d’un esprit qui lutta avec lui, et ne reconnut qu’à regret son grand mérite, se sent aujourd’hui pénétré de sa force, volontairement enchaîné dans sa sphère. Il s’est élancé vers les hauteurs sublimes, étroitement apparentes à tout ce que nous prisons. Fêtez-le donc ! car ce que la vie n’accorde à l’homme qu’à moitié, la postérité le lui doit donner entièrement..... »

Les jugements portés sur l’œuvre de Schiller sont nombreux et beaucoup mériteraient d’être reproduits ici. Entre tous, nous croyons toutefois devoir choisir ce passage éloquent de l’Allemagne :

« Schiller, dit Mme de Staël, était un homme d’un génie rare et d’une bonne foi parfaite ; ces deux qualités devraient être inséparables, au moins dans un homme de lettres. La pensée ne peut être mise à l’égal de l’action que quand elle réveille en nous l’image de la vérité ; le mensonge est plus dégoûtant encore dans les écrits que dans la conduite. Les actions, même trompeuses, restent encore des actions, et l’on sait à quoi se prendre pour les juger ou pour les haïr ; mais les ouvrages ne sont qu’un amas fastidieux de vaines paroles quand ils ne partent pas d’une conviction sincère.

« Il n’y a pas une plus belle carrière que celle des lettres quand on la suit comme Schiller. Il est vrai qu’il y a tant de sérieux et de loyauté dans tout, en Allemagne, que c’est là seulement qu’on peut connaître d’une manière complète le caractère et les devoirs de chaque vocation. Néanmoins Schiller était admirable entre tous, par ses vertus autant que par ses talents. La conscience était sa muse : celle-là n’a pas besoin d’être invoquée, car on s’entend toujours quand on l’écoute une fois. Il aimait la poésie, l’art dramatique, l’histoire, la littérature pour elle-même. Il aurait été résolu à ne point publier ses ouvrages, qu’il y aurait donné le même soin ; et jamais aucune considération tirée ni du succès, ni de la mode, ni des préjugés, ni de tout ce qui vient des autres enfin, n’aurait pu lui faire altérer ses écrits ; car ses écrits étaient lui ; ils exprimaient son âme, et il ne concevait pas la possibilité de changer une expression, si le sentiment intérieur qui l’inspirait n’était pas changé. Sans doute, Schiller ne pouvait pas être exempt d’amour-propre. S’il en faut pour aimer la gloire, il en faut même pour être capable d’une activité quelconque ; mais rien ne diffère autant dans ses conséquences que la vanité et l’amour de la gloire ; l’une tâche d’escamoter le succès ; l’autre veut le conquérir ; l’une est inquiète d’elle-même et ruse avec l’opinion ; l’autre ne compte que sur la nature et s’y fie pour tout soumettre. Enfin, au-dessus même de l’amour de la gloire, il y a encore un sentiment plus pur, l’amour de la vérité, qui fait des hommes de lettres comme les prêtres guerriers d’une noble cause ; ce sont eux qui désormais doivent garder le feu sacré, car de faibles femmes ne suffiraient plus comme jadis pour le défendre.

« C’est une belle chose que l’innocence dans le génie et la candeur dans la force. Ce qui nuit à l’idée qu’on se fait de la bonté, c’est qu’on la croit de la faiblesse ; mais quand elle est unie au plus haut degré de lumières et d’énergie, elle nous fait comprendre comment la Bible a pu nous dire que Dieu fit l’homme à son image. Schiller s’était fait tort, à son entrée dans le monde, par des égarements d’imagination ; mais avec la force de l’âge il reprit cette pureté sublime qui naît des hautes pensées. Jamais il n’entrait en négociation avec les mauvais sentiments. Il vivait, il parlait, il agissait comme si les méchants n’existaient pas ; et quand il les peignait dans ses ouvrages, c’était avec plus d’exagération, et moins de profondeur que s’il les avait vraiment connus. Les méchants s’offraient à son imagination comme un obstacle, comme un fléau physique ; et peut-être en effet qu’à beaucoup d’égards ils n’ont pas une nature intellectuelle ; l’habitude du vice a changé leur âme en un instinct perverti.

« Schiller était le meilleur ami, le meilleur père, le meilleur époux ; aucune qualité ne manquait à ce caractère doux et paisible que le talent seul enflammait ; l’amour de la liberté, le respect pour les femmes, l’enthousiasme des beaux-arts, l’adoration pour la Divinité, animaient son génie ; et dans l’analyse de ses ouvrages, il sera facile de montrer à quelle vertu ses chefs-d’œuvre se rapportent. On dit beaucoup que l’esprit peut suppléer à tout ; je le crois, dans les écrits où le savoir-faire domine ; mais quand on veut peindre la nature humaine dans ses orages et dans ses abîmes, l’imagination même ne suffit pas ; il faut avoir une âme que la tempête ait agitée, mais où le ciel soit descendu pour ramener le calme.

« La première fois que j’ai vu Schiller, c’était dans le salon du duc et de la duchesse de Weimar, en présence d’une société aussi éclairée qu’imposante ; il lisait très bien le français, mais il ne l’avait jamais parlé. Je soutins avec chaleur la supériorité de notre système dramatique sur tous les autres ; il ne se refusa point à me combattre, et sans s’inquiéter des difficultés et des lenteurs qu’il éprouvait en s’exprimant en français, sans redouter non plus l’opinion des auditeurs, qui était contraire à la sienne, sa conviction intime le fit parler. Je me servis d’abord, pour le réfuter, des armes françaises, la vivacité et la plaisanterie ; mais bientôt je démêlai, dans ce que disait Schiller, tant d’idées à travers l’obstacle des mots ; je fus si frappée de cette simplicité de caractère, qui portait un homme de génie à s’engager ainsi dans une lutte où les paroles manquaient à ses pensées ; je le trouvai si modeste et si insouciant dans ce qui ne concernait que ses propres succès, si fier et si animé dans la défense de ce qu’il croyait la vérité, que je lui vouai, dès cet instant, une amitié pleine d’admiration.

« Atteint, jeune encore, par une maladie sans espoir, ses enfants, sa femme, qui méritait par mille qualités touchantes l’attachement qu’il avait pour elle, ont adouci ses derniers moments. Mme de Wollzogen, une amie digne de le comprendre, lui demanda, quelques heures avant sa mort, comment il se trouvait : Toujours plus tranquille, lui répondit-il. En effet, n’avait-il pas raison de se confier à la Divinité, dont il avait secondé le règne sur la terre ? n’approchait-il pas du séjour des justes ? n’est-il pas dans ce moment auprès de ses pareils, et n’a-t-il pas déjà retrouvé les amis qui nous attendent ? »

« Schiller, qui a commencé de très bonne heure à écrire en vers et en prose, n’est pas, dans tous ses ouvrages, également pur, également beau. Ses productions se divisent en plusieurs périodes bien distinctes. Dans celles de sa jeunesse, il y a de nombreux détails, des pages, plus d’un opuscule entier, que l’homme de goût effacerait volontiers, et que ceux-là surtout ne peuvent s’empêcher de condamner, qui ne séparent jamais, ni dans leur esprit, ni dans leur cœur, le beau du vrai et du bien. Dans les œuvres mêmes qui ne sont plus des essais, des ébauches, il y a tel principe, telle doctrine, que non seulement le chrétien, mais le philosophe le moins préoccupé du symbole de foi révélé, peut, tout en se les expliquant par la vie même de l’auteur et par l’esprit de son temps, et en rendant justice à la droiture parfaite de ses intentions, trouver faux et dangereux, soit en eux-mêmes, soit dans leurs conséquences. On pourrait, çà et là, hésiter à traduire, çà et là se repentir d’avoir traduit, si, en somme, l’expression de l’ensemble n’était pas salutaire, si la voie, malgré quelques détours, ne menait à un noble but, ou du moins, car le but a peut-être quelque chose de vague et d’indéfini, ne conduisait par de hautes et sereines régions où il est bon de séjourner à ceux que la foi n’élève pas plus haut encore. Schiller, comme à son insu, je l’ai dit ailleurs, est, par la nature même de son inspiration, tout imprégné de christianisme, là même où il est le moins chrétien ; il ouvre l’âme de ses lecteurs au désir de l’excellent et du parfait ; et ne pouvant, par ce qu’il leur offre lui-même, apaiser la soif qu’il fait naître, les pousse et les prépare à mieux.

« Jusqu’ici on n’a pas publié en France les traductions complètes des œuvres de Schiller. Entre les traductions de telle ou telle partie de ses œuvres, et surtout parmi celles du théâtre et des poésies, il en est qui se recommandent par les noms de leurs auteurs et dont nous ne voulons, ici, ni contester ni apprécier le mérite. Nous dirons seulement qu’aucune d’elles ne nous a paru aussi évidemment excellente et définitive, qu’il a fallu s’interdire toute tentative nouvelle, et renoncer, pour éviter cette concurrence partielle, à entreprendre une traduction complète. » (Ad. Régnier, Vie de Schiller.)

 

 

Charles SIMOND, Schiller,

dans Les grands écrivains

de toutes les littératures, s. d.

 

 

 

 

 

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