Le roi Gelawdéwos

(1523-1559)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean SOULAIROL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Au nom de la Trinité Sainte, glorifiée et bénie par la bouche de toute créature. Nous commençons par louer le nom béni de Notre-Seigneur Jésus-Christ, la perfection de tout bien, et nous disons : Béni soit le Fils unique de Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ, le chef de l’Église, qui a placé l’organe de la voix dans la bouche de l’animal parlant et qui l’a doué d’une intelligence capable de connaître les choses cachées et de révéler ce qui est secret. C’est lui, le Maître du Commencement et de la Fin, qui nous aidera ; il guidera notre parole, nous aplanira les difficultés du langage et nous fera complètement réussir dans notre entreprise. Louanges lui soient rendues à tout jamais, de ces louanges incessantes qui durent jusqu’à la fin des siècles. Amen !

« Nous commençons ici ce beau récit, plus agréable à la bouche et au palais que le miel et le sucre, qui procurera du plaisir à ceux qui l’entendront et donnera, à ceux qui le comprendront, une jouissance pareille à celle que donnent le chant et le vin. »

Ainsi débute la Chronique de Gelawdéwos, écrite au XVIesiècle, sous le règne de son frère, Minâs, qui lui succéda. L’auteur anonyme de ce beau récit a connu le prince dont il parle. Il rapporte les propos qu’il a entendus : « L’écrivain raconte : Un jour que nous étions avec le glorieux roi, deux de mes compagnons et moi, il nous dit au sujet de la mort : “Les joies du temps présent ne vous semblent-elles pas minimes ? Ce temps se changera en un autre et ses joies tourneront en tristesse. Quant à moi, je demande au Dieu glorieux et très haut, et j’ai la confiance qu’il m’exaucera, d’être appelé, auparavant, à l’endroit où sont allés mes pères.” Et cela arriva comme il l’avait dit » (ch. LVIII)... Oui, ce chroniqueur éthiopien est le Joinville d’un autre Saint Louis. Son texte a été traduit en 1895, annoté et précédé d’une introduction historique par William E. Conzelman, élève diplômé de l’École pratique des Hautes Études 1. On y trouve des pages si admirables que je me suis demandé si je n’allais pas en donner ici un simple florilège. Qui a dit que toutes les grandes œuvres étaient connues ? Chaque jour on peut découvrir, dans de rares exemplaires d’éditions savantes ou dans des manuscrits à peine entr’ouverts, quelque nouveau trésor spirituel des lettres humaines et chrétiennes...

Mais la Chronique de Gelawdéwos, ainsi traduite par Conzelman, n’est pas la seule source éthiopienne que nous ayons pour la biographie de ce grand roi ; René Basset avait déjà publié, en 1882, au Journal Asiatique, dans ses Études sur l’Histoire d’Éthiopie, un court tableau du règne de Gelawdéwos, postérieur à la Chronique, mais où se dessinent quelques détails qui nous le rendent encore plus proche. J’évoque Joinville, parce que c’est un témoin qui parle au premier livre. Mais la simplicité du sénéchal de Champagne est loin de la luxuriance lyrique de l’Africain. Ainsi, jadis, à la cathédrale de Montpellier, ai-je entendu le Cardinal de Cabrières nous parler de Mistral avec une mesure exquise et Mgr de Carsalade du Pont élever en catalan une ode véritable au grand poète de la Provence. Il faut comprendre et aimer le rayonnement différent d’une beauté pareille. Il reste que l’ode, qui est par définition apologie, pourra négliger certains traits que l’on sera heureux de recueillir d’une bouche plus calme et qui ne concourront pas moins à la gloire d’un héros et d’un prince.

D’ailleurs, les chroniques portugaises elles-mêmes rendent hommage à Gelawdéwos. Un Manoël Fernandez, avec des réserves que nous nous expliquerons plus loin, ne peut s’empêcher d’écrire cet éloge (cité par Conzelman) : « Dans tout le royaume il n’y avait personne qui fût plus sage que lui ni plus digne d’être roi. » Et que l’évêque Bermudez boude, nous verrons aussi pour quelles causes.

J’aurais aimé de trouver chez les Musulmans encore un écho de ce grand règne. Mais l’histoire de la conquête de l’Abyssinie, de Chirab al din Ahmad ibn abd Al Quadar, dit Arab-Faqih, traduite par René Basset, s’arrête malheureusement au père de Gelawdéwos, Lebna Dëngël.

Que du moins, sous l’invocation sacrée qui ouvre ces pages comme celles du vieux chroniqueur éthiopien, on veuille bien s’assurer que les traits qui les composent, avec la liberté de l’art, ont tous leur origine dans les vieux textes qu’il nous a été donné de connaître 2.

 

 

 

I

 

 

« Nous allons exposer le récit de la généalogie des rois (d’Éthiopie) depuis Adam jusqu’à présent. »

Tel est le beau programme que se fixe la Chronique éthiopienne, publiée et traduite par M. René Basset. Je sais bien qu’aussitôt, en une note, le savant orientaliste ramène la fondation du royaume d’Aksoum au Ier siècle de notre ère. Les géographes antiques n’en parlent pas. Mais au sens où la légende est plus vraie que l’histoire, où elle nous éclaire l’âme d’un peuple et d’un roi, où elle projette comme fond de vitrail la noble pensée du héros qui chevauche au premier plan, pourquoi nous serait-il interdit de la suivre ?... Dans Une Saison en enfer, le poète Jean-Arthur Rimbaud, qui devait s’en aller un jour plus loin encore que l’Éthiopie, se voyait en l’un de ses aïeux, pèlerin de la Terre-Sainte parmi les Croisés du Moyen-Âge. Au XVIesiècle, n’en doutons pas, le roi Gelawdéwos se plut à songer plus d’une fois qu’il avait eu comme lointaine ancêtre la reine de Saba elle-même.

De Sêt, fils d’Adam, à Abraham, d’Abraham à Salomon, la merveilleuse généalogie se déroule.

Et, après de longs siècles encore, voici Bâzen, au temps duquel naquit Jésus-Christ (louange à Lui !), dans la huitième année du règne de ce prince.

On aimerait de le reconnaître sous les traits du Mage de bronze que guide l’Étoile. Pour nous, Occidentaux, l’Éthiopie, ce « pays des gens au visage brûlé », demeure mystérieusement lié au jour de l’Épiphanie. Depuis notre plus petite enfance, nous voyons leur beau roi devant la crèche. Il est venu, au pas allongé des chameaux, avec ses compagnons mystiques, apporter l’or, l’encens et la myrrhe à un frêle nouveau-né qui est infiniment plus grand que Salomon dans toute sa gloire...

Le chroniqueur éthiopien ne nous permet pas de croire qu’aucun mage fût de son pays. En l’an 333 seulement de la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sous le règne d’Absëha et Asbèha, Abbâ Salâmâ y apporta la Bonne Nouvelle. Une partie du peuple d’Éthiopie vivait alors dans la religion juive ; d’autres auraient même adoré le serpent. Mais quand Abbâ Salâmâ vînt avec son père, qui était marchand, leur enseignant l’Évangile, ils crurent et reçurent le baptême...

Dès lors, l’histoire de l’Éthiopie est belle comme une mosaïque à la gloire de l’Enfant-Dieu, comme un vitrail dédié à Notre-Dame. Toute la suite de ses rois accourt vraiment à Bethléem... Nous ne nous trompons pas en l’y voyant aujourd’hui, Les beaux noms !... C’est Néouàya-Krestos, qui signifie Vase-du-Christ (1342-1370) ; Nêouàya-Mâryâm, qui signifie Vase de Marie (1370-1380) ; Daouit ou David Ier (1380-1409)... Plus tard, c’est Baëda-Mâryâm ou Celui qui est dans la main de Marie (1468-1478) ; c’est Nâod, surnommé le Lion pour l’ennemi, Anbarâ Babâr (1495-1508). C’est Lebna-Dëngël ou Encens de la Vierge, surnommé Ouanâg-Sagad, Lion vénérable... Celui-ci, monté sur le trône en 1508, à peine âgé de onze ans, malgré toute la vaillance qu’il a déployée, quand il meurt, le 2 septembre 1540, laisse un bien lourd héritage à son fils. Le roi Mâr Gelawdéwos (que la paix soit sur lui !) ou, comme disent les Latins, le roi et seigneur Claudius, est alors seulement dans sa dix-huitième année. Mais son règne rapide, qui ne fera guère que doubler son âge, va justifier pleinement l’appellation royale, Asnaf-Sagad, qui lui est décernée et que Ludolf traduit : usque ad fines terrae venerabilis, vénérable jusqu’à l’extrémité de la terre.

Il y a déjà plus de deux siècles que les Musulmans luttent contre l’Éthiopie. Ils ont été tenus en échec durant de longues années. Mais dès l’enfance de Lebna-Dëngël, sa grand’mère, la régente Hélène, a connu l’angoisse et a écrit à Don Manoël de Portugal pour lui demander son alliance contre les Maures. Elle avait vu la réception de l’ambassade envoyée en Éthiopie par le roi Jean II, dans l’espoir d’y trouver le fameux prêtre Jean. Les Portugais sont chrétiens comme elle. À eux elle s’est adressée, confiante qu’ils viendront défendre son peuple des conquêtes de l’Islam qui déjà, sous Sélim Ier, s’est emparé de l’Égypte et de toute l’Arabie. Lebna-Dëngël, lui, a même adressé des lettres au pape Clément VII, où il a paru le reconnaître comme le Vicaire du Christ. L’Éthiopie est dans l’attente du secours de la Chrétienté occidentale...

Sera-t-elle déçue ?... Ne craignons point de toucher immédiatement au point névralgique de cette histoire. C’est notre douleur, sans aucun doute, que ce magnifique roi Gelawdéwos qui va tomber, percé de coups, en confessant Notre-Seigneur Jésus-Christ, ne soit pas entré, de son vivant, dans le sein de l’Église catholique, apostolique et romaine, seule fondée sur la pierre inébranlable !.... Mais les étroites politiques humaines, les nationalismes ignorants de la fraternité chrétienne, ici comme ailleurs, ont tout brisé. Il faut le dire : les Portugais sont allés, eux aussi, en Éthiopie avec un esprit de conquête, tranchons net : d’impérialisme. L’évêque Bermudez lui-même, nommé patriarche d’Éthiopie par le pape Paul III, fut d’une telle maladresse que le pape Jules III fut amené à choisir un nouveau Patriarche. Mais quand, à la place et au nom de celui-ci, Nunez Barrato, l’évêque André d’Oviedo vint essayer de nouvelles controverses religieuses, il était trop tard. Inutilement insultés et provoqués, au lieu de se sentir appelés et aimés, les Éthiopiens n’avaient pas reconnu la voix du Père commun des fidèles dans les traductions nationalistes que leur en présentaient des envoyés indignes. N’avaient-ils point vu, d’ailleurs, un capitaine portugais, Arias Dias, devenu leur ami, demander à être rebaptisé sous le nom de Maryos le Franc, selon le rite de l’Église d’Alexandrie ? Cette apostasie n’était-elle point pour les assurer dans cette idée que quiconque était de Rome voulait conquérir leur territoire ? Au lieu de rencontrer la sainte humilité du Missionnaire Catholique, – si justement et si noblement recommandée de nos jours par notre très grand pape Pie XI, – ils s’étaient heurtés à des prêtres qui paraissaient possédés de cet orgueil sacerdotal dont Léon Bloy a dit qu’il est le plus terrible de tous les orgueils. Les Éthiopiens n’étaient en rien responsables de l’hérésie d’Eutychès. À travers elle seulement ils avaient reçu des Coptes le christianisme. Oui, pour les éclairer il eût fallu des saints. Redisons qu’ils ne trouvèrent que des nationalistes, des impérialistes portugais. C’est alors que Gelawdéwos répondit à ceux-ci par une profession de foi, connue sous le nom de confession de Claudius, où il affirmait que les Éthiopiens croient en un seul Dieu, à son Fils Jésus-Christ, au Saint-Esprit, au baptême et à la vie future ; que le symbole de Nicée est le leur ; que s’ils célèbrent le Sabbat, ce n’est point à la manière des Juifs ; que s’ils pratiquent la circoncision et l’abstinence du porc, c’est par suite uniquement de coutumes locales ; que s’ils n’adhèrent pas enfin à l’Église romaine, ils demeurent convaincus d’avoir reçu la véritable tradition ecclésiastique de ceux qui, premiers, les évangélisèrent... La soumission spirituelle de l’Éthiopie à la Cour de Rome ne signifiait pour eux que la domination temporelle du Portugal sur leur royaume. Son chroniqueur invoquera même Asnaf-Sagâd, « afin que les Musulmans, dit-il, ne s’emparent pas de notre héritage et que les gens de Rome ne prennent pas notre pays ». L’évêque André d’Oviedo excommunia le roi, mais nous n’avons aucune raison de ne pas croire à l’ignorance invincible de Gelawdéwos. Bien au contraire, son martyre, librement accepté et subi, met le signe du baptême de sang à sa bonne foi parfaite. Puisse-t-il être pour l’Éthiopie, dont les relations n’ont jamais été interrompues avec le Pape, dont le roi actuel recevait hier encore avec les plus grands honneurs les missionnaires catholiques, le gage d’une union complète et définitive avec l’unique Église, élevée au-dessus de tous les empires et de toutes les frontières, vraiment respectueuse de tous les Césars légitimes, désireuse uniquement de rassembler ce qui est à Dieu, les âmes très chères que Jésus-Christ a rachetées, ut unum sint !...

 

Lebna-Dëngël, qui fut tout près, nous l’avons vu, de réaliser cette unité, avait pris le plus grand soin d’enseigner à son fils l’Évangile. Bien souvent, ils avaient penché ensemble leur tête sur les Écritures sacrées. L’Ancien Testament, comme le Nouveau, leur avait ouvert les allées providentielles de l’histoire humaine et divine. Les moines les plus savants de l’Éthiopie avaient été chargés de l’instruction du jeune prince. Et, en même temps, les plus nobles capitaines lui avaient appris à monter à cheval, à tirer de l’arc, à chasser les animaux, et, avec le maniement des armes, la stratégie, toutes les sciences militaires. À dix-huit ans, Gelawdéwos est prêt pour son métier de roi chrétien.

Son cœur est aussi bien fait que son intelligence. Aucun orgueil ne semble l’avoir enflé. « Il ne s’enorgueillissait pas de ses victoires et n’avait pas honte de ses défaites. Il se souvenait, nous dit son chroniqueur, de cette parole de la Sagesse à ses enfants : “Le vainqueur n’est pas plus digne de gloire ou de louange que le vaincu ne mérite la raillerie ou le mépris ; car Dieu seul, dont le nom est glorifié, est toujours vainqueur et n’est jamais vaincu. » Il voyait ainsi en Dieu « le Maître de l’opportunité »...

Il invoquait la Reine du Monde et s’écriait : « Ô ma patronne, ne préserve pas mon corps de l’ignominie, mais embellis mon âme ! » Et cette prière fut entendue par un eunuque qui la certifia sous la foi du serment. En1552, dans le septième mois de l’Alléluia, un lundi, il voulut présider lui-même à la dédicace du sanctuaire de Tadbâba-Mâryâm, dont le nom signifie Couverture de l’Arche de Marie et qu’il avait fait lui-même édifier : il marchait pieusement et humblement à la suite du grand-prêtre Afawa-Dëngël et le tabot, la pierre sacrée, l’arche symbolique, était porté par Abbâ Johannès, prieur de Dabna Libanos. Quelle âme catholique ne se réjouirait profondément de cette dévotion mariale ? Marie, Arche du ciel. On songe invinciblement au chant sublime de l’Alighieri : « Vierge Mère, fille de ton Fils, humble mais plus élevée qu’aucune créature... celui qui veut une grâce sans recourir à toi, celui-là veut que son désir vole sans ailes. » Tel n’était point, certes ! le roi Gelawdéwos. Pareil à notre Louis XIII, il fit un vœu à Tadbâba-Mâryâm. « Asnâf-Sagad mettait sa confiance dans le Seigneur et dans ses prières à Notre-Dame Marie qui l’accueillit. »

Aimant Dieu par-dessus tout, de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces, Mâr Gelawdéwos (que la paix soit sur lui !) aimait son prochain comme lui-même. Il priait et il pleurait pour son peuple. Il « ne regardait pas non plus les défauts d’un autre, ajoute son chroniqueur, il n’écoutait pas ce qu’on lui disait d’un absent et n’acceptait pas une accusation contre lui ». Je retrouve dans ces lignes l’accent même de notre Jean Racine, l’exemple à proposer de la morale que chante un chœur d’Esther :

 

          Rois, chassez la calomnie.

          Ses criminels attentats

          Des plus paisibles États

          Troublent l’heureuse harmonie.

          Sa fureur, de sang avide,

          Poursuit partout l’innocent.

          Rois, prenez soin de l’absent

          Contre sa langue homicide.

 

Nous vous suivons, Gelawdéwos, modèle des rois, et nous tournons pieusement les pages de votre histoire...

 

Dix Éthiopiens s’étaient révoltés, passant même au camp de l’Islam : quand ils lui firent soumission, il les pardonna et les embrassa, comme le Père de l’Évangile l’enfant prodigue et retrouvé. Il ne voulait connaître qu’une justice miséricordieuse. Il défendait que l’on tuât aucun prisonnier. Quand le fils de Mohammed Grân fut devenu son captif, il le traita comme s’il eût été son propre fils. « Il s’affligeait beaucoup plus pour son peuple, écrit son chroniqueur, que pour lui-même. » Et encore, ce trait, véritablement franciscain : « Il était miséricordieux et avait le cœur plein de pitié pour toute créature, pour l’homme et les animaux, pour les oiseaux et les autres bêtes. Il s’intéressait à tout être qu’il voyait ; lorsqu’il réfléchissait aux peines de ses semblables, des larmes s’échappaient de ses yeux à cause de la grande compassion dont son cœur était plein. » Ah ! qu’il nous paraît donc proche de notre saint Louis qui pleurait ainsi avec Joinville !... On comprend que l’ami qui l’évoque l’appelle un « bon pasteur » et nous dise, en une véritable litanie, que son gouvernement fut bon, ses lois justes, sa parole sincère, son jugement droit, ses sentences équitables, ses prescriptions éclairées.

 

 

 

II

 

 

Et cependant...

Cependant, il faut l’avouer, il y a une faute dans sa vie comme dans celle du roi David. Lui aussi, un jour, il a ravi la brebis du pauvre, la femme qui appartenait à un autre. Cette ombre, son chroniqueur n’a pas voulu en parler. Mais pourquoi la taire ? L’auteur de l’histoire d’Éthiopie qu’a traduite René Basset ne garde point le même silence. À ne point connaître le péché de David, comprendrions-nous aussi bien sa pénitence et la plainte ardente et déchirante du psaume Miserere ? Le sentirions-nous, cet aïeul du Christ, notre frère, hélas ! dans la chute, mais notre frère aussi dans le bondissement du repentir vers la Rédemption de toute la misère humaine ? Si nous ne savions pas les défaillances de Marie-Madeleine, la Miséricorde infinie de l’Hôte divin de Simon toucherait-elle aussi profondément notre cœur ? Ainsi le martyre de Gelawdéwos expiera le crime qu’il se reproche.

À quelle époque le commit-il ? À quelle époque enleva-t-il de force à son mari, qui était prêtre, cette femme dont il s’était épris à cause de la beauté de son visage et dont, n’ayant pas su arracher son œil, il fit tristement sa complice ? J’incline à croire que ce dut être seulement un an avant sa mort, après cette défaite des Turcs, en 1558, qui avait paru totale et définitive. Le repos se glissa dangereusement dans cette âme détendue. « Veillez et priez, car l’esprit est prompt et la chair est faible. » Il dut se rappeler ensuite, trop tard, la divine parole. L’ivresse charnelle avait défait en une minute cette âme royale qui ne comptait jusqu’alors que des triomphes...

Le péché de Gelawdéwos s’aggravait d’une infidélité à sa propre femme, Sabla Ouangel, Épi de l’Évangile, la bien nommée, qui avait été pour lui comme un pain de douceur et de courage, qu’il avait chérie de toute son âme, qui lui avait donné deux filles, et qu’il avait voulu lui-même couronner et sacrer, lui donnant le titre suprême d’Étigé, Ité, l’Impératrice.

Où étaient ces beaux jours ?

Où était l’aube radieuse de ses dix-huit ans, quand, pour la première fois, en septembre 1540, il avait paru au peuple si humble et si grand, dans la pompe et la majesté de sa royauté toute neuve ?

Où était la magnifique vaillance qu’il avait déployée, trois mois après, quand, au cours d’une surprise, il s’était élancé au milieu des musulmans commandés par le garâd Esmar, en tuant un grand nombre et les terrifiant – ainsi que le consignera un de ses chroniqueurs – « à la manière d’un lion terrible et d’un ours magicien ? » Les musulmans partirent, ne pouvant lui résister en face et disant : « Qui pourrait le combattre, puisque le Seigneur est avec lui ? » C’avait été son premier combat et il s’y était montré un maître.

Ne se rappelait-il plus tout le secours de l’Esprit-Saint qu’il avait éprouvé tant de fois, – à l’arrivée des Portugais qui, tout de même, d’abord, l’avaient bien aidé contre l’Islam et qu’il avait su récompenser par des honneurs et des terres ; – cet autre jour où le Seigneur voulut montrer sa force, exaltant les humbles et déposant les puissants, et suscita un pauvre dont le nom est inconnu pour aller jusqu’à l’invincible Esmar et le tuer durant le sommeil ; – et comment, après la défaite où le Portugais Don Christophe trouva la mort, lorsque tout semblait de nouveau perdu et que Mohammed Grân, avec insolence, était allé établir son camp tout auprès de celui du roi d’Éthiopie, ce Gaucher, plus redoutable encore qu’Esmar, avait été tué d’un coup de fusil, dès le début de l’action, le 22 février 1543, par un soldat portugais, vengeant son chef et semant la panique chez l’ennemi ? Gelawdéwos avait-il oublié tout cela ? Ne se rappelait-il plus encore toute la reconnaissance qu’il avait promise au sanctuaire de Tadbâba-Mâryâm entre les mains de Notre-Dame la Vierge Marie ? Et tant d’autres triomphes qui suivirent, sur le successeur de Grân, Abbâs, sur les Gallàs, ces étranges peuplades du Sud dont les incursions ont été repoussées, la prospérité du peuple, l’agrandissement du royaume... ? Tout cela méritait-il l’oubli ?...

Gelawdéwos se réveille comme d’un songe. Comment s’est-il assoupi ainsi dans l’ivresse charnelle ? Il se fait horreur à lui-même. Et une plainte, aussi désolée, aussi confiante que celle du psalmiste, monte à ses lèvres...

 

On a annoncé que le prince musulman Nour, roi d’Adal, poussé par Del-Ouanbara, la veuve de Grân, s’avance contre l’armée de Gelawdéwos.

Le beau roi de bronze s’est levé. Il a rassemblé ses soldats. Il veut courir à l’ennemi. Les pleurs de la pénitence ont lavé son visage comme l’hysope et son ample manteau, comme une chape, l’entoure de la blancheur de la neige.

Alors, les moines viennent à lui. Il y a là Abba Johannès, le prieur de Dabna-Libanos, qui portait l’arche symbolique à la dédicace de Tadbâba-Mâryâm. Il y a quelques-uns des plus savants et des plus dévots religieux de l’Éthiopie. Il y a Abba Maqarës. Et ils sont plusieurs qui lisent dans les astres, fils spirituels des mages. Pourquoi ont-ils l’air si grave, et le roi les écoute-t-il, si recueilli ?... « L’heure est venue pour toi de prendre une décision suprême, lui disent-ils. Réfléchis, ô roi, et choisis. Entre le royaume des cieux et celui de la terre, il te faut aujourd’hui prendre parti. Si tu fuis aujourd’hui le combat, tu vivras et tu vaincras. Si tu mets en exécution ton projet, tu mourras, et tu entreras dans le Royaume des Cieux. » Mais Gelawdéwos, dans un cri : « Je préfère mourir pour celui-ci. »

On est au 27 de Magâbit, qui est le 23 mars 1559. C’est le jour anniversaire du Crucifiement de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et Gelawdéwos, les yeux baissés, tandis que les moines célèbrent l’office, médite intensément sur la Passion divine. Ainsi le Fils de Dieu, le Verbe incarné a voulu souffrir tout cela pour chacun des hommes ; pour lui, prince qui n’a connu que les bienfaits de la Miséricorde infinie et qui l’a cruellement offensée. Il voit son péché dans les fouets de la flagellation, dans les clous qui percent les mains de l’innocente victime. Gelawdéwos pleure. Il voit le Calvaire sous le Ciel qui se couvre de lourds nuages. Il pleure. Il voit la Vierge Marie, la Co-Rédemptrice au pied de la Croix. Il pleure et prie. Le torrent de l’Amour divin blesse mais apaise son âme. Les moines, vraiment, ne lui ont-ils pas annoncé tout à l’heure la promesse de Jésus au larron pénitent : « En vérité, je te le dis, tu seras ce soir même avec moi dans le Paradis » ?...

Après la cérémonie, voici les officiers de Gelawdéwos qui, à leur tour, s’avancent vers lui. « Nous te supplions, ô Seigneur, de ne point aller t’exposer aux coups de l’Islam. Nous te demandons de passer encore cette Pâque avec nous pour que nous nous réjouissions avec toi à table, mangeant et buvant dans une belle allégresse. » Mais Gelawdéwos : « Je ne resterai pas et ne verrai pas cette fête de Pâques, dans laquelle la nourriture et la boisson que je prends deviennent des excréments et de l’urine, mais j’assisterai à la Pâque céleste, exempte de ces souillures, et je m’y réjouirai avec le Seigneur Jésus-Christ. »

Un suprême assaut l’attend encore. Voici que, soudain, celle qui fut son amante se précipite à ses genoux : « Mon Seigneur, dit-elle, ne meurs pas ici, je t’en prie pour l’amour de moi. » Alors, Gelawdéwos la relève purement et doucement. Il souffre de cette douleur que sa faute a créée. « Pour l’amour de moi » ! Pauvre cœur féminin qui se désempare ! C’est maintenant que le roi éprouve en vérité qu’il l’aime. Ah ! qu’il lui donne donc la plus grande preuve de son amour !... « À cause de qui, lui répond-il, à cause de qui crois-tu que je meurs ? N’est-ce pas à cause de toi ? Car la souillure de mon péché ne peut être effacée que par mon sang, puisque je t’ai enlevée au prêtre, ton mari. »

L’heure enfin est venue. L’heure, où, en confessant le nom du Christ, il va enfin participer à la passion du Maître. Dans son armure éclatante, il se dirige vers les troupes des Musulmans. Il est à la tête de son armée, Il a les yeux levés vers le Ciel où il voit apparaître pour son âme une grande étoile crucifère. Ce n’est point vers un triomphe d’un jour qu’il marche, vers ce festin d’une heure dont lui parlaient ses capitaines. Il court à la victoire définitive. Il sait qu’en ce 27 de Magâbit, en ce jour de la Passion de son Dieu et du nôtre, il va entrer dans la Maison Éternelle du Pain Vivant, dans la Bethléem céleste. Le roi Mâr Gelawdéwos est aujourd’hui, en vérité, un Roi Mage à cheval...

Les troupes se sont affrontées. C’est une mêlée indescriptible. Gelawdéwos, sourd aux cris des siens, s’élance au plus fort du combat. Il frappe de taille et d’estoc. Il est aussi beau et aussi vaillant qu’à la première lutte de ses dix-huit ans, quand on le comparait à un lion terrible et à un ours magicien... Mais il tombe, percé de coups, trente lances contre lui dressées. De sa bouche, dans un dernier soupir, s’exhalent les noms de Jésus et de Marie...

Faut-il croire, avec l’auteur de la Chronique de Gelawdéwos, que son corps fut trouvé trois jours après sur le champ de bataille et enseveli dans une église bâtie sous le vocable de son patron, saint Claude d’Antioche ? Faut-il suivre le manuscrit publié par René Basset, qui soutient que les Musulmans, après sa mort, lui coupèrent la tête, emportèrent celle-ci dans l’Adal et la placèrent sur un poteau, pendant que le reste de son corps seulement était recueilli par les Éthiopiens et transporté solennellement à Tadbâba-Maryâm ?... Si la première version nous apprend que le cadavre n’était pas décomposé lorsqu’un serviteur l’enterra, « ce qui indique le corps d’un juste », la deuxième nous affirme un miracle plus étonnant encore, puisque durant trois ans il n’aurait pas plu sur le pays où la tête royale était exposée et qu’elle fut vendue alors à des marchands qui la déposèrent, à Antioche, dans le tombeau de saint Claude, le grand martyr...

Quoi qu’il en soit, il est certain que Gelawdéwos est lui-même un Martyr chrétien de l’Islam. Son chroniqueur a écrit après sa mort une lamentation sur les vingt-deux lettres hébraïques, à la manière du prophète Jérémie. Ce poème très beau et très poignant nous montre bien quel amour l’Éthiopie lui a voué. Il l’appelle : « Sauveur de ton peuple », « Notre Pentecôte », comparant son règne aux fêtes joyeuses des cinq semaines après Pâques.

Pour nous qui savons combien il est proche de notre saint Louis, qui avons vu paraître sa justice, sa sagesse, et, plus encore, le don divin entre tous, sa bonté, malgré que des politiques impérialistes lui aient fermé le chemin universel de Rome, malgré qu’il ait failli comme David, parce que Dieu l’a relevé dans son immense Miséricorde à la prière de l’Immaculée, parce que nous avons la confiance qu’il est entré dans le Paradis, Roi Mage et Martyr, comment le roi Mâr Gelawdéwos ne serait-il pour nous aussi Asnaf-Sagad – sans rien préjuger, certes, des jugements de l’Église, mais tout de même en un beau sens humain – « vénérable jusqu’aux extrémités de la terre » ?

 

 

Jean SOULAIROL.

 

Recueilli dans La légende dorée

au-delà des mers, Grasset, 1930.

 

 

 



1  Bibliothèque de l’École, CIVe fascicule.

2  À consulter aussi, Histoire de l’Éthiopie, par L.-J. Morié, à laquelle nous empruntons l’excommunication prononcée par l’évêque André d’Oviédo – épisode pour lequel il faudrait examiner les archives – ; Histoire de l’Éthiopie, par Kaaméré ; James Bruce, Voyage en Éthiopie ; La Croze, Histoire du Christianisme en Éthiopie ; Codigni, De Abbassinorum rebus ; Tellez, Histoire générale, t. II, ch. XXVI, XXVII ; d’Abbadie, Géographie de l’Éthiopie ; Bermudez, Brevi relaçao do embaixada que Joâno B. traixo do emperador de Ethiopia, Lisboa, 1565.

 

 

 

 

 

 

 

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