Raymond Lulle

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean SOULAIROL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

RAYMOND LULLE

LE DOCTEUR ILLUMINÉ

 

 

 

« L’Ami était le messager de son Aimé auprès des princes chrétiens et des infidèles, afin de leur enseigner l’Art et les Principes et de leur apprendre à connaître et à aimer. »

(Le Livre de l’Ami et de l’Aimé, v. 143)

 

 

« ... Qui autem fecerit et docuerit, hic magnus vocabitur in regno cœlorum. »

(Matth., V, 19.)

 

 

 

 

 

L’HOMME AU DESTIN COMBLÉ

 

Cet homme que nous considérons, en la vigile de l’Assomption 1314, debout à l’avant de la nef qui, pour l’ultime fois, va l’emporter vers la terre africaine, ce vieillard chenu, au front buriné par l’ascèse, qu’entoure vivant la vénération des foules, Raymond Lulle, premier apôtre des Musulmans, comment n’éprouverions-nous pas devant lui cette sorte particulière d’admiration nuancée d’envie que suscite en nous un destin humain à l’extrême comblé ? Et comme nous comprenons qu’à cette émouvante figure Jean Soulairol ait, sous la bannière des Éditions franciscaines, consacré un petit livre fervent ! En cette fin du XIIIe siècle où déjà s’annoncent, encore assises sur des bases chrétiennes inébranlables, les personnalités types de la Renaissance, l’aventurier de l’action, l’humaniste féru des choses de l’esprit, quel homme mieux que le Majorquin, sut reconnaître tout ce qui pouvait requérir un vivant de son temps, et, dans son expérience personnelle, l’assumer ?

Rien ne manque à cette existence pour qu’elle nous apparaisse comme une sorte de somme, et un exemple. Rien, pas même ce côté humain, très humain ; où nous le voyons, dans une jeunesse qui se prolonge, passionné de goûter à tous les fruits du jardin de délices, troubadour plus soucieux de « gay savoir » que, d’études ou de science, poète léger, mari frivole et galant trop tourbillonnant... Il n’aura pas fallu moins que la volonté de Dieu, expressément manifestée, dans des conditions qui, par leur soudaineté, rappellent celles où un saint Paul, un Pascal, un Claudel, trouvèrent le chemin, pour que cette nature ardente, d’un seul coup, se retourne et tende vers le salut des forces jusqu’alors vouées à la dissipation. Qu’un Saint soit un homme et que la Parole ineffable puisse rayonner à l’oreille des pécheurs, n’y a-t-il pas là, pour les pécheurs que nous sommes matière à consolation ?

Il a eu cette chance, Raymond Lulle, d’être assez aimé par Dieu pour être, par Lui, frappé au cœur. La plus bouleversante des expériences humaines, la conversion, il l’a vécue avec une intensité dramatique dont il a lui-même rendu témoignage. « Nul, Seigneur, n’a senti si forte angoisse que de passer du péché à la pénitence. » La formule, lapidaire, a la frappe d’un maître. Car, et ce fut là encore sa chance, des maîtres de la langue, il posséda aussi les dons. Le romancier qui, au long des pages quasi proustiennes, analyse ses propres démarches en les confrontant au modèle qu’il eût voulu égaler, le poète dont les rapprochements et les symboles ont parfois un accent à la Rimbaud, a su ce que coûtaient de peine mais aussi ce que donnent d’exaltante joie l’idée vaincue, la forme soumise, la fulgurante image devenant douloureusement texte écrit. N’a-t-il pas même, mais ce n’est peut-être qu’une légende, poussé avant dans ces recherches que le Moyen Âge tenait pour primordiales, dans ce « Grand Art » dont la pierre philosophale était le suprême dessein ? Qu’on l’ait beaucoup cru, beaucoup dit, en son vivant même, laisse à penser qu’en tout cas de telles curiosités ne lui furent pas chimériques.

Et puis c’est, bouleversant le cours de cette vie, l’appel mystérieux. Redevenu chrétien, se contentera-t-il de l’être comme nous le sommes dans les contingences modestes de la vie quotidienne ? Cette nature de feu s’étiolerait à ne faire que des livres ! Une fois encore le Seigneur a parlé. Au haut de cette colline où, entre ciel et mer, Raymond Lulle médite, l’illumination l’atteint, l’enveloppe comme il en alla pour Moïse devant le Buisson Ardent, et tout en lui découvrant, de la transcendante ordonnance du monde, ce qu’un mortel peut connaître, le fixe en même temps dans son nouveau destin. Non, il ne sera pas le chrétien banal, caparaçonné de conformismes bourgeois et de réussites littéraires, qu’il pourrait être. Il renoncera, il se renoncera. Comme l’Anne Vercors de l’Annonce faite à Marie, dépouillant tout, quittant femme et enfants, il partira, pèlerin des routes de la chrétienté entière, et, sous la bure du tertiaire franciscain, épousera la Sainte Pauvreté.

L’idée chère à Bergson que les grands mystiques sont fondamentalement des hommes d’action, qui donc l’illustra mieux que ce « Docteur illuminé » dont la vocation fut d’être le plus audacieux des missionnaires ? La grande image de l’Église œcuménique, recouvrant peu à peu le monde et reprenant terrain sur ses ennemis, telle qu’il avait dû l’entrevoir dans sa mystérieuse révélation, désormais il va la servir : il ne servira plus qu’elle. Par delà tous les obstacles, par delà les siècles, ce qu’il voit et ce qu’il vise, c’est l’Afrique redevenue chrétienne, c’est le témoignage de la Parole donné en pleine terre islamique, c’est, par avance, l’idéal de Lavigerie et de Charles de Foucauld.

Ainsi, consacrée à la tâche évangélique, cette vie de grand intellectuel se mue-t-elle en vie d’homme d’action. Innombrables voyages, expéditions d’une audace presque inconcevable, c’est l’aventure missionnaire type qui, d’année en année, s’écrit, semblable à celle d’un saint Paul aux premiers jours de l’Église, « à temps et à contretemps ». Comme l’apôtre des Gentils, il pourra dire : « J’ai été malmené mais jamais découragé », car ni la prison, ni la bastonnade, ni les menaces de mort maintes fois répétées ne le retiendront de reprendre une tâche ingrate, qu’il est presque seul à sentir si nécessaire. Et quand, enfin, retourné en Afrique pour la cinquième fois, prêchant derechef l’Évangile et s’attaquant aux bastions de l’Islam, il tombe sous les coups de la populace et va mourir sur le navire qui le ramène au pays, n’est-ce pas le terme de martyr qui vient aux lèvres pour caractériser son sacrifice ? Comme Charles de Foucauld, Raymond Lulle aura donné son sang pour que la chère Afrique retrouve la Parole de vie. Et son destin alors sera vraiment comblé.

Telle est cette figure exemplaire que Jean Soulairol a évoquée avec une compétence que l’amour et la vénération accompagnent. Son livre, mince mais dense, rend un bel hommage à ce nom encore trop mal connu et qui tant mérite de l’être. L’homme, le grand esprit, le Bienheureux, le fou du Christ y apparaissent bien vivants, unis dans une personnalité que Dieu, visiblement, ordonna à ses fins. Dans les « Profils franciscains » où paraît cet ouvrage, il en est peu d’aussi riches, et par tant de côtés, d’aussi fascinants.

 

DANIEL-ROPS.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE I

 

UN VIEILLARD SE SOUVIENT

 

 

« L’Aimé se montra à l’Ami sous des vêtements rouges et nouveaux. Il ouvrit les bras pour l’embrasser. Il inclina la tête pour lui donner un baiser et se plaça sur la hauteur pour que l’Ami pût le trouver. »

 

(Le Livre de l’Ami et de l’Aimé, v. 91)

 

 

Jésus-Christ est le seul capitaine de ce vieillard vêtu de bure qui, d’une main, s’appuie au bastingage et, de l’autre, tient un crucifix qu’il contemple dans l’amour et dans la prière.

Les officiers courent sur le pont. Les ordres s’entrecroisent. Les matelots grimpent aux mâts pour tendre les toiles qu’enfle déjà un vent favorable. Le vaisseau oscille doucement à l’invitation des vagues. La mer est calme et reflète le ciel d’azur profond, où flotte à peine le petit nuage blanc que le prophète Élie vit se poser sur le mont Carmel. Jamais soleil d’été n’a mieux vibré sur les eaux de la Méditerranée que ce 14 août 1314, où tout le peuple de Palma de Majorque semble s’être donné rendez-vous sur le port de la cité heureuse.

Dans sa robe franciscaine, avec sa grande barbe blanche qui lui descend jusqu’à la ceinture, le moine qui se tient à la poupe ajoute encore au pittoresque de cette magnifique marine. Lui semble l’ignorer. Parmi les uniformes bariolés de l’équipage, les vêtements somptueux des marchands, rien ne brille davantage, n’attire mieux le regard, n’est plus tissé de gloire que ce pauvre froc ceint d’une corde grossière. Le mousse dit un nom au mousse, avec admiration, avec enthousiasme : Raymond Lulle.

C’est pour lui que la foule des Majorquins se presse sur le rivage. Les jurés de la ville ont tenu à l’accompagner jusqu’au navire. Et deux franciscains des plus notables, fra Amador et fra Antoni Ferrer, semblaient à ses côtés diacre et sous-diacre, bien qu’il ne soit religieux, mais humble tertiaire. Sur le bâtiment prêt à lever l’ancre, lui, Raymond Lulle [1], ne songe pas aux honneurs qui l’entourent ; à l’heure où, chargé d’ans et de gloire, il quitte une suprême fois son île natale, l’Ami regarde l’Aimé, le soldat fixe avec ferveur son capitaine crucifié, pour lui demander de bénir le voyage, afin que le divin message soit écouté par les infidèles ou que s’accomplisse du moins le désir qui brûle l’Ami depuis tant d’années, le désir du martyre, de ce témoignage par le sang, vraie semence de chrétienté...

« On demanda à l’Ami : « Quelle figure a représentée ton Aimé sur son étendard ? » Et l’Ami répondit : « Un homme mort. » On lui demanda : « Pourquoi un tel symbole ? » Et il répondit : « Parce que mon Aimé se fit homme et mourut crucifié par amour, et ceux qui prétendent être ses amants doivent suivre son exemple. »

Raymond Lulle a écrit cela dans son Livre de l’Ami et de l’Aimé (v. 102). Il n’a jamais cessé, depuis des années et des années, d’avoir cet exemple sous les yeux et dans le cœur. Et il brûle de se conformer tout à fait au divin modèle, puisqu’il n’y a pas de plus grande preuve d’amour que de donner sa vie pour ceux que l’on aime.

 

L’Amour.

L’Amour fondé sur le sacrifice.

L’Amour participé de Dieu.

 

Voilà les trois thèmes qui sont toujours présents à la méditation de Raymond Lulle, les trois thèmes entrecroisés qui emplissent les 366 versets du Livre de l’Ami et de l’Aimé, afin que chaque jour de l’année y trouve sa nourriture. Lui-même en a vécu avant de les donner à vivre aux autres.

On demanda à l’Ami : « Quel est ton maître ? » Il répondit : « Amour. – De quoi es-tu fait ? – D’Amour. – Qui t’a engendré ? – Amour. – Où naquis-tu ? – Dans Amour. – Qui t’a nourri ? – Amour. – De quoi vis-tu ? – D’Amour. – Quel est ton nom ? – Amour. – D’où viens-tu ? – D’Amour. – Où vas-tu ? – Vers Amour. – Où es-tu ? – Dans Amour. – As-tu autre chose qu’Amour ? – Oui, des fautes et des torts envers mon Aimé. – Trouves-tu le pardon en ton Aimé ? » L’Ami répondit : « J’ai trouvé en mon Aimé Miséricorde et Justice. C’est pourquoi mon hôtellerie se trouve entre Crainte et Espérance. » (v. 97)

Où l’Amour n’a-t-il conduit Raymond Lulle ? Quel pays ne l’a vu ? Quel prince ne l’a entendu ? Quel Pape, de ceux qui se sont succédé sur la chaire de saint Pierre durant sa longue existence ? Et, au milieu de ses courses, il a écrit plus de cent ouvrages qui traverseront le temps, comme il est allé d’un bout à l’autre de la terre connue pour y porter le Message d’Amour.

Il est l’homme le plus illustre de Majorque. Et une légende s’est déjà formée autour de lui [2]. Ne dit-on pas qu’il a été reçu, dans son île océane, à l’autre bout d’Europe, par le roi même d’Angleterre ? Et cela suffit pour que l’on prête à ce frère mendiant le secret de fabriquer l’or. On comprend qu’il soit l’ami et le conseiller de son bon seigneur, Don Jaime II d’Aragon, qui règne si bellement sur les Baléares, la Catalogne et le Languedoc. Le mousse affirme au mousse que Raymond Lulle est lui aussi un puissant souverain, puisqu’il est le premier des alchimistes, l’alchimiste qui a trouvé...

Ainsi le monde rêve selon son cœur et met dans la main des hommes admirables la clef des richesses matérielles. Il faut qu’il déchante. Raymond Lulle n’a pas trouvé la pierre philosophale des métaux [3]. Mais il sait bien le nom de la pierre philosophale des cœurs qui les divinise, les transforme en l’or pur de l’Esprit, les fait pareils au Christ : et c’est la Grâce du Christ Lui-même.

Ah ! s’il part sur ce navire, en ce beau jour d’été de 1314, c’est qu’il est le matelot d’une autre aventure que celle des marchands qui vont faire leur négoce au pays des Maures, et de l’équipage qui les conduit. Plus que les fruits et les étoffes, plus que les parfums de l’Orient, les bijoux et les monnaies, plus même que les œuvres de poésie et de philosophie, au delà des disputes contre ce chien d’Averroès, le savant arabe qui réduit tout au monde matériel, il y a l’or pur, l’or sans mélange, le trésor que ni les voleurs ne dérobent ni la rouille ne ronge, l’île fortunée aux arbres toujours verts, que nulle tempête ne dévaste et qui échappe à toutes les limites du temps et de l’espace, à laquelle tous les hommes sont appelés à aborder et où Raymond Lulle désire si ardemment les conduire sous les ordres heureux du divin Capitaine.

C’est la Grande Aventure. Et, pour s’y préparer, comme Colomb plus tard se penchera sur toutes les cartes du ciel et de la terre, Lulle a rassemblé toutes les connaissances humaines. Pour la Grande Aventure il a écrit le Grand Art. Il n’a cessé de le perfectionner, de l’amplifier, de le condenser. Il l’a traduit en arabe. Mais il sait aussi que tout cela n’est rien si l’Ami ne regarde pas toujours vers l’Aimé.

Les choses n’ont pas commencé pour lui d’une autre manière. Tandis que la caravelle cingle vers les côtes d’Afrique, le vieux tertiaire de saint François se retourne en esprit vers les années profondes.

Qui eût pu prédire son avenir quand il naquit, le 25 janvier 1235 [4], à Palma de Majorque, d’une famille deux fois noble, où tout semblait le destiner à la carrière de la Cour et des Armes ? Son père, qui s’appelait comme lui Raymond Lulle [5], beau et noble de cœur, et sa mère, la sainte, patiente et humble Isabelle d’Erill, étaient venus, de Barcelone, se fixer dans les chaudes îles Baléares, à la suite de Don Jaime Ier d’Aragon, quand celui-ci eut conquis Majorque, le 31 décembre 1229. Ce prince généreux, en récompense des services que le père du Bienheureux lui avait rendus, leur avait donné de nombreux et splendides domaines dans les environs de Palma et de Pollensa. Les arbres ployaient sous le poids des oranges. Les vignes produisaient un raisin aussi doux que si les abeilles y eussent collaboré de leur miel. Et l’air était saturé du parfum des myrtes et des roses, des œillets et des lis. Ils avaient quitté, pour ce paradis terrestre, leur vaste propriété, pourtant si belle déjà, de Santa Maria della Mar, en Catalogne.

Dans l’île merveilleuse, l’enfant Raymond avait grandi, sans aucun souci, entre des parents qui devançaient et comblaient ses moindres désirs. Il devait se rappeler, lorsqu’il écrirait le Livre de l’Ami et de l’Aimé, les longues heures qu’il avait passées à contempler, à écouter ces oiseaux qui volent de feuille en feuille à travers son œuvre mystique. Ô pureté de l’enfance qu’il faut retrouver pour entrer dans le royaume des cieux !

Le vaisseau a doucement quitté le port et, du bastingage où il est appuyé, Lulle ne voit plus l’île heureuse de ses premières années que comme une ligne pâlissante à l’horizon. Mais les souvenirs se sont levés qui accompagnent le voyageur, pareils à un vol de mouettes. Il se rappelle combien il fut désiré, demandé longuement à Dieu qui, enfin, après six ans de mariage, l’accorda aux vœux d’Isabelle d’Erill. Il a représenté ainsi son Blanquerna, le héros du beau roman où il a mis tout ensemble ce qu’il fut et ce qu’il aurait voulu être. Ah ! ses parents furent bien tels qu’il a peint ceux de son héros, Evast et Aloma. Il ne s’est point passé de jour qu’ils ne fussent en charité, patience et humilité. Oui, c’est bien son père qu’il a peint, allant les dimanches et les jours de fête, aux monastères des religieux, pour chanter et louer avec eux son Créateur. Et sa mère faisait de même chez les moniales. Ils allaient par les hôpitaux servir les malades ; ils visitaient les pauvres honteux, auxquels ils faisaient secrètement l’aumône ; et les enfants orphelins, ils les mettaient en état de gagner leur vie, afin que, devenus grands, ils n’eussent pas occasion de pécher à cause de leur pauvreté.

C’est ainsi qu’Evast et Aloma, en répandant ces bienfaits et beaucoup d’autres, obtinrent de Dieu un beau fils qu’ils appelèrent Blanquerna. La joie, l’allégresse qu’ils eurent de sa naissance, Isabelle d’Erill et son mari la connurent quand, lui, Raymond Lulle vint au monde. C’est pour lui que le noble chevalier courut aussitôt à l’église rendre grâces à Dieu du fils qu’il leur avait donné et le prier pour que ce fils fût son serviteur tous les jours de la vie ; c’est pour lui qu’il fit grande aumône aux pauvres de Jésus-Christ. Une semaine après, l’enfant était baptisé ; il eut parrain et marraine de sainte vie, afin que Dieu fît bénéficier de leur sainteté le nouveau chrétien. Le prêtre qui lui donna le sacrement, chanta le même jour pour lui une messe solennelle. Il eut une nourrice saine, honnête, de bonne vie, pour qu’il fût nourri d’un bon lait. Sa mère le vêtait de telle manière que l’hiver il n’eût aucune sensation de froid et l’été ne souffrît de la chaleur. Et, durant huit ans, il vécut au cœur de la nature, sans souci ni peine. Alors, son père, lui-même savant et lettré, versé dans la Sainte-Écriture, voulut qu’il étudiât les arts libéraux. Mais, hélas ! Raymond ne fut pas le bon élève dont il a fait Blanquerna. De ses travaux, il ne retint que l’exercice de la poésie courtoise, et il leur préférait les amours et les jeux. Dès sa quatorzième année où il entra comme page à la cour de Jaime jusqu’en 1256, il a connu la vie la plus dissipée. Le vieillard se rappellera avec grande peine ces années perdues.

Comme il s’était enivré de la poésie des troubadours !... Il aurait pu dire comme l’un d’eux, le toulousain Peire Vidal : Ab l’alén tir ves me l’aire, que me vén di Proensa. Oui, cet air si doux qui venait de Provence, sur les syllabes ailées qu’avaient rythmées et rimées avec un art si parfait un Bernard de Ventadour, un Bertrand de Born, un Guiraut de Bornelh, il l’avait inspiré de tout son être sans se méfier du subtil poison qu’il glissait jusqu’au dernier repli de son cœur. À toute science, il avait préféré le gay saber qui n’avait cure de la morale, mais exaltait l’amour libre et l’adultère... Il ne savait pas quels regrets, quels remords il se préparait, et que depuis il n’a cessé de redire dans ses œuvres de vers et de prose. Ébloui de la beauté des femmes, de ces femmes qui étaient belles et qu’il voulait belles, comme il dit dans son livre de la Contemplation de Dieu, loin de se laisser porter par elles vers l’amour de la beauté incréée, dans le respect de l’ordre divin, il les a inclinées vers la laideur du péché. À son tour, comme ses maîtres provençaux, il a composé des chansons païennes pour les séduire. La poésie, qui doit être louange de Dieu et de ses créatures dans l’harmonie providentielle, il en a fait l’instrument de ses désirs désordonnés. Il a tout détruit de ses œuvres de jeunesse, et nous ne connaîtrons aucune de ses strophes profanes. Mais il garde l’amer souvenir de les avoir écrites, de les avoir surtout si faussement modulées et colorées qu’elles furent occasion et cause de grandes fautes. Et les larmes du repentir Lui en montent encore aux yeux...

Qu’il aura été loin de son Blanquerna ! Avec quelle nostalgie n’a-t-il pas imaginé l’enfance et la jeunesse studieuse de ce héros ! Comme lui, il aurait voulu apprendre le latin de bonne heure, étudier la médecine « pour savoir gouverner la santé de son corps » et la théologie « pour entendre continuellement la Sainte Écriture ». Et, en regard de ses débordements, il a imaginé Blanquerna si pur, si haut, qu’à vingt ans, lorsque sa mère lui présente une belle jeune fille, Natana, dans l’espoir qu’ils se fianceront, il lui révèle l’amour mystique et lui arrache cette confession près de laquelle pâlit le sublime discours de l’Étrangère de Mantinée au Banquet de Platon :

« Au début de notre entretien, dit Natana, Amour me faisait aimer votre corps et vos belles façons, mais mon âme s’est élevée à aimer les vertus de votre âme. La force de votre parole a transformé mon entendement, illuminé mon âme de vertus divines et donné mon cœur à Dieu. Alors que je désirais être votre femme, vous m’avez donnée pour épouse à Jésus-Christ. »

Ah ! ce Blanquerna qu’il aurait voulu être, en vain Evast et Aloma le supplient de prendre soin de leurs biens et de leur vieillesse. « De l’honneur et de la grâce que vous me faites, leur répond-il, de Dieu ayez gratitude et en soyez récompensés ; mais de moi sachez qu’en mon cœur, depuis bien longtemps, je ne veux mettre honneurs ni richesses ni délices de ce monde ni aucune autre chose, mais seulement Dieu qui m’a créé et fait pour que je sois son tabernacle. Ainsi grande injure serait faite à Dieu que vous le rejetiez de la chambre où il veut être et injurié serait mon cœur si vous le preniez à Dieu. » Alors il leur dévoile que la lumière divine a mû son âme à aimer la pauvreté et la vie érémitique, à renoncer à ce monde pour qu’elle puisse plus parfaitement contempler et aimer le Fils de Dieu qui vint ici-bas pour nous autres pécheurs, et souffrit passion fort griève, selon que le signe de la croix l’a signifié à ses yeux corporels. Ce qu’il veut, Blanquerna, c’est suivre la vie et la règle d’Élie et de saint Jean-Baptiste et des autres saints Pères qui menèrent pénitence et âpre vie dans les monts et les déserts pour vaincre leur chair et le diable, et n’avoir aucun empêchement à contempler et aimer le Dieu de gloire qui est le commencement et la fin de tous les biens. Il pleure aux tendres paroles de sa mère. Mais, enfin, celle-ci le confie à la Vierge, et il ne part pas moins héroïquement vers la forêt...

Oui, c’est à vingt ans que Raymond Lulle aurait dû agir de même manière. Hélas ! rien, ni sa nomination, en 1256, comme sénéchal de l’infant, ni son mariage, la même année, avec la belle et noble Dona Blanca Picany, et pas davantage les deux enfants, Dominique et Madeleine, qui sont nés de cette union, rien n’est parvenu à l’arracher aux plaisirs des amours défendues. Les Écritures des prophètes et les Évangiles se sont en vain présentés à ses yeux ; les exhortations des religieux se sont glissées en vain à ses oreilles ; en vain des anges en pleurs ont passé dans ses nuits... Et c’est alors que l’Aimé s’est montré Lui-même, saignant sur la Croix, à celui qui allait à jamais devenir l’Ami :

 

            Can fui gran e senti del món sa vanitat

            Commencey a far mal e entrey en peccat,

            Oblidant Déus gloriós, seguent Carnalitat,

            Mas plach a Jesu-Crist, per sa gran pietat

            Que ’s presentach a mi cinc vets crucifigat

            Per ço que ’l remembras e’n fos enamorat...

 

Ces vers qu’il a écrits en 1295 dans les lourdes laisses qui composent son plus grand poème, Lo Desconhort, « le Découragement », et qui, chacune, avec ses douze alexandrins sur une seule rime, tombent comme de pesantes larmes de repentir, de douleur, puis d’espoir, ces vers de sa longue plainte chantent au balancement nocturne du vaisseau dans la mémoire fidèle du vieux poète franciscain :

« Quand je fus grand et que je sentis la vanité du monde, je commençai à faire le mal et j’entrai en péché, oubliant la gloire de Dieu, poursuivant les voies de la chair ; mais il plut à Jésus-Christ, par sa grande miséricorde, qu’à moi il se présenta, cinq fois, crucifié, pour que de lui j’eusse remembrance et en fusse enamouré... »

Raymond Lulle se rappelle ce soir d’entre les soirs où, en juillet 1265, s’étant mis au lit pour être plus tranquille, il composait une chanson d’amour dont les rimes et les images s’appelaient et se répondaient, comme tourtereaux dans le bocage, en gracieuses figures et tendres accords. Il pensait bien fasciner ainsi une dame trop sage et trop vertueuse à son gré dont il s’était follement épris et qui occupait toutes ses pensées. Il était pareil à cet amant insensé qui ne craignait pas de poursuivre ses coupables amours jusqu’au pied des autels ou à cet évêque, dont il parle dans Félix des merveilles du monde, qui lassa tellement une dame qu’elle le fit venir dans sa chambre, en présence de deux de ses filles et de son neveu, et se montra à lui dans un état de saleté repoussante, lui reprochant de vouloir attirer sur elle la colère de Dieu, de son mari, de ses amis, le blâme des gens, et la rendre ennemie de la chasteté et soumise à la luxure. « L’évêque, ajoute Raymond Lulle, éprouva une grande honte et contrition, s’étonna de sa grande folie, de la grande chasteté et de la vertu de la dame, et devint homme juste et de sainte vie [6]. » Mais, pour Lulle, il n’a pas été besoin d’une telle remontrance. Voici que, regardant à sa droite, il a vu soudain le Christ couronné d’épines, mains et pieds cloués, souffrant intense douleur pour les péchés des hommes. Il a interrompu sa chanson, mais il s’y est remis le lendemain. Il a fallu que cinq fois le Divin Crucifié lui apparût, pour qu’il comprît qu’il n’était pas le jouet d’un rêve et qu’il tombât à genoux aux pieds blessés de son Rédempteur, plus avide encore à poursuivre le pécheur que celui-ci ne l’était à poursuivre son péché.

Raymond a déchiré les vers qu’il venait d’écrire, en ces soirs disputés de juillet 1265. Il a passé toute une nuit en pleurs et en prières. Au matin, il est allé se confesser, entendre la messe. Et une grande paix s’est faite en lui. Une joie plus haute que toutes les voluptés qu’il s’était promises a envahi son cœur déchiré par la contrition et la compassion. Loin de renoncer à la poésie, voici qu’il va trouver les plus beaux chants pour dire son repentir et l’amour de Dieu [7].

Sur le navire qui l’emporte une fois de plus vers ces cœurs arabes qui lui sont si chers, et qu’il voudrait jeter au creuset incandescent du cœur transpercé de Jésus, le vieux tertiaire de saint François se rappelle sa propre conversion et les mots, les poèmes où il l’a racontée se reposent sur ses lèvres. Est-il un seul de ses ouvrages où il n’ait rappelé quelle immense et gratuite miséricorde lui a été faite ? Plus encore que dans Lo Desconhort, il l’a célébrée dans Lo Cant de Ramon qu’il vient d’écrire en ses vieux jours et qui est comme son testament :

 

            Són creat e esser m’os dat

            a servir Déu que fos honrat,

            e són caüt en mant pecat

            e’ n ira de Déu fui pausat.

            Jésús me vene crucifigat,

            Vol que Déu fos per mi amat.

 

« Je suis créé, l’être m’est donné pour servir Dieu, pour lui rendre honneur, et je suis tombé en maint péché ; à la colère de Dieu je me suis exposé, Jésus crucifié jusqu’à moi est venu, il veut que Dieu soit par moi aimé. »

Ainsi est-ce en Dieu seul qu’il se confie, et non en soi-même :

 

            Llaus, honor al major Senyor

            Al qual tramet la mia amor

            que d’ella reeba resplandor.

            No són digne de far honor

            a Déu, tant fort són pecador,

            e són de llibres trobador.

 

« Louange, honneur au plus grand Seigneur, à qui remonte mon amour, pour que de lui il reçoive splendeur. Je ne suis digne de faire honneur à Dieu, tant fort je suis pécheur ; et je suis de livres trouveur. »

Dieu lui a conservé la charité, l’oraison et le zèle comme il le lui a demandé avec tant de ferveur. Béni soit Dieu !

Cinquante ans presque se sont écoulés depuis ce matin où il alla chercher le pardon de Dieu et se confesser d’un cœur si douloureux et si content. Et Raymond Lulle n’a jamais failli à la décision qu’il a prise aussitôt d’amener les infidèles et les incrédules à la vérité de la sainte foi catholique et, pour ce motif, d’exposer sa personne au péril de la mort.

L’île de Majorque était alors pleine de Sarrasins, dont le nouveau converti n’entendait pas la langue. Combien ne s’était-il pas reproché d’avoir dédaigné de s’instruire ! Mais quoi ! il n’avait jamais eu de trop longues journées pour ses plaisirs ! Et pourquoi eût-il appris les mots arabes, quand les chantantes syllabes du parler d’oc coulaient tout naturellement de ses lèvres et de sa plume, aussi ailées, aussi harmonieuses que celles des plus grands troubadours ? Il avait jugé qu’il avait bien assez à étudier, de suivre ces voix modulantes et de trouver à son tour de nouveaux rythmes pour en enrichir le doux style courtois. Mais, au jour de sa conversion, ses chansons s’étaient fanées.

« L’Ami considéra le temps passé et il pleura ce qu’il avait perdu. Mais nul ne put le consoler, car ses pertes étaient irréparables. »

Il a écrit cela dans le Livre de l’Ami et de l’Aimé (v. 146). L’extrême vieillesse a pu venir et il n’est pas consolé. Pourquoi n’a-t-il pas suivi, dès son adolescence, vis-à-vis des Sarrasins de Majorque, le bel exemple de son roi, Don Jaime le Conquérant, vis-à-vis des Juifs de Valence ? Une passion de convertir était dans le cœur de ce prince. Et Lulle avait souri, avec tous les libertins de la cour, quand il l’avait vu se faire expliquer l’hébreu pour présider lui-même les disputes entre le Dominicain Fra Pau Cristià et les rabbins Mooch ben Najssan et Rabi ben Astruch... Mais les sourires s’étaient changés en larmes, quand, au moment où il aurait voulu gagner des âmes à son Dieu, non les perdre dans ses péchés, Lulle avait senti toute son ignorance. Que n’aurait-il pas donné pour retrouver les heures gaspillées ? Un découragement l’avait pris... Et, durant trois mois, tout en continuant ses fonctions de sénéchal, il s’était demandé si toute sa vie n’était point perdue, quoi qu’il fît, par les erreurs de sa jeunesse...

Il l’a dit, dans son Livre de Contemplation, ce livre qu’il faut placer auprès des Confessions de saint Augustin, si pathétique, si logique, et en même temps véritable encyclopédie mystique, ample et varié panorama de toutes les créatures, dans leurs relations avec le Créateur : « Nul, Seigneur, n’a senti si forte angoisse, que de passer du péché à la pénitence. » Et encore : « Il est si difficile, Seigneur, de sortir du bourbier de ses vices et de faire pénitence, que si vous, Seigneur, ne m’aviez aidé, jamais je n’aurais en moi le courage, la contrition et le repentir de mes péchés ni ne pourrais faire des œuvres dignes de réparer pour satisfaire à votre justice. » Et encore : « Vous voyez, Seigneur, que je ne puis vaincre la chair ni m’efforcer à la vertu ; c’est pour cela que je prie que vous m’aidiez, afin d’obtenir victoire sur moi-même et de pouvoir ainsi faire pénitence des grands péchés que j’ai commis contre vous. Mais le secours que j’appelle est que vous me regardiez avec des yeux de pitié, faisant que je vous aime plus que tout... »

Ainsi, ne comptant en rien sur soi-même, mais espérant tout de Dieu, Raymond Lulle sortait peu à peu de cette terrible angoisse... Un jour qu’il passait par la vieille porte arabe de la Almeidaina, où se trouvait une statue de la Sainte Vierge, avec l’Enfant Jésus dans les bras, Notre-Dame – il l’a noté dans le Livre de l’Ami et de l’Aimé (v. 15) – présenta son Fils à l’Ami, « pour que celui-ci lui baisât les pieds et qu’il écrivît les vertus de la Mère de l’Aimé ». Et c’est de là qu’est né le Livre de Sainte Marie. Pleurant, priant, le grand Pénitent était ainsi arrivé jusqu’à la fête du glorieux monseigneur saint François, le 4 octobre. Et ce fut alors une nouvelle illumination, la transfiguration définitive de son âme.

Au milieu de la lumineuse nuit méditerranéenne qui enveloppe maintenant le vaisseau, Raymond Lulle revoit, écoute l’évêque qui lui fit entendre la parole du salut. Et son impression fut telle qu’il lui sembla que le Petit Pauvre d’Assise lui-même venait le prendre par la main. À la parole enflammée du Prélat, c’était bien lui-même, François, qui se levait, se dépouillant de toutes les richesses de ce monde, François, le troubadour de Dieu, n’ayant d’autre science que celle de la Croix, et parti avec son seul amour à la conquête des âmes.

Aussitôt, Raymond à son tour s’est levé. Il a demandé à l’évêque l’habit d’ermite. Et ayant obtenu congé de sa femme, il est parti en mendiant sur les routes d’Espagne et de France. Ainsi, le vieil Anne Vercors, dans l’Annonce faite à Marie, se dresse-t-il pour aller jusqu’en Terre Sainte, s’agenouiller devant le Tombeau vide.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

LE PÈLERIN DE L’AMOUR

 

 

« L’Ami suivait, pensif, les routes de son Aimé. Il trébucha et tomba parmi les épines, mais il lui sembla que c’étaient des fleurs et qu’il était sur un lit d’amour... »

(Le Livre de l’Ami et de l’Aimé, v. 36).

 

 

Arrêtons-nous devant ce pèlerin, ou plutôt suivons-le. Est-il si loin de nous ? Il suffit d’imaginer un Verlaine qui, après les illuminations de Sagesse, au lieu d’errer, d’aller d’élévation en chute et de chute en relèvement, aurait si bien fixé les yeux sur l’Aimé qui lui fit entendre de si amoureuses paroles, qu’il n’aurait plus cessé un instant de le suivre et de le chanter. Raymond Lulle est un Verlaine qui a continué d’entendre, d’écouter l’invitation de l’Aimé, sans jamais s’en laisser distraire ni détourner :

 

            – Mon fils, il faut m’aimer. Tu vois

            Mon flanc percé, mon cœur qui rayonne et qui saigne,

            Et mes pieds offensés que Madeleine baigne

            De larmes, et mes bras douloureux sous le poids

            De tes péchés, et mes mains ! Et tu vois la croix,

            Tu vois les clous, le fiel, l’éponge, et tout t’enseigne

            À n’aimer en ce monde amer où la chair règne

            Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix...

 

À près de sept siècles de distance, ces vers du pauvre Lélian pourraient servir d’épigraphe au Livre de l’Ami et de l’Aimé. Le cœur humain ne change pas. Encore moins l’appel de Dieu. N’avons-nous pas vu, en même temps que Verlaine, un homme qui fut son ami, lui aussi poète, et poète non négligeable, Germain Nouveau, abandonner jusqu’à son nom, et s’en aller tendre la main sous le porche des églises, partageant à ses frères de misère le surplus des aumônes qu’il ne jugeait pas rigoureusement nécessaires à sa subsistance ? Et, tout en cheminant et priant, il composait des vers sublimes, comme cet Hymne aux Cathédrales qui est l’un des sommets trop peu connus de la poésie française. N’avons-nous pas vu, hier encore, un poète comme Max Jacob qui, après une vie assez dissolue sur les pentes de Montmartre, devient adorateur nocturne du Sacré-Cœur, et puis s’en va vivre une vie semi-érémitique près de l’ancienne abbaye bénédictine de Saint-Benoît-sur-Loire, avant de mourir, héroïquement, saintement – arrêté comme Juif sous l’occupation ? Raymond Lulle peut bien être un philosophe, un théologien, un encyclopédiste. Il est originellement, essentiellement, ce poète converti qui ne cesse de monter dans la contemplation mystique.

Le grand critique espagnol Menéndez y Pelayo a fort justement consacré aux versets du Livre de l’Ami et de l’Aimé cette louange :

« Merveilleuse poésie qui enferme, comme dans un grain de myrrhe, tout ce que sages et poètes médiévaux méditèrent sur l’amour humain, et arrive à exalter et à sanctifier en tout les réminiscences provençales des chansons de mai et d’aube, de vergers et d’oiseaux chanteurs, unissant de manière si unique En Guiraut de Bornelh avec Hugues de Saint-Victor. »

Bien que le Livre de l’Ami et de l’Aimé n’ait sans doute été écrit que dix ou douze ans après la conversion de Lulle, entre 1276 et 1278, il nous conserve en maints versets l’écho de ses pèlerinages :

« Les routes que suit l’Ami pour chercher son Aimé, sont longues et périlleuses, peuplées de considérations, de soupirs et de pleurs et illuminées d’amour (v. 2).

« L’Ami se leva de bon matin et alla chercher son Aimé. Il rencontra des hommes sur son chemin et leur demanda s’ils avaient vu son Aimé. Et ils lui demandèrent : « Depuis quelle heure ton Aimé est-il absent des yeux de ton âme ? » Et l’Ami répondit : « Depuis que j’ai vu mon Aimé dans mes pensées, les yeux de mon corps ne cessent de le voir, car toutes les choses visibles me représentent mon Aimé. » (v. 40)

C’est ainsi que nous pouvons suivre Raymond Lulle sur les routes de Saint-Jacques de Compostelle, de Montserrat et aussi, peut-être, de Rocamadour. Qu’il ait traversé l’Espagne jusqu’au royaume de Galice, par ce chemin que la foi des foules a projeté en plein ciel comme en un miroir où il y a autant d’étoiles que d’âmes, serrées les unes contre les autres, telles des gouttes de lait ; qu’il soit monté au sommet de la montagne mystique, où la légende situe les chevaliers du Graal et où il retrouvait l’antique statue de la Vierge, rendue à la dévotion des fidèles après l’occupation sarrasine qui avait obligé à la cacher sous terre ; qu’il soit enfin allé dans le Quercy vénérer cette autre statue de la Vierge que la légende veut avoir été sculptée par Zachée, le petit publicain perché sur le sycomore pour voir passer Jésus, tout cela semble bien possible. De fait, Raymond Lulle fut absent de Majorque durant deux années. Il avait dû quitter les siens, un peu à la manière dont il a présenté le départ de Blanquerna pour la forêt, mais en l’état de pénitence. Il avait pris le bourdon du pèlerin. Et nous pouvons le voir, tel qu’il peint les romieux dans son Livre de Contemplation :

« Nous les voyons qui traversent de lointains pays et qui, pour votre amour, Seigneur, supportent de nombreux tracas et mésaventures, beaucoup de grands froids et de grandes chaleurs ; ils souffrent la soif et la faim ; les uns vont à cheval, les autres à pied ; les uns vont demandant l’aumône, les autres faisant la charité. Ils vont par plaines et montagnes ; par des lieux champêtres et inhabitables. Ils vous appellent en pleurant, suant et gémissant de la servitude, afin que vous leur pardonniez leurs péchés. Ils vous appellent et vous êtes cherché par eux. »

Non, ils ne s’en vont point en villégiature, poussés par la curiosité de voir de beaux sites nouveaux. Ils vont à la quête de Dieu. Et Raymond Lulle est de tous le plus ardent. Mais il est poète. Et le moindre évènement se colore pour lui de toute sa valeur essentielle ou symbolique. De là, tant de traits que l’on trouve dans le Livre de l’Ami et de l’Aimé, qui paraissent à peine transposés du monde réel et qui nous donnent l’air, le parfum, la mélodie, que leur auteur a ressentis.

« Les oiseaux chantaient l’aube. L’Ami, qui est l’aube, s’éveilla et les oiseaux finirent leur chant. Et à l’aube, l’Ami mourut pour son Aimé. » (v. 26)

Il n’y a, dans les Illuminations de Rimbaud, rien de plus frais ni de plus mystérieux. Le voyageur qui, à la fin de la nuit, écoute les oiseaux dont les cris s’élèvent de plus en plus haut, de plus en plus purs, à mesure que l’aube se dessine dans le ciel, et tout à coup se taisent quand elle s’est établie ; ce contemplateur de l’aube, qui est l’Ami, et qui meurt afin d’introduire son Aimé au plein midi de la joie, ne doutons pas que ce soit aussi Raymond Lulle, pèlerinant à la belle saison dans quelque sentier de montagne. Il a vu, entendu tout cela. Mais, pour lui comme pour saint Jean de la Croix, comme pour saint François d’Assise, les choses les plus belles ne sont qu’un reflet du divin visage. Tout de suite, elles le portent à prier, à méditer. Les oiseaux des premières lueurs, ce sont les prophètes ; l’aube, c’est l’Incarnation ; et la mort de l’aube, de l’Ami, c’est la Rédemption [8]. Dans la nature purifiée, sanctifiée, enamourée où il vit, il n’est rien qui ne lui parle de son Bien-Aimé.

« L’oiseau chantait dans le verger de l’Aimé. L’Ami vient et dit à l’oiseau : “Si nous ne nous comprenons pas par le langage, comprenons-nous par l’amour, car dans ton chant, mon Aimé se présente à mes yeux.” » (v. 27)

Il faut bien songer à saint François d’Assise prêchant aux oiseaux. On dirait que le Paradis est retrouvé. Mais il est retrouvé dans la douleur acceptée par amour. Le Pèlerin a les pieds saignants comme ceux du Poverello. Et sa souffrance est parfois si grande qu’il se prend à interroger l’envoyé céleste qui le comprend par le cœur :

« Oiseau qui chantes d’amour, demande à mon Aimé, pourquoi me tourmente-t-il par amour, lui qui m’a accepté pour son serviteur ? » Et l’oiseau répondit : « Si par amour tu ne souffres pas ces travaux, comment aimerais-tu ton Aimé ? » (v. 35)

C’est ainsi que le Pèlerin avance par la canicule ou sous la pluie, ne cherchant qu’à faire pénitence et à joindre sa Passion à la Passion de Jésus. Rien ne le rebute : ni les humiliations, ni la faim, ni la soif, ni le froid, ni les sueurs.

« L’Ami allait demander l’aumône de porte en porte, afin de rappeler aux hommes l’amour de son Aimé, et aussi pour s’habituer à l’humilité, à la pauvreté, à la patience qui sont les choses les plus agréables de son Aimé. » (v. 274)

Le Pèlerin sait bien qu’il n’y a qu’un seul amour et que, selon le grand mot de saint Jean, celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas... Aussi, chaque fois qu’il le peut, tente-t-il d’entraîner ceux qu’il rencontre dans son voyage à la quête du Trésor éternel que ni les vers ne rongent ni les voleurs ne dérobent. À ceux qui s’étonnent de son pauvre vêtement, usé par le mauvais temps et par les marches, il répond doucement :

« Je suis vêtu d’un drap vil, mais Amour revêt mon cœur de plaisantes pensées et mon corps de pleurs, de langueurs et de passions. » (v. 149)

C’est merveille, comme le Livre de l’Ami et de l’Aimé, si intemporel, sans aucune indication de jour ni de lieu, nous permet cependant de suivre, minute par minute, le comportement de Raymond Lulle. Nous l’accompagnons, vraiment, dans tout son pèlerinage ; nous contemplons sa manière, si originale et si pleine, d’amener son prochain à réfléchir à la Bonté de Dieu.

Cependant, hélas ! la plupart des hommes ne comprennent pas et il arrive au pèlerin de désirer la solitude avec son Aimé :

« L’Ami était tout seul à l’ombre d’un bel arbre. Des hommes passèrent en ce lieu et lui demandèrent : “Pourquoi es-tu seul ?” et l’Ami leur répondit : “Je suis seul depuis que je vous ai vus et entendus, car avant j’étais en la compagnie de mon Aimé.” » (v. 47)

La solitude viendra, cependant, que les hommes ne seront plus capables de lui ravir et, sans se départir d’aucun office de la charité fraternelle, il gardera la divine présence :

« L’Ami désirait la solitude et il s’isola pour avoir la compagnie de son Aimé, qui lui donne la solitude parmi les hommes. » (v. 46)

Au terme de ce premier pèlerinage, Raymond Lulle peut revenir dans la ville. Elle n’est plus capable de lui faire perdre l’Aimé :

« L’Ami allait comme un fou à travers une ville et chantait son Aimé. Et les hommes lui demandèrent s’il avait perdu le sens et il répondit : “Mon Aimé m’a pris mon vouloir et je lui ai donné mon entendement. Il ne me reste donc plus que la mémoire qui se souvient de mon Aimé.” » (v. 54)

Avant de regagner Majorque, Raymond Lulle s’est arrêté à Barcelone pour s’y entretenir avec le Père Raymond de Peñafort, ce Dominicain que le peuple catalan appelle déjà le Saint.

Il convient de s’arrêter à cette haute figure. Au moment de sa rencontre avec Raymond Lulle, Raymond de Peñafort a déjà quatre-vingt-dix ans. On raconte qu’appelé par son apostolat, d’une manière urgente, il a étendu son manteau sur la mer, et est allé, en quelques instants, de Majorque à Barcelone. Il est le confesseur, le directeur, le père spirituel de Jaime Ier le Conquérant. C’est avec lui qu’il s’est occupé, le premier, de la conversion des Musulmans et des Juifs. Raymond Lulle a ainsi le bonheur, au moment de son entrée dans la vie mystique et apostolique, de trouver une âme semblable à la sienne, un Ami tout plein des splendeurs de l’Aimé, tout dévoué à Le servir et à répandre son Nom. Il put lui ouvrir son cœur comme il le faisait à l’Aimé lui-même. Et le « Confesseur des Papes et des Rois », ce grand théoricien et praticien du Sacrement de Pénitence reçut, avec toute la lumière naturelle et surnaturelle dont il était besoin, avec un égal amour, la confession du Pèlerin, et l’aveu de son désir missionnaire. Avec la plus haute sagesse, il lui représenta combien, avant d’aborder les Musulmans et les Juifs, il fallait être bien sûr de pouvoir répondre à leurs arguments, de manière à ne pas rester court devant eux comme il advint à de présomptueux Dominicains. Alors, Raymond Lulle parla du projet qu’il avait fait d’aller étudier à Paris. Raymond de Peñafort l’écouta longuement, pria, médita. Mais il lui prescrivit de rentrer d’abord à Majorque, d’édifier la population par sa pénitence et par sa vertu, comme il l’avait scandalisée par ses vices, et là, de se mettre à étudier, à réfléchir, à demander la grâce de Dieu. Elle ne lui ferait pas défaut. Ensuite, seulement, il pourrait décider des actes à entreprendre, et, fortifié par la solitude, par l’avancement dans la Miséricorde, voir ce dont il serait capable pour la gloire de l’Aimé, pour le service de ses frères incroyants ou infidèles.

Voilà donc Raymond Lulle rendu à Palma. On ne le vit plus parcourir les rues, chercher les plaisirs et les fêtes avec de joyeux compagnons. Il s’est démis de sa charge de sénéchal, afin de pouvoir tout entier réparer le temps perdu. Ce latin, qu’il connaît à peine, dont il a négligé l’enseignement, plus préoccupé alors de tourner une chanson en catalan que de se pencher sur des textes sacrés, il s’y plonge maintenant avec avidité.

En peu de temps, il arrive à lire les hauts traités dont il a besoin, entre autres le Liber petitionum et quæestionum, que le R. P. Éphrem Longpré identifie comme étant le Liber quæestionum veteris et novi testamenti, attribué alors à saint Augustin. De cet ouvrage, dans son Livre de Contemplation, Lulle affirmera qu’il y a trouvé « les vraies preuves, les significations profondes, les raisons manifestes » qu’il développera dans ses écrits apologétiques. Il lit aussi saint Anselme, Richard de Saint-Victor, Aristote, Gundisalvi. Des uns et des autres, on retrouvera trace dans ses premiers écrits. Mais c’est l’arabe également qu’il veut apprendre, qu’il apprend. Il a dans ce but acheté un esclave sarrasin, lui-même très lettré. Avec cet adolescent, il s’est mis courageusement au travail et, en peu de temps, il a pu lire les conteurs et les savants d’outre-mer. Il a voulu alors commencer auprès de ce jeune musulman, qu’il traite plus comme un ami que comme un serviteur, l’apostolat qu’il rêve d’apporter aux rives islamiques. Le beau rêve, celui d’instruire de la vérité le disciple qui lui a donné le moyen de la répandre ! Hélas ! le fanatisme du Coran habite cette âme neuve. À peine Raymond Lulle a-t-il prononcé le nom du Christ, son esclave se répand en imprécations et blasphèmes, si bien que le maître le frappe au visage. Ce soufflet fera germer, dans un cœur vindicatif, l’idée de sanglantes représailles. L’esclave a choisi le moment où il se trouve seul avec Lulle et, saisissant un couteau dissimulé dans les plis de son burnous, il se précipite sur lui et le frappe en criant : « Meurs, puisque tu ne veux pas croire ! » Grièvement blessé, le maître a cependant la force de saisir le couteau, de pousser un cri. On accourt, on veut immédiatement punir de mort le Sarrasin. Raymond Lulle s’y oppose, exige qu’il soit conduit en prison et que la justice suive un cours normal...

Ainsi, l’apôtre du monde islamique se trouve tout de suite placé devant le crucial problème que, sept siècles plus tard, ne rencontrera pas moins un Charles de Foucaud : est-il possible de convertir un musulman, par les voies de la douceur évangélique, ou bien faut-il laisser au bras séculier le soin de conquérir les terres étrangères ? Il brûle de pardonner à son esclave, et il sait, à n’en pas douter, que celui-ci profitera de la première occasion pour renouveler son geste criminel. Cependant, il lui doit la connaissance, non seulement de la langue, mais de la pensée des peuples qui suivent Mahomet. Dans son incertitude, à peine remis de sa blessure, il se retire dans la proche abbaye de Santa Maria de la Reyal, et, durant trois jours, demande à Dieu de l’inspirer. N’obtenant pas de réponse, il se décide à aller jusqu’à la prison. Et là, il se trouve devant son esclave qui vient de se pendre. Le mystère demeure complet.

« L’Ami pleurait et disait : “À quand le temps où se dissiperont les ténèbres du monde pour que se ferment les voies de l’enfer ? Et l’eau qui a coutume d’aller en aval, quand sera-ce pour elle l’heure d’aller en amont ? Et les innocents, quand seront-ils plus nombreux que les coupables ?” » (v. 4)

Ainsi se pose tout le mystère de la Rédemption. Lulle avançant dans l’amour, comprend que c’est sa propre mort, pareille à celle de l’Aimé, qui pourra seule résoudre ces questions prestigieuses. Et de là son soupir :

« Ah ! quand l’Ami se réjouira-t-il de mourir pour son Aimé, et l’Aimé, quand verra-t-il son Ami languir pour son amour ? » (v. 5)

Ce n’est point parce qu’il reste à Palma que le Pèlerin de l’Amour continue moins sa quête de Dieu, son ardente quête de Dieu. Raymond de Peñafort a eu raison de le renvoyer dans sa province. Les neuf années qu’il passe là, dans une solitude studieuse, dans la prière, dans la contemplation, les lectures profondément méditées, comptent certainement plus pour la formation de son esprit et de sa doctrine que s’il les avait dispersées en controverses et disputes. Il s’est débarrassé de tous les soucis matériels. Cela n’a pas du être sans déchirements de sa part ; il tient toujours à sa femme et à ses enfants ; mais il accepte que leur soit nommé un tuteur, comme s’il était mort, puisqu’enfin il a tout quitté pour Dieu. Il n’écrira pas moins des textes d’enseignement pour son fils, textes qui d’ailleurs pourront profiter à tous les enfants de Catalogne, et qui, en fin de compte, reviendront toujours à augmenter la gloire et l’amour de l’Aimé. Quoi qu’entreprenne Raymond Lulle, tout concourt à son pèlerinage d’amour. Il ne peut plus détourner ses yeux du Crucifié qui lui apparut cinq fois. Et c’est Lui qu’il va retrouver quand il monte pour se recueillir dans le seul domaine qu’il paraisse s’être réservé, le solitaire et prenant mont Randa.

Non loin de la ville d’Algaïda s’élève ce petit sommet d’où l’on ne voit que le ciel et la mer. Là, quand il est fatigué de l’étude ou quand il cherche vainement une réponse aux problèmes qu’il se pose, Raymond Lulle a l’habitude de monter et, dans la paix de la nature éblouissante, de confier à l’Aimé ses inquiétudes et ses peines, afin que Lui-même l’éclaire et lui donne l’enseignement qu’il devra répandre parmi les hommes. Ainsi, en 1274, est-il allé faire une retraite sur ce lieu élevé. Il a eu beau scruter les choses et les livres, il ne voit pas comment encore unir, en un seul corps de doctrine, les idées qu’il a reçues. Durant huit jours, il s’abîme dans la prière. Et voici que le huitième jour, une illumination soudaine, pareille à celle que Moïse reçut du buisson ardent, s’empare de son esprit, et ne le quittera plus. En un instant, en un éclair, il a connu le principe de son Ars Magna, de ce grand art d’où tout découle, où tout revient, et qui lui permettra, non seulement d’établir les vérités naturelles, mais encore et surtout de montrer, dans les vérités surnaturelles et révélées, une telle convenance rationnelle que les esprits les plus prévenus ne pourront qu’en être touchés. Les rationalistes n’ont pas manqué d’élever des objections contre cette illumination de Lulle. Mais ils ne peuvent effacer les affirmations répétées qu’il en fait au cours de son œuvre.

Cette illumination fut-elle un vrai miracle, un don absolument gratuit de Dieu, hors des lois de la nature ? Ne fut-elle pas plutôt, avec l’aide de Dieu d’ailleurs, la soudaine cristallisation dans l’esprit du philosophe de tout ce qu’il avait acquis auparavant ? Environ quatre siècles plus tard, un philosophe français, dans la nuit du 10 novembre 1629, devait connaître une illumination analogue. Si différent, si rationaliste que soit son système, René Descartes, lui non plus, n’a jamais varié sur son affirmation et, pour remercier Dieu, il entreprendra son pèlerinage à Notre-Dame de Lorette. Il est beau et bon de voir ainsi les grands penseurs s’agenouiller devant la Vierge. Raymond Lulle marquera, de la manière la plus poétique, et en même temps la plus théologique, dans son Livre de Santa Maria, les hautes raisons de cette prière. À la suite de saint Bernard, de saint Dominique et de saint François, il mettra toute sa confiance en la Mère qui est l’aube de toute splendeur. Il représente un ermite qui interroge un contemplatif, un laudateur, un de ces hommes que Léon Bloy appelle des hymnologues perpétuels :

« Laudateur – dit l’ermite – qu’est l’aube ? – Le laudateur répond et dit que l’aube est le commencement des splendeurs et la fin des ténèbres. Et comme Notre-Dame est l’aube des justes et des pécheurs, il veut louer Notre-Dame sous semblance d’aube, en cette manière :

« Notre-Dame est aube de splendeur – dit le laudateur – car en Notre-Dame a pris chair le Fils de Dieu, qui est lumière des lumières et splendeur des splendeurs. Pour cela, Notre-Dame fut tellement illuminée de splendeur en cette incarnation, qu’elle est le commencement de la splendeur pour les justes et les pécheurs. Commencement de la splendeur, elle l’est pour les saints prophètes qui longuement avaient désiré cette splendeur et l’avaient prophétisée, et lumière et splendeur des pécheurs, elle l’est aussi Notre-Dame, car en elle commence à briller la miséricorde et le pardon et la rédemption de l’humain lignage et en elle finissent les ténèbres, dans lesquelles se trouvait plongé tout l’humain lignage par le péché du premier père et de la première mère.

« En l’aube le soleil commence à montrer sa clarté, et le soleil commence à donner lumière à la terre qui durant la nuit a été assombrie de ténèbres ; à cette heure de la nuit, la vue des yeux a été prise dans l’ombre des ténèbres ; et dans la nuit vont les voleurs et les hommes luxurieux faire de males œuvres. Mais quand vient l’aube, alors la vue des yeux commence à voir la splendeur et les mauvais hommes commencent à fuir, et prend joyeuse vigueur le courage des hommes bons qui la nuit se sont proposé les œuvres bonnes à faire dans le jour que l’aube amène. Ainsi, de la même manière, et beaucoup mieux encore, en Notre-Dame, qui est l’aube, vient le Fils de Dieu qui illumine et éclaire le monde, et fait fuir les mauvais hommes, et donne allégresse et salut aux hommes justes et de sainte vie. De cette splendeur qui vient et qui naît de Notre-Dame, prennent lumière toutes les autres clartés et splendeurs ; et devant cette lumière si lumineuse ne peuvent demeurer aucunes ténèbres ; et de cette lumière ont pris science et clarté tous les sages qui sont passés ; et dans cette lumière, il ne peut y avoir aucun homme proie des ténèbres ; et de toute cette lumière, c’est Notre-Dame qui est la clarté de l’aube. »

Cette page, vraiment sublime, Raymond Lulle la continue en montrant que Notre-Dame est aussi l’aube de ceux qui aiment. Il est bien le frère des auteurs du Roman de la Rose et de tous les allégoristes médiévaux, mais avec une fraîcheur, une spontanéité rarement atteintes. C’est ainsi qu’il fait intervenir Intention et Oraison que la Vierge seule peut guider et exaucer. Et c’est lui, toujours, l’illuminé du mont Randa, que nous retrouvons sous les traits de celui qui s’engage ou de celui qui demande, lui, l’Ami, à jamais enivré de l’Aimé. Quand il possède le grand Art, comment se tiendrait-il de le répandre parmi les peuples, lui qui est bien cet homme dont il parle, et qui « s’est proposé en son courage de faire tout ce qu’il ferait dans l’intention d’aimer, d’honorer et servir Dieu et Notre-Dame, car, puisqu’il a été créé pour honorer, servir et aimer Dieu et Notre-Dame, il lui paraissait que tout ce qu’il avait à faire, il devait le faire dans cette intention pour laquelle il était créé ! »

Ô pureté d’une âme vraiment donnée et qui ne se reprendra plus ! mais c’est à la Vierge qu’il a demandé comment il pourrait ainsi lier sa volonté. Nous connaissons déjà la réponse, mais il est bon de la reprendre, en ce point culminant de la vie de Raymond Lulle, quand il a trouvé la voie et la formule.

« Après sa prière, donc, il se propose en son courage de mourir pour honorer Dieu et Notre-Dame, donnant connaissance de la foi romaine à ceux qui ne l’ont ni ne l’aiment, et il se propose encore de faire des traités avec beaucoup d’hommes dans cette même intention. Alors, de sa résolution, il fit lumière et aube à sa volonté, et il lui lia tout ce qu’il ferait ou dirait ; et pour cela, quand cet homme se proposait de faire ou dire aucune chose, il regardait si ce qu’il voulait dire ou faire s’accordait à son propos, et si cela était, il le faisait et le disait ; si non, il s’en écartait et changeait sa volonté, selon la résolution qu’il avait prise, en autres œuvres ou autres paroles. »

Cela est fier. Et l’on peut dire sans crainte que Lulle a tenu sa parole tout au long d’une longue vie. Mais ce qui est le plus beau, c’est l’amour, la tendresse dont elle est le prolongement et que nous livre sa prière :

« ... Vous, Dame juste et glorieuse, vous êtes lumière, clarté, aube, selon ce que dit le Laudateur, et encore bien mieux qu’il ne peut dire ; et puisque vous êtes l’aube d’une si grande splendeur de bonté, grandeur, persévérance et autres vertus, plaise à vous de détruire et abolir les ténèbres qui sont dans les âmes des mauvais hommes, dans leur mémoire et leur intelligence : car vous savez bien, vous, glorieuse Reine, que presque tous les hommes du monde ont ténèbres en leur volonté et qu’ils aiment mieux eux-mêmes ou autre chose que vous ou que votre Fils ; car, de même que par l’absence du soleil sont ténèbres en la terre, de même et beaucoup plus encore sont ténèbres en la volonté des hommes, qui préfèrent ce qui vaut peu à ce qui est bon et noble. C’est pour cela que je vous crie merci, ô pitoyable, que vous qui êtes l’aube de clarté, bonté, grandeur, persévérance, vous illuminiez de bonté, grandeur, persévérance la volonté des gens qui sont en si grandes ténèbres qu’elles amènent encore des ténèbres plus épaisses, où il n’y a jamais jour ni lumière ni aube...

« Reine couronnée de bonté, grandeur, sainteté, virginité, miséricorde, justice ! oui, vous savez que l’aube est au milieu du jour et de la nuit, mais qu’elle a plus d’inclination au jour qu’à la nuit, car l’intention de l’aube est qu’il soit jour et qu’il ne soit pas nuit. Ainsi, Reine, vous êtes entre votre Fils et les pécheurs, et votre Fils est jour de splendeur, et les pécheurs sont nuit de ténèbres et de péchés ; pour cela, Reine, vous qui êtes plus près de votre Fils que des pécheurs, donnez la lumière de votre Fils aux pécheurs, et ne les laissez pas demeurer dans les ténèbres. Mais que vous, Reine de tout en tout, vous vous en alliez vers le jour et ne vous souveniez pas de la nuit !... Cela ne vous ressemble pas, glorieuse, et d’aucune manière je ne crois que vous oubliiez les pécheurs, car si vous êtes Mère de Dieu, aussi vous êtes Mère des pécheurs. Et quelle est la mère qui oublie son fils, et surtout lorsque son fils est dans les ténèbres et dans la tribulation de la mort ? Ah Reine, pour Dieu ne soit ! Rappelez-vous et illuminez le monde entier, puisque de tout ce qui est, vous êtes lumière, clarté et aube !... »

Je ne crois pas qu’il y ait, dans toute la chrétienté prière plus hardie, plus humble, plus tendre. Et sa confiance éperdue en Marie n’a d’égale que sa profonde connaissance de la misère humaine.

Le mont Randa signifie en arabe le mont de l’aloès. « Comme l’aloès, écrit le grand biographe espagnol de Raymond Lulle, Francisco Suneda Blanés, le mont Randa surgit du soleil fertile de l’île Dorée en forme de candélabre. » Mais, si l’on veut une image, c’est plutôt à Lamartine que je l’emprunterais. De même que le grand poète français compare la Mireille de Mistral à cette fleur dont la légende veut qu’elle éclate seulement tous les millénaires, de même l’œuvre que Raymond Lulle a conçue ou reçue dans sa longue oraison du mont Randa, est aussi pareille à l’aloès, aloès merveilleux de la Catalogne, dont le parfum dure encore si nos esprits sont trop agités pour en savourer toujours le sens et la forme où son auteur voyait la réponse à toutes les questions possibles.

À peine a-t-il eu cette révélation du grand Art, il est descendu de sa montagne, tel Moïse portant les lois du Sinaï ; il s’est retiré au couvent cistercien de Santa Maria de la Reyal, et il a écrit sur le champ son Ars Magna [9], œuvre grandiose qu’il dépasserait les limites de notre étude d’analyser ici mais dont, à la suite du R. P. Éphrem Longpré, nous pouvons bien, nous devons donner le principe, « à savoir l’idée de la primauté absolue des attributs divins ou dignités, et de leurs relations entre eux et le monde dont ils sont l’exemplaire infini ». Raymond Lulle a ainsi connu que toute la créature n’est rien autre qu’une imitation de Dieu, mais il l’a connu d’une manière si parfaite, si détaillée que tous ces attributs confondus dans l’unité divine lui apparaissent diversifiés à l’infini à travers la création jusqu’à ce qu’ils la ramènent elle-même à l’unité : « Ut unum sint. » Vision grandiose qui devait frapper un Leibniz ! Tout animée par cet Amour qui, selon le vers de Dante, meut le soleil et les autres étoiles, elle est bien au centre, non seulement de la Métaphysique et de la Logique lulliennes, mais aussi de la Morale et de la Mystique. Il a donc bien eu raison de déclarer à l’ermite, dans son grand poème du Desconhort :

« Je vous dis encore que j’apporte un Art général qui m’a été nouvellement donné par don spirituel pour que chacun puisse savoir toute chose naturelle, selon que l’intelligence atteint les sens. Il vaut pour le droit et la médecine et tout savoir, et pour la théologie qui plus m’est à cœur. À résoudre les questions nul art ne vaut autant, ni à détruire les erreurs par raison naturelle, et je le tiens pour perdu car à peu d’hommes il en chaut ; pour cela je suis en plainte et en pleurs et j’ai ire mortelle, car tout homme qui perd un si précieux cadeau ne peut avoir plus de joie de chose éternelle. »

Avant de jeter cette lamentation, Raymond Lulle aura tout mis en œuvre pour que son grand Art se répande. À peine a-t-il achevé de rédiger ce premier texte, il se retire encore sur le mont Randa, où il reçut son illumination, et il y passe quatre mois de vie contemplative. C’est là, certainement, le mode d’existence qui était le plus à son goût. Aussi bien dans son Blanquerna, le place-t-il au commencement et à la fin de la vie de son héros, qui est lui-même tel qu’il eût voulu être. Pour passer des jours d’ermite, quand il croit avoir achevé sa tâche en Chrétienté, Blanquerna quitte les honneurs et les charges du souverain Pontificat. Tous les biographes de Raymond Lulle ont considéré que la vie de son héros, dans la cinquième partie du roman, répond sans aucun doute à celle que lui-même il mena, soit à Randa, soit ermite au collège de Miramar, quand les obligations de la charge qu’il avait assumée lui permettaient de revenir à sa chère solitude.

Nous pouvons donc rouvrir les pages merveilleuses de Blanquerna, si fraîches, si cristallines qu’elles conservent encore la pureté, le charme de la source matinale sous les arbres où l’ermite allait s’abreuver :

« Blanquerna se levait à la mi-nuit et ouvrait les fenêtres de la cellule pour voir le ciel et les étoiles et il commençait sa prière avec la plus grande dévotion possible, afin que son âme fût en Dieu et ses yeux en larmes et en pleurs. Quand Blanquerna avait contemplé et pleuré longuement jusqu’aux Matines, il entrait en l’église et sonnait les Matines, et le diacre venait qui l’aidait à les dire. Après l’aube il chantait la messe. (Il ne semble pas que Raymond Lulle ait été prêtre, mais, encore une fois, il prête à son héros la réalisation de tous les désirs de son cœur : et quel plus haut désir pouvait-il avoir que celui du Sacerdoce, de cette communion si intime entre l’Ami et l’Aimé, que la personnalité de l’Ami s’abolit pour laisser toute la place à Jésus qui, par sa bouche, renouvelle tous les matins le miracle unique de l’Eucharistie !) Quand il avait chanté la messe, Blanquerna parlait de Dieu et de ses œuvres, et ils pleuraient ensemble (le diacre et lui) par la grande dévotion qu’ils avaient en les paroles qu’il disait (Ces larmes d’amour et de joie, que l’on trouve tout au long du Moyen Âge et dont Raymond Lulle semble avoir été particulièrement gratifié, comment ne nous feraient-elles pas songer aux « pleurs de joie » d’une autre grande nuit illuminative, celle dont Pascal a consigné les phases de feu dans son Mémorial ?). Après ces paroles, le diacre entrait dans le jardin et s’occupait à le cultiver et Blanquerna sortait de l’église et recréait son âme des fatigues qu’avait soutenues sa personne et regardait les monts et les plaines afin d’en recevoir un divertissement.

« Aussitôt que Blanquerna se sentait refait, il entrait en oraison et en contemplation, ou il lisait dans les livres de la divine Écriture et dans le Livre de Contemplation, et il demeurait ainsi jusqu’à Tierce. Après il disait Tierce, Sexte et None ; et après Tierce, le diacre s’en retournait et apprêtait quelques herbes ou légumes pour la nourriture de Blanquerna. Dans le jardin, celui-ci, pendant ce temps, allait travailler un peu, afin de n’être pas oisif et d’obtenir avec l’exercice meilleure santé ; et il allait manger entre midi et l’heure de None. Après avoir mangé, il s’en retournait tout seul à l’église, où il rendait grâces à Dieu. Sa prière finie, il passait une heure à se promener à travers le jardin et jusqu’à la source ; et il allait par ces endroits où il pouvait le mieux réjouir son âme. Ensuite, il dormait afin de pouvoir mieux soutenir les fatigues de la nuit. Quand il avait dormi, il lavait ses mains et son visage et se trouvait dispos jusqu’à ce que sonnassent les vêpres, auxquelles venait le diacre et lorsqu’ils avaient dit les vêpres, ils disaient les Complies, et le diacre s’en retournait, et Blanquerna entrait en considération des choses qui lui plaisaient le mieux et pouvaient le mieux le préparer à entrer en oraison.

« Après le coucher du soleil, Blanquerna montait sur la terrasse qui dominait sa cellule, et demeurait en oraison jusqu’au premier sommeil, regardant le ciel et les étoiles avec des yeux pleins de larmes et un cœur dévot, considérant les grandeurs de Dieu et les fautes que les hommes commettent en ce monde contre Lui. Avec un si grand attachement et une si grande ferveur, Blanquerna était en contemplation du coucher du soleil au premier sommeil, que lorsqu’il s’était couché et dormait, il lui semblait être avec Dieu, selon qu’il avait fait son oraison... »

Cette journée si heureuse fut souvent celle de Raymond Lulle. On comprend qu’il eût voulu demeurer dans la splendeur de l’île dorée, louant avec elle et par elle le Créateur. Mais une autre vocation l’appelle. La révélation qu’il a reçue, l’amour qui inonde son cœur, il faut qu’il les répande parmi ses frères croyants ou incroyants. La flamme de l’apostolat brûle en lui.

Nous sommes en 1276. L’infant de Majorque, Jaime II, tient sa cour à Montpellier. Il y a longtemps qu’il entend parler de la conversion et des mérites de son ancien sénéchal. Il souhaite de le revoir, de faire examiner la valeur de ses écrits, et il l’appelle auprès de lui. Raymond Lulle n’hésite pas à s’arracher de sa belle solitude. Il espère que le prince comprendra l’œuvre qu’il veut entreprendre et, rejoignant le continent, traversant Catalogne et Languedoc, ne cessant de suivre la Méditerranée, il arrive dans la cité universitaire, alors toute jeune, toute bruissante de chants et d’idées.

Il ne s’est pas contenté d’écrire son Ars Magna ; il a aussi composé en arabe, son Livre du gentil et des trois sages où il voit comme les prolégomènes de son enseignement ; surtout, il a donné, en arabe, puis en catalan, traduit seulement ensuite en latin, son Liber Contemplationis, « œuvre capitale de la Mystique lullienne, écrit J. Rubio, cité par le R. P. Éphrem Longpré, et par son extension l’un des ouvrages en prose les plus considérables que possède la littérature romane au XIIIe siècle ». Telles sont les œuvres que vont examiner les Maîtres en Théologie de Montpellier, très probablement frère Bertrand Béranger, de l’Ordre des Mineurs, lecteur au Studium de la ville. Sans aucun doute, Raymond Lulle est admis à défendre ses thèses et, de plus, dans son inlassable activité intellectuelle, il compose là un nouveau traité, l’Ars demonstrativa, œuvre philosophique, et en fait la lecture publique. Il est permis de penser que c’est grâce à elle qu’il obtient le titre de maître, à lui décerné par tous les documents.

Comment le bon infant Jaime II ne recevrait-il pas courtoisement le Docteur Illuminé, quand la preuve est faite de son savoir et de ses dons ? Une peinture de Barceló, au Musée Pontifical de Latran, nous montre Raymond Lulle reçu par le roi et la reine de Majorque. Descendu de son trône, le prince ouvre ses bras à l’ermite agenouillé, entouré d’hommes d’armes, de moines et de pages. Alors, Raymond dit son rêve : celui d’ouvrir un Collège de Frères Mineurs, qui apprendront l’arabe, en même temps que la théologie et les principes de ce Grand Art qui leur permettra de mener, avec les musulmans, des discussions victorieuses. L’infant écoute avec intérêt, avec bienveillance, et finalement accorde au solliciteur d’ouvrir ce Collège à Miramar, au bord de la mer, sur une colline où les oliviers et les vignes jettent leurs notes d’argent et d’or. La mort de Jaime Ier donne presque tout de suite à l’infant le titre de roi. Et il fait construire, selon les indications de Raymond Lulle, ce couvent de la Sainte-Trinité où treize franciscains vont étudier sous la direction même du Docteur Illuminé. Dès le 17 octobre 1276, le pape Jean XXI, par une bulle donnée à Viterbe, approuve la fondation du Collège. Dans le Chant de Raymond, composé plus tard, vers 1299, le Bienheureux se rappelle encore, avec joie et piété, ce commencement de son apostolat :

 

            Lo monestir de Miramar

            fiu a frares Minors donar

            per sarraïns a preicar.

            Enfre la vinya e el fenollar

            amor me pres, fé ’m ’Deus amar,

            enfre sospirs e plors estar.

 

            Déus Paire, Fill, Déus Espirat,

            de qui es santa Trinitat

            tracté com fossen demonstrat,

            Déus Fill, del cel es davallat,

            de una verge està nat,

            Déu e orne, Crist apellat...

 

Ainsi vont ces sizains d’octosyllabes à rime unique. À la manière des troubadours, Raymond Lulle a une invention prestigieuse de rythmes et de rimes. La poésie réside alors davantage dans la musique des vers, dans l’incantation proprement dite. Depuis, nous nous sommes attachés beaucoup plus à la nouveauté des images. Mais c’est une question de savoir si le courant poétique ne passe pas mieux par la sonorité du poème que par la vision qu’il nous présente. De toute manière, sous les affirmations dépouillées du Chant de Raymond, bat le grand cœur apostolique du tertiaire franciscain, aussi bien que la Foi et la Charité de saint Thomas d’Aquin dans les stances de l’Office du Saint-Sacrement.

« Le monastère de Miramar fut donné aux Frères Mineurs pour prêcher les Sarrasins. Entre la vigne et le fenil, amour me prit, me fit aimer Dieu, demeurer entre soupirs et pleurs.

« Dieu Père, Fils, Dieu Esprit, de qui est faite la Sainte Trinité, comme il nous a été montré, Dieu Fils, du ciel est descendu, est né d’une Vierge, Dieu et homme, appelé Christ.

« ... J’ai trouvé un nouveau savoir pour faire connaître la vérité à tout homme et pour détruire les erreurs ; les Sarrasins seront baptisés, les Tartares, les juifs et beaucoup d’autres, par le savoir que Dieu m’a donné.

« J’ai pris la Croix, j’ai crié mon amour à la Dame des pécheurs afin qu’elle daigne m’apporter grand secours. Mon cœur est cellule d’amour et mes yeux fontaine de pleurs. Je suis entre joie et douleurs... »

Mais l’heure de la fondation de Miramar est sans aucun doute une heure de joie. Au bord de la mer où il a réuni treize Frères Mineurs, Raymond Lulle voit déjà de l’autre côté des flots, le monde musulman converti. Il s’est fait bâtir un ermitage à l’une des extrémités de l’île où il va se recueillir entre deux leçons. Peut-être est-ce là qu’il faut voir le motif de ce passage de son Blanquerna :

« Blanquerna mena ce genre de vie si heureux, jusqu’à ce que les gens de cette localité commencèrent à avoir une particulière dévotion à visiter l’autel de la Sainte-Trinité qu’avait cette chapelle, ce qui fait que beaucoup de gens accouraient ensemble faire là leurs vigiles, passant les nuits en oraison. Ils troublaient ainsi la contemplation et l’oraison de Blanquerna qui n’osait rien leur dire, ni leur défendre de venir, pour ne pas fournir un motif de faire perdre aux personnes la dévotion qu’elles avaient de visiter cette chapelle. Pour cette raison, il changea de cellule dans un autre endroit... »

Ainsi, durant quelques mois, Raymond Lulle, pèlerin de l’Amour, a pu croire son plan d’évangélisation tout près de se réaliser.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

PAR MONTS ET PAR VAUX

 

 

« L’Ami cheminait par monts et par vaux et ne pouvait trouver la sortie de la prison d’Amour, où depuis si longtemps étaient emprisonnés son cœur et ses pensées, ses désirs et ses plaisirs. »

(Le Livre de l’Ami et de l’Aimé, v. 113)

 

 

Quand il a commencé de former les treize religieux franciscains, réunis par lui au Collège de la Sainte-Trinité, à Miramar, assuré qu’ils continuent sans lui, mais selon ses méthodes, à progresser dans l’étude de l’arabe, de la théologie, de la philosophie et des sciences, plus assuré encore de leur progrès dans la vie mystique, Raymond Lulle n’a plus qu’un désir : aller à Rome, faire approuver et bénir par le Pape son vaste projet d’apostolat, puis aborder la Terre Sainte et, sur les pas du Christ, poursuivre, auprès des infidèles et même des chrétiens oublieux, l’annonce de la Bonne Nouvelle.

Il l’a écrit dans son Livre de la Contemplation et il ne s’en dédira pas :

« Je vois, dit-il, les chevaliers mondains aller outremer à la Terre Sainte et s’imaginer qu’ils la reprendront par la force des armes : et à la fin tous s’y épuisent sans venir à bout de leur dessein. Aussi pensé-je que cette conquête ne se doit faire que comme tu l’as faite, Seigneur, avec tes apôtres, c’est-à-dire par l’amour, les oraisons et l’effusion des larmes. Donc, que de saints chevaliers religieux se mettent en chemin, qu’ils se munissent du signe de la Croix, qu’ils se remplissent de la grâce du Saint-Esprit, qu’ils aillent prêcher aux infidèles la vérité de la passion, et qu’ils fassent pour l’amour de toi ce que tu fis pour l’amour d’eux ; et ils peuvent être certains que s’ils s’exposent au martyre pour l’amour de toi, tu les exauceras en tout ce qu’ils veulent accomplir à l’effet de te glorifier. »

Ainsi Raymond Lulle, à la suite de saint François, se montre-t-il, à l’origine du mouvement missionnaire, déjà plein des pensées qui animeront les Robert de Nobili ou les Charles de Foucaud. Ne vouloir convertir que par la persuasion et l’amour, en prenant dans tout ce qui est licite les manières et les coutumes des indigènes, ce programme, que les papes Pie XI et Pie XII mettent à l’honneur de tous les apostolats du XXe siècle, le Docteur Illuminé le conçoit et l’applique dès le Moyen Âge, avec la double sûreté de l’appel surnaturel et d’un génie puissant.

Plein de réflexion et d’enthousiasme, Raymond Lulle s’achemine donc vers Rome. Il y sera en 1278. C’est le règne du Pape Nicolas III. Dans son Blenquerna, le Pèlerin de l’Amour dépeint son arrivée à la Cour pontificale d’une manière si pittoresque et si vive qu’il faut bien consigner ce texte, en faisant la part du symbolisme où se complaît l’auteur. Il est probable que l’épervier ne représente que le désir de conquête apostolique, et le chien la fidélité d’un haut dessein. Mais il est probable aussi que Lulle ne dédaignait pas de se présenter avec une certaine extravagance cocasse, pareille à celle que plus tard devait employer Philippe Néri. Il y a chez lui un humour, proprement espagnol, qui fait songer à Don Quichotte ou à certaines répliques de sainte Thérèse d’Avila.

« Il arriva, un certain jour, a-t-il donc écrit, que le Pape convia tous les cardinaux et eut une grande cour ce jour-là. Après le dîner, entra dans le Palais un homme vêtu comme un fou, la tête rasée, qui d’une main tenait un épervier et, de l’autre, un chien attaché avec une corde ; l’homme salua Monseigneur le Pape et Mes Seigneurs les Cardinaux et toute la Cour de la part de Monseigneur l’Empereur, et dit ces paroles : « Je suis Raymond le Fou, et je viens dans cette cour par ordre de l’Empereur pour remplir mon office, chercher mes compagnons. »

Il commence par interroger les cardinaux sur dix problèmes apologétiques et sociaux qui lui tiennent au cœur et qu’il posera plus tard devant l’Université de Paris.

« 1° Si les chrétiens sont coupables de l’ignorance en laquelle sont les infidèles à l’égard de la sainte foi catholique ?

« 2° Quels sont ceux qui ont la plus grande puissance : ou les catholiques possesseurs de la vérité qui veulent réduire les infidèles à suivre la même voie, ou les infidèles qui veulent détourner les catholiques de cette vérité et les induire en erreur ?

« 3° Si les chrétiens sont coupables de laisser au pouvoir des Mores la Terre Sainte d’outre-mer où Jésus-Christ fut conçu, naquit, fut crucifié et mourut ?

« 4° Si les articles de la sainte foi catholique peuvent être entendus par raisons nécessaires ?

« 5° Si la foi vaut plus ou vaut moins, dans le cas où ses articles peuvent être entendus par raisons nécessaires ?

« 6° Quelle est la principale raison pour laquelle l’homme a été créé ?

« 7° Faut-il faire une enquête sur la conduite des évêques et des archevêques et les déposer dans le ras où ils usent mal de leur pouvoir ?

« 8° Quel est le plus grand péché : qu’un évêque donne à ses parents les biens de son Église ou retienne pour, soi ceux d’un juif converti ?

« 9° Si on peut dépenser les biens de la Sainte Église à mettre la paix parmi les rois et les princes chrétiens ?

« 10° Quelle est l’œuvre la plus noble que l’homme puisse accomplir en l’honneur de Dieu ? » [10]

Devant de telles demandes, il est probable que les Cardinaux voient bien qu’ils n’ont pas affaire à un homme commun. Le Pape écoute attentivement sa requête. Lulle est convaincu que les Tartares peuvent facilement se convertir au Catholicisme et amener par une espèce d’osmose les Musulmans à se montrer moins irréductibles. Nicolas III l’écoute avec bienveillance et le bénit, et bénit son pèlerinage en Terre Sainte.

Voilà donc Raymond Lulle au sommet de son désir. Mais hélas ! dans quel état de misère trouve-t-il les lieux honorés par le passage du Seigneur ! Il nous en a laissé l’écho dans son Liber de Fine (écrit à Montpellier en 1305).

« ... Plusieurs fois, dit-il, j’ai été à Rome devant l’autel du bienheureux Pierre, je l’ai vu fort orné, illuminé ; j’ai vu plusieurs fois le Seigneur Pape y célébrant avec les Cardinaux, et tous louaient, bénissaient à hautes et nombreuses voix Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais il y a un autre autel, qui est l’exemple et le parangon de tous les autres, et, quand je l’ai vu, deux lampes seulement étaient sur lui, et encore l’une brisée. J’ai vu une cité dépeuplée, où ne demeurent pas cinquante hommes, mais où habitent dans des cavernes de nombreux serpents. Et cette cité est cependant la plus excellente qui soit, au-dessus de toutes les autres cités, j’entends cela selon Dieu. Mais selon nous, ce qu’elle est, dans quelle abjection elle se trouve, d’où elle sort, et combien, voyez-le ! Et pourtant ne sommes-nous des Chrétiens ? »

Oui, telle est l’amertume que le grand Majorquin a trouvée dans la réalisation de son vœu et qui marquera désormais toute sa vie. Mais ne l’avait-il pas pressentie ? Lorsque, dans son Livre de Contemplation il exprime, avec quelle force, le souhait d’aller en Terre Sainte, il y ajoute l’aspiration au martyre :

« De même qu’un homme affamé se réjouit quand il mange et fait de grandes bouchées en raison de la grande faim qu’il sent, ainsi, ton serviteur, Seigneur, sent tellement un désir de mourir pour donner louange à ton Nom, que de nuit et de jour il se réjouit et s’efforce autant qu’il peut, de donner la perfection à ce Livre de Contemplation, afin qu’après l’avoir achevé, il aille répandre son sang et ses larmes pour l’amour de toi dans la Terre Sainte sur laquelle tu as répandu ton précieux Sang... »

Ainsi Raymond Lulle préfigure-t-il Charles de Foucaud, allant passer des années comme jardinier au Monastère des Pauvres Clarisses de Nazareth avant de s’enfoncer dans le désert, où lui aussi doit répandre son sang pour l’amour de Dieu et des Musulmans. L’un et l’autre ont voulu d’ailleurs connaître à fond la doctrine islamique, afin d’être capables d’y trouver les points d’insertion de leur Christianisme vécu. Dès ce premier voyage de Raymond Lulle en Terre Sainte, nous le voyons tel qu’il est représenté dans son Félix des merveilles du monde, disputant avec les Sarrasins dans les mosquées. Lorsqu’il nous raconte, dans le IVe livre de Blanquerna, comment un messager entendit un grand nombre d’« Alfaquis » prêcher le Coran, c’est bien lui qu’il nous faut voir encore dans cet auditeur attentif :

« Ils prêchaient avec de si dévotes paroles que presque tous ceux qui les écoutaient se mettaient à pleurer. Et moult s’émerveilla le messager de la dévotion que les hommes avaient en de telles paroles (bien que ceux qui prêchaient fussent en erreur). Et il comprit que c’était à cause de leurs belles manières et des récits qu’ils faisaient des hommes morts en dévotion, que l’on pleurait. Il trouva également un Livre de l’Ami et de l’Aimé, où était conté comment les hommes dévots célébraient dans leurs chansons Dieu et l’Amour, et comment, par amour de Dieu, ils renonçaient au monde et allaient, par le monde, souffrant la pauvreté. »

On ne s’étonnera donc pas que lorsque, au Ve livre, Blanquerna a abdiqué le Souverain Pontificat et s’est fait ermite, un autre ermite lui demandant un livre de méditations, il songe aussitôt à ce Livre de l’Ami et de l’Aimé dont il a parlé, et aux paroles d’amour que prononcent les soufis pour donner à l’homme une grande dévotion. Un arabisant espagnol, Ribera, a même affirmé avoir retrouvé le modèle de Lulle dans « L’Interprète des Amours anciennes de Mohidin Abenarabi de Murcie, dont la vie, les opinions et la doctrine paraissent un portrait anticipé de la vie, de l’opinion et de la doctrine du philosophe Majorquin ». Il va sans dire, bien entendu, que Raymond Lulle imprègne ces paroles et les transfigure en leur faisant exprimer tout l’authentique surnaturel chrétien. Mais – et c’est là précisément tout l’espoir que l’on peut et doit mettre dans la conversion du monde arabe et de l’Inde – il y a une connaturalité certaine entre les mystiques d’Orient et les mystiques d’Espagne. Dans l’admirable et profonde étude, par laquelle le R. P. Bruno de Jésus-Marie clôt le premier volume de la XXVIe année des Études Carmélitaines (10 juin 1947), Ma joie terrestre où donc es-tu ? le savant Carme déchaussé peut écrire :

« ... Du fait de ses racines asiatiques, le Carmel est non seulement par vocation surnaturelle, mais naturellement contemplatif... Qu’on ne se méprenne pas, c’est dans le tuf même de l’Asie qu’un saint Jean de la Croix – et sainte Thérèse et même sainte Thérèse de Lisieux, m’assurait Claudel – a tiré le meilleur suc de sa doctrine mystique. Outre ce qui lui est venu par tradition carmélitaine directe..., Jean de la Croix a reçu confirmation du message élianique par la voie musulmane et les Pères du Désert. Saint Antoine ermite disait « qu’à son avis l’ascète devait épeler chaque jour sa propre vie comme en un miroir en la manière de vivre de ce grand Élie ». Par ailleurs la sourate XVIII du Coran est devenue, selon Louis Massignon, « l’appui fondamental de toutes les vocations mystiques de l’Islam, leur faisant invoquer comme directeur spirituel, Élie, le saint Intercesseur ». Et don Miguel Asin Palacios a suffisamment démontré, nous semble-t-il, la concordance de la position sanjuaniste touchant le renoncement aux charismes et la nuit purificatrice, avec la position de l’école shâdili. »

Raymond Lulle, à la fin du XIIIe siècle, trois cents ans avant sainte Thérèse et saint Jean de la Croix, apparaît bien comme la première révélation du grand mystère qui « couvre, dit le R. P. Bruno de Jésus-Marie, les rapports intimes de l’Espagne et de l’Orient ». Il ne s’agit pas de mêler des doctrines incompatibles, mais de préciser une attitude d’esprit analogue. Les grands travaux de Louis Massignon sur Al-Hallaj, martyr mystique de l’Islam, ou sur le Vocabulaire des Mystiques Arabes sont singulièrement éclairants à ce sujet.

Partout où il passe durant ce premier voyage : à Rhodes, à Damiette, dans le Maghreb, le Pèlerin de l’Amour pose les problèmes sur le terrain même de ceux qu’il veut convertir. On en trouve certainement l’écho dans un livre qu’il écrira plus tard, Disputatio Raymundi christiani et Hamar sarraceni, rédigé d’abord en arabe à Bougie, puis en latin à Pise, vers 1308 : Hamar expose d’abord dix-huit principes, selon lesquels il prétend établir l’impossibilité de la Trinité et de l’Incarnation ; Raymond les reprend un à un et montre, au contraire, qu’ils ne s’opposent en rien à ces dogmes convenablement entendus. Ainsi, sur le second point :

« Quand tu dis, répond Lulle, qu’aucun Être existant unique et infini ne peut être joint à un homme fini et nouveau, composé de diverses essences... je dis que tu es dans le vrai au point de vue naturel, mais que tu parles à tort au point de vue surnaturel. En effet, de même que la Charité élève l’homme à aimer Dieu plus que soi-même, de même la Nature divine peut élever la Nature humaine en raison de sa Puissance infinie, de façon qu’en même temps l’homme soit en elle et Dieu par elle, de telle sorte que l’homme devenu homme par son humaine nature, Dieu soit homme par la Nature humaine, et que Dieu reste cependant Dieu par la Nature divine. »

En ce qui concerne la Trinité, Lulle est trop plein de la doctrine du Pseudo-Denys, pour ne pas montrer qu’elle ne gêne en rien l’unité, mais au contraire la transfigure, en nous faisant pénétrer un peu dans la vie intime de Dieu : « On ne peut trouver en aucun autre nombre, écrit-il, cette harmonie, cette beauté. » Ainsi encore, dans la Doctrina Pueril : « Le Père est un, le Fils est un autre, le Saint-Esprit un autre encore, et toutes ces trois Personnes sont un seul pouvoir, une seule essence, un seul amour », et ailleurs : « Dans l’Éternité et l’Infinité il ne saurait y avoir de priorité. »

Que de tels arguments soient difficiles à entendre pour un Musulman, nous ne saurions le mettre en doute. Mais, en tout cas, ils répondent et ils répondent bien à leurs objections. À l’occasion du Livre des gentils et des trois sages, composé, nous l’avons vu, en arabe, et dès après la conversion de Lulle et son étude du parler des Musulmans, où le Gentil écoute amicalement le Juif, le Chrétien et le Sarrasin faire chacun l’exposé de sa religion propre, des savants distingués ont pu affirmer que « l’exposé de la théologie musulmane que contiennent ces pages est d’une plume qui connaît à fond les courants théologiques arabes ». Raymond Lulle ne s’est pas embarqué dans la controverse sans un solide bagage ; et lorsqu’il revient au Collège de la Sainte-Trinité, à Miramar, s’étant heurté déjà aux Arabes en maintes disputes, il est encore plus apte à éclairer les treize Frères Mineurs qui s’y trouvent réunis.

Il n’y demeure pas longtemps. En 1282, nous le trouvons à Perpignan, où le roi Jaime II tient sa cour. Son ancien sénéchal lui raconte son grand voyage et lui rapporte certainement ce qu’il a appris du Sultan et qu’il va consigner dans son Blanquerna :

« Le Sultan s’étonnait beaucoup du Pape et de tous les princes chrétiens de la terre ; parce que, dans leurs entreprises de conquérir la Terre Sainte d’Outre-mer, ils usaient des procédés de Mahomet, qui conquiert les terres par la force des armes ; et parce qu’ils ne cherchaient pas à user des manières de Jésus-Christ et des apôtres qui, eux, convertissaient le monde par la prédication et le martyre. »

Raymond Lulle, de nouveau, recommande au Prince les Collèges de langues orientales qu’il veut fonder, à l’exemple de celui de Miramar, afin de préparer des frères capables de porter l’Évangile de Jésus aux incroyants, fût-ce au prix de leur vie. À la demande de Jaime II, il compose un poème théologique de deux cents vers environ, Pecat de N’ Adam, où il montre l’innocence de Dieu dans la chute originelle et, tout au contraire, le plan merveilleux de la Rédemption.

En 1283, il est à Montpellier. Il aimera toujours cette ville où son grand Art a trouvé ses premiers auditeurs, bienveillants, sinon enthousiastes. Ce qu’il veut aujourd’hui, c’est les persuader de la mission importante dont il s’est chargé auprès des infidèles. Et, précisément se tient cette année-là, dans la Cité Universitaire, un chapitre général des Frères Prêcheurs. Dans son roman de Blanquerna, qu’il va précisément commencer de rédiger cette même année, en ce même lieu, il a consigné au chapitre XCVII, le souvenir de son objurgation pathétique aux Dominicains ainsi rassemblés. Il n’y a aucun doute que c’est lui l’« homme laïque... procurateur pour ramener les infidèles à la sainte foi catholique », dont il nous parle et qui profite du Memento des morts de l’Ordre pour prendre aussitôt la parole :

« Si on a un tel souci, dit-il, de rappeler la mort des religieux dont les âmes sont vives dans le paradis, avec quel souci plus grand on devrait songer à celles des infidèles qui meurent en péché d’ignorance !... Que ne leur porte-t-on la doctrine qui leur fera connaître comment Jésus-Christ s’est chargé des péchés du monde par son incarnation, sa passion, sa mort et sa résurrection ! »

Nous avons déjà signalé plusieurs fois Blanquerna. C’est une œuvre véritablement unique, géniale, qui donne à la littérature catalane le premier roman philosophique, social, autobiographique de la pensée chrétienne. Avec le Livre de Contemplation et le Félix des merveilles du monde, Raymond Lulle a réalisé là le sommet de son œuvre en prose.

On ne sait qu’admirer le plus de la vie, du pittoresque, de l’exubérance imaginative, ou des hautes considérations mystiques et spirituelles qui emplissent un tel ouvrage, à moins que ce ne soit les observations qu’il nous livre sur les mœurs du XIIIe siècle. Ce roman, au sens le plus moderne, peut souffrir la comparaison avec tous les chefs-d’œuvre.

Il est divisé en cinq parties, en mémoire des cinq Plaies de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et il n’est pas interdit de voir là encore un souvenir des visions qui amenèrent la conversion de son auteur. On admet généralement qu’il a été écrit entre 1283 et 1285. Nous pouvons, nous devons donc nous y arrêter ici, en admirant comment il a jailli de sève, au milieu de la vie active, si surmenée semble-t-il, de Raymond Lulle. Celui-ci, comme une sainte Thérèse d’Avila ou un saint Jean de la Croix, illustre admirablement la profonde vue de Bergson sur les mystiques catholiques, géants de l’action dans la mesure même où ils sont géants de la contemplation.

Les cinq parties de Blanquerna épuisent, croyons-nous, les divers modes de la vie chrétienne. La première, à laquelle nous avons fait déjà de larges emprunts, montre l’état de mariage. Nous assistons aux fiançailles, à l’union des parents du héros, Évaste et Aloma, tous deux pieux, aumôniers, humbles, et ne formant, si l’on peut dire, qu’une seule âme comme un seul corps. On sait déjà comment, après de nombreuses années de mariage, les ardentes prières d’Aloma furent exaucées, et comment elle donna le jour à l’enfant si longtemps désiré. On ne peut voir dans tous ces traits, comme dans les soins dont fut entouré Blanquerna, qu’une autobiographie à peine déguisée. Mais la manière dont le jeune héros répond aux soins de ses parents, étudie, se consacre à la piété, exprime au contraire toute la nostalgie qu’éprouve Raymond Lulle du temps perdu. Loin d’être, comme il fut, un écuyer dissipé, un sénéchal dissolu, Blanquerna ne perd pas une minute, apprenant la médecine et la théologie, après avoir fait de solides humanités. Il s’est même élevé si haut que, lorsque sa mère lui présente une très belle jeune fille, Natana, dans l’espoir qu’il renouvellera avec elle la noble vie familiale de ses parents, il l’attire, au contraire, par ses paroles à entrer dans la vie du cloître. On sait comment Blanquerna se dirige vers la forêt pour y vivre en ermite.

Mais Natana, elle aussi, veut renoncer au monde. Elle s’enfuit, un matin, de sa maison et se réfugie dans un monastère. Sa mère, Anastasie, veut s’opposer à cette décision. Elle ne craint pas d’armer ses parents, ses amis, ses voisins, et d’aller avec eux jusqu’aux portes du couvent, menaçant de le brûler si sa fille ne lui est pas rendue. Les religieuses, l’abbesse même, ont grand peur. C’est Natana qui doit elle-même les réconforter. Elle lance les clefs à sa mère, en lui disant qu’elle préfère mourir que d’être arrachée à la clôture. Alors Anastasie, touchée par le courage indomptable de Natana, fait reculer les hommes armés auxquels la nouvelle religieuse pardonne de tout son cœur, et demande humblement d’être admise elle-même dans le monastère. L’abbesse et ses compagnes lui représentent sagement qu’elle ne saurait suivre une règle trop austère, et Anastasie accepte de vivre dans une petite maison, près le couvent dont elle pourra suivre les offices. Quant à Natana, sa pureté, son humilité, son obéissance, son esprit de pauvreté furent tels qu’à la mort de l’abbesse, toutes les religieuses la choisirent pour la remplacer et qu’elle réforma la communauté avec une sagesse et un zèle sans précédents.

Ainsi, Raymond Lulle fait servir son génie de conteur, son imagination exubérante à l’apostolat qu’il veut mener auprès de tous les hommes et de toutes les femmes. Et, pour nous avoir fait suivre Natana, il ne quitte pas son principal héros. C’est là, au contraire, que nous allons voir s’étaler ses dons allégoriques, avec la même grâce, la même fraîcheur que dans le Roman de la Rose, mais – est-il besoin de le dire ? – avec une conviction, une piété, une ascèse qu’ignorent les auteurs trop légers du grand poème de France. Mais sommes-nous capables encore de sentir, dans toute sa jeunesse et sa nouveauté, l’allégorie médiévale ? Songeons que nos pères la contemplaient avec les mêmes yeux émerveillés de couleurs et de formes qu’ils regardaient les vitraux, les pierres sculptées des cathédrales ou une tapisserie pour nous pleine d’énigmes, telle La Dame à la Licorne. Le sens spirituel ou anagogique n’ôtait rien à la valeur des gestes ou des symboles. Ils suivaient réellement Blanquerna dans la forêt ; avec lui ils s’arrêtaient au pied d’un arbre, près de la source, et, après le sommeil, voyaient se lever l’aurore. Ils arrivaient – comme le chevalier de la Belle-au-bois-dormant – devant un magnifique palais où se sont réfugiés les dix commandements chassés du monde par l’ingratitude des hommes. Ces dix vieillards majestueux, auprès desquels Blanquerna est introduit par un page très pur, assis sur dix trônes d’or, d’argent et d’ivoire, lisant, chacun dans son livre, les noms de ceux qui leur obéissent ou désobéissent – les derniers, hélas ! plus nombreux que les premiers, – la conversation que le héros a avec eux, la bénédiction qu’ils lui donnent, tout cela, n’en doutons pas, prenait vie et réalité devant les hommes du Moyen Âge.

Il faut se faire une âme semblable à la leur pour suivre toutes les aventures de Blanquerna. Mais alors quel délice ! Et comme l’enseignement, si suavement donné, pénètre le cœur et l’esprit ! On voudrait toujours demeurer dans la forêt avec le beau héros, en qui Raymond Lulle a mis toutes ses pensées, toutes ses volontés et tous ses rêves. Il continue son voyage, rencontre un vieillard enveloppé de pourpre, assis également sur un trône, et qui enseigne la philosophie : c’est l’Entendement. Non loin de celui-ci conversent deux dames agréables à voir, noblement vêtues, Foi et Vérité. Blanquerna cause avec elles, demande à Madame Foi quelques renseignements sur sa famille et celle-ci lui répond : « Vérité est ma sœur et Entendement mon frère. » On s’explique par là que tant de noms qui nous paraissent abstraits soient devenus en Espagne des prénoms personnels : Incarnation, Assomption... Sous un pin touffu, Blanquerna reconnaît Madame Dévotion qui verse de tendres larmes. Et toujours il avance davantage dans la forêt. Il y trouve avec surprise un empereur et son écuyer, auxquels il enseigne la vraie grandeur. Il s’assied sur l’herbe fraîche, près d’une pure falaise, pour converser avec le Jongleur de Valeur. Et voici que, de nouveau, un splendide palais s’élève parmi les arbres de la forêt : c’est le palais de la Dame de Valeur qui le reçoit avec grande et belle courtoisie. Au fur et à mesure, il se sent plus fort, plus courageux, plus généreux. La Grâce de Dieu croît dans son âme, comme l’herbe des nuits dans l’ombre sainte. Alors il se sent capable d’aider les autres comme il a été aidé lui-même. Croise-t-il un berger qui vient de perdre son enfant, il le console. Voit-il un chevalier qui cherche à enlever la fille d’un seigneur voisin, il l’arrête par la persuasion de sa parole.

Blanquerna a consacré un ermitage à Notre-Daine la Vierge Marie. Mais, plus loin, dans la forêt, il découvre un couvent où un seigneur s’est retiré sous prétexte de faire pénitence mais où il n’a point renoncé pour autant aux plaisirs mondains. Alors Blanquerna l’exhorte doucement, mais avec une telle piété que le seigneur devient un moine exemplaire, et tous les religieux qu’il a réunis suivent un si parfait modèle. L’ermite veut alors se retirer, son œuvre ainsi accomplie. Cependant, les moines le supplient tellement de rester parmi eux qu’à son cœur défendant, il est obligé de devenir leur abbé.

Nous tenons ici le pendant de l’abbaye de Natana. Ces deux êtres dont on voulait faire des fiancés, mais qu’une vocation plus forte appelait, réalisent sur leur sommet un sublime accord. Lui aussi, Blanquerna, réforme le couvent d’une manière admirable. Et son culte de la Vierge trouve là une expression magnifique. En effet, dans la cellule la plus retirée du monastère, il confie à un moine, pour seul office, de célébrer et de prier Notre-Dame. En six chapitres, Raymond Lulle exalte l’Ave Maria et compose ainsi l’un des plus purs et des plus hauts fragments de son œuvre. Et pourtant la vie apostolique de Blanquerna ne fait que commencer.

Jusqu’ici, le lecteur a pu noter les convenances qui existent entre la vie du héros et celle de son auteur. Nous allons entrer maintenant dans le domaine de la fiction pure, au point que Francisco Suneda Blanés a pu comparer l’œuvre de Lulle à l’Utopie de Thomas More ou à la République de Platon, si ce n’est aux Anticipations de Wells. Mais que l’on y prenne garde ! Jusque dans ses imaginations les plus hardies, Raymond Lulle ne cesse d’exposer non seulement ses rêves, mais ses désirs, et ses volontés les mieux fondées. Il transpose seulement sur le plan imaginaire la réalisation de ses vœux passionnés.

Quand l’évêque du diocèse où se trouve le couvent de Blanquerna se retire lui-même dans un monastère, la plupart des chanoines veulent élire à sa place le pieux abbé dont ils ont entendu dire tant de bien. D’aucuns, cependant, craignant qu’il ne leur impose une règle trop austère, ont porté leur choix sur l’archidiacre qui ambitionne les honneurs épiscopaux. Tandis que Blanquerna refuse la nouvelle charge dont on veut l’investir, l’archidiacre court à Rome pour se faire nommer par le Pape. Les autres chanoines y envoient, à leur tour en toute hâte, un délégué, pour représenter les mérites du très pieux homme sur lequel se sont portés leurs suffrages. Et c’est lui que le Pape reconnaît comme évêque. Blanquerna se soumet, par obéissance, malgré son désir de rester caché, mais rien n’est plus humble et courageux, émouvant et solide que les paroles qu’il adresse à cette occasion à ses chanoines.

« Vous avez voulu, leur dit-il, que je sois votre pasteur ; je me trouvais en grande servitude quand j’étais abbé, mais maintenant je suis en une autre plus grande encore, car la bergerie a plus de peines et court plus de périls lorsque ses brebis sont grasses que lorsqu’elles sont maigres. C’est pourquoi je vous demande votre aide et vos conseils pour bien garder mes brebis. »

Malgré son archidiacre, qui lui soutenait qu’un évêque a besoin de s’entourer d’un certain luxe, il divisa en trois parties les biens de l’Évêché : la première, destinée aux aumônes ; la deuxième, à rendre la paix à ceux qui souffrent et luttent ; la troisième, à l’entretien de sa maison et de ceux qu’il devait recevoir. Il divisa ses vingt-quatre chanoines en trois groupes de huit : l’un pour le service de l’Église, l’autre pour étudier la théologie, le dernier pour prêcher les huit Béatitudes. De nouveau, c’est d’une manière concrète que Raymond Lulle fait connaître l’Évangile.

En incarnant chacune des vertus exaltées par Jésus dans un chanoine qui a pour mission d’en être le vivant exemple, il ne se contente pas de paroles, si belles qu’elles soient, il pose des actes qu’il invite ses lecteurs à imiter. On comparerait utilement les chapitres qu’il leur consacre aux Méditations sur l’Évangile ayant trait au même sujet qu’a écrites le grand Bossuet pour les Visitandines de Meaux. Chez l’un et chez l’autre, il y a le même zèle, la même intelligence des Écritures. Mais, chez Raymond Lulle, le récit, l’anecdote même remplacent vite les considérations abstraites. Nous voyons le chanoine chargé d’enseigner l’Esprit de pauvreté, donner pour l’amour de Dieu tous ses riches vêtements, ses écuries, les meubles de sa maison, et, pauvrement vêtu, aller demander l’aumône en faveur des pauvres honteux, invalides ou infirmes, pour marier aussi les demoiselles pauvres, élever les enfants orphelins et besogneux, « à qui il procurait les moyens d’avoir des maîtres de lettres et d’arts mécaniques, afin qu’ils pussent ainsi gagner leur vie ». On pense sans doute au dépouillement de saint François d’Assise, en ses épousailles mystiques avec Dame Pauvreté ; mais on pense, encore plus, à Raymond Lulle lui-même abandonnant fortune et honneur pour mettre en pratique ses vues sociales si concrètes, si justes.

Bossuet, certes, ne manque pas de nous ramener au divin Modèle. Son prédécesseur fait des applications plus réalistes aux mœurs de son temps. Nous le verrions de même pour le chanoine de la Douceur, celui des Pleurs, celui de la Faim et de la Soif de justice, ou le Miséricordieux, ou le Pur, ou le Pacifique, ou celui surtout qui souffre persécution pour la Justice et qui est encore lui, Raymond Lulle, dans ce désir du martyre qui ne l’abandonne durant sa vie jusqu’à ce qu’il l’ait réalisé.

Le roman de Blanquerna continue. Voici que le Pape est mort. Malgré l’humble silence dont il s’entoure, ou plutôt à cause de lui, le renom de Blanquerna s’est répandu jusqu’à la Cour de Rome. La plupart des Cardinaux l’ont déjà choisi comme candidat, lorsqu’arrive dans la Ville Éternelle le jongleur de Valeur, jadis rencontré dans la forêt par Blanquerna lui-même. Et il fait de lui un tel éloge que tous les Cardinaux l’élisent à l’unanimité. Sur le Siège Apostolique, il montrera le même soin que dans son diocèse. Il observe les uns et les autres, départage les aumôniers et les simoniaques, enfin, comme il avait chargé chacun de ses chanoines d’une Béatitude, il divise le Gloria in excelsis en seize parties et, gardant la première pour lui, il confie chacune des autres à l’un de ses Cardinaux. Et la plus haute fonction, après la sienne, est bien celle du cardinal Pax hominibus bonæ voluntatis, car il apparaît vraiment comme un secrétaire d’État, sans cesse occupé à rappeler la paix aux hommes, aux peuples, aux princes... Mais un autre souci tient en même temps le cœur du Pape. Et c’est le souci constant de Raymond Lulle : la conversion des infidèles. Pour cela, Blanquerna crée de nombreux collèges de langues sémitiques, taillés sur le modèle du collège de Miramar. Il fait plus : il divise le monde en douze provinces et place à leur tête douze procurateurs. Chacun lui rendra compte de la visite qu’il aura faite ; et ainsi le Pape pourra maintenir la foi catholique ou la propager. Il y a là déjà un triomphe de l’esprit missionnaire, tel ou à peu près que Pie XI et Pie XII le développeront de nos jours. L’œuvre de Blanquerna réussit de manière prestigieuse. Alors, il n’a plus qu’un désir : retrouver la solitude d’un ermitage, se consacrer de nouveau à la vie contemplative, sommet de toute la vie humaine. Et il demande aux Cardinaux, avec autant de ferveur que d’humilité, de lui laisser réaliser un pareil souhait, tant et tant qu’ils y consentent.

Malgré l’opinion de M. Gottron, à laquelle semble se rallier le R. P. Éphrem Longpré, je ne crois pas qu’il faille séparer de dix ans la cinquième partie du roman, pour sa composition, d’avec le reste de l’œuvre. Ce n’est pas l’unique fois qu’un romancier de génie aura anticipé sur l’évènement. L’abdication réelle de Célestin V, auquel Dante a pu reprocher « le grand refus » mais que l’Église, autrement sage, a placé sur ses autels, ne se produira que dix ans après l’abdication imaginaire de Blanquerna. C’est, en effet, en décembre 1294 qu’eut lieu le geste si humble du prédécesseur de Boniface VIII. Et comme lui, avant lui, le héros de Raymond Lulle se réfugie dans la sainteté.

Il se retire dans un ermitage qui n’est pas tellement différent de celui que son auteur s’est fait construire à Miramar. M. G. Etchegoyen a pu écrire même que « le seul Blanquerna qui fut vraiment Raymond Lulle est le contemplatif du Livre de l’Ami et de l’Aimé ». Non ! partout ailleurs, nous retrouvons tel ou tel trait du Bienheureux de Majorque. Mais il est certain que, dans le cinquième livre de son roman, il a mis le meilleur de lui-même et inséré cet opuscule, Le Livre de l’Ami et de l’Aimé dont les mystiques ne se lassent pas, qui annonce, dès le XIIIe siècle, la spiritualité de sainte Thérèse d’Avila et de saint Jean de la Croix, et auquel toutes les générations ont eu recours comme à un bréviaire de l’Amour de Dieu. Il est probable qu’il fut composé avant le Blanquerna, au moment de la conversion de Lulle, vers 1275, alors qu’il est plein de sa première ferveur et qu’ayant lu des écrits arabes, il veut composer un livre chrétien aussi bref et aussi plein d’effusions religieuses, sans être entaché d’aucune erreur, couronné au contraire par les immenses perspectives de la Révélation chrétienne. Il y joint un Art de la Contemplation qui fait encore autorité. Et ces petits ouvrages viennent tout naturellement dans le récit, puisque des ermites arrivés de Rome, après avoir vainement supplié Blanquerna de se joindre à eux, obtiennent du moins de lui qu’il écrive des traités pieux afin de nourrir leur raison.

Nous avons rencontré maintes fois Le Livre de l’Ami et de l’Aimé ; nous le rencontrerons encore. La Vénérable Sœur Anne-Marie du Saint-Sacrement, religieuse dominicaine du XVIIe siècle, qui, au couvent de Sainte-Catherine de Sienne à Majorque, a composé un commentaire saisissant de la mystique lullienne, a bien vu, dans cette mystique, le véritable substratum de toute sa vie, de toute son énergie. Encore une fois, redisons-le, c’est dans la vie contemplative que Raymond Lulle a trouvé le principal ressort de sa prodigieuse vie active. C’est parce qu’il a été d’abord, et essentiellement un ermite, qu’il a pu courir le vaste monde, aller par monts et par vaux, à l’exemple de saint Paul, afin d’évangéliser l’univers entier. « Personne, peut écrire Francisco Suneda Blanés, n’a produit, comme Raymond Lulle, un effort aussi gigantesque, aussi viril, pour lever la croisade spirituelle, étendue à toutes les races, à toutes les langues. » S’il n’a pas abouti humainement, ce n’est certes pas pour avoir épargné son temps et son courage. C’est, comme nous allons le voir, parce qu’il s’est toujours heurté à l’inertie, aux soucis mondains et politiques des princes, voire des Papes auxquels il s’est adressé.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE 4

 

LE DÉCONFORT

 

 

« Les hommes bafouaient et insultaient l’Ami parce qu’il allait comme fou d’amour, et l’Ami méprisait leurs insultes et reprochait aux hommes de ne pas aimer son Aimé. »

(Le Livre de l’Ami et de l’Aimé, v. 148)

 

 

Raymond Lulle, après avoir écrit Blanquerna, quitte Montpellier pour l’Italie. S’il ne peut pas être Pape, comme son héros, du moins veut-il amener le Pape à ses conceptions et le persuader de créer des Universités de langues orientales. En 1285, nous le trouvons à Bologne, puis à Rome, où il compose un poème de 3 000 vers en tercets monorimes, Les Cent noms de Dieu. Nous y écoutons une fois de plus, le chant de son amour, ce chant qu’il entendait lui-même (comme il le dira quinze ans plus tard, dans Médecine de Péché, composée à Majorque en 1300) à travers tous les hymnes de la création :

 

            ... que quan oiras parler

            de nulla res, o aus cantar

            li clergue, aucell e li joglar

            e el so que als arbres fa lo vent

            o la mar quan es fort brugent,

            tot ho aplica a Déus amar.

 

« Quand tu ouïras parler d’aucune chose, ou chanter les clercs et les jongleurs, et le son qu’aux arbres fait le vent, ou la mer quand elle est fort bruyante, applique tout à aimer Dieu. » Reconnaissons dans ces vers l’écho du Cantique des Créatures de saint François d’Assise. Et nous le rencontrons également dans Les Cent noms de Dieu, écrits pour être opposés au Coran, et dédiés, dans ce but, au Pape Honorius IV et à ses Cardinaux. Mais Raymond Lulle y ajoute le cantique surnaturel, venu de la Révélation chrétienne. Et rien n’est plus émouvant, dans sa simplicité, que son invocation à Jésus. On y trouve la suavité même du Jesu dulcis memoria : « Jésus, tu es bon à nommer, et à entendre et à remémorer, à servir et à aimer. » Chacun des cent noms de Dieu, composé de dix tercets, se termine par une même doxologie latine, où l’auteur dit expressément qu’il a voulu mettre l’essence de Dieu et ses dignités et personnes divines et l’humanité du Christ et la virginité de Notre-Dame :

« Laus et honor essentiæ Dei et divinis personis et dignitatibus earum. Et recordemini et amemus Jesum. Nazarenum et Mariam Virginem matrem ejus. »

Cette louangé, ajoute l’auteur, se dit comme le Gloria Patri dans les Psaumes.

En remettant ce poème à Honorius IV, l’apôtre majorquin a toujours en vue son apostolat. Il veut le persuader que ce livre, parce qu’il contient meilleure matière que le Coran et qu’il ajoute, aux quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu contenus dans le livre musulman, le centième nom adorable, sera d’un grand secours pour convertir les infidèles. Il lui demande de le faire traduire en latin, car il ignore trop la grammaire, dit-il, pour faire soi-même une belle traduction. Il a sans cesse dans sa mémoire tous les hommes qu’il veut convertir. Et Honorius IV consent à ouvrir à Rome un Collège où seront enseignés l’arabe, l’hébreu. C’est durant son séjour près de la Cour Pontificale que Raymond Lulle compose encore son remarquable opuscule, Liber super psalmum « Quicumque vult », pour réfuter le fatalisme des Tartares et les persuader de la vérité de la foi chrétienne. À Bologne, il a assisté à un nouveau chapitre des Frères Prêcheurs. Et, muni d’une lettre du Pape pour son légat apostolique à la Cour de France, le Cardinal de Sainte-Cécile, Jean Cholet, il se dirige vers Paris.

En 1286, la fameuse université de la grande ville connaît encore toute sa splendeur. Il n’y a que douze ans que saint Thomas d’Aquin est mort. Les diverses « nations » y composent une telle communauté internationale de l’intelligence que les plus beaux efforts des savants et des écrivains de nos jours pour se réunir, pour faire par exemple l’UNESCO, n’apparaissent que comme une pâle copie de cette ardente fusion. Les grandes disputes averroïstes, commencées dès avant 1210, continuent d’opposer les uns aux autres des jeunes gens qui penchent plus ou moins vers le grand commentateur arabe d’Aristote. Saint Thomas avait génialement départagé ce qui pouvait être admis des doctrines du Stagirite et des points manifestement anticatholiques des commentaires d’Averroès, tels l’unité de l’Intellect agent et le Monopsychisme humain. Mais Siger de Brabant, malgré sa condamnation par Étienne Tempier, évêque de Paris, en 1270, a continué d’enseigner l’erreur jusqu’en 1277, où une nouvelle condamnation le frappe avec Boèce de Dacia. Nous verrons comment Raymond Lulle, profondément imbu d’augustinisme, réagit contre la doctrine de ces philosophes. Pour le moment, il est venu à Paris afin d’y développer sa grande idée d’une croisade intellectuelle et spirituelle. Et dans son Félix des merveilles du monde, qu’il va écrire précisément en 1288, dans la capitale de la France, il notera, non sans douleur, le peu de succès qu’il obtient :

« Un homme, dit-il, qui avait travaillé beaucoup pour l’utilité de l’Église alla à Paris et dit au roi de France et à l’université de cette ville qu’il serait très convenable d’y établir des monastères où l’on apprendrait les différents idiomes des infidèles et où l’on traduirait l’Art démonstratif pour les Tartares et les autres nations barbares ; qu’il faudrait faire venir à Paris quelques hommes de ces nations pour qu’ils apprissent nos lettres et nos idiomes qu’ils iraient ensuite enseigner en leurs terres. Cet homme, ayant demandé au roi et à l’université toutes ces choses et beaucoup d’autres, ne put les obtenir et il leur disait pourtant qu’aucun autre moyen n’existait d’exalter la foi et de détruire l’erreur, car une fois convertis les Tartares et les autres nombreuses nations des mêmes pays, on vaincrait et on convertirait aussitôt les Sarrasins, surtout avec l’aide de la prédication et l’exemple du martyre. »

Raymond Lulle se trouve pourtant à Paris dans les meilleures conditions pour établir son apostolat. Celui qui occupe le trône de France est Philippe le Bel, fils de l’infante Isabelle de Majorque. Et cette princesse, en le recevant, en le présentant à Philippe, se souvient du sénéchal de son frère et connaît le renom de science et de sainteté qu’il a acquis dans son pays. Le roi accepte bien, sur les instances de Lulle, la fondation en Navarre d’un collège pour l’étude de l’arabe et de l’hébreu. Mais là se borne tout ce qu’il accomplira sur sa demande. Le grand mouvement, dont le Docteur Illuminé nourrit depuis Randa le projet sublime, et qui doit englober la Chrétienté entière et tous les pays infidèles, ne rencontre pas l’enthousiasme qu’il avait imaginé. Déjà le Déconfort se saisit de lui. Il a passé la cinquantaine, et son œuvre lui apparaît comme au premier jour, toute encore à faire. Sa lassitude apparaît, dès les premières lignes de Félix :

« En tristesse et en langueur était un homme en pays étranger, et il s’émerveillait grandement des gens de ce monde, comme ils connaissaient et aimaient si peu Dieu qui a créé ce monde et l’a donné aux hommes, en grande noblesse et bonté, pour qu’il fût par eux bien aimé et connu. Cet homme pleurait et se plaignait de ce que Dieu a en ce monde si peu de gens qui l’aiment, le servent et le louent... »

Ce sont les premiers accents de la grande plainte qu’il exhalera, moins de dix ans plus tard, quand, en 1295, il écrira à Rome le chef-d’œuvre de sa poésie et de la poésie catalane, ce Desconhort qui reste le témoignage pathétique de son drame le plus intime, de cet antagonisme entre les rêves de l’adolescence ou de la jeunesse et des fatalités à l’existence départies par le malheur, où Mallarmé verra le seul drame, concrétisé par Shakespeare dans son Hamlet. Les premières lignes de prose qui introduisent au poème en donnent tout le sens :

« Ceçi est le Déconfort que Maître Raymond Lulle fit en sa vieillesse, lorsqu’il vit que le Pape et les autres seigneurs du monde ne voulaient mettre ordre à convertir les infidèles, selon qu’il les en requit de nombreuses et diverses fois. »

Rien n’est plus poignant que ces soixante-neuf strophes, composées chacune de douze alexandrins monorimes, qui tombent comme de lourdes pelletées de terre sur le rêve enseveli. Tout en larmes, Raymond rencontre un ermite qui veut le consoler. Mais à chacune des consolations de l’ermite, il trouve de nombreux motifs pour se désoler. Il ne lui reste vraiment que sa confiance en Dieu seul, mais toute personnelle, sans qu’il arrive à comprendre pour quelle raison il n’a pu accomplir la mission qui lui fut révélée, si ce n’est à cause de ce poids de matière qui met obstacle aux desseins de Dieu.

 

            Déus, ab vostra vertut comene est Desconhort,

            lo qual fac, en xantant, per ço que me’n conhort,

            e que ab elle reconte lo falliment e el tort

            que hom fa envers vos qui ens jutjats en la mort.

            E on mais mi conhort, e menys hai lo cors fort,

            car d’ira e dolor fa mon coratge port,

            per què el conhort retorna en molt greu desconhort

            e per aiço estaig en treball e en deport,

            e no hai null amic qui negù gauig m’aport,

            mas tan solament vos, per què eu lo faix en port

            en caent e en llevant e son çai en tal sort

            que res no veig ni auig d’on me venga confort.

 

« Dieu, par votre vertu je commence ce Déconfort, lequel je fais en chantant, parce que cela me soutient, et que par lui je raconte la faute et le tort que l’on fait envers vous qui jugez en la mort. Mais plus je me réconforte, moins j’ai le cœur vaillant, car de colère et douleur mon courage est accablé. C’est pour cela que le réconfort retourne en moult grief déconfort et que je suis en travail et en tribulation, et que je n’ai aucun ami qui m’apporte aucune joie, mais seulement vous pour qui j’emporte mon fardeau en tombant et en me relevant et je suis ici en un tel sort que je ne vois ni entends rien d’où me vienne consolation. »

Pour l’instant, l’exposé de son Art semble avoir eu peu de succès à l’Université de Paris. En 1287, il retourne à son cher Collège de Miramar, mais il y passe peu de temps, puisqu’à la fin d’avril, il se rend de nouveau à Rome. Il y arrive peu après la mort d’Honorius IV sur l’appui duquel il comptait une fois de plus. Mais il ne peut rien obtenir, dans la vacance du Siège Apostolique, et il reprend la route de Paris. Bref séjour, de nouveau. À la fin de l’année, nous le trouvons à Montpellier, où il compose L’Art de trouver la vérité, simplification de son Grand Art : en effet, il réduit à quatre les seize figures de celui-ci : son demi-échec à Paris, nous dit le R. P. Éphrem Longpré, lui inspire cette condescendance à la fragilité humaine. Il y écrit également son Livre de Sainte Marie, dont nous avons déjà entrevu la richesse poétique et mystique : trois saintes dames qui personnifient la Louange, l’Oraison et l’Intention s’entretiennent avec un ermite (qui n’est autre que Raymond Lulle lui-même) des vertus et excellences de la Vierge. Cette œuvre détendue et reposée annonce, peut-être, le Félix des merveilles du monde qu’il va écrire à Paris, nous l’avons déjà dit, en 1288-1289, et qui est un roman philosophique, non indigne de Blanquerna.

Nous avons déjà rencontré l’homme qui, au début du livre, pleure et se lamente parce que Dieu n’est pas connu et aimé. C’est lui qui, au dire de Raymond Lulle, compose l’ouvrage divisé en dix parties : Dieu, les Anges, le Ciel, les Éléments, les Métaux, les Bêtes, l’Homme, le Paradis, l’Enfer. On le voit : nous avons entre les mains une encyclopédie. Mais elle va se présenter sous forme de récit, car l’auteur ajoute aussitôt :

« Cet homme avait un fils qu’il aimait beaucoup, dont le nom était Félix, et il lui parla de la sorte : “Aimable fils, voici que sont presque mortes la sagesse, la charité et la dévotion, et peu nombreux sont les hommes qui cheminent vers la fin pour laquelle Notre Seigneur les a créés. Que pour toi la vie entière soit d’aimer et connaître Dieu, et les fautes des hommes qui l’ignorent et le diffament.”

« Félix, obéissant à son père, se sépara de lui avec la grâce et la bénédiction de Dieu. Et avec la doctrine que son père lui avait enseignée, il allait par les bois, par les monts et par les plaines, à travers ermitages et peuples, au milieu des princes, et dans les champs et dans les villes ; et il s’émerveillait des merveilles du monde, et l’interrogeait l’ignorant, et l’enseignait le savant, et il se partageait en travaux et en pèlerinages, afin que soient rendus à Dieu révérence et honneur. »

Oui, Félix va vraiment de merveille en merveille. L’encyclopédie dont nous parlions n’est plus une abstraite nomenclature mais le plus vivant des voyages. Comme le dit fort bien Francisco Suneda Blanés, les cheminements de Félix, ses rencontres et conversations avec de pieux et sages ermites ou anachorètes, avec des écoliers, des princes, des bourgeois, des bergers, des femmes, des évêques et toute sorte de personnes de toute catégorie, lui donnent l’occasion de traiter, par manière d’allégories, d’anecdotes, de paraboles, l’immense sujet que s’est proposé son père. Félix est un interrogateur impénitent, émerveillé à chaque pas sous quelque prétexte, et un narrateur inépuisable de tout ce qu’il sait ou vient d’apprendre par les aventures qui se succèdent à un rythme des plus vifs et des plus allègres. Il est probable que Raymond Lulle, voyant les étudiants de Paris si peu appliqués à son Art général, a voulu leur apprendre les mêmes choses sous une forme pittoresque. Il n’est pas exagéré de dire qu’il annonce les romans philosophiques de Voltaire, en particulier un roman à tiroirs comme La Princesse de Babylone, compte tenu évidemment du sérieux de la pensée lullienne, qui, sous les traits les plus imprévus, voire les plus cocasses, maintient toujours la plus stricte orthodoxie. Mais c’est toujours en plein concret que Félix développe ses arguments.

Veut-il montrer que la foi est nécessaire pour que les raisons positives de l’exemplarisme divin, mises en pleine lumière par son Grand Art, puissent donner toute leur splendeur et tout leur fruit, il imagine un religieux chrétien disputant avec un roi sarrasin et obligé de s’enfuir devant la colère de celui-ci, qui exigeait des preuves mathématiques de la vraie Religion. Par là, on peut voir que le reproche de rationalisme excessif, inconsidérément lancé contre Raymond Lulle, ne tient pas debout.

Blanquerna reparaît d’ailleurs dans ce livre, et à Félix qui lui demande : « Pourquoi au temps où nous sommes n’y a-t-il plus de prophètes ? », il répond :

« Un roi très noble avait un fils qu’il aimait beaucoup. Ce roi envoya dans tout son royaume de solennels messagers qui annoncèrent aux gens une nouvelle cour que le roi devait tenir en l’honneur de son fils qu’il voulait faire chevalier et à qui il voulait donner son royaume en héritage. Après que la cour eut été tenue et le prince roi fait chevalier, les messages cessèrent que le roi avait transmis par ses terres pour que les gens vinssent honorer son fils. »

Une telle parabole est toute proche des paraboles évangéliques. Mais jamais la luxuriante imagination lullienne ne se trouve à court. Nous avons déjà rencontré le plaisant dialogue du feu et de l’alchimiste et l’histoire du roi berné par un prétendu inventeur d’or, qui montrent surabondamment à quel point sont fausses les assertions qui prêtent à Raymond Lulle tant de traités d’alchimie. Un charmant poème d’Aloysius Bertrand, dans son Gaspard de la Nuit, ne peut rien contre cette certitude.

On ne s’ennuie pas en lisant Félix des merveilles du monde. Que le philosophe expose comment se forment les nuages ; qu’une fois sa leçon finie, il emmène le fils du roi et ses autres écoliers en la compagnie desquels est Félix, dans un beau verger, où ils se promènent en contemplant les arbres et les fleurs, et les eaux et les autres choses plaisantes à voir, il y a toujours matière à s’émerveiller. Tout cela est raconté d’une manière si naturelle, si spontanée, avec tant de fraîcheur naïve qu’il faut se faire une âme du Moyen Âge : alors on le savoure pleinement. C’est un verre d’eau du puits, avec sa buée claire. Les histoires succèdent aux histoires. Comme dans Le Bourgeois Gentilhomme, le maître d’armes vient offrir son divertissement après les paroles du maître à penser ; mais, à l’inverse de Molière, il n’y a aucune moquerie ; les scènes s’agencent les unes aux autres avec un léger et subtil humour qui ne porte pas moins d’enseignement moral. Un chevalier accuse-t-il de trahison, faussement et contre vérité, un écuyer beaucoup plus petit et faible, celui-ci, fort de son bon droit, ne sera pas moins vainqueur dans le combat qu’ils se livrent devant les infants. Alors, pour expliquer cette victoire inattendue, les apologies succèdent aux apologies et la philosophie apparaît la reine des sciences.

Il y a, notamment, la fable du coq tombant de l’arbre pour avoir trop regardé le renard, qui annonce Le Livre des Bêtes, cette partie du Félix des merveilles du monde, la plus connue et encore la plus controversée. Le savant arabisant Menéndez y Pelayo n’hésite pas à la considérer comme un démarquage génial du livre arabe Calila y Dimna, tandis que d’autres y voient l’écho catalan de notre Roman de Renart. En tout état de cause, cette véritable épopée animale témoigne d’une vie, d’un à-propos, d’une imagination qui rangent Lulle à côté de La Fontaine. Quand il nous peint un complot contre le roi des bêtes et nous montre Na Renart allant trouver l’éléphant pour le persuader que ses intérêts ne seront pas défendus à la cour du lion, on ne sait qu’admirer le plus, de la subtilité du traître renard ou du bon sens du simple éléphant. Celui-ci répond qu’il n’y a pas seulement des carnassiers auprès du roi des animaux et qu’il espère en le serpent et en le coq pour plaider sa cause. Alors, Renard de rétorquer que le serpent et le coq diffèrent de l’éléphant autant qu’un Sarrasin d’un chrétien, et de raconter l’histoire de cet esclave musulman en qui se fiait son maître catholique, le comblant de cadeaux, tandis que lui ne cherchait toujours que le moyen de le tuer : nous retrouvons là un procédé cher à Raymond Lulle, qui est toujours de mettre quelque trait de sa propre vie dans les récits même qui en paraissent le plus éloignés.

« Mais l’éléphant doutait que Na Renart le trahît, car par nature elle devait plus aimer les bêtes qui vivent de chair que celles qui vivent de l’herbe. Et il lui dit ces paroles : – En une terre il advint qu’un milan portait une rate, et un ermite pria Dieu pour que cette rate tombât en sa robe. Touché par les oraisons du saint homme, Dieu fit tomber la rate en la robe de l’ermite, lequel pria Dieu qu’il en fît une belle demoiselle. Dieu exauça encore sa prière et fit de la rate une demoiselle. “Belle fille, dit l’ermite, voulez-vous le soleil pour mari ?” – “Seigneur, non ! répliqua-t-elle, car les nuages enlèvent au soleil sa clarté.” L’ermite lui demanda si elle voulait pour mari la lune, et elle dit que la lune n’avait pas sa clarté par elle-même, mais la tenait du soleil. “Belle fille, dit l’ermite, voulez-vous pour mari le nuage ?” Elle répondit que non, car le vent poussait les nuages où il voulait. La demoiselle ne voulut pas le vent pour mari, parce que les montagnes contrariaient son mouvement ; elle ne voulut pas les montagnes parce que les hommes les perçaient ; elle ne voulut pas d’homme, parce qu’ils tuaient les rats. À la fin, la demoiselle demanda à l’ermite de prier Dieu pour qu’elle retournât rate, comme elle était avant, et de lui donner pour mari un beau rat. »

Nous avons dans ce récit l’un des procédés les plus courants du folklore animal. Je me rappelle avoir entendu raconter, je ne sais pas combien de fois dans mon enfance, l’histoire languedocienne de la petite fourmi qui s’en allait à Jérusalem. C’est exactement, transposée, l’histoire de la rate de Raymond Lulle. La petite fourmi s’en va et trouve un premier obstacle, un grain de sable peut-être. « Ô grain de sable, que tu es fort, toi qui arrêtes la petite fourmi qui s’en allait à Jérusalem ! » Mais le grain de sable lui oppose le vent, le vent la montagne, la montagne l’homme, etc., jusqu’à ce que l’on arrive au souverain pouvoir de Dieu. Il se peut fort bien que ce mode de contes se retrouve chez les poètes arabes et même que Lulle l’ait reçu d’eux. Mais, comme M. Louis Massignon l’a lumineusement montré, l’imagination humaine est finie et n’a à sa disposition qu’un nombre très vaste, sans doute, mais enfin limité, de rapports et de similitudes. Il n’est donc pas étonnant qu’à des distances très considérables, les mêmes légendes, ou presque, se retrouvent dans les folklores les plus éloignés. De toute manière, et quelles que soient les influences qui ont pu s’exercer sur lui, Raymond Lulle a créé dans le Félix des merveilles du monde, une œuvre puissamment originale et où il a mis, sous une forme plaisante, les plus grandes doctrines de son esprit.

Malgré son découragement commençant, il repart en 1290 pour l’Italie. Il est probable qu’en un voyage antérieur, il a déjà vu Nicolas IV, élu Pape en février 1288, et, ancien franciscain lui-même, si bien disposé pour les Franciscains, de même qu’à Montpellier, le Maître général de l’Ordre de Saint-François lui a donné des lettres pour que les couvents s’ouvrent devant lui, et que l’un d’eux même lui soit à l’occasion attribué, s’il trouve parmi les Frères un nombre suffisant de disciples qui consentent à affronter les infidèles. Il revoit le Pape, et le Pape envoie des missions auprès de l’empereur des Tartares et jusqu’en Éthiopie. Le « Déconfort » de Raymond Lulle va-t-il cesser ? Il est certain qu’il n’obtient pas tout ce qu’il voudrait ; mais enfin il y a là de réels essais de son apostolat. Nicolas IV va jusqu’à envisager la fusion des Ordres militaires pour la conquête de la Terre Sainte, fusion demandée par l’apôtre majorquin. Il n’y a rien dans tout cela qui puisse expliquer la crise terrible de dépression physique et morale qu’il va traverser à Gênes, en 1292, avant de s’embarquer pour Tunis.

Il est probable que les grands travaux de Raymond Lulle sur le plan spéculatif, aussi bien que son action incessante auprès des Papes et des rois, ont dû avoir raison de ses forces ; mais il est plus certain qu’il a subi là une épreuve douloureuse mais enrichissante comme nous en voyons arriver chez plusieurs des grands mystiques, chez saint François de Sales, chez le Père Surin, chez saint Jean de la Croix. Sans aller, comme M. Marius André, jusqu’à prendre au pied de la lettre ce que nous raconte la Vita coætanea, écrite cependant durant la vie du Bienheureux par un témoin de ses actes, nous devons reconnaître que la crise fut grave et longue. Il n’est pas nécessaire que le poète ait vu sur un couvent des Frères Prêcheurs une étoile pâle qui lui ait dit : « C’est seulement dans cet Ordre que tu pourras te sauver. » Il est certes suprêmement pathétique de le voir ainsi pris comme entre deux certitudes : l’une, qu’il lui faut répandre son Ars magna, prêcher à temps et à contretemps sa croisade pacifique auprès des Infidèles – et qu’il ne le pourra pas chez les Dominicains à cause de leur attachement à un aristotélisme corrigé, à cause aussi de leur prudence à ne rien entreprendre sans envisager des résultats positifs ; – l’autre, que son propre salut exige qu’il entre chez ces mêmes Dominicains, ainsi opposés à sa mission universelle. M. Marius André a tiré de ce conflit des accents déchirants : Raymond Lulle, pour lui, a choisi ce qui peut sauver le plus grand nombre, s’abandonnant délibérément à sa propre damnation pour l’amour de Dieu. Il va sans dire qu’il y a contradiction dans les termes, que sa prétendue certitude d’être damné s’il n’entrait pas dans l’Ordre des Prêcheurs était une tentation diabolique, dont son choix héroïque le délivre aussitôt. Ainsi, saint François de Sales, quand, certain lui aussi d’être damné, il s’abandonne à la volonté de Dieu pourvu qu’il lui garde son amour, entendra la voix de Jésus lui dire : « Je m’appelle celui qui sauve, non pas celui qui damne. » Sous quelque forme qu’elle se soit présentée à lui, il reste certain que Raymond Lulle, dans une grande dépression physique, subit une tentation analogue, ainsi qu’il l’a raconté dans son Arbor scientiæ :

« Il arriva, dit-il, que cet homme (lui-même) fut longtemps diminué par une grave infirmité, et Dieu, le punissant dès cette vie, permit que le démon le plaçât dans la désespérance de la miséricorde divine, en lui rappelant ses grands péchés et la justice de Dieu plus que sa pitié. Ainsi perdait-il le grand amour qu’il avait coutume d’avoir : et parce que chaque jour, il croyait mourir, à cause de la grande infirmité qu’il éprouvait, il gardait dans son imagination les peines de l’enfer dans lesquelles il pensait demeurer éternellement, et il affirmait sa propre damnation avec plus de certitude qu’un homme qui garde un pain dans sa main a la conviction qu’il doit manger ce pain. À vrai dire cependant, il conservait une espérance en Notre-Dame, à cause d’un livre qu’il avait écrit pour l’amour d’elle (le Livre de Sainte Marie), dans lequel il la prônait et la louait beaucoup... »

Rappelons-nous le rapprochement si poétique et si juste qu’il a fait de l’aube et de Notre-Dame. Une fois de plus, elle va être l’aube pour lui. Une fois de plus, elle lui présente son Fils. Il sort de sa crise avec une foi et un amour renouvelés. Plus que jamais il a le désir d’aller annoncer la Bonne Nouvelle à ceux qui l’ignorent encore. De Gênes il s’embarque pour Tunis. On peut l’imaginer vêtu comme un sage arabe, de la même manière qu’au XVIIe siècle, Robert de Nobili, voulant évangéliser l’Inde, prendra tout le comportement d’un yogi ou ascète hindou. Il se mêle une fois de plus aux longs entretiens des Maures, les plus saints de la ville. Ne doutons pas qu’à maintes reprises il reprenne la controverse de Raymond et du Sarrasin. Il se contenterait volontiers de redire sans fin le mot que François d’Assise ne cessait de répéter sur les routes de l’Ombrie : « L’Amour n’est pas aimé ! » Au fond, il ne fait pas autre chose. Quand il revendique la souveraine liberté de Dieu, quand il expose les mystères de la Trinité, de l’Incarnation, de la Rédemption, en montrant en eux l’éclatement d’un unique mystère d’amour, il n’a pas d’autre raison ni d’autre but que de faire aimer un Amour si absolu et si immense.

Lulle dispute avec les savants de l’Islam. Et devant sa puissante et fervente dialectique, ils se trouvent pris de court. Mais que ne peut le fanatisme ? L’un d’eux, à bout d’arguments, ne trouve rien de mieux que d’en appeler à la force. Il va dénoncer le Roumi au calife Abou-Hafs. Celui-ci réunit le Grand Conseil, lui montre dans le religieux franciscain un blasphémateur, un ennemi de Mahomet, et le Grand Conseil condamne Lulle à mort. Mais un chef Maure influent lui sauve la vie. À quel motif obéit-il ? Peut-être la parole du « procureur des infidèles » l’a-t-elle touché plus qu’il ne veut l’avouer.

Abou-Hafs fait grâce à Raymond. Ce n’est donc pas cette fois encore que celui-ci obtiendra le martyre si désiré. Bien pis : après avoir été roué de coups, il est banni de Tunis ; il est conduit à bord d’un navire génois. Et cela lui est si grand-peine qu’à un moment où il est seul, il se jette à l’eau, regagne la rive et guette l’heure de rentrer clandestinement dans le califat... Mais la chose s’avère impossible. Et Raymond Lulle se résigne à reprendre le chemin de Naples.

Là, du moins peut-il enseigner, reprendre ses grands travaux spéculatifs, achever sa Tabula Generalis, qui complète l’Ars inventiva et l’Ars amativa, et présenter au Pape Célestin V sa fameuse pétition Pro conversione infidelium, où il réclame une fois de plus l’érection de séminaires de langues orientales et l’alliance avec les Tartares contre les Musulmans. Mais Célestin V vient de réaliser le vœu de Blanquerna : il a abdiqué. Comment Raymond Lulle pourrait-il blâmer un geste d’humilité, de retraite, qu’il a en quelque manière prophétisé ? Non, ce n’est pas un tel geste qui va augmenter son déconfort. Mais voici que le Pape Boniface VIII est élu à la place de Célestin V. Et le nouveau Souverain Pontife va se trouver aux prises avec de telles difficultés qu’il ne pourra prêter une oreille attentive aux supplications de l’apôtre majorquin. Les royaumes d’Aragon et de France divisés, Jaime II de Majorque dépossédé contre toute raison et justice par son souverain Alfonse d’Aragon, les luttes intérieures en Italie, les disputes politiques entre les Cardinaux eux-mêmes (beaucoup d’entre eux, créés antérieurement sous des contraintes extérieures), la lutte de l’Église contre ses oppresseurs ont fait de ce pontificat l’un des plus mouvementés qu’ait enregistrés l’histoire. Dans ce tumulte, la voix de Raymond Lulle, si ardente, si déchirante qu’elle se fasse, ne parvient pas à Boniface VIII. Et celui-ci mourra, le 11 octobre 1303, moins d’un an après que l’insolent Nogaret, député de Philippe le Bel, lui aura notifié, à Agnani, que le roi de France en appelle du Pape au Concile, sans avoir fait le moindre geste pour la mission de Raymond auprès des infidèles. Voilà ce qui accable ce grand assoiffé du martyre. Dès la deuxième année du règne de Boniface VIII, en 1295, il a jugé d’ailleurs sa cause irrémédiablement perdue. Et il a élevé ce chant du Desconhort qui est bien le plus pathétique et le plus désolé du monde.

Nous en avons déjà lu la première strophe. Mais il faudrait les suivre toutes, et sentir la force de ce dialogue avec un ermite. Quand Raymond a rappelé les péchés de sa jeunesse, les cinq apparitions de Jésus Crucifié, sa conversion, et comment durant trente années, il a assailli les prélats, les rois, les religieux, pour qu’ils organisent des expéditions, afin d’exalter la foi chrétienne et d’amener les infidèles à la reconnaître, il se désole et pleure en voyant qu’il n’a rien pu obtenir :

« Pendant que j’étais ainsi en tristesse, poursuit-il, et que je considérais souvent le grand déshonneur que Dieu trouve en ce monde, par manque d’amour, je m’en allai dans un petit bois où je fondis en larmes, si fort découragé qu’en mon cœur il n’y avait que souffrance... Dans cet état de mélancolie, je regardais et vis un homme qui venait, un bâton à la main, ayant une grande barbe, un cilice sur le dos, peu vêtu. Tout son comportement annonçait un ermite. Et quand il fut près de moi, il me dit qu’il avait vu mon deuil et me demanda d’où venait celui-ci et s’il ne pourrait m’aider en rien. Je lui répondis que je sentais une telle colère que par lui ni par un autre je n’en serais consolé, car selon que l’on perd croît l’indignation : – Ce que j’ai perdu, qui pourrait le dire ? »

Alors l’ermite reprend la parole avec grande douceur : « Raymond, qu’avez-vous perdu ? Pourquoi ne vous consolez-vous pas en le Roi de salut qui remédie à tout ce qui pour lui est arrivé ? Mais qui le perd ne peut avoir courage à en être consolé, car trop est abattu. Et si vents n’avez aucun ami qui vous aide, dites-moi votre cœur, et ce que vous avez souffert ; car si vous avez le cœur amolli, si vous êtes déçu, il pourrait bien se produire que vous fussiez secouru par ma doctrine... »

Mais Lulle l’assure que rien ne peut l’apaiser tant que les errants ne se convertiront pas, tant que le Saint-Sépulcre ne sera pas entre les mains des chrétiens, tant que la défection de ceux à qui Dieu a donné le plus d’honneurs fera qu’ils ne veulent pas l’entendre, qu’ils le tiennent à néant lui et ses paroles, comme un homme qui parle follement et ne fait rien de sensé, car par eux il perd tout le soin qu’il a pris pour honorer Dieu et sauver les hommes. Il déplore que nul ne fasse cas de l’Art Général qu’il a reçu par don spirituel pour éclairer les hommes dans les sciences naturelles ou sacrées : c’est pour cela qu’il est en plainte et en pleurs et qu’il a douleur mortelle de voir les hommes perdre un si précieux cadeau qui leur apporte joie éternelle.

Et l’ermite précise alors sa consolation, qui est de se soumettre à la volonté divine :

« Raymond, si vous faites ce qui vous convient, pour procurer honneur à Dieu et répandre grand bien, et si vous n’êtes écouté ni aidé de ceux qui ont le pouvoir, il n’est pas bon que pour tout cela vous soyez dépité, car Dieu qui voit tout vous en a autant de gré que si vous aviez accompli tout ce que vous demandez, car un homme qui est tant pris à procurer l’honneur de Dieu, accumule en soi mérite, aumône, don, piété, gratitude. C’est pourquoi il fait grand péché qui en son cœur retient colère et découragement quand Dieu lui donne le bien de la concorde dans l’allégresse, de l’espérance et de la foi.

« Raymond, ne soyez point soucieux de votre Art, mais soyez-en allègre et joyeux, car puisque Dieu vous l’a donné, Justice et Valeur le multiplieront en de loyaux amants. Si vous en avez maintenant un peu d’amertume, en un temps meilleur vous aurez des aides tels qu’ils l’apprendront et par lui vaincront les erreurs de ce monde et feront beaucoup de bien ; c’est pourquoi je vous prie, mon ami, que vous ayez confort, et qu’aujourd’hui vous ne vous affligiez plus de faits vertueux, mais que plutôt vous soyez allègre contre les mauvais sentiments et que de Dieu vous attendiez grâce et secours. »

L’ermite va jusqu’à douter que Raymond soit en état de grâce, le voyant en si piteux état. Et il ne lui cache pas qu’un homme pécheur ne peut être l’origine du bien, car bien et péché n’ont en rien concordance. Raymond lui répond avec une humilité qui est un témoignage de sa bonne conscience : il ne cèle pas qu’il a bien souvent péché mortellement, mais qu’il s’en est confessé, et que depuis que Jésus-Christ s’est révélé à lui sur la croix, il n’est jamais tombé sciemment en aucun péché mortel, grâce à l’aide de Jésus. Alors l’ermite de demander si son interlocuteur n’a pas été tout au moins négligent : avec peu d’amour, grande action ne peut être accomplie ; de son propre défaut, on ne doit inculper autrui, ni se décourager de son oisiveté comme si elle était le fait d’un autre... Et Raymond de répliquer avec une pareille douceur, mais avec non moins de fermeté :

« Ermite, voyez vous-même si j’ai été oisif à m’occuper du bien public des justes et des pécheurs : j’ai laissé femme, enfants, propriétés ; j’ai passé trente ans en travaux et en langueurs, j’ai été cinq fois à la Cour romaine à mes frais, j’ai été encore avec les Prêcheurs à trois chapitres généraux, et à trois autres chapitres généraux avec les Mineurs ; et si vous saviez tout ce que j’ai dit aux rois et seigneurs et combien j’ai travaillé, vous ne penseriez pas que j’aie pu être paresseux dans tout cela, mais vous auriez pitié si vous êtes un homme pitoyable. »

L’ermite l’invite alors à être humble et patient. Mais c’est avec humilité que le Docteur illuminé reconnaît que son ignorance peut l’induire en erreur par manque d’intelligence et de discernement : c’est pour cela qu’il veut des compagnons qui l’aident à accomplir sa grande entreprise, et voilà qu’il est seul, abandonné :

« ... Quand je les regarde en face et que je veux leur dire mes projets, ils ne veulent point m’écouter, mais la plupart disent que je suis fou de leur faire un pareil sermon ; au Jugement on verra qui discerne le mieux et qui de ses péchés aura pardon. »

Il avoue sa pauvreté : qui peu donne n’est pas bien entendu. Et, cependant, il a dépensé tout son patrimoine pour répandre la parole qu’il juge nécessaire. L’ermite avance qu’il n’est pas connu et qu’il doit montrer son art et sa science pour le salut des hommes et la gloire de Dieu. Mais là, Raymond s’indigne, non sans amertume :

« Ermite, comment pensez-vous que j’aie celé un tel savoir, par lequel notre foi si fortement est prouvée aux hommes qui sont dans l’erreur, afin qu’ils soient sauvés par Dieu qui désire tant être aimé de tous ? Soyez bien sûr que je suis las de démontrer. Si on étudiait sérieusement dans mes livres, et si pour d’autres on ne les oubliait pas, je serais connu ; mais comme chat qui passe sur des braises, aussi vite on les lit. Aussi je n’avance point mon négoce. Mais s’il était quelqu’un qui les rappelât et les entendît et ne les mît pas en doute, on pourrait par mes livres mettre le monde en bon état. »

Comment le bon ermite ne se trouverait-il pas au bout de ses raisons ? Plus il essaie de réconforter le pèlerin qui s’est confié à lui, plus celui-ci trouve de motifs à pleurer !

« ... Pourtant, ajoute l’ermite, écoutez et voyez si se peut faire ce que vous demandez au Pape, car il ne paraît pas possible de prouver notre foi ni de trouver des hommes qui d’eux-mêmes se livrent au martyre en allant prêcher aux mauvais Sarrasins. C’est pourquoi, ami, vous ne devez pas vous émerveiller si le Pape et les Cardinaux ne veulent pas accorder ce que vous leur demandez, puisque c’est impossible. »

Dans cette objection, Lulle semble avoir prévu la querelle qui lui sera cherchée au cours des siècles au sujet de son prétendu rationalisme. Le R. P. Éphrem Longpré, dans sa magistrale étude du Dictionnaire de Théologie catholique, a montré, au contraire, la parfaite convenance de la position lullienne avec la position d’un saint Augustin ou surtout d’un saint Anselme. Loin de prétendre que l’exercice de la pure raison puisse amener aux vérités de la foi, ces théologiens affirment que les vérités de la foi éclairent la raison et lui font faire, même sur le terrain de la métaphysique, un bond extraordinaire. Tout ce que soutient le Docteur illuminé, le Docteur archangélique – ainsi que l’ont nommé encore certains de ses fervents –, c’est qu’un homme croyant ne peut être entamé sur sa position par les sophismes des incroyants, mais, au contraire, doit pouvoir leur prouver qu’il a atteint, par une grâce surnaturelle, ce qu’ils recherchent péniblement. Une pareille thèse me paraît toute proche de celle qu’apporte saint Paul sur l’Aréopage, quand il expose aux Athéniens que le Dieu inconnu, auquel ils ont élevé un autel, est celui-là même qu’il leur annonce, dans lequel nous nous mouvons, nous vivons et nous sommes. « Réalisme, exemplarisme, mystique ascendante, écrit excellemment M. Jean-Henri Probst, sont trois doctrines qui s’associent chez les Docteurs qui présentent des ressemblances avec Lulle, et chez le Majorquin par conséquent. » Et il cite, à ce sujet, un passage du Monologium, sive exemplum meditandi de ratione fidei de saint Anselme, où semble se résumer, en effet, l’essentiel de la doctrine lullienne : « Il y a donc Une Nature, Substance ou Essence, bonne et grande par elle-même, qui tire son existence de son propre sein et de laquelle procèdent véritablement la Bonté, la Grandeur, l’Existence, qui, par conséquent, est la Souveraine Bonté, la Souveraine Grandeur, l’Être ou la Substance par excellence, en un mot le Principe supérieur à toutes choses. » Notre Bienheureux aurait fait sien, n’en doutons pas, ce grand cri du même Anselme : « Je ne cherche point à comprendre pour croire, mais je crois pour parvenir à comprendre. »

Tout découlant de Dieu et se diversifiant à nos yeux dans ses qualités ou dignités dont les êtres créés participent, se rapprochant de lui d’autant plus que cette participation est plus grande, il va de soi que la connaissance de la vie divine révélée ne peut que développer l’intelligence des choses naturelles. C’est dans ce sens que Raymond peut répondre à l’ermite par des paroles qui n’ont rien de rationaliste, au sens excessif de ce terme, et qui d’avance réfutent ses contradicteurs séculaires :

« Ermite, dit-il, si l’on ne pouvait prouver la foi, Dieu ne pourrait faire reproche aux chrétiens s’ils ne la veulent pas montrer aux infidèles, et les infidèles auraient droit de se plaindre de Dieu qui ne laisserait pas démontrer par arguments la grande vérité afin que l’intelligence ajoute à notre amour envers la Trinité et l’Incarnation de Dieu et puisse encore plus résister à la fausseté. J’ai écrit le Passage, où j’ai montré tout clair comment le Saint-Sépulcre se peut recouvrer, et des hommes se trouver qui aillent prêcher la foi, sans peur de mort, et qui sauront faire cela. »

Ce « Passage », auquel fait allusion Raymond Lulle, est un livre de lui qui n’a pu être retrouvé, ou plus probablement, comme le croit Raymond d’Alos-Monser dans son édition de poésies de Raymond Lulle (Nos classiques, Barcelone, 1925), la pétition qu’il adressa à Boniface VIII. L’ermite revient sur l’impossibilité de démontrer la foi, car alors l’homme n’aurait plus de mérite : et puis, comment admettre qu’une intelligence finie puisse contenir les vertus infinies de Dieu ?... On se prend à songer à l’enfant que vit un jour saint Augustin sur le rivage, essayant de faire entrer dans un petit trou creusé dans le sable, toute l’eau de la mer. Et là-dessus, Raymond fait une réponse qui prouve, encore une fois, que celui qui entend prouver les vérités surnaturelles doit d’abord les avoir reçues de Dieu : après avoir affirmé que l’homme n’a pas été créé pour lui-même, mais pour honorer Dieu, ce qui est une fin beaucoup plus haute, il reconnaît qu’il ne s’ensuit pas que la créature puisse contenir et comprendre tout l’Être incréé, mais simplement qu’ « il en entend autant qu’il lui a été donné, pourvu qu’il ait pleine de Dieu sa volonté, et aussi sa mémoire, son entendement, sa puissance et sa bonté », autrement dit, comme traduit Marius André, qu’il ait ainsi grâce plénière.

Son contradicteur se réfugie sur la difficulté d’apprendre la langue arabe, sur l’état de péché du monde, sur le devoir premier du chrétien qui est de conserver sa foi et de l’augmenter avant d’aller la prêcher. À tout, Raymond oppose des réponses victorieuses, et surtout que « nul homme ne perd, s’il meurt pour son Créateur ». Il lui avoue même que plus il lui parle, plus il l’attriste. Et il se réfugie dans la plus ardente prière.

L’ermite, cependant, reprend ses arguments. Il représente à Raymond que les philosophes de l’antiquité n’ont pas connu son Grand Art, bien que leur intelligence fût plus grande que la sienne, et que, s’il a vraiment reçu de Dieu l’inspiration de son œuvre, un jour viendra, même après sa mort, où elle sera connue. Mais Raymond sait bien que les philosophes antiques n’ont eu connaissance ni de la Trinité, ni de l’Incarnation. L’ermite ne se tient pas pour battu. « En quoi Dieu est-il amoindri si le monde n’est pas en bon état ? » demande-t-il, et encore : « Fou, comment ne te réjouis-tu pas en pleine déité ? » Mais le Docteur illuminé s’indigne : « Comment pouvez-vous dire que je me puisse consoler en voyant Dieu outragé, mal servi, oublié, inconnu, non aimé ? » En vain, l’ermite lui parle-t-il de la justice de Dieu et de son pardon ; en vain, évoque-t-il les souffrances de Job, Raymond lui répond qu’un homme peut bien tout supporter de ce qui l’afflige, lui et les siens, non de ce qui offense le Seigneur. Même les prières incessantes de la Vierge et des Anges n’empêchent qu’il voit cette irréligion qui le torture. Et il revient au moyen qu’il a vainement proposé au Pape et à sa Cour : avoir des hommes instruits qui soient prêts à aller endurer le martyre pour confesser leur foi, faire l’expédition de Terre Sainte jusqu’à ce que soit conquis le Sépulcre... Alors, l’ermite comprend sa douleur. C’est une chose bien émouvante que les vers où se peint l’accord des deux hommes :

« L’ermite et Raymond prennent congé ; tous deux en pleurant se sont baisés et embrassés ; chacun dit à l’autre qu’à Dieu soit recommandé et qu’en prière l’un de l’autre se souvienne. Au départ, ils se regardent avec moult grande charité, avec pitié et douleur, chacun agenouillé, et chacun signe et bénit l’autre. L’un s’éloigne de l’autre en jetant maint soupir, car ils ne se proposent plus d’être réunis en ce monde, mais en l’autre si Dieu le veut. Et quand chacun de l’autre se fut un peu éloigné, aussitôt l’un par l’autre fut beaucoup désiré.

« L’ermite se rappelle le travail et l’effort que Raymond a fourni durant tant d’années et qu’il se met encore en grand péril. Agenouillé, mains jointes, au ciel il lève les yeux, prie Dieu en pleurant de pitié et d’amour : – Ô Dieu humble, miséricordieux, je vous demande en grâce que Raymond soit à vous, tant que vous le gardiez de mal. À vous, Dieu puissant, je confie mon ami Raymond, et au monde envoyez des hommes qui aient faim de mourir pour votre amour, et qui aillent montrant la vérité de la foi, prêchant à travers le monde, selon que Raymond l’a commencé.

« Quand Raymond se rappelle la moult grande tempête dans laquelle il a été longuement submergé et revoit l’ermite qui à lui s’est donné, alors il pleure bien fort et a de son ami pitié. Agenouillé, mains jointes, il dit à Jésus-Christ : – Ô vous, vrai Dieu et homme, pour qui j’ai travaillé afin que par le monde entier vous fussiez connu et aimé, s’il vous plaît de m’en avoir gré, plaise à vous que l’ermite en soit remercié, puisqu’il s’est mis si fort en ma société, faites-lui accomplir ce que j’ai peu avancé et qu’il m’aide à faire progresser la chrétienté. »

Ainsi finit, dans la prière et l’humble espérance, le Déconfort de Raymond Lulle. Il confie son œuvre au Saint-Esprit. Il pourrait se faire que plus d’un homme hardi se mît à travailler jusqu’à l’achèvement au projet qu’il a soumis au Pape. Si le Pape et les Cardinaux y consentent, le mal pourrait être chassé du monde et le monde entier serait par Dieu si embelli qu’à la foi romaine nul ne contredirait. Vision paradisiaque en laquelle se complaît le vieux lutteur au sortir de son enfer.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

LE SUPRÊME TÉMOIGNAGE

 

 

Alors Raymond Lulle recommence. Parti de Gênes, il va à Montpellier, puis à Paris, où il se trouve en 1298. C’est le temps d’une grande campagne antiaverroïste, car malgré la condamnation de l’évêque Étienne Tempier en 1277, les erreurs du philosophe arabe continuent à être enseignées. Le Docteur illuminé se jette à fond contre elles et compose sa fameuse Declaratio per modum dialogi, où il réfute les opinions condamnées, mais surtout son Arbre de filosofia d’amor, œuvre de mystique et de poésie, qui apparaît comme une tapisserie de haute lice et dans laquelle, loin des contestations de l’École, il montre, ici-bas, la supériorité de l’Amour sur la connaissance. Le contemplateur de Randa et de Miramar n’abdique jamais devant l’homme d’action que Raymond est devenu. Ce héros de la foi, que nous voyons sillonner les mers, courir d’un bout de l’Europe à l’autre, puise dans son oraison constante le courage de tenir tête aux plus puissants contradicteurs et d’affronter les infidèles. Ainsi illustre-t-il, lui aussi, la page fameuse de Bergson, dans les Deux Sources de la morale et de la religion, où l’illustre philosophe a pu écrire : « Les vrais mystiques s’ouvrent simplement au flot qui les envahit. Sûrs d’eux-mêmes, parce qu’ils sentent en eux quelque chose de meilleur qu’eux, ils se révèlent grands hommes d’action... » Le flot qui envahit le philosophe du Grand Art, c’est le flot de l’amour de Jésus qui le rend impatient du martyre. Lorsqu’il est lassé des grandes disputes théologiques et philosophiques, il se réfugie dans les bois qui environnent Paris où il retrouve la bienheureuse solitude de ses ermitages majorquins. Il y retrouve les oiseaux et les sources qui lui chantent la beauté du Créateur. Il y rencontre cette belle dame somptueusement vêtue, qui n’est autre que la Philosophie d’Amour, et qui, hélas ! pleure et se lamente : « Ah triste douloureuse ! dit-elle, et comme tu es abhorrée en cette présente vie ! car ta sœur la Science a beaucoup de serviteurs, et toi, tu n’as pas ceux que mériteraient ton honneur et ta dignité. » Elle explique son rôle primordial, trop vite oublié. Ariane qui met le fil dans la main des chercheurs, la voilà aussitôt abandonnée :

« Lorsque les hommes commencent à étudier les sciences, c’est par moi qu’ils apprennent le savoir, car sans moi ils ne pourraient l’aimer ; puis, lorsqu’ils savent les sciences, ils aiment leur philosophie, et ils ont fait là-dessus des arts et des livres nombreux ; et ils s’adonnent à aimer leurs connaissances et non à m’aimer, moi et ma philosophie d’aimer qui est proprement mon essence et ma nature... Ils s’appliquent longuement à apprendre les sciences d’amour et de bonté, et plus ils savent sans aimer la bonté, plus ils ont de penchant à faire le mal... »

De pareilles lignes semblent écrites d’aujourd’hui : les théories marxistes ou capitalistes, ivres d’exactitudes matérielles, sont prêtes à broyer les hommes dont elles ignorent le cœur. Il faut se rappeler le mot du vieux Rabelais : « Science sans conscience est la ruine de l’âme. » Et comme elle a raison, la noble dame rencontrée dans la forêt :

« ... Je pleure, car si les hommes savaient aussi bien aimer que comprendre, le monde entier pourrait être ordonné, harmonisé par ma sœur et par moi, car il répondrait à la fin pour laquelle il a été créé. »

Alors, Raymond Lulle, au milieu des beaux arbres qui lui parlent de paix, rêve d’exalter à son tour l’Arbre de la philosophie d’Amour. Encore une fois, il faut voir combien ses allégories sont concrètes, loin d’être des constructions artificielles. Pour lui, le déjà vieux contemplateur, il est bien certain que cet arbre, comme toute la création, ne peut avoir d’autres racines que les dignités de Dieu : Bonté, Grandeur, Durée, Puissance, Sagesse... Elles sont aussi Dames d’Amour et véritablement les Mères de tout bien, autrement et plus que les forces occultes qu’évoque le Faust de Goethe. Par le tronc, forme et matière d’amour, conjonction unique de puissance et d’acte, la sève divine monte dans les branches, conditions, questions, prières d’amour. Et ces feuilles sont les sacrifices et les pleurs de la Création qui enfante les fleurs, louanges et gloire de l’Aimé, avant que l’arbre donne son fruit d’éternelle béatitude. Ainsi le grand Arbre croît sous les yeux extasiés de l’Ami. Cet Arbre de la philosophie d’Amour apparaît comme l’antidote du déconfort qui a saisi Raymond quand il a vu le Pape et les Cardinaux et les princes refuser d’écouter ses supplications pathétiques. Il retrouve le climat d’où a jailli autrefois Le Livre de l’Ami et de l’Aimé. Il évoque de nouveau les traits de l’un et de l’autre. Et lui, qui a si bien souhaité, si ardemment, de mourir pour l’Aimé, il imagine d’une manière nouvelle, les derniers instants de l’Ami. Cela est vraiment beau comme du Platon, mais d’un Platon tout illuminé des clartés surnaturelles.

« L’Ami était malade..., couché dans une chambre d’amour ornée de belles peintures qui lui rappelaient la noblesse et la valeur de son Aimé ; c’étaient de beaux et grands arbres, chargés de feuilles, de fleurs et de fruits d’où s’exhalaient des parfums ; c’étaient des oiseaux, des bêtes, de beaux hommes et de belles femmes. Et ces figures faisaient penser à l’Ami que son Aimé est beau et grand en beauté, lui qui a créé tant de créatures si belles. Le lit où on mit l’Ami pour séjourner et dormir était d’amour, et sa propriété était telle que l’homme qui s’y couchait ne pouvait dormir ni oublier les noblesses et les beautés de son Aimé. »

Enfin l’Ami se trouve tellement blessé d’amour qu’il s’arrache à ce lit et s’enfuit avec des pages complices qui s’appellent Minorité d’Amour et Contrariété d’Amour. Mais la Dame d’Amour, Notre-Dame, ne le laissera pas s’échapper ainsi. Elle envoie à sa poursuite les pages fidèles qui s’appellent Majeur Amour et Concordance d’Amour. Ils le rencontrent dans la plaine, se disputent avec les mauvais serviteurs, et ramènent l’Ami dans la Chartre d’Amour :

« La Bonté, la Magnificence le servaient ; la Bonté lui donnait le manger d’amour, la Durée et la Puissance lui faisaient boire continuellement le vin fort de l’amour, et plus l’Ami mangeait des viandes d’amour et buvait, plus sa maladie et sa faim et sa soif d’amour étaient accrues. »

L’Aimé, cependant, s’est trouvé offensé par la fuite de l’Ami. Comment va-t-il concilier dans son cœur la Miséricorde et la Justice ? Il écoute les plaidoiries de Vie d’Amour et de Mort d’Amour. Il se penche sur les racines du grand Art qu’il a planté avec tant de tendresse. Et il condamne l’Ami à mourir d’amour afin d’expier d’avoir suivi les mauvais pages. Ainsi, ce passage de peina satisfera les exigences de la Justice, mais ouvrira en même temps à l’Ami les trésors de la Miséricorde. On croit entendre l’évangélique parole : Hodie mecum eris in Paradiso. L’esprit le plus pur du Christianisme le plus authentique anime et nourrit l’imagination poétique de Raymond Lulle.

Nous ne nous étonnerons pas de la suavité franciscaine avec laquelle l’Ami accepte la venue de sa sœur la Mort. Il se confesse très humblement à Oraison. Ici, nous retrouvons tout le chagrin que le chevalier de Majorque n’a cessé de porter de sa jeunesse orageuse :

« Il dit qu’il avait péché souventes fois par les yeux en regardant de belles créatures, car leur beauté lui donnait plus d’allégresse que la beauté de son Aimé qui les a créées pour signifier sa propre beauté et sa bonté. Il dit qu’il avait péché par les oreilles maintes fois contre son Aimé lorsqu’il entendait dire du mal de lui ou de quelque sainte personne et qu’il ne reprenait pas ceux qui disaient le mal, et qu’il ne défendait pas son Aimé ou la personne dont on disait du mal. Il ajouta que souventes fois il était allé au sermon plutôt pour ouïr de belles phrases de rhétorique ornées de peu d’utilité et de vérité et qu’il s’endormait en entendant de bonnes paroles et que les mauvaises le tenaient éveillé. »

Nous retrouvons ici, une fois de plus, les accents de Verlaine repentant :

 

            Voici ma voix, bruit maussade et menteur,

            Pour les reproches de la pénitence,

            Voici ma voix, bruit maussade et menteur.

            Voici mes yeux, luminaires d’erreur,

            Pour être éteints aux pleurs de la prière,

            Voici mes yeux luminaires d’erreur...

 

Et la confession continue, humble, franche, confession d’enfant, d’un de ces enfants auxquels il faut se rendre pareil pour entrer dans le royaume des cieux :

« Seigneur confesseur d’Amour, l’odeur des fleurs et des fruits a suscité la luxure dans mon imagination ; les douces viandes plaisantes à la bouche m’ont fait souvent trop manger et trop boire ; l’attouchement des chairs et des blancs lits m’a fait souvent pécher contre mon Aimé. Et mon imagination ne réfrénait pas mes tentations ; au contraire, elle les multipliait en me représentant les délices temporelles.

« Dans mon intelligence, ma mémoire et mon amour, j’ai péché contre mon Aimé, car je l’oubliais et je l’ignorais ; puisque le souvenir et l’intelligence que j’avais de lui ne m’empêchaient pas de sentir les vanités de ce monde que j’ai beaucoup aimées ; et mon intelligence, ma mémoire et mon amour s’adonnaient aux vices et aux péchés et non aux vertus et aux bonnes œuvres. Aussi, avec les mains je faisais le mal, avec les pieds j’allais par les mauvais chemins, et avec la bouche, je disais des paroles mauvaises et fausses qui étaient très laides à entendre...

« Et si mes yeux, et les autres sens et les membres de mon corps et toutes les puissances de mon âme ont offensé mon Aimé, il est bon qu’ils en soient punis et qu’ils fassent grande pénitence, car tout ce que m’imposera l’Aimé me donnera allégresse, et je ne veux en rien être ménagé ni épargné. »

Sent-on assez, sous l’affabulation, qu’une fois de plus Raymond Lulle nous peint sa vie et sa volonté ? Il est le héros de la Philosophie d’Amour, comme il est Blanquerna, comme il est Félix des Merveilles. Il n’a jamais su parler que de lui-même, et sa pensée, si originale, cette pensée qu’il n’a jamais cessé de relier à une illumination personnelle, bien qu’elle compose et transcende maintes idées antérieures ou contemporaines, demeure son bien propre. Mais parce que, par la grâce du Christ, il est parvenu à ne plus vouloir que la gloire et le bonheur de l’Aimé, parce qu’il a voulu étendre à l’Univers entier le zèle fervent qui le dévore, il n’est pas une seule ligne de lui qui ne doive nous toucher au plus profond du cœur.

Comment ne connaîtrait-il pas que le dernier mot appartient à l’Amour ?

« Lorsque l’Ami se fut confessé, le confesseur d’Amour eut grand pitié de lui et pria l’Aimé de lui pardonner ses péchés ; et il dit à l’Ami : « Aie bonne et grande espérance en ton Aimé, car je t’apporterai de lui merci, pardon et pitié. » L’Ami transmit la Justice et la Pitié à l’Aimé pour lui dire qu’il se trouverait content de tout ce que ferait l’Aimé... »

Là-dessus, l’Ami se prépare à la mort par une longue oraison. Mais Vie d’Amour veut encore le garder sur la terre. C’est là une expérience que Raymond Lulle a dû faire plus d’une fois. Plus d’une fois, son désir du martyre a été éludé ; plus d’une fois, il a dû recommencer sa dure vie d’apostolat, constamment désillusionnée par l’indifférence générale. Mais c’est la merveille qu’il ne soit jamais revenu à une existence de contemplation pure, qu’il ait au contraire toujours trouvé de nouvelles forces pour prêcher et pratiquer, à temps et à contretemps, l’expansion du Royaume de Dieu. Et Prudence le sait bien, qui conseille à Vie d’Amour de le retenir pour le service de l’Aimé. Et, en effet, plus il s’avance au milieu des guerres, des crimes, des misères du monde, plus il veut vivre pour arracher les âmes à l’Enfer et répandre la Bonne Nouvelle. Mais cela n’arrange pas Mort d’Amour qui a pour mission d’accomplir la peine prescrite par Dieu. Alors Science donne à Mort d’Amour un nouveau conseil :

« Mort d’Amour, dit Science, ordonne aux Pages d’Amour de transporter l’Ami à Jérusalem et de le conduire par toute cette sainte terre et de lui montrer le temple de David, le temple de Salomon, les lieux où Jésus-Christ naquit et mourut ; et alors l’Ami mourra d’amour. »

Voilà donc l’Ami transporté en Terre Sainte. Il voit le temple de David et de Salomon. Il se rappelle la sainte vie des saints hommes qui sont morts par amour, à la suite et à l’imitation de Jésus-Christ. Alors, son amour est tellement multiplié, dans son cœur les soupirs, dans ses yeux les larmes et pleurs, qu’il ne peut en supporter davantage. La doctrine de Prudence ne lui est plus d’aucun secours. Blessé d’une surnaturelle tendresse, il n’a plus que la force de gémir : « Ah ! Sainteté, ah ! Aimé, ah ! Amour, ah ! Aimer ! Pardonne aux Pages d’Amour qui m’ont apporté en cette terre pour mourir. » Il prend ainsi congé de Mort d’Amour, ouvre la bouche par amour, expire et meurt...

Il faut songer aux Cantiques spirituels de saint Jean de la Croix ou de sainte Thérèse d’Avila, aux soupirs enamourés de sainte Élisabeth de Hongrie ou de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus pour trouver une égale expression de l’Amour. La flamme qui brûlait le cœur du bienheureux Raymond Lulle est bien celle qu’a célébrée le grand poète mystique des Carmes d’Espagne :

 

            Ô vive flamme, ô sainte ardeur,

            Qui par cette douce blessure

            Perce le centre de mon cœur :

            Maintenant ne m’étant plus dure,

            Achève, et brise si tu veux

            Le fil de ce rencontre heureux.

 

Dans la suave traduction du P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, dans cette traduction où Paul Valéry voyait avec justice l’une des plus pures merveilles de la poésie française, nous retrouvons l’accent même du gémissement de tourterelle qu’exhale le grand poète mystique de Majorque. Et les obsèques imaginées par lui pour l’Ami nous font entendre la même tendre mélodie, ce chant d’ange qui enveloppe la vie et la mort d’une sainte Cécile :

« Quand l’Ami fut mort d’amour, les Pages le mouillèrent et le lavèrent avec les larmes qu’il avait versées par amour et qui avaient été recueillies par Souvenir d’Amour...

« Ensuite ils mirent le corps de l’Ami sur un lit de patience et d’humilité, et avec des cierges d’amour allumés, et ils le portèrent à l’église d’amour...

« En un beau coffre d’amour, de gloire, de vérité, d’humilité et de piété, les Pages posèrent le corps de l’Ami et ils donnèrent les tentures, les cierges et le fit aux pauvres qui demandaient l’aumône plus par amour que par nécessité de manger et de dormir... »

Nous sommes tous ces pauvres. Et seul, en effet, l’incendie de la charité franciscaine, tel que l’alluma François d’Assise et le propagea un Raymond Lulle, peut réchauffer notre froideur et nous empêcher de tomber d’inanition sur les durs chemins de la vie. La transparence d’une pareille œuvre ne doit pas nous cacher sa profondeur. Et le poète languedocien Marius André, après avoir cité ces pages de la Philosophie d’Amour, a trouvé les termes les plus justes pour en peindre l’inaltérable poésie :

« ... Dans la patrie de Raymond et sur la terre du Gay-Savoir, écrit-il, il y a des sources très profondes d’une extraordinaire pureté ; un enfant croirait, en y plongeant la main, atteindre le lit de cailloux qu’il voit aux rayons du soleil ; dans ces pays une merveilleuse clarté agrandit les horizons, et plus la voûte du céleste azur est éloignée, plus elle paraît proche. Tel le Docteur illuminé... Son œuvre de science, lorsqu’il l’écrivait pour la lire et la commenter dans les universités, était quelquefois difficile à comprendre ; mais son œuvre d’amour avait toujours la grâce et la beauté des Îles, le bonheur et l’éclatante profondeur de leur azur... »

Cette œuvre, Raymond Lulle l’offre, à la fin du XIIIe siècle, dans sa splendeur originelle, à la très gracieuse reine de France, Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le Bel. Et il semble que soit condensée, dans cette fleur suprême, toute la beauté, toute l’âme du siècle des cathédrales.

En octobre 1299, le Bienheureux retourne en Espagne. Il a auparavant écrit, à Paris encore, son poème le plus émouvant, le Cant de Ramon. Nous avons déjà rencontré plus d’une fois ces strophes de six octosyllabes accordés sur une seule rime. C’est ici cependant qu’elles prennent le plus de force et d’acuité.

 

            Pres hai la crots, tramet amors

            A la dona de pecadors

            Que d’ella m’apport gran socors.

            Mon cor està casa d’amors

            E mos ulls fontanes de plors

            Entre gaug estaig e dolors.

 

            Som hom vell, paubre, menyspreat,

            No hai ajuda d’home nat

            E hai trop gran fait emperat.

            Gran res hai del món cercat,

            mant bon eximpli hai donat :

            poc sóu conegut et amat.

 

            Vull morir en pèlag d’amor...

 

« J’ai pris la croix, porté amour à Notre-Dame des pécheurs, qu’elle m’apporte un grand secours. Mon cœur était maison d’amour et mes yeux fontaines de pleurs. J’étais entre joie et douleurs.

« Suis homme vieux, pauvre, à mépris, je n’ai pas aide d’homme né, j’ai un trop grand faix entrepris. J’ai beaucoup attendu du monde, maint bon exemple y ai donné : je suis peu connu et aimé.

« Veux mourir, pèlerin d’amour... »

 

Le vieil homme a, en effet, bien peu de consolations humaines. Son roi Jaime II lui permet bien de prêcher dans les synagogues et les mosquées. Mais c’est toujours dans les terres des infidèles qu’il voudrait porter l’Évangile. Le robuste lutteur ne se décourage pas, cependant. Il a bien pu perdre, on ne sait comment, le petit couvent de Palma, où treize moines s’adonnaient à l’étude des langues orientales ; il ne continue pas moins de lancer des appels enflammés à la Paix du Christ, à la conquête des âmes des infidèles, à la poursuite de l’Amour qui vivifie, à l’empire de la raison sur les impulsions passionnelles. Il continue de mesurer ses actes d’apôtre, de saint et de savant aux circonstances contraires. Il y trouve de nouveaux motifs d’inspiration. Il compose un Livre d’oraisons « à la demande du très noble seigneur En Jayme, roi d’Aragon, et de la très haute Dame Na Blanche, son épouse, pour apprendre à prier, aimer et servir Dieu, ceux qui ne le savent pas ». Pour le même Prince, il écrit encore le Dictat de Ramon, poème didactique de près de trois cents vers, destiné à expliquer certains articles de la foi. Accompagné de cinq ou six hommes capables de le soutenir en toute honnêteté, il entreprend aussi la prédication qui lui a été concédée auprès des Juifs et des Musulmans. Ainsi passe-t-il à Barcelone. Puis, de juillet à décembre 1300, nous le revoyons à Majorque, où il multiplie les tracts apologétiques. La philosophie ne cesse pas de le solliciter. Mais il ne perd jamais de vue son désir d’apostolat ni sa vocation au martyre. Voici que le bruit court d’une haute victoire des Tartares sur les Musulmans. Et, une fois de plus, Raymond Lulle reprend la mer. Il va jusqu’à l’île de Chypre où les Catalans ont de riches comptoirs. Il espère amener les Cypriotes à s’allier avec les Tartares pour assurer le triomphe de la Foi chrétienne. Mais leur roi, Henri II, se désintéresse de ses demandes. Il n’entend ni organiser des controverses publiques obligatoires, ni, encore moins, envoyer Raymond Lulle aux sultans d’Égypte et de Babylone. Au surplus, la victoire s’est changée en défaite. Les Tartares ont été refoulés. Une fois de plus, le rêve du Docteur de Majorque semble s’écrouler. Mais, intrépidement, il continue. À lui seul, il engage la discussion avec les Sarrasins et les hérésiarques. Les premiers mois de l’année 1301 s’écoulent pour lui dans ces disputes où il emploie tous les arguments de son Grand Art et surtout le zèle dévorant de sa foi.

En septembre, il se retire au couvent de Saint-Jean-Chrysostome, près de Buffavento, où il écrit sa Rhetorica Nova. En décembre, il est à Famagouste. En janvier 1302, il atteint Ajas, port de l’Arménie. Mais il tombe malade. Et ses deux serviteurs, sous prétexte de le droguer, tentent de l’empoisonner. Il déjoue ce complot, et revient à Famagouste, chez les Templiers. Une fois guéri, il repart pour Gênes. Son activité intellectuelle ne cesse pas pour autant. En haute mer, il rédige ses Mille proverbes. Arrivé dans la ville italienne, il entreprend de traduire en catalan sa Nova Logica et achève ce travail en mai 1303, indifférent aux démêlés de Boniface VIII et de Philippe le Bel, pour lesquels se passionne au contraire son compatriote, Arnaud de Villeneuve. Il peut bien, lui, Raymond Lulle, se désintéresser d’évènements contingents, si énormes soient-ils, embarqué qu’il est à la poursuite et à l’expansion de la Lumière éternelle.

Il fait de nouveau un séjour dans le Midi de la France. En octobre, il est à Montpellier, où il compose son Liber de disputatione fidei et intellectus. En février 1304, nous le retrouvons à Gênes. En avril 1305, il publie son Liber de fine. En juin, il est à Barcelone, où, le 21 de ce mois, le roi Jaime II lui accorde une pension. Alors, toujours tendu à faire admettre par le Pape sa grandiose idée de la conversion des infidèles, il accompagne Jaime II en France pour assister avec lui à Lyon, au couronnement du Souverain Pontife Clément V. Le 17 octobre, une entrevue a lieu à Montpellier entre celui-ci et le prince de Majorque. En novembre, la magnifique cérémonie se déroule à Lyon, où Raymond Lulle présente au Pape son Ars generalis et ultima. Mais, une fois de plus, le Desconhort s’accomplit. Il semble que l’espérance indomptable de l’ermite de Randa ne doive pas trouver pour lui, ici-bas, le moindre commencement de réalisation. Une fois de plus, il n’arrive pas à intéresser le Pape et les Cardinaux à ses projets. Et, de nouveau, il repart seul à la conquête de l’Afrique par le Christ.

Après un bref séjour à Majorque, il cingle vers Bougie où nous le retrouvons en 1306. Alors dominait sur cette ville le roi Abou Zakaria. Mais, qu’importe à l’Ami du Roi couronné d’épines la gloire d’aucun prince de ce monde ! Il a soif de témoigner l’Épiphanie du Christ aux nations qui ne le connaissent pas encore. Sur les places publiques, à temps et à contretemps, il crie que la loi de Mahomet est un mensonge. Vienne le martyre où son sang répandu, comme une pourpre signature authentique, deviendra à son tour une semence de chrétiens !... Il est arrêté, emprisonné, meurtri. Les Génois et les Catalans, présents à Bougie, obtiennent que sa captivité soit un peu améliorée. Il arrive même à pouvoir écrire en arabe le début de sa Disputatio Raymundi et Hamar Sarraceni où il rassemble les divers arguments de ses disputes avec les savants arabes. Enfin, au bout de six mois, Abou Zakaria ordonne qu’il soit expulsé d’Afrique. Raymond Lulle est embarqué de force pour Gênes ; mais le vaisseau qui l’emporte fait naufrage aux environs de Pise. Raymond parvient à se sauver ; il perdra cependant tout ses biens et tous ses livres dans la tempête, et jusqu’à ce précieux texte arabe qu’il vient à peine d’achever.

Il semble voué aux catastrophes. Et cependant, si déconforté qu’il soit, il ne cesse pas la lutte. Quelle que soit la valeur de ses écrits, on demeure confondu d’admiration devant le courage, l’héroïsme intellectuel et physique où se déploie sa grande âme. À Pise, il recommence en latin ce qu’il a perdu en arabe. Il se met tout de suite après à rédiger son Ars generalis et ultima dont il écrit les dernières lignes en avril 1308. En même temps, il multiplie ses tracts de propagande. Le Conseil de Pise, émerveillé d’une pareille activité, se décide à envoyer au Pape Clément V des lettres pressantes en faveur de la Croisade du Docteur inébranlable. Muni de ce viatique, Raymond Lulle en obtient un pareil de Gênes. Il part pour Montpellier, où il se trouve en octobre. Dans les premiers jours de 1309, il envoie à Jaime II d’Aragon le Nóu Libre de Proverbis, cadeau exquis de nouvelle année pour les infants. Lui, cependant, cette cigale de Dieu qui a tout quitté ou tout donné pour répandre l’amour de son Aimé, voilà qu’il se trouve démuni même du strict nécessaire et il ne le cache pas au prince de Majorque. Aussi bien, celui-ci, qui n’est pas une fourmi avare, lui fait-il donner, le 22 mai, par Pierre, évêque de Tortosa, les revenus d’un canonicat. Mais, auparavant, Raymond a déjà quitté Montpellier. Il s’est rendu dans la ville des Papes, à Avignon, où il espère enfin pouvoir remettre à Clément V les lettres des Conseils de Pise et de Gênes. Malgré tous les déboires qu’il a encourus, le vieux lutteur garde son rêve tenace : pourquoi le Souverain Pontife ne serait-il pas touché par son renaissant appel, amplifié par des cités illustres ? Le 21 mars, il peut s’approcher de lui, déposer entre ses mains les recommandations généreuses, et aussi un nouveau livre qu’il vient tout juste de terminer, Liber de acquisitione Terraæ Sanctæ, où il compte avoir mis de suprêmes arguments, des arguments réalistes, proposant même la conquête de Constantinople et l’extinction du schisme grec « par la force de l’épée du vénérable seigneur Charles ». Il s’agit, pense-t-on, de Charles de Valois. Mais ce recours au bras séculier ne produit pas plus d’effet que les hautes raisons spirituelles. L’heure du Saint-Siège n’a pas encore sonné.

Raymond Lulle ne reste pas moins sur ses positions. Ne pouvant lutter directement contre les Sarrasins, il va reprendre le combat contre les averroïstes. Il est de nouveau à Paris, en novembre 1309, et jusqu’à septembre 1311, il va écrire traités sur traités pour réfuter leurs erreurs. Il ne perd d’ailleurs pas de vue son idée essentielle d’une croisade spirituelle pour amener les infidèles à la connaissance du Christ. Il insiste encore auprès de Philippe le Bel, et, aux environs de Noël 1310, il lui offre son Liber de Natali parvuli Pueri Jesu, qui, plus que l’or et l’encens des mages, est une offrande d’adoration et de louange à l’Enfant Divin dont il rêve de voir le berceau entre des mains chrétiennes. Il dirige l’école qu’il a fondée ; son disciple, Thomas le Myésier, résume sa doctrine en trois opuscules ; et trois témoignages viennent certifier le sérieux et l’orthodoxie des positions lulliennes : une déclaration de l’officialité de Paris, du 10 février 1310, par laquelle quarante maîtres et bacheliers, après avoir entendu les leçons du Docteur illuminé sur l’Art bref, reconnaissent que sa méthode ne contient rien d’opposé à la foi ; une lettre de recommandation de Philippe le Bel, donnée à Vernon le 2 août 1310 ; enfin et surtout une lettre du chancelier de l’Université, François Caraccioli, du 9 septembre 1311, attestant, sur la prière du roi, que tels écrits lulliens sont dans la droite ligne de la pensée catholique. À cette époque, l’inquisiteur dominicain Eymeric n’a pas encore commencé de mener ses violentes campagnes contre les textes de Raymond Lulle, et les approbations à lui ainsi données suffisent amplement à marquer l’estime dans laquelle il est tenu.

Il n’a pu cependant obtenir que les erreurs arabisantes des averroïstes fussent bannies de l’Université de Paris. Mais un grand espoir luit encore à ses yeux : le concile de Vienne va se tenir d’octobre 1311 à mai 1312. Infatigable, il quitte Paris pour la dernière fois et, afin de ne point perdre le temps de sa route, il compose, chemin faisant, son poème Lo Consili et une Disputatio clerici et Raymundi phantastici. Il y a toujours chez lui une pointe d’humour qu’il tourne facilement contre lui-même. Mais cela n’empêche pas la gravité des déclarations du vieil homme. Une fois de plus, il fait la confession de sa vie, avec un poids qu’il n’a peut-être jamais atteint auparavant :

« J’ai été un homme engagé dans le mariage ; j’ai eu des enfants ; et, en même temps, je fus riche, lascif et mondain. J’ai volontiers tout abandonné afin de pouvoir procurer l’honneur de Dieu et le bien public et exalter la sainte Foi. J’ai appris l’arabe ; plusieurs fois, je suis allé prêcher aux Sarrasins ; à cause de ma foi, j’ai été pris, emprisonné, battu : pendant quarante-cinq ans, j’ai travaillé afin de pouvoir porter les chefs de l’Église et les princes chrétiens au bien public. Maintenant, je suis vieux ; maintenant je suis pauvre ; je suis toujours dans le même projet, et j’y demeurerai jusqu’à la mort, si le Seigneur lui-même me l’accorde. »

Il apporte, en effet, au Concile de Vienne, les vœux qu’il n’a cessé de formuler depuis qu’il a quitté Randa : il souhaite que l’enseignement de l’averroïsme soit banni des universités, que la Croisade reprenne, que tous les Ordres militaires soient fondus en un seul, qu’enfin des Collèges de langues orientales soient partout érigés. Sur ce dernier point il obtiendra quelque satisfaction. Le Concile fonde des chaires d’arabe, de grec, d’hébreu et de chaldéen à Paris, Bologne et Salamanque.

À peine le Concile achevé, voici de nouveau Raymond Lulle à Montpellier, où il compose un opuscule de haute théologie : De locutione Angelorum. Et de nouveau, il compose ouvrage sur ouvrage : recueil de sermons, manuel de prédication, écrits apologétiques, surtout le De participatione christianorum et Sarracenorum. Il dédie ce dernier livre à Frédéric II, roi de Sicile, et lui demande de s’entendre avec le roi de Tunis pour convoquer chrétiens et arabes à une grande conférence mutuelle. Il souhaite qu’avec Sanche Ier, roi de Majorque, et G. de Villanova, évêque de Majorque, Frédéric II de Sicile lui apporte un appui efficace. Non ! jusqu’à sa mort, Raymond Lulle ne lâchera pas son projet. Et pourtant il sent que ses forces déclinent. Il rédige un testament, par lequel il demande que ses divers ouvrages soient traduits, qu’une copie en soit envoyée à la Chartreuse de Vauvert, près de Paris, et une autre à son ami de Gênes, Perceval Spinola ; il lègue une caisse de livres, en dépôt chez son gendre, Pierre de Sentmenat, au couvent cistercien de Santa-Maria de la Regal.

Puis, il s’embarque pour aller voir le roi de Sicile, près duquel il séjourne de mai 1313 à mai 1314, composant encore 35 opuscules ou tracts théologiques. Il retourne à Majorque. Et c’est de là qu’il vient de prendre la mer en la vigile de l’Assomption.

 

*

*    *

 

Raymond Lulle, sur le vaisseau qui l’emporte une dernière fois vers les pays arabes, a revécu tout son passé. Il peut se rendre témoignage qu’il n’a rien négligé pour le service de Dieu. Mais la flamme qui lui reste, il veut la consumer encore au pied de la Croix.

Une dernière fois, il aborde sur cette terre musulmane qui a été l’objet de tout son amour. Ah ! il l’a bien aimée comme lui-même, dans sa passion de la conquérir à Jésus. Rien ne l’a rebuté, ni les études, ni les soucis, ni les échecs. Mais ce qu’il veut, aujourd’hui, de toute son âme, c’est lui donner enfin, comme il l’a si souvent désiré, la plus grande preuve d’amour, qui est de donner sa vie pour ceux que l’on aime. L’Ami veut se conformer à l’Aimé, jusqu’à monter à son tour sur la Croix dont, il y a un demi-siècle, il a si bien entendu l’appel déchirant. Comme le Christ a rendu le dernier soupir pour lui, et pour chaque homme, pour chacun de ces hommes même qui l’ignorent, il souhaite ardemment d’exhaler son souffle suprême, afin qu’ils reçoivent cette foi pour laquelle on se laisse tuer.

Dès son arrivée en Afrique, le 14 septembre, tout juste un mois après son départ de Majorque, il avertit son roi Jaime II de l’heureuse issue de son voyage. Il le supplie de l’aider encore dans son apostolat. Et Jaime II écrit au roi de Tunis pour lui recommander le vieil apôtre. En même temps, le 4 novembre, il demande à son interprète, Jean Gil, d’intervenir en faveur de Raymond Lulle. Et à celui-ci, dès le lendemain, il fait part de ses démarches. Grâce à un pareil appui, le « procureur des infidèles » va vivre plus d’un an à Tunis, jusqu’en décembre 1315, en toute tranquillité. On dirait que la mort ne veut pas de lui. Est-ce parce qu’il l’a crainte autrefois, comme il en a fait l’humble aveu dans Le Livre de l’Ami et de l’Aimé ? « L’Ami pensa à la mort et il eut peur, jusqu’à ce qu’il se souvint de la cité de son Aimé, dont la Mort et l’Amour sont la porte et l’entrée » (v. 342). Ah ! maintenant il sait combien la Mort est l’accomplissement de l’Amour. La mer, la Mort, l’Amour lui apparaissent l’acheminement royal vers la Cité de l’Aimé. S’il a traversé les flots une suprême fois, c’est bien pour aller vers la Jérusalem céleste.

« On demanda à l’Ami : “En qui est le plus grand amour ? En l’Ami qui vit ou en l’Ami qui meurt ?” Il répondit : “En l’Ami qui meurt. – Pourquoi ? – Parce qu’il ne peut plus devenir plus grand en l’Ami qui meurt par amour, et peut le devenir en l’Ami qui vit par Amour. » (v. 361)

Sans doute, l’Amour n’a-t-il pas encore assez crû en lui. Et Raymond Lulle met ses suprêmes mois à parfaire l’œuvre à laquelle il a travaillé toute sa vie. En juillet 1315, il achève à Tunis son Ars Consilii. À Jaime II, il confie le besoin qu’il aurait d’un secrétaire. Et le roi, le 5 août 1315, demande au gardien des Franciscains de Lleyda d’envoyer à Tunis un ancien élève de Lulle, fra Simon de Puig Cercla, pour traduire en latin le texte catalan de l’Ars Consilii. Le 29 octobre, il insiste encore, dans ce but, auprès du Provincial d’Aragon : il a appris, en effet, que, depuis son arrivée à Tunis, Raymond Lulle n’a pas rédigé moins de quinze opuscules de controverses. Le lutteur acharné se trouve toujours ainsi sur la brèche. Eut-il le secours sollicité ? Nous l’ignorons, mais nous le voyons encore, en décembre, adresser à Tunis les deux derniers ouvrages qui nous soient parvenus de lui.

Sans doute considère-t-il alors que son immense œuvre écrite est achevée. Traités de théologie et de philosophie, livres d’apologétique, poèmes, romans, opuscules de controverse apportent près de trois cents titres, et l’on peut s’assurer que la bibliographie lullienne est loin d’être achevée. Dans tous ces domaines, il a donné des productions originales et fortes. Quand l’on voit tous les voyages qu’il a entrepris, toutes les fondations qu’il a construites, toutes les polémiques dans lesquelles il s’est engagé, toutes les démarches qu’il a faites, on demeure confondu par une activité si prodigieuse qui n’a gêné en rien, chez Raymond Lulle, la vie contemplative, dont témoignent tant de recueils mystiques, suprême gloire de l’écrivain catalan. C’est qu’il s’est complètement oublié au service de la Vérité qui lui apparut durant ses nuits illuminées de Majorque. S’il lui arrive souvent de parler de soi, c’est uniquement en fonction de ce haut service. Il est le bon serviteur qui tremble que les talents à lui confiés par le Maître ne fructifient pas assez entre ses mains. Tout le secret de sa vie et de son action est là, et là seulement. S’il a paru échouer, c’est probablement que l’heure n’était pas encore venue. Mais on peut le saluer hardiment à la tête de tout le mouvement missionnaire du monde actuel.

Oui, sa tâche terrestre est achevée. De son propre mouvement, il revient à Bougie où il a déjà souffert pour sa foi. Il se met à y prêcher, selon les conseils de saint Paul, à temps et à contretemps. Il y prêche la saine doctrine, non seulement devant les soufis, mais sur la place publique, dans les rues, aux oreilles des fanatiques aveugles. Et ce qui doit arriver arrive. Un jour de juin 1316, Raymond Lulle est pris par la populace, renversé, brutalement frappé à coups de pierre. On le laisse pour mort. Des Génois le retrouvent encore vivant, l’emportent sur leur vaisseau. Mais aucun soin ne le fera revenir à la vie. Comme le bâtiment arrive en vue de Majorque, il meurt, le 29 de ce même mois, des suites de son martyre. Ses restes sacrés vont bien être transportés dans la grande île catalane, d’où il est parti à la conquête du monde musulman. Mais l’âme de l’Ami est déjà devant l’Aimé. Déjà elle a entendu la divine sentence : « C’est bien, bon et fidèle serviteur ; parce que tu as été fidèle en peu de choses, je t’établirai sur beaucoup ; entre dans la joie de ton Maître ! »

Le Docteur illuminé a reçu la lumière totale dont il avait soif et, dans le lieu du rafraîchissement et de la paix, il ne va plus cesser de prier pour ses frères de l’Islam.

 

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

 

Beati Raymundi Lulli Doctoris Illuminati et Martyris opera (éd. Salzinger, Mayence, 1721), 10 volumes in-folio (7e et 8e introuvables, n’ont probablement jamais été imprimés).

Obras de Ramon Lull, texto original publicado par GERONIMO ROSELLO (Palma de Mallorca, 1887).

Obres de Ramon Lull (Comision Editora Luliana y Salvador Galmés, Palma de Mallorca, 1933).

Biographie (Acta Sanctorum, 30 Junii).

Le Bienheureux Raymond Lulle, par MARIUS ANDRÉ (Paris, Lecoffre, 1900).

Le Caractère et les Origines des idées de Raymond Lulle, par J.-H. PROBST (Toulouse, Privat, 1912).

Vida conpendiosa del B. Ramon Lull, par Mgr SALVADOR GALMÉS (Mallorca, 1915).

Article « Raymond Lulle », par le R. P. ÉPHREM LONGPRÉ, dans le Dictionnaire de Théologie Catholique de Vacand et Mangenot (Paris, 1926). On trouvera, dans cette étude, la bibliographie la plus complète à cette date, en même temps qu’un aperçu très précis de la vie et de l’œuvre du Docteur illuminé.

Ramon Lull, A Biography, par E. ALLISSON PEERS (Londres, 1929, Society for proming christian Knowledge, XVIII-450 pages).

El Beato Ramon Lull (Raimundo Lulio), su Epoca, su Vida, sus Obras, sus Empresas, par FRANCISCO SUNEDA BLANÉS (Madrid, 1934, XLIX-391 pages).

Sur les nombreuses études concernant Raymond Lulle de 1920-1946, voir Collectanea Franciscana, Roma, 1948, XVIII, p. 116-121.

 

 

 

 

Jean SOULAIROL,

Raymond Lulle, 1951.

 

 

 

 

 

 



[1] Malgré la tendance qui se manifeste de plus en plus dans notre pays à donner aux personnages illustres, parmi lesquels les saints, leur nom sous la forme originale, celle de leur propre pays (saint Thomas More, saint Laurent Giustiniani, saint Philippe Néri), nous croyons devoir maintenir ici la forme si populaire adoptée en France de « Lulle », au lieu de « Lull » en catalan et espagnol, ou encore de « Lulio », en cette dernière langue. Nous verrons du reste plus loin que « Lull » était un surnom que le Bienheureux hérita de son père. Michaud, dans sa biographie écrit : « de son vrai nom Raimon Lul, en latin Lullus ou Lullius ». 

[2] Cette légende qui a pu prendre naissance vers la fin de la vie de Raymond Lulle, n’est connue que fort tardivement dans les manuscrits.      

[3] Ce ne sont que d’habiles faussaires qui ajouteront encore à cette vie prodigieuse et lui prêteront d’étranges écrits d’alchimie. La chose est d’autant plus étonnante que Lulle a toujours nié la possibilité de transmuer les métaux en or. Il a écrit dans son Ars principiorum et graduum medicinae : « Un métal ne peut être converti en un autre d’espèce différente... La forme que l’alchimiste donne à une matière étrangère se corrompt en très peu de temps. » Et dans ses Quaestiones per artem dentonstrativam solubiles : « Nul artisan ne peut transformer un animal en un autre, ni une plante en une autre plante : de même l’alchimiste ne peut opérer la transmutation d’un métal en une autre espèce de métal ; l’alchimiste est dans l’erreur lorsqu’il s’efforce de transformer l’argent en or, car la forme et la matière de l’or ne furent jamais en puissance dans l’argent » ; et, encore plus nettement dans son Ars magna generalis et ultima : « Les éléments ont des conditions essentielles, par lesquelles une espèce ne peut être changée en une autre ; de cela se plaignent les alchimistes, et ils ont raison de se lamenter. » Il faut ajouter à de pareils textes les plaisants récits que fait Raymond Lulle dans son roman, Félix des merveilles du monde, tel celui du feu qui répond à l’alchimiste : « En une terre il advint qu’un lion combattit longuement avec un sanglier. Ce lion s’efforçait d’occire le porc, car il voulait le manger, et le sanglier se défendait, car il ne voulait pas perdre son être, ni que sa chair fût transformée en chair de lion ; il préférait être en espèce de porc qu’en espèce de lion. » Ainsi l’espèce d’argent ne saurait, sans perdre son être, se changer en espèce d’or. Un roi de terre lointaine peut bien croire un temps qu’il a trouvé l’alchimiste de ses rêves, puisqu’à trois reprises différentes il reçoit de lui un tiers d’or en plus de la quantité à lui confiée, mais ce tiers a été caché par cet alchimiste peu scrupuleux dans les canons où il fait fondre l’or, de manière à dérober au roi la somme beaucoup plus considérable que celui-ci lui confie à la fin. Dès le XVIIe siècle, un lulliste des plus fervents, le sieur Nicolas de Hauteville, prêtre, docteur de la Faculté de Paris, remarquera dans son Esprit de Raymond Lulle, que l’auteur des étranges écrits d’alchimie attribués au Docteur illuminé « y cite des personnes et y marque des circonstances qui n’étaient point du tout du temps de Raymond Lulle » et que celui-ci « aurait vécu environ deux cents ans, s’il était vrai qu’Il eût composé ces ouvrages chimériques ». Mais les légendes ont la vie dure. Il faudra venir jusqu’à nos jours pour que celle-ci soit définitivement classée. Cependant l’antique rêve des alchimistes que notre Raymond Lulle a peut-être partagé vient de devenir une réalité avec les récents travaux des chercheurs modernes qui ont réussi à transformer en or du mercure. 

[4] La date de la naissance de Raymond Lulle est incertaine. D’aucuns la placent au 25 janvier 1232. Son grand biographe espagnol Francisco Suneda Blanés opte pour 1233. Mais le R. P. Éphrem Longpré, dans son magistral article du Dictionnaire de Théologie Catholique, apporte les raisons les meilleures pour 1235. Nous le suivrons donc, là comme ailleurs, de préférence à tout autre. 

[5] À vrai dire, Lulle est un sobriquet ajouté au nom primitif de la famille, dès le début du XIIe siècle. Il a prévalu, comme nous le voyons souvent encore de nos jours. Le nom primitif est Amat ; et, s’il est vrai, comme le veut le R. P. Victor Poucel (La Parabole du monde, t. III, Incarnation) que les noms soient chargés d’un sens vocatif, celui-ci n’appelait-il pas en quelque sorte notre Bienheureux à sa haute vie mystique, toute fondée sur l’Amour et s’exprimant dans ce chef-d’œuvre : Le Livre de l’Ami et de l’Aimé ? 

[6] La légende s’est même emparée de cet épisode dramatique (Felix de las Meravellas del mon, ed. Rossello, Palma, 1903, t. II, pp. 120-121) pour l’attribuer à son auteur, la corsant même, chez certains biographes, d’une poursuite à cheval jusqu’à la cathédrale Sainte-Eulalie et d’un rendez-vous où la femme mariée découvre à son poursuiveur un sein dévoré par le cancer. Ce dernier trait, qui fait songer à la tragique histoire de Rancé, se trouvant en présence d’un cadavre alors qu’il croit trouver l’objet de son désir, qui ne voit qu’il enlèverait beaucoup de leur force miraculeuse aux apparitions du Christ, que Lulle n’a cessé de placer à l’origine de sa conversion ? Ce bref épisode d’un long roman est, au contraire, de ceux qui paraissent le plus extérieurs à la vie même du Bienheureux, et à sa propre morale de renoncement volontaire. 

[7] À ceux qui trouveraient une telle conversion surprenante, faut-il rappeler la conversion encore plus miraculeuse de Claudel à Notre-Dame de Paris, la nuit d’illumination de Pascal, le terrassement de saint Paul ? On a beau vouloir nier le surnaturel et tout expliquer psychologiquement, il reste qu’une conversion est essentiellement un phénomène de la Grâce qui échappera à toutes les investigations physiques. 

[8] C’est la seule exception à la règle qui veut que l’Ami soit Raymond Lulle ; l’Aimé, le Christ. M. Etchegoyen, dans sa belle traduction du Livre de l’Ami et de l’Aimé (p. 13) l’a fort bien noté. 

[9]

 DIAGRAMMES EXPLICATIFS DE L’ « ARS MAGNA »

d’après la grande édition lullienne de YVES SALZINGER

(Mayence 1721-1742)

  

Figure A

 

De nombreux diagrammes viennent illustrer le texte de l’Ars Magna, pour mieux aider à sa compréhension. La figure A est celle qui commande toutes les autres ; elle est le symbole de l’Être Suprême, car A, dans la science lullienne, signifie Dieu. La lettre est placée au centre d’un cercle dont la circonférence est divisée en 18 parties, chiffre fixé par Lulle lui-même, représentant les attributs divins : perfections, dignités ou dominations, et indiquées par des lettres : B, C, D, etc. Pour plus de commodité de lecture, les figures lulliennes sont rondes afin de pouvoir tourner sur leur axe. Les attributs de Dieu sont : B, la bonté ; C, la grandeur ; D, l’éternité ; E, la puissance ; F, la sagesse ; G, la volonté ; H, la force ; I, la vérité ; K, la gloire ; L, la perfection ; M, la justice ; N, la largesse ; O, la miséricorde ; P, l’humilité ; Q, la souveraineté ; R, la patience.

Les attributs sont unis, entrelacés, par des lignes, pour bien montrer que tout est un en Dieu : une seule essence, une seule substance, une suprême unité. Deux à deux, les attributs peuvent se joindre : la bonté de Dieu est grande, sa grandeur est éternelle, son éternité est puissante, etc.

  

Figure S

La vérité des objets

  

Figure T

Les principes et les significations

  

Figure V

Les vertus et les vices

  

Figure X

Les groupes opposés ou la prédestination

  

Figure A abrégée

 

Raymond Lulle pensait que tout le monde n’était pas apte à comprendre les diagrammes explicatifs aux nombreuses subdivisions ; c’est pourquoi il les avait modifiés et simplifiés, à l’intention des gens simples. La figure A, abrégée, a 9 divisions au lieu de 18.

 

 Lettrine A

 

Raymond Lulle porte le bâton de pèlerin et reçoit son inspiration de l’Esprit Saint, symbolisé par une colombe. 

[10] Nous empruntons cet exposé de questions du Bienheureux Raymond Lulle au regretté Marius André (Collection Les Saints, Victor Lecoffre). Bien qu’il fasse parfois la part trop belle à la Légende, cet écrivain catalan a étudié son héros avec attention et amour.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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