Témoignage sur le Père Damien de Veuster,

l’apôtre des lépreux 1

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Robert Louis STEVENSON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION PAR OMER ENGLEBERT

 

 

Il manquait à Damien d’être attaqué au point le plus sensible de son honneur sacerdotal.

C’est souvent de la bouche édentée des dévotes rancies que sortent les pires calomnies contre le clergé. Celle-ci vint d’un ancien sacristain. Le béat faisait la cour à la veuve d’un lépreux, dont le Père utilisait le dévouement. Cette vertueuse personne préparait ses repas, surveillait les fillettes de son orphelinat, trayait les vaches de son étable. Elle repoussa les avances du dégoûtant personnage, qui se vengea en clabaudant contre la veuve et le prêtre qu’elle servait.

L’ordure fût communiquée à la presse par le docteur Hyde.

Comme certaines feuilles de canton rapetassent encore parfois cette grossièreté, il faut raconter ce qui se passa.

Le pasteur Hyde, docteur en théologie, [...] habitait à Honolulu une maison superbe. C’était un ennemi fanatique des missionnaires catholiques. Tant que Damien vécut, le pasteur se borna à diffamer sous le manteau.

Il ne prit la plume qu’après la mort du Père, quand il apprit qu’à Londres, un Comité, présidé par le Prince de Galles, se constituait pour perpétuer son nom.

Il écrivit alors à son confrère, le docteur Gage, la lettre ouverte suivante :

 

Honolulu, 2 août 1889.

Mon cher Frère,

Pour répondre à votre enquête sur le Père Damien, que nous avons fort bien connu, je vous dirai notre surprise à la vue des éloges extravagants que font de lui les journaux, comme s’il s’agissait d’un grand philanthrope et d’un saint. La vérité est que c’était un homme grossier, malpropre, entêté et sectaire.

S’il alla à Molokaï, ce fut de sa propre volonté, car personne ne l’y envoya.

Il n’habitait d’ailleurs pas dans le quartier des lépreux, avant d’être lui-même atteint de la lèpre ; mais il circulait en liberté dans l’île, dont un peu moins de la moitié est réservée aux malades, et très souvent il était à Honolulu.

Il ne fut pour rien dans les réformes et améliorations réalisées au lazaret, celles-ci ont été l’œuvre du Comité et du gouvernement qui y pourvurent dans la mesure du possible, selon les circonstances et les besoins.

Ses relations avec les femmes ne furent rien moins que pures, et c’est à sa débauche et à son laisser-aller qu’il dut de contracter la lèpre dont il mourut.

D’autres ont fait de grandes choses en faveur des lépreux : nos propres pasteurs, les médecins nommés par le gouvernement, etc., mais ceux-ci n’ont pas été mus, comme les catholiques, par l’égoïste pensée de gagner ainsi la vie éternelle.

Votre, etc.

 

Cette lettre parut un peu partout, produisant d’abord quelques-uns des effets que les ministres en attendaient.

Pour y parer, de longues et irréfragables réfutations picpuciennes 2 furent élaborées et quelques-unes publiées.

Mgr K... lui-même prit la plume ; il déclara qu’une enquête serrée l’autorisait à se porter caution de la pureté de son missionnaire et assura que celui-ci, en seize ans, n’avait point passé deux mois à Honolulu.

Le lépreux Hutchison, qui était depuis 1876 à Molokaï, se fit l’interprète de tous ses compagnons pour affirmer que le Révérend Hyde « n’était, des pieds à la tête, qu’un fieffé menteur ».

Courte appréciation que le Père Aubert développa et prouva en trois études critiques qui concluaient à l’innocence de Damien et à la perfidie de son accusateur. Le docteur, disait-il, avec saint Paul, « est un homme animal, incapable de rien entendre aux choses qui sont de l’esprit de Dieu », et il en appelait à Mme Hyde elle-même pour le démontrer. Le Père Aubert établissait aussi qu’aucun ministre protestant n’avait jamais mis les pieds au lazaret, sauf le Révérend Pogue, qui avait voulu qu’on parlât de lui dans les journaux. Son unique visite avait, d’ailleurs, été rapide : « Il se pencha de loin sur quelques malades, évita prudemment d’entrer dans les cases, et sous la risée des lépreux, regagna son bateau à toute vitesse. » Il y avait bien eu un pasteur au lazaret, mais c’était un Canaque lépreux qui y avait résidé parce qu’il ne pouvait faire autrement. Les exploits de son zèle n’étaient, d’ailleurs, pas tels qu’ils valussent d’être mentionnés.

 

* *

 

Puis, tout à coup, les Picpuciens cessèrent de défendre leur confrère. Ce n’était plus nécessaire, car Robert Stevenson venait de répondre au docteur Hyde. Après la réplique du grand écrivain anglais, on peut dire qu’il ne resta plus rien de la lettre du pasteur, et peu de chose du pasteur lui-même.

Stevenson vivait à cette époque à Tahiti. Il passa de longs mois à Honolulu, séjourna huit jours à Molokaï, fit une enquête approfondie, puis, écrivit une lettre ouverte qui fit le tour du monde.

L’auteur du Maître de Ballentrae, de L’île au Trésor et de tant de livres célèbres, a voulu que ces pages fussent jointes à ses Œuvres complètes. Comme elles n’ont jamais été traduites en français et qu’elles forment un témoignage absolument indépendant, nous les analyserons complètement.

 

 

LETTRE DE ROBERT LOUIS STEVENSON

AU PASTEUR HYDE

 

Sydney, 25 février 1890.

Monsieur, vous vous souviendrez peut-être que nous nous connaissons, que nous avons échangé des visites et avons eu des entretiens qui, pour ma part, furent pleins d’intérêt. Vous m’avez témoigné une courtoisie que je veux reconnaître. Mais il est des devoirs plus importants que la gratitude et des offenses qui séparent les amis les plus intimes, à plus forte raison les simples connaissances.

Quand vous m’auriez empêché de mourir de faim en me donnant plus de pain que je n’en puis manger, quand vous auriez sacrifié le repos de vos nuits pour veiller mon père mourant, votre lettre au révérend Gage me relèverait de toute obligation à votre égard.

[...] C’est un devoir envers l’humanité que j’accomplis en prenant la plume, car son honneur exige que, jusque dans les coins les plus reculés du monde, Damien soit vengé, et que le public sache à quoi s’en tenir sur votre compte.

Je commencerai par vous citer tout au long ; ensuite je passerai au crible vos assertions, tout en tâchant d’esquisser le portrait du saint disparu que vous avez pris tant plaisir à calomnier ; puis je vous dirai un éternel adieu.

 

Après avoir transcrit la lettre du pasteur Hyde, Stevenson continue.

 

Pour bien répondre à votre factum, il est nécessaire que je vous montre tel que je vous connais. Pourquoi garderais-je des ménagements envers un homme qui ne respecte rien ? Je suis donc heureux de pouvoir me servir d’une épée nue. Si mes paroles froissent vos collègues que je respecte et affectionne, qu’ils me pardonnent en faveur des grands intérêts que je défends. La peine qu’ils en ressentiront sera d’ailleurs bien légère au regard de celle qu’ils ont éprouvée en vous lisant. La faute n’est donc pas à moi. Ce n’est pas le bourreau qui déshonore la famille humaine, c’est le criminel.

L’Église à laquelle vous appartenez, qui est aussi la mienne et celle de mes ancêtres, avait une situation prépondérante aux Hawaï. [...] Ce n’est pas ici le lieu de faire le compte des succès et des échecs des premières missions, ni d’en rechercher les causes.

Il faut néanmoins déplorer que dans l’exercice de leur ministère évangélique, trop de ces missionnaires se soient enrichis. Vous vous étonnerez peut-être d’apprendre l’émerveillement qui s’empara de mon cocher quand il vit la grande, luxueuse et confortable maison que vous habitez et le goût exquis qui préside à son aménagement. Moi-même, j’aurais été fort étonné si, alors, on m’avait dit que je parlerais un jour de ces détails. C’est vous qui me forcez de m’abaisser à votre niveau. Mais le public, appelé à trancher notre débat, doit savoir que votre lettre fut écrite dans une maison qui fait envie aux passants et provoque leurs réflexions désobligeantes.

Vous n’avez jamais mis le pied là où vécut et mourut Damien, sinon, splendidement installé comme vous l’étiez, vous n’eussiez point parlé de lui comme vous l’avez fait. Votre plume se fût arrêtée d’elle-même.

[...] Votre lettre est inspirée par la colère, née elle-même de la jalousie. Vous êtes jaloux de ce que l’héroïsme de Damien ait réalisé ce que votre Église et la mienne a négligé d’accomplir. Vous avez du remords de cette inertie et de cette bataille perdue. Je vous dirai – ce sera l’unique compliment que je vous ferai – que, de tous les sentiments de votre lettre, c’est le seul qui ne soit pas entièrement ignoble. Seulement, quand quelqu’un réussit où nous avons échoué, quand il va prendre la place que nous avons désertée, quand il monte sur la brèche et tombe victime de son héroïsme, le moyen de se réhabiliter soi-même n’est pas de l’accabler d’attaques ignominieuses. La bataille était perdue à jamais. Par inertie, vous aviez manqué l’occasion de bien faire. Il vous restait l’occasion de ne point vous avilir. Celle-là aussi vous l’avez manquée. Vous pouviez garder le silence et vous avez parlé. Pendant que, couronné de gloire, Damien, succombant à la tâche, pourrissait sous un toit à porcs, vous, douillettement installé dans votre home confortable, vous rassembliez d’immondes commérages pour les répandre dans le public. C’était consommer votre déshonneur.

 

Stevenson prie le docteur Hyde de ne pas se formaliser de ce « toit à porcs ». L’expression est à peine exagérée. Celle « d’homme grossier et malpropre », n’est pas non plus tout à fait fausse. Et l’écrivain se félicite de pouvoir substituer à l’image conventionnelle que certains ont répandue, un portrait plus véridique et non moins admirable du prêtre lépreux.

 

Vous me demanderez si j’en suis capable ?

Hélas ! pour mon malheur, le hasard a voulu que ce fût du Révérend Docteur Hyde, et non pas du Révérend Père Damien, que je fis jadis la connaissance. Quand j’arrivai au lazaret, Damien reposait déjà dans son tombeau. Mais j’ai interrogé ceux qui vécurent avec lui. Certains vénéraient sa mémoire, d’autres, ses anciens adversaires, ne cherchaient pas à lui tresser des couronnes. C’est des lèvres de ces derniers que j’ai appris ce que je sais, c’est à leur témoignage peu suspect que je m’en tiendrai.

Je suis donc allé à Molokaï que vous n’avez pas visité et dont vous dites qu’un peu moins de la moitié est réservée aux lépreux.

 

Stevenson décrit la configuration physique du lazaret :

 

Cela vous permettra, Monsieur, de le situer sur la carte et de voir s’il forme ou non la vingtième partie de l’île.

Je vous admire de parler si joyeusement d’un endroit où un attelage de bœufs, avec des câbles de navire, ne réussirait pas à vous traîner. Ne m’en veuillez point de troubler la quiétude dont vous jouissez rue Beretania, en vous le décrivant dans toute son horreur.

Le matin où j’y abordai, deux religieuses débarquèrent avec moi. L’une d’elles pleurait en silence, je ne pus m’empêcher d’en faire autant. Vous-même, je crois, auriez été touché. Ces êtres déformés, cette humanité de cauchemar vous eussent, en tout cas, fait regretter la douceur de vivre qu’on goûte, rue Beretania.

Quand on voit ces visages qui sont comme des taches hideuses sur le ciel, ces débris humains qui respirent encore sur leur lit d’hôpital, l’idée de vivre là est de celles qui vous font reculer d’épouvante comme l’éclat du soleil vous force à cligner les yeux. C’est l’enfer que de devoir passer son existence en ce lieu.

Je ne suis pas moins brave qu’un autre, mais je ne puis me reporter au temps que j’y ai vécu – huit jours et sept nuits ! – sans ressentir la joie de n’y être plus. Sur le bateau qui me ramenait, malgré moi, ce refrain me poursuivait : De toutes les contrées connues, c’est la plus désolée.

Cependant, ce que j’ai vu – des hôpitaux bien installés, des maisons proprettes formant un nouveau village, une colonie bien tenue – ne ressemblait plus à ce que Damien découvrit, quand il s’éveilla sous l’arbre où il avait passé sa première nuit. Il était seul avec la peste comme compagne ! Seul, il allait vivre le reste de ses jours au milieu de cette pourriture humaine ! [...] Abandonnant tout espoir, de sa propre main, il refermait sur lui la porte de son tombeau.

 

Stevenson cite alors les extraits suivants du journal qu’il tint à Molokaï. Ils constituent, dit-il, « la liste des imperfections de Damien, tout ce qu’on peut vraiment lui reprocher, car ce sont uniquement des protestants, ses adversaires, qui m’ont renseigné. »

 

A. – Damien est mort. Là même où il a tant souffert et travaillé, on ne lui est cependant pas très reconnaissant. C’était un homme vertueux, me dit l’un, mais fort touche-à-tout. D’autres déclarent qu’il avait pris les façons de penser et d’agir des Canaques, ce dont il convenait et riait lui-même.

À ce que je vois, en dépit de sa sincérité, il n’était pas très populaire.

B. – Quand mourut le fameux sous-intendant Ragsdale, qui avait réussi à dompter la colonie rebelle, Damien lui succéda un moment. Cet intérimat révéla son côté faible. Sa manière était rude, le contrôle qu’il exerçait, insuffisant ; il y eut un relâchement de la discipline, sa vie même fut menacée. Aussi s’empressa-t-il de démissionner.

C. – Je commence à me former une idée de son caractère. C’était, me semble-t-il, un paysan intelligent, mais peu cultivé et sectaire ; d’esprit ouvert ; capable d’accepter une réprimande durement donnée et d’en profiter ; d’un cœur admirablement généreux dans les petites comme dans les grandes choses ; prêt, tout en grommelant, à donner sa chemise comme à donner sa vie. Il était indiscret, s’ingérant partout, ce qui ne le rendait pas de commerce facile ; autoritaire, et cependant dépourvu de véritable autorité, car ses enfants se moquaient de lui et c’était à force de gâteries qu’il s’en faisait obéir.

Il avait la manie de s’occuper de médecine et contribuait à ruiner, chez les malades, leur confiance dans les médecins officiels. Si cela peut avoir quelque importance dans le traitement d’une maladie pareille, ce fut là peut-être son plus grand crime. L’homme se révéla parfaitement dans l’affaire des livres sterling envoyées par M. Chapman. Il eut, un moment, l’intention de tout dépenser en faveur des catholiques. On essaya de lui remontrer son erreur. À son habitude il écouta d’abord avec une parfaite bonhomie et un entêtement absolu. Puis, quand il vit clair, il reconnut loyalement qu’il s’était trompé et dit à son interlocuteur : Je vous remercie. C’eût été du vol. Vous m’avez rendu un grand service, et il modifia sa liste.

 

Ce portrait est-il exact ? Il fut, en tout cas, tracé par un vrai psychologue qui était sans parti pris et avait tous les moyens de s’informer. Si on ne le trouve pas assez flatté, on se souviendra que les informateurs de Stevenson étaient protestants.

Pour en revenir à la lettre de Stevenson, elle réfute, point par point, dans sa dernière partie, les accusations du pasteur Hyde :

 

Damien était grossier.

C’est possible ! Vous êtes bien bon de vouloir nous apitoyer sur ces pauvres lépreux qui n’avaient pour ami et pour père qu’un paysan ignorant. Mais vous, qui êtes si distingué, que n’étiez-vous là pour les charmer par votre culture ? Puis-je cependant vous rappeler que saint Jean-Baptiste n’était pas très élégant, que saint Pierre, dont vous chantez les louanges en chaire, était un pêcheur plein de rudesse et d’entêtement ? La Bible protestante l’appelle pourtant saint. Le docteur Hyde, lui, n’a rien de grossier ; seulement, le malheur a voulu qu’à cette époque il restât dans sa belle maison de la rue Beretania au lieu de venir à Molokaï.

Damien était entêté.

Cette fois encore, je crois que vous avez raison. Et je bénis Dieu de lui avoir donné sa forte tête et sa volonté ferme.

Damien était sectaire.

J’ai peu de goût pour les bigots, parce qu’ils n’en ont pas pour moi. Aussi, si Damien n’avait été qu’un sectaire et un bigot, s’il ne s’était manifesté que par sa foi étroite et intransigeante, je l’aurais soigneusement évité pendant sa vie et nous n’en parlerions pas. Ce qui est admirable, c’est précisément que cette foi ait été chez lui un pareil instrument du bien, et ait fait de lui le héros de l’humanité qu’admire le monde entier.

Damien ne fut pas envoyé à Molokaï, il y alla de son plein gré.

Est-ce que je lis bien, ou y a-t-il une faute d’impression ? Est-ce là un reproche de votre part ? J’ai souvent entendu nos ministres nous pousser à imiter le Christ, dont le sacrifice fut si méritoire parce que volontaire. Le docteur Hyde serait-il d’un autre avis ?

Damien s’absentait souvent de Molokaï.

C’est sans doute qu’on lui en laissait la liberté. Le blâmez-vous d’en avoir usé ?... C’est un programme bien spartiate qu’on lui eût tracé rue Beretania ! Vous trouverez peu de gens pour être aussi exigeants que vous !

Damien n’a été pour rien dans les réformes établies au lazaret.

[...] Ceux que le préjugé n’aveugle pas, reconnaissent, au contraire, que toutes les réformes doivent être mises à son compte. Ses réussites et son héroïque acharnement eurent raison de la négligence et du mauvais vouloir des officiels. Ceux-ci furent contraints de le suivre et même de le dépasser. Avant lui, peu de chose avait été fait. Il vint, et son sacrifice éclatant émut le monde entier. Les regards de l’univers se tournèrent vers Molokaï. Il y attira l’argent, et surtout la sympathie des cœurs. L’opinion publique exerça son contrôle sur le soin qu’on prenait des lépreux. C’était tout ce qu’il fallait ; c’était le germe de toutes les améliorations futures. S’il y eut jamais un homme qui créa des réformes et mourut pour en assurer le triomphe, ce fut bien lui. Il n’y a pas une tasse lavée, il n’y a pas une serviette blanchie dans le Bishop’s home, actuellement si bien tenu, qui ne doive leur propreté à Damien.

Damien n’était pas pur dans ses rapports avec les femmes, etc.

Où avez-vous pris cela ? C’est là le genre de propos qu’on tient, rue Beretania ? Dans cette belle demeure, qu’enviait mon cocher, c’est avec ces histoires croustilleuses qu’on s’égayait aux dépens du pauvre paysan qui peinait sur le rocher de Molokaï ?

Bien des gens ont visité la léproserie ; aucun n’a, semble-t-il, recueilli cette rumeur. Moi, quand j’y suis allé, on m’a conté pas mal de choses scandaleuses, car mes informateurs, des laïcs, ne se gênaient pas pour parler. Pourquoi ne m’a-t-on rien dit de cela ? Et comment cette histoire qu’on m’a cachée a-t-elle franchi votre seuil ecclésiastique ?

Je vous avouerai pourtant qu’avant de l’avoir trouvée sous votre plume, je l’avais apprise, et je vous dira où.

Un jour, dans une guinguette du port d’Honolulu, parmi des buveurs attablés, j’entendis un Polynésien raconter que Damien avait contracté la lèpre par la débauche. Ah ! j’ai vraiment plaisir à vous dire comment il fut reçu. Un de ces buveurs grossiers se leva : Misérable petit s... ! s’écria-t-il, ne sens-tu pas que, même si c’était vrai, toi, qui es un million de fois au-dessous de cet homme, tu n’aurais pas le droit de le répéter ?

D’après ce que j’appris, celui qui s’était dressé d’indignation devant le Polynésien et lui avait fait rentrer sa grossièreté dans la gorge, ne valait pas cher, vous ne l’eussiez pas invité à dîner. L’injure qu’il lui lança est de celles qui choquerait vos oreilles. Pourquoi faut-il que ces oreilles délicates se soient complaisamment ouvertes à la diffamation qu’il refusait d’entendre ?

Ah ! si du moins vous aviez réagi quand on vous vous apporta cette immonde calomnie ! Comme on vous pardonnerait d’avoir lâché un gros mot ! Que dis-je ! ce gros mot serait aujourd’hui votre plus beau titre de gloire. Mais non ! le presbytère de la rue Beretania est au-dessous de la guinguette du port ! Le docteur Hyde est moins dégoûté que le grossier buveur qui se leva en protestant ! Le pieux pasteur a choisi d’entrer dans le rôle de l’ivrogne polynésien. Celui-ci était saoul, sans doute, quand il calomniait et c’est son excuse. Vous, vous ne l’étiez pas, quand vous avez écrit votre lettre ignoble au docteur Gage, car le ruban bleu qui décore votre poitrine annonce que vous êtes un abstinent, et c’est pourquoi vous êtes impardonnable.

Manifestement, vous ne savez pas ce qu’on pense de vous dans le public. Je vais vous le faire comprendre, en admettant, pour un instant, que votre histoire soit vraie.

Dieu me pardonne de supposer que Damien ait chancelé ; que, dans son isolement, en proie à la fièvre de sa lèpre naissante, cet homme, mille fois plus vertueux que vous et moi, ait succombé à la faiblesse humaine. [...] En apprenant cela, les cœurs les plus durs fondraient en larmes, les plus incrédules chercheraient un refuge dans la prière. Quant à vous, tout ce que vous avez trouvé à faire, ç’a été de vous précipiter sur votre plume pour écrire au docteur Gage.

Commencez-vous à voir qui vous êtes et ce que vous valez ? Je veux vous le montrer plus clairement encore.

Vous aviez un père. Je suppose que ce soit de lui qu’on vous eût raconté cette histoire, en l’appuyant d’une véritable preuve. Est-ce trop attendre de votre pudeur que de croire que la chose vous eût ennuyé, et que l’idée ne vous fût point venue de la publier dans la presse ?

Eh bien ! moi je vous dis que celui qui aurait seulement tenté de réaliser ce que Damien a si magnifiquement accompli, que celui-là est mon père, le père du bon ivrogne de la plage, et de tous ceux ici-bas qui révèrent la beauté morale et la vertu. Il aurait été aussi votre père à vous, si Dieu vous eût fait la grâce de le reconnaître.

 

Après cette lettre, on n’entendit plus parler du pasteur Hyde ni de ses amis. Quatre ans après, cependant, Stevenson étant mort, ils crurent bon de se rappeler à l’attention publique en annonçant que l’auteur, sur la fin de sa vie, se repentait de ce qu’il avait écrit. Ils comptaient sans la veuve de l’écrivain, qui déjoua la manœuvre. Elle publia dans la presse que, loin d’avoir changé d’avis, son mari était mort en regrettant de n’avoir pas été plus dur pour les diffamateurs de Damien. Cette mise au point les fit rentrer dans le silence.

 

 

Omer ENGLEBERT, Le père Damien,

apôtre des lépreux, Plon, 1940.

 

 

 

(1) Dans son livre sur le Père Damien, Omer Englebert rend compte de la lettre ouverte que Robert Louis Stevenson a publiée en réponse à la lettre calomnieuse par laquelle le pasteur Hyde salissait la mémoire de l'apôtre des lépreux de Molokaï. (Note du webmestre.)

(2) L’Institut de Picpus, dont Damien était membre, était appelé en religion « Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et Marie », mais dans la pratique courante on trouvait plus commode de l’appeler du nom de la rue parisienne où il était situé. (Note d'Omer Englebert.)

 

 

 

 

 

 

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