Réflexions sur la décadence

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André SUARÈS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

CHIMÈRE DE L’IMPARTIALITÉ

 

Je ne me flatte point de tenir la balance égale entre ceux qui bénissent leur siècle et ceux qui le condamnent ; mais selon un beau mot d’homme, faute de pouvoir être impartial, c’est assez que je sois sincère.

L’impartialité est la fausse vertu de ceux qui n’en ont aucune, ni pour l’action ni même pour la pensée. Parce qu’ils ne sont pas capables de sentir, ils s’imaginent comprendre. C’est comme ces hommes sans chair, au sérail, qui se croient passionnés.

L’homme qui se vante d’être impartial n’a pas de quoi être sincère. Il n’en sent pas l’orgueilleux besoin. Sans quoi se vanterait-il d’une prétention qui trahit l’impuissance ? On est partial, parce qu’on est de chair, par nécessité.

L’âne de Buridan ne meurt même pas de faim entre les deux picotins d’avoine : cet animal d’école n’a jamais mangé. Il est peint sur un mur ; sa peau est une outre à vents, pour disputer. Il n’a ni dents, ni estomac, ni panse. Il vit à la Sorbonne, mais il est seul à s’en persuader.

Le berger troyen, lui, a choisi entre trois déesses ; et même s’il a vu la mort dans son choix, il n’a point balancé. Il savait pourquoi : sa chair a parlé, et son cœur ensuite. On n’est pas impartial même entre deux raisons ; car la vie a ses raisons propres d’osciller, de pencher sur un bord et non sur l’autre. Les trois déesses sont également belles ; mais il y en a une qui donne et qui reçoit le premier baiser. La véritable impartialité sera, plus tard, de baiser aussi les autres.

On observe et on pèse. La pensée pense : c’est agir et non conclure. Toute conclusion doit être fausse, hors le cas de prophétie.

On verra ici les preuves de la croissance et les éléments de la chute. Mais au lieu d’y toucher des espèces contraires, je les parcours comme les horizons enchaînés de la même sphère, et je les trouve les uns dans les autres, comme les vagues dont on ne sait jamais laquelle engendre ni laquelle est engendrée.

 

Il

 

Pour être vrai, et révéler d’abord le fond du mystère, la décadence est sensible à ceux qui tombent ; et pour ceux qui se maintiennent ou qui s’élèvent, de décadence il n’y en a pas. Ils ne savent pas de quoi on leur parle.

 

III

 

Je ne me livrerai pas au vain scandale de la définition. On ne définit que pour conclure.

En toute définition, je lis la haine de la nature, et la pauvreté de l’esprit qui veut réduire le monde à l’angle où il le voit. C’est un infiniment petit dont l’intérêt fait la suprême intégrale.

Les objets qui vivent, à tout moment se définissent, pour renaître des cendres de la définition.

La vie échappe à toute définition, et c’est sa définition. Il n’est prison d’où elle ne s’évade.

Je ne vois et ne pense rien qu’en fonction de la vie. Omnia mutantur, nihil interit 1 : c’est le principe.

 

IV

 

MUTATIONS

 

Pour les fanatiques, tout changement est décadence.

 

V

 

Quand l’anarchie, dans les idées et les mœurs, coïncide avec une belle époque pour la science ou pour l’art, on admire la liberté et combien elle est féconde. Quand la tyrannie des lois et des principes coïncide à un grand siècle, on admire l’excellence de l’autorité. Mais rien ne sépare l’anarchie de la liberté, ni l’autorité de l’état despotique, si ce n’est le succès.

À la vérité, ce qu’il y a de pis, c’est la foi s’emparant de tous les esprits, tandis que l’anarchie règne dans l’État et que les volontés se séparent, ou bien la paresse de la pensée, quand l’autorité est despotique. Dans les deux cas, la chute de l’esprit.

Il faut que les esprits soient libres : j’entends par là qu’ils suivent chacun sa voie. La force et la vie s’accommodent de tous les états. La vie manque aussi bien sous un tyran que dans la plus folle des républiques. Croire à ce qu’on fait, croire à ce qu’on veut, croire enfin à ce qu’on est : la nature est ainsi et le peuple. La foi dans l’anarchie a fait des miracles ; et à la fin, le plus grand de tous : elle dévore l’anarchie.

 

VI

 

Mais, peut-être, un corps de nation n’est-il pas plus éternel que ce corps d’individus qu’on appelle une famille ? Après cinq, six ou dix générations, faut-il pas qu’une famille s’éteigne ? Et faut-il donc qu’une nation meure ? À quoi je dirai : S’il le faut, que sert d’aller là-contre ?

En tout cas, il est un magnifique devoir : qu’un homme ni une nation ne manque jamais à soi-même. J’imagine que le vieux président Pascal eût consenti la ruine de sa maison, pourvu qu’elle pérît dans son fils, d’une grandeur et d’une beauté éternelles. Il nous faut prétendre à la beauté, rien au-delà : nous ne tenons pas les fils. Or, ce n’est plus là périr, mais vivre.

 

VII

 

La force de ne jamais manquer à soi-même, ni dans l’ardeur à vivre de la foule, ni dans les princes, qui sont les grands hommes de la nation : tel est le mensonge vital, le sang des peuples. C’est en quoi il est bon que les princes ne reculent jamais dans la voie où leur génie les engage, fût-ce à détruire tout ce qui les entoure. Et de même, il ne faut jamais désespérer la foule, ni dans le peuple le principe qui vit.

Or, il peut se faire et il arrive que le peuple place sa vie dans une action qui dément toutes les autres. Il arrive que le même peuple, après avoir été à la Croisade, fasse 1a Révolution. Et comme il eût été absurde de lui prêcher l’Antéchrist sous saint Louis, il est absurde de lui prêcher saint Louis sous le canon de Valmy.

 

VIII

 

Selon le vieux mot, dont la beauté est si pleine : la force n’est pas dans la rage ; la force est dans l’amour.

Là où est l’amour de la foule et du peuple, là est le mensonge vital et le nerf de la vie. Que j’y consente ou que j’y répugne. Il faut toujours être complice de la vie. Tout est bon qui aide un peuple à vivre.

 

IX

 

ÉGLISE

 

L’Église est une société parfaite. C’est pourquoi elle a ses lois qui défient toute loi et qui, selon elle, ruinent toute loi qu’elle n’a pas faite.

 

X

 

L’Église, prétendue morte et à jamais vivante. Quelle preuve contre la décadence ! L’Église n’est pas seulement dans ceux qui la croient à la lettre, elle est aussi dans ceux qui la nient, et qu’elle a nourris pendant deux mille ans. Comme tout ce qui fut, elle est dans ce qui est. Il faut avoir été catholique, ou il le faut être. Quand la foi est passée dans le sang, elle meurt, et morte vit encore. Voilà la promesse éternelle. Retour qui enchante. Il paraîtra cruel aux fidèles.

 

XI

 

Il ne faut point raisonner des forces comme on voudrait qu’elles fussent, mais comme elles sont. C’est pourquoi faire des lois, ce n’est pas faire raison : c’est faire violence.

L’Église est vaine d’attendre justice de l’État : il légifère. Et si l’État prétend faire justice à l’Église, il ment. Il en fait justice ; c’est tout le contraire.

L’Église veut dominer sur l’État : c’est son institution qui l’y force. Elle ne le dit plus, parce qu’elle n’est pas la plus forte.

Si les autres Églises se soumettent, c’est la preuve qu’elles ne sont pas des Églises.

 

XII

 

Admirable discipline de l’Église : fondée sur le sentiment. Ici, la volonté met à servir la même joie qu’ailleurs elle a dans la révolte. L’âme même se plie, s’il faut, à la violence. Or, la plupart aujourd’hui se servent de l’Église et ne servent pas.

L’obéissance dans la joie, voilà la pierre dont il est dit : Tu es Petrus – Le ciment est parti, la pierre branle : quand le cœur n’y est plus, l’homme a horreur de l’Église ; il trouve ce joug insupportable ; et refusant d’obéir, il la hait d’avoir obéi.

 

XIII

 

L’Église est une souveraineté. Mais le nombre est la souveraineté. On n’arrête ni la mer ni le nombre. Nous sommes au large de l’Histoire. Tout le mouvement du genre humain s’est fait dans le sens du nombre.

 

XIV

 

NOEUD DU DRAME

 

Nous sommes au premier siècle de l’Empire. Les Barbares de l’Est se sont ébranlés vers l’Occident. Tout est remis en question ; les éléments se heurtent et se confondent. Mais les proportions ne sont plus les mêmes.

Comme il y a deux mille ans, sous le César romain, on assiste à l’essai d’une loi universelle. L’Europe se cohère, au noyau de la planète, comme l’anneau romain s’était condensé au centre du vieux monde. Le globe est découvert, et la race des maîtres, venus d’Occident, ouvre la voie aux barbares et aux jeunes. Ce qu’on n’avait encore jamais vu, la matière a un dieu : la science.

Époque capitale que celle-ci, en mal ou en bien, selon le sentiment de chacun ; mais ni le mal ni le bien n’ont de relation aux métamorphoses de l’énergie. Un cas de conscience a eu tous les effets de la Réforme, moins la guerre civile, que les combats de la parole, de la haine et de la calomnie ont rendue inutile. En vingt ans, le monde a plus changé qu’il n’avait fait en vingt siècles.

 

XV

 

Ici, où est la cellule mère, il semble que la France tente le destin, qu’elle se prenne elle-même en oubli et qu’elle crée enfin l’Europe.

Il n’y aura d’Europe que si le génie de la France l’emporte. Elle a d’abord créé l’Église pour le monde chrétien. Puis elle a créé la monarchie pour que les États prissent forme. Il s’agit à présent de révéler le peuple entier, en sauvant l’esprit, et de donner l’ordre humain à l’homme.

Bien loin qu’il y ait chute de la vie, voici peut-être l’aurore d’un grand siècle. Mais il est vrai qu’on touche peut-être aussi au noir matin de la matière, au triomphe de l’automate, à la barbarie savante.

 

XVI

 

CLASSES

 

Société, transposition de la nature.

Ce qui est écrit au ton de l’instinct, se chante sur la clé de l’esprit.

 

XVII

 

Les classes sont des espèces, qui tendent à la variété.

Ils se feraient tous damner pour être riches. Mais les plus riches et qui tiennent le plus âprement à l’or, ne sont pas sûrs de leur droit à posséder. Les riches sont condamnés, puisqu’ils se condamnent. Il n’y a presque plus de beaux riches : ceux qui ont droit à la possession, parce qu’ils ont le génie du bel usage. L’Amérique fait des riches plus automates que des mendiants, et leur bienfaisance sans choix est d’une laideur insigne.

La plupart des riches sont possédés et ne possèdent pas.

 

XVIII

 

Femelles, esclaves. Elles sont esclaves, parce qu’il leur faut céder au désir de l’homme. Mais quand il cède à leur désir, quand il le sert, quel homme n’est pas esclave ? Il faudra qu’il se révolte aussi. Tout cela finit par la nausée : dès le second mois.

 

XIX

 

Voici les mains des vieux pauvres : pluie et soleil, elles se sont fermées sur vingt mille jours, et elles sont vides.

Beaucoup traitent de la décadence, et il faudrait parler de conscience.

 

XX

 

Les plus épris de l’ordre sont vains de leur ordre. Mais l’anarchie est dans tous : elle est même dans l’Église. Critique des livres saints, doute sur tous les dogmes. Il semble bien que le sort de la propriété soit lié au destin de l’Église. L’ordre catholique se tient mieux qu’un autre : mais combien y a-t-il de catholiques ?

Bientôt pourtant, ceux qui possèdent feront un seul parti ; et un autre, ceux qui n’ont rien. Puis, la guerre.

 

XXI

 

La violence n’est pas un moyen de gouvernement, sauf au Dahomey ou en Russie. Mais la violence convient à ceux qui veulent prendre le pouvoir, la douceur inflexible à ceux qui le détiennent. S’il y avait eu un grand homme, sachant dire : oui ! et non ! toutes les fois qu’il le faut dire, il n’y aurait peut-être jamais eu de révolutions. En définitive, l’art est de céder.

 

XXII

 

Nous allons sans doute à une Convention de professeurs, de médecins et de syndics ouvriers. Elle sera très calme, si on la laisse faire. Ou d’une violence sans bornes, si on prétend la régler. L’armée sera pour elle et les orateurs ses apôtres. Le hideux pouvoir de l’éloquence se fera sentir ; et pour égayer les dieux, devant la tribune aux harangues, on enclouera quelques vieux sénateurs, sur leurs chaises curules.

 

XXIII

 

MOUVEMENTS CONTRAIRES

 

« Alors, l’autorité pouvait tout », disent-ils en pleurant devant le buste de Louis XIV : oui, tout ! même souffleter le pape.

Et l’opinion, aujourd’hui : c’est-à-dire aujourd’hui comme alors, la force.

 

XXIV

 

Les richesses sont le fumier de la puissance. Il est bien question de la sainte ampoule. Les puissants ont toujours été les riches. Le poing même, c’est la main fermée sur l’or.

 

XXV

 

La politesse est une sorte essentielle de la règle. En temps de révolution, on n’a pas le loisir d’être poli. Qu’on augure par là si l’on va à la révolution, ou si l’on s’en éloigne.

 

XXVI

 

La tyrannie, mot qui effraie. Mais enfin la tyrannie n’est pas si rare : tyrannie, tout ce qui commande à ceux qui ne veulent pas être commandés. Renan remarque qu’une dynastie n’est qu’un système de tyrannie réglée. Quand une révolution est achevée, les lois dans leur suite valent une tyrannie.

 

XXVII

 

Pourquoi l’obéissance ? Le devoir ne prétend plus écheler le ciel de la vertu.

 

XXVIII

 

Combien l’État se moque de la conscience ! mais combien plus encore la foule en appétit.

 

XXIX

 

Puis l’ironie suprême, qui n’est jamais dans le mépris : le rire du peuple qui espère. Prendre à merci ce pauvre monde convulsif sur la berge, et rire même de soi, avec lui. Car il est si faible ! Et il fait ce qu’il peut.

 

XXX

 

POLITIQUE

 

L’argent seul ne fait pas les révolutions. Car une bonne moitié des révolutions s’est faite contre l’argent. L’argent fait les pouvoirs et enchaîne la rébellion.

 

XXXI

 

La justice relève de la logique. Telle est la force de cette idée dans les peuples qui pensent : qui comptent sur leurs doigts. Les bons esprits croient à la justice parce qu’ils pensent selon l’ordre. Illusion nécessaire dans les peuples qui ont l’illusion d’être libres : la justice semble le propre espace de la morale et de l’action.

 

XXXII

 

Les socialistes vont en tout contre la nature : l’égalité, la liberté universelle, la paix, la justice et le reste. De là qu’ils plaisent. Car l’homme n’est pas capable de soutenir la vue et le droit de la nature : c’est en effet pour être sorti de la nature qu’il est homme. Et il rêve d’une nature à son image.

Ainsi la propriété : elle est le signe social de la suite humaine dans le temps, de la fatalité héréditaire, en un mot du sang ; et par là elle paraît ce qu’il y a de plus injuste à ces hommes affamés d’humanité. Certes, l’humanité est bien loin de la nature. Au moins aussi loin que le ciel de la Bible, fait pour éclairer la terre, du ciel des astronomes. Les socialistes ont la naïveté des chrétiens : ils parlent d’une nature faite pour l’homme. Peut-être finiront-ils par une religion. De là vient qu’en tous leurs discours ils plaident ; car c’est plaider que de requérir.

 

XXXIII

 

Le rôle des femmes est immense dans une société vouée au plaisir. Là, elles sont bien les plus fortes. Le désir des femmes est le ferment des mœurs nouvelles. En ces temps-là, elles parlent de leur âme : le concile leur en reconnaît une, et l’homme leur livre la sienne. Tous y gagnent, et de la place publique l’anarchie entre dans les ménages.

Toute société qui se perd et toute société qui se forme donne beaucoup d’importance aux femmes. Puissante est la matrice, et dans ses misères ou ses fureurs même, hautement vénérable : quoi qu’on fasse, en dépit de tous les fards, la nature est ici. Toutefois, les femmes ne sont dignes de la nature que si elles ne s’en doutent pas.

 

XXXIV

 

Le faible n’a pas de droits ; mais les faibles en ont, puisqu’ils les revendiquent. Ceux qu’on appelle avec mépris, en les caressant, les faibles et les humbles, sont insolents et forts. Parce que le nombre a appris sa force, la force est dans le nombre.

La violence du nombre ne saurait être maudite : elle est la vie. Il est bon que la foule soit brute : elle est corps. Il est bon que l’élite soit patiente et habile : elle défend sa vie : elle est esprit. Il sera temps pour elle de disparaître, quand sa pensée aura pénétré le corps du nombre.

 

XXXV

 

ANARCHIE

 

En temps de décadence, tout le monde est anarchiste, et ceux qui le sont et ceux qui se vantent de ne pas l’être. Car chacun prend sa règle en soi.

Les esprits les plus religieux, qui se croient les plus soumis, acceptent une règle pour contester toutes les autres. Leur église et leur dieu les arment pour un éternel combat contre tout le reste. Et, par ce que je sais de la force qui n’est pas différente en eux et en moi, je les soupçonne, s’ils avaient vécu en un temps unanime sur Dieu et sur l’Église, qu’ils eussent tendu à l’hérésie : ils auraient eu leur idée de Dieu, et non pas celle de l’Église.

En beaucoup d’hommes, s’il en est beaucoup de forts, il y a un ordre intérieur qui justifie tous les autres désordres. On veut obéir, et on n’obéit pas. La force est rebelle : c’est elle, l’orgueil. Je crois à l’orgueil infini des plus humbles. J’ai vue sur cette humilité-là. On aime l’ordre avec passion : mais c’est l’ordre qu’on veut faire, non pas l’ordre qu’on reçoit.

 

XXXVI

 

Il faut enfin comprendre qu’une vue juste du monde fait un idéaliste de chaque homme qui pense. Et l’anarchiste s’en suit.

Il n’y a rien de réel que ce que je vois. Je suis la mesure de toute chose ! À qui donc obéir qu’à moi ? Comme ce que je sens est le monde, ce que je veux est ma loi. Chaque homme, fonction de sa pensée et de sa force, est un souverain absolu : à ses risques et périls, chaque homme ne vit que pour le pouvoir absolu.

Je ris de ces tyrans en tous sens, qui se croisent comme les atomes dans le tourbillon des corps. Mais c’est un beau rire et enfin voilà notre ordre.

 

XXXVII

 

Le petit nombre connaît la possession ; le grand nombre, l’appétit. Le petit nombre craint ; le grand nombre espère. De la sorte, le grand nombre qui n’a point de Dieu, a la religion ; et le petit nombre, qui fait métier d’en avoir une, ravale son dieu aux fonctions de maître de police.

 

XXXVIII

 

Dans l’anarchie, il faut convenir d’une beauté : c’est que la force jette bas les masques. Tous les appétits se révèlent ; et combien aussi, ceux qui se cachent.

Le luxe est la soif du genre humain. Il me semble que le monde entier est républicain ; car ceux qui croient l’être le moins, ne désirent pas moins le luxe que les autres. Le luxe est la guerre des démocraties.

Le monde n’a encore jamais vu un grand État démocratique. Quoi qu’on dise, une République où la religion règne dans les mœurs est une espèce de monarchie. Mais une République sans Église et sans morale est une telle nouveauté, qu’elle ne peut pas naître ni grandir sinon dans un bouleversement de fond en comble. Comme tous les pouvoirs souverains, elle se forme dans l’anarchie.

 

XXXIX

 

Le pouvoir se dissout, on dit que la nation se décompose. On ne peut plus gouverner que par la violence. On gouverne un jour par mois, et le reste du temps on s’en excuse. On implore l’oubli pour la grande audace de n’avoir contenté personne.

Quand on agit peu, tout acte fait scandale ; et il faut qu’on vous le pardonne.

 

XL

 

PHYSIQUE

 

Dans le corps vivant, tout est nécessaire ; et de même tous les éléments d’une société sont légitimes, il faut en tirer parti.

Le corps vivant est un monde où tous les éléments sont en travail les uns pour les autres. Et les parasites même.

 

XLI

 

L’être qui vit s’accroît et se développe. Se nourrir, c’est le trait commun et capital.

La graine, ou l’œuf, ou l’adulte, tout vivant se renouvelle par la nourriture et grandit. La croissance tend à un état d’équilibre, qui n’est jamais atteint : il serait le repos. Dans la décroissance même, je vois une lutte pour maintenir l’équilibre. L’équilibre est idéal. La tumeur elle-même est de la nutrition.

 

XLII

 

Selon Claude Bernard, la destruction organique et La synthèse se balancent dans l’être vivant : elles forment un couple qu’on ne peut rompre. La vie est le courant.

La destruction et le renouvellement sont donc inséparables. En tout cas, la destruction est la condition nécessaire du renouvellement. Que cette idée est grande et profonde dans l’homme qui pense : elle vient de la plus lointaine Asie et je l’ai prise dans Héraclite.

La fonction use et détruit, en même temps qu’elle provoque la cause qui rénove l’action, dans l’intimité des tissus. Les pertes se réparent à mesure qu’elles se produisent, dit le savant ; et tel est l’équilibre.

 

XLIII

 

L’être vivant assimile ce qu’il dévore : de sa nourriture, il fait de la matière semblable à lui. Il recouvre ainsi ce qu’il dépense. Rien ne manque à la chaîne : les anneaux se renouvellent, mais tous les anneaux y sont.

 

XLIV

 

Entre ce qui est et ce qui va être, entre ce qui cesse et ce qui commence, il y a des degrés infinis, comme de ce qu’on appelle la matière à ce qu’on appelle la vie. Mais en fait, rien n’est matière et tout est vie.

 

XLV

 

Tout est continu pour nous : la pensée l’exige.

Nous ne touchons que des limites et des sommes. Or il est clair qu’il n’y a ni limite, ni somme.

 

XLVI

 

Éternel est le changement. On croit saisir la vie à l’origine, la suivre dans son progrès et la voir qui décline. Mais c’est pure apparence : rien n’est certain que le changement. Si fatal qu’il paraisse, le déclin n’a toute fatalité que dans le sentiment de l’homme.

Seul, le moi est sujet à la mort.

Le moi est la somme des sommes.

 

XLVII

 

On dit que les astres mourront, et qu’il y a des globes éteints. C’est une idée d’homme.

Il n’y a point de mort que dans la forme. Ce n’est pas la mort que la fin, sinon pour l’homme. Ce qui a été une fois, est et doit être toujours. À plus forte raison, s’il n’y a rien que dans la pensée de l’homme.

 

XLVIII

 

L’histoire des corps et celle des sociétés est une recherche de l’équilibre. Ce qu’on nomme l’État, en est le signe. On tend toujours à l’État : on y est plus ou moins, sans jamais y être. Il n’y a rien, dans le monde de la vie ni même dans celui des corps, qui ne soit une somme du temps. Mais qu’est-ce que la somme d’une variable éternelle ?

L’État n’est pas ce qui est, mais la limite de tout ce qui cesse, à l’infini.

 

XLIX

 

Il n’est point de repos, pas même dans la mort. Et sans doute la mort n’est que l’apparence d’un repos changeant.

On ne voit que les masses. Toute foule est un masque d’éléments. Ainsi, l’océan, qui n’est rien, sans les gouttes. On n’aperçoit que l’ensemble.

L’atome seul est immuable, s’il existe ; mais c’est un être de raison. L’atome social, dans le temps, c’est l’homme. Qui peut nier la profonde nécessité des changements, quand tous les évènements qui les produisent, par l’effet de causes en nombre presque infini, coïncident pour une heure en un même point de l’espace et du temps ?

 

L

 

En tout ce que nous connaissons, la route commune mène à la mort par la vie et à la vie par la mort. Les éléments demeurent, la somme reste la même ; mais les formes varient et elles périssent.

La mort, dit-on, est la rançon de la vie la plus riche. La mort est la rupture du lien social. Mais qui ne voit, ici, la condition de l’individu, et précisément sa limite, le terme enfin ?

 

LI

 

Une nation n’est pas un individu comme un autre. Pour l’individu, il est ce qu’il pense : et la mort sonne la fin de cela qui est moi, l’évanouissement de la conscience, la syncope du fil qui fait un faisceau de toutes les parties. Mais la conscience d’une nation est d’un autre ordre.

 

LII

 

Là où est la vie, là est la force qui veille sur la vie.

La vie ne se laisse pas si aisément détruire. Il faut une force colossale pour broyer totalement une cellule : parce que la conscience n’y est pas.

Ni les plaies ni les maladies du corps social ne sont incurables. La vie répare les tissus et les blessures se cicatrisent. À une profonde atteinte répond un effort de réparation profonde. Et toujours la forme de ce qui vit s’impose à la partie qui veut guérir et revivre.

 

LIII

 

Et il y a des esprits pour rêver qu’un peuple, qu’une société soient immuables ? Bien mieux, pour vouloir en ramener les États qui ne sont plus ! qui se sont eux-mêmes anéantis !

 

LIV

 

ILOTES

 

Qu’on le veuille ou non, tout repose d’abord sur la masse des ilotes, en tout genre. Ils cultivent la terre ; ils tiennent les métiers et même ils enseignent la morale. L’esclave finit par être l’homme libre. Le vil Syrien des catacombes a peuplé la seconde Rome : combien de papes sont sortis de ces terriers ?

Le curé des ilotes se démène sous nos yeux : le maître d’école. Quel oracle, un maître à penser ! Quel apôtre ! Quelles langues de feu il porte sur la tête ! c’est la science qui l’a orné de cornes. Le maître d’école fait et défait les États.

 

LV

 

Les Parlements sont le paradis des ilotes. Là, ils siègent dans toute leur gloire. Ils sont bien vengés. Ils vivent dans la béatitude, qui est l’éternelle présence de la loi : même ils la font, pour être plus sûrs qu’ils la contemplent.

Dans une assemblée, il n’y a presque que des écoliers et des maîtres d’école ; les uns qu’on fouette, les autres bien dignes d’être fouettés.

 

LVI

 

Il faudrait des provinces, et il n’y a que des quartiers.

Chacun tire à soi tout l’effort de la politique et toutes les ressources de l’État. Il ne s’agit plus de la France ni même de la République : il n’est question que du village ; et dans le village, du cabaretier ; et au cabaret, du client.

C’en est fait de l’autorité, quand une assemblée gouverne. Elle n’est rien, si elle veut tout être.

 

LVII

 

Au Parlement, les maîtres d’école se font les commis des écoliers. L’orthographe a toujours tort. Quand chacun d’eux aurait sa valeur, à tous ensemble, ils n’en ont aucune.

Là, un homme qui sait refuser est rare. Et il cède même quand il refuse.

 

LVIII

 

Chacun se rend juge de ce qui convient « au pays », comme ils disent, et c’est ce qui lui convient, à lui. Il est odieux d’être mené par des sots et des fourbes.

Quand chaque denrée se prend pour l’État, tout semble à vendre.

Alors, on voit une ressource dans la violence de l’or. Les maîtres de l’or font ce qu’ils veulent. L’or ne se laisse pas faire. L’or domine tout, hormis l’esprit. Sous le règne du fer, aussi, l’esprit sait être libre. C’est pourquoi l’esprit dédaigne tous les régimes. Mais il préfère une demi-anarchie. Nulle époque, pour penser, ne valut celle où nous sommes. L’or fait tout de même avec la pensée meilleur ménage que le fer.

Si on a la paix, c’est que l’or ne veut pas la guerre. Les paysans en sont touchés. Il en est de même partout ; mais dans un empire militaire, où le fer a beaucoup de force, on fait chèrement payer à l’or ces droits régaliens.

 

LIX

 

Les ilotes savent que l’or mène à tout.

La bêtise et l’envie sont elles-mêmes très salutaires. Autant elles sont funestes dans l’homme qui se mêle d’être le maître, autant elles sont bonnes dans la foule. Les crises de bêtise et d’envie, à plein soc, font les labours de la masse. Elle en est remuée pour l’action et en quelque sorte pour la foi. Car, au total, le peuple finit toujours par la foi : il se fait une idolâtrie de ce qu’il désire et une religion de ce qu’il n’a pas.

 

LX

 

Si l’anarchie était générale et dans toute sa violence, ce serait le plus beau temps pour l’action.

Quand tous les liens sont rompus, chaque homme vaut ce qu’il vaut. Il n’emprunte plus rien de l’habit ni de la fonction : c’est comme en amour, quand une catastrophe dépouille tout le monde : là où il n’y a plus que des pauvres et des hommes nus, rien ne compte que la beauté, le muscle, le don d’aimer et la jeunesse.

Comme les natures fortes tendent à l’unité, l’anarchie les dérange. Il n’est plus si facile de croire en soi. Mais quelle anarchie ne vaut pas mieux qu’un ordre muet ? L’anarchie est un temps admirable pour penser sans conclure et pour agir sans récolter.

Pour les âmes fortes, il n’y a point de décadence : pour elles, la décadence, c’est l’anarchie.

 

LXI

 

RÉFLEXION EN MARGE

 

Je suis spectateur au théâtre du monde ; mais passionné quoi que je veuille, et la justice n’est pas mon fait. J’en ai une ; mais pour autrui, ce n’est pas moi qui en décide.

Spectateur, je le suis de moi-même, dans ce qui me touche de plus près, dans la pièce où j’agis. Et si je l’avoue, c’est sans doute pour qu’on dise : Voilà bien l’homme de la décadence. – Qui sait pourtant ? Quand je dis : moi, je dis : vous.

Un insatiable désir de ne point laisser perdre une miette de l’action, d’être en tout ce qui se fait et tout ce qui se voit : c’est l’instinct du spectateur et de l’intelligence. Que l’acteur se farde, lui, qu’il s’écoute parler, et pour avoir raison qu’il se donne la réplique.

 

LXII

 

CEUX QUI TOUJOURS NIENT

 

De la peur, qui se soumet en frémissant, à l’orgueil qui se venge, et de l’orgueil vengé au mol apaisement : c’est l’histoire des races, des peuples, des maisons et des États. L’honneur couvre les intérêts. Il s’agit de pain et de gloire. Il n’est vainqueur qui n’ait commencé par être esclave. Il n’est vaincu qui n’ait été un jour vainqueur : il a vécu. La roue tourne et les climats de l’âme sont changés.

L’état de possession détend la fibre ; le muscle s’effémine.

La sûreté de la vie énerve toutes les fortes passions. Moins l’envie.

 

LXIII

 

L’homme qui hait, voilà tout un parti !

Ils aboient, c’est leur musique ; ils mordent, et ils disent que c’est le génie de la France.

Ils virent dans le sépulcre. Ils sont catholiques sans croire, par symbole : car leur nature est proprement de n’être pas. Rien ne les définit que le contraire. Ils voudraient être seuls où ils sont : alors il n’y aurait rien. Il leur faut nier pour être. Ces grands amoureux de la France, ils ont besoin d’exécrer la patrie qu’ils ont, pour aimer celles qu’ils n’ont pas. Si on les retirait de ce siècle, que feraient-ils ? Que leur resterait-il, moins l’exécration ? Hôtes superbes d’un cercueil ! Que cette faune est immodeste !

Quelle vanité forcenée dans l’envie ! Ils vont répétant partout que la France est morte. Oui, elle l’est en eux, qui vivent dans les cimetières.

On ne peut méconnaître davantage la joie qui est au cœur d’une mère si douce et folle de vie. Jamais le pardon ne fut pratiqué par un peuple, comme il l’a été, ici. C’est que les forts pardonnent. L’homme qui hait, d’abord, est déchu. La fétide impuissance est toute envie.

 

LXIV

 

Être de son pays : si ce n’est un instinct, quel est donc ce métier ? On n’est pas fils ni frère de profession.

On est de son pays comme on est de son sang. On est donc nationaliste en naissant ; mais on ne passe pas sa vie uniquement à naître.

 

LXV

 

Ils sont, dans ce parti 2, un sourd et trois eunuques, enragés de donner des lois à la musique et à l’amour.

 

LXVI

 

Depuis cent vingt ans, ils vivent sur les biens nationaux. Et leurs saluts, leurs hommages, leurs génuflexions devant les émigrés sont tout ce qu’ils leur rendent.

 

LXVII

 

Il n’y a que les plus beaux morts qui vivent : et toujours dans l’amour. Mais ces vivants qui mangent les morts et qui en vivent, à quel nom lugubre riment-ils ? Les grands morts ont été pleins de jours ; les plus tristes ont vécu dans leur temps, parce qu’on ne peut pas autrement vivre. Le plus dur des  hommes sera généreux pourvu qu’il soit grand. Sans gloire et sans pardon, c’est tout comme.

 

LXVIII

 

C’est l’amour seul qui conquiert et qui maintient. Qui hait, fait haïr. Ceux qui ont le génie du passé l’incorporent à ce qu’ils aiment.

 

LXIX

 

Être généreux, être vaste.

Il y a plus d’espace dans le cœur d’une paysanne qui ne hait point, que dans la vaine étendue des rhéteurs et des savants.

 

LXX

 

La haine est toujours basse. Elle est sotte même. Elle n’accepte pas le monde. Elle en chicane les fatalités.

Les grands cœurs ne cèdent jamais au vil emploi de la haine.

Je ne voudrais pas haïr ce que je suis forcé de tuer. Je ne voudrais pas insulter à ce que je veux détruire. Il est trop bas de se pencher sur l’ennemi à terre, pour lui cracher à la face : c’est bon à l’académicien d’été, bourdonnant de pensées noires sur l’état des viandes et ronflant autour du gibet.

 

LXXI

 

Ces charognards élèvent leurs enfants à mépriser ceux qu’ils haïssent. Ils vont jusque-là. Cultiver le mépris dans un cœur d’enfant !

 

LXXII

 

La vertu du sol n’est pas négative. Si on y plante un cep étranger, ou il faut qu’il prenne le goût de la terre nourrice, ou il faut qu’il périsse sarment. Le sol nourrit ce qu’il accepte, et tue ce qu’il refuse. Ce n’est pas qu’il lui faille distiller des poisons, ou qu’il ait besoin d’armes vénéneuses ; mais le plant étranger, s’il ne se nourrit pas du terroir, il meurt et doit mourir. Et enfin le sol n’est-il plus capable de donner son goût à la graine étrangère, il ne l’est pas davantage de nourrir la plante natale. Il a perdu sa vertu. Il faut donc l’amender, au lieu de lui faire un ridicule sacrifice d’encens, de haine et de rhétorique bénite.

Comment ne le voient-ils pas, ceux qui nient ? Et qu’en niant, ils font plus de mal à leur peuple que tous ceux qu’ils prétendent lui en faire le plus.

 

LXXIII

 

Nationalistes : parti de nos fils de famille. Ils héritent, ils ne se lassent pas d’hériter ; ils comptent et recomptent le trésor des siècles : ils estiment imprudemment qu’il leur est dû. Ils n’y ajoutent pas une once, pas un liard. De quoi ils s’enorgueillissent. Ce trésor ne serait fait que de pièces fausses, si le passé n’avait été fait que d’hommes comme eux. Cette superbe de l’héritage est peut-être la plus vaine de toutes : bien plus d’amour-propre que d’amour.

 

LXXIV

 

MOYENS

 

Le règne est aux médiocres ; car on ne règne que sur les médiocres. Il en est toujours ainsi ; et comme il a été, il en sera.

Le nombre est la médiocrité même. L’homme est médiocre.

César est un grand poète qui réussit, parmi tant d’autres qui n’ont pas été compris. Et à la fin il tombe avec sa pièce. On le tue, dénouement nécessaire de la tragédie.

 

LXXV

 

DISSOLUTIONS

 

Chute de tout respect : la dispersion des forces s’en suit, comme d’une ville aux murailles étroites, et livrée au pillage, les meilleurs s’en vont.

Mais il est vrai que le respect porte l’autorité, comme un aveugle porte sur son dos la mort masquée, qui lui commande de la mener, de nuit, au milieu de la ville.

 

LXXVI

 

La marine est le thermomètre de l’ordre dans les États. Où il n’y a plus ni ordre ni respect, il n’est plus de marine.

On voit, depuis peu, une espèce de bouffons redoutables, qui n’eut jamais sa pareille : les ouvriers de marine. Ils ne se croient pas faits pour la marine, mais que la marine est faite pour eux. L’arsenal n’est pas le lieu où ils travaillent, mais l’antichambre où ils attendent des rentes. Ils s’élèvent ainsi à la dignité hargneuse de petits bourgeois. Nulle conscience, et l’arme de la paresse.

 

LXXVII

 

On laisse aller et on laisse faire : voilà la lâcheté sociale. Et parfois l’esprit manque encore plus que le caractère.

Le désordre est bien puissant quand il s’organise.

 

LXXVIII

 

La bassesse est le plus sûr moyen de parvenir. Sans doute, en tout temps ; mais il y a des temps où la bassesse porte le masque du talent.

 

LXXIX

 

Le mariage est si corrompu qu’il ne peut plus se défendre. Il y a eu de vrais mariages dans la société catholique ; mais je n’y étais pas.

Dès que la religion n’a plus eu son empire indiscret sur les mœurs, l’adultère a tempéré le règne absolu du mariage. C’est à présent le mariage qui tempère l’adultère pour un temps.

 

LXXX

 

LOI DU PLAISIR

 

Dans l’anarchie morale, quand plus rien n’a de certitude, le plaisir est la seule réalité. Le plaisir est le témoin de la vie, le seul recevable, le seul qu’on rappelle, et qu’on veuille croire. Si la sensualité peut détruire l’homme, j’y consens ; mais il est vrai aussi qu’elle le conserve. Et enfin elle est l’épreuve des caractères, l’étant de toutes les forces.

 

LXXXI

 

On discerne une ruse des sens dans toutes les religions basses qui suppléent à la grande religion.

Le luxe des sens tend toujours à quelque cruauté. Le sang répandu est aussi un luxe ; et sans doute le seul à la portée des mauvais pauvres. Rien ne se touche de si près que le raffinement et la grossièreté, dans la luxure. Le meurtre voisine avec le désir, dans le chenil secret. La brûlure de l’un mord l’autre en son sommeil, et réveillé, il a la rage.

 

LXXXII

 

L’atmosphère du plaisir est irritante ; les désirs violents y lèvent et cheminent comme les vifs serpents dans les terres grasses de Java, trempées par la mousson.

Les femmes travaillent les temps de décadence. La virilité y a besoin d’excuse ; et il est vrai qu’elle passe à l’état de souvenir. Alors, dans les faubourgs grouillent des hommes, qui ne sont que des mâles, mais du moins qui le sont. Et leur vertu est éclatante.

Les siècles féminins, qu’on dit les plus déchus, ont un étrange sourire entre souffrance et volupté. Tout est plein de germes : les sanglantes ténèbres couvent une masse d’infiniment petits, qui seront peut-être infiniment grands. Féconde pourriture. Suburre et les catacombes, les pourrissoirs d’Alexandrie, d’Antioche et de l’Orient engraissaient le dieu et l’ordre de vingt siècles, tandis que le noble Romain, détournant le regard avec mépris, relevait le bord de sa toge et passait en crachant.

 

LXXXIII

 

SOUVERAINS

 

Rien dans les jeux de l’esprit ne s’oppose à l’anarchie, et tout y aide. Le recours contre l’anarchie est dans les caractères. La pauvreté des caractères est la rançon du plaisir et des mœurs libres : la valeur est dispersée partout ; mais tant de fractions n’ont pas l’effet d’une somme.

Qu’il y a peu de grandes forces vivantes ! Au temps de la décadence, on les trouve partout plutôt que dans les princes de l’État.

 

LXXXIV

 

La misère de l’intelligence pure, c’est qu’elle tourne à vide : moudre du vent, moudre des formules, moudre des raisons. Sous la meule à vent, on ne sent pas la chair qui résiste, ni la teinture du sang, ni ce travail qui brûle comme le feu.

L’émotion est le signe de la valeur. Les artistes le savent. L’émotion seule est créatrice. L’émotion, comme d’un signal en mer, annonce la présence de la vie.

Je reconnais l’intelligence sans émotion à certain goût de la farce : il faut qu’elle parodie ou qu’elle siffle. Souvent, pour mieux faire, elle imite. L’anarchie ne va pas avec un grand caractère. S’il a de l’anarchie en soi, il en souffre, il s’en tourmente et n’en jouit pas.

Les plus intelligents entre ceux qui gouvernent, ont l’esprit d’ordre poussé jusqu’à la manie. Ils vivent pour classer les espèces : ils sont dangereux en ce que le classement leur dissimule les espèces qu’ils classent : grâce à ces hommes, on obtient des herbiers où il fallait des laboureurs et des moissons.

L’action rachète ces esprits : on manie les hommes, et soi-même on se fait homme : on cesse un peu d’être machine. Pourtant le grand ressort de l’humanité manque encore. Ces fortes intelligences sont des montres : il faudrait qu’on les consultât et ne jamais leur laisser la direction du conseil. Plus l’automate est intelligent, plus il est nécessaire de le mettre dans la main d’un homme.

 

LXXXV

 

Comme on meurt beaucoup moins, le nombre des maladies est bien plus grand. D’où la puissance des médecins. L’ignore-t-on ? La politique des États et toutes les grandes affaires dépendent d’hommes malades, ou qui vont l’être, ou que le souci de leur santé préoccupe. Il n’en est pas autrement dans les familles : l’estomac ou les reins, le cœur ou la vessie, que ce soit la femme qui souffre ou l’homme, ou tous les deux, les nombres que tourne le destin sont inscrits sur ces dés-là.

 

LXXXVI

 

Il faut toujours des prêtres pour conforter le mal et pour rassurer l’avenir.

Quand les prêtres du temple s’en vont, les prêtres de l’hôpital arrivent. Le clergé de la viande succède à l’autre. Leur rôle est immense, ils en sont embarrassés : toute chair les appelle.

Eux aussi, dès lors, pour soutenir leur autorité, l’enveloppent de sorcelleries. Des corps et des soins que la chair réclame, ils passent aux guérisons de l’âme, qu’on ne voit point et qui se laisse mieux faire. Curés de l’hygiène, ils se font évêques de la morale. Et les voilà qui dirigent les consciences avec les estomacs. Comme le plaisir finissait par mener les gens au cloître, il les ramène aux médecins.

 

LXXXVII

 

Je dis : princes, pour dire les premiers de l’État, fussent-ils les derniers des hommes ; mais il n’importe. On doit avoir égard aussi à la fonction. Le dernier des hommes au premier rang fait figure, pour le reste de l’échelle (en Russie, ordre de primogéniture). Tandis qu’ils ne voient seulement pas le premier des hommes, s’il est au dernier rang. Il faut donc avoir égard aux rangs, un reste de respect en quelque sorte.

 

LXXXVIII

 

À Rome et ailleurs, les vrais princes sont des affranchis. Combien un ministre a de ressources, s’il n’oublie pas les mœurs du Iéno qu’il fut d’abord à Port-Saïd, la marmite du genre humain. Là un homme se forme ; il cuisine ; il apprend la politique, qui récompense les premières vertus : la présence d’esprit et l’ardeur au travail.

 

LXXXIX

 

La haine de la supériorité, voilà le vice le plus noir que je trouve dans les hommes les plus intelligents. L’anarchiste s’y trahit : tout de même, il pense d’abord à soi.

 

XC

 

Quelque cynique qu’elle soit, la volupté a besoin du mensonge ; elle joue l’amour ; c’est sa parure. Les siècles du plaisir sont voués à tous les genres de comédie.

On se fait assez vite au délire, quand la sagesse elle-même a son grain. Les prêtres de la tradition, qui se croient si sages, ruinent le respect. Leur manie de porter les anciens costumes, cette façon grave de s’affubler en masques et de danser la pavane, tout en fait des revenants. Or il est inévitable, quand on ne croit pas aux revenants, qu’on s’en moque.

 

XCI

 

Néron est le vrai héros de la décadence.

Qu’il soit poète ou philosophe, peuple ou prince, il est par son excellence le bon souverain. Il se donne en spectacle ; il est une compagnie d’acteurs à lui seul ; il a toutes les défroques ; il amuse en amusant ; il est grand prêtre. Prodigue et bon à tous ; voluptueux comme un chien de lit ; indulgent aux fats, féroce par accès, chanteur infatigable. Il ne hait que le génie et le silence.

Néron, lui aussi, en parodiant la souveraineté, aide au grand œuvre de la destruction. Il abat les plus hautes têtes ou les rend inutiles. En tout sens, Néron travaille pour l’égalité.

 

XCII

 

On multiplie les lois, quand tout le monde a le mépris de la loi. Les magistrats font mépriser la loi plus que les prêtres ne font mépriser l’Église. Je ne vois point de bon magistrat sans une foi très rigide. S’il ricane, s’il joue avec la vie de l’accusé, pourquoi ne jouerait-on pas avec sa toque ? Gare à la tête là-dessous.

 

XCIII

 

MENSONGES

 

Il en est qui professent le mépris des riches, parce qu’ils sont riches, et pour rien autre. Or, ils vivent des riches. Quelle est cette insolente vertu d’être pauvre ? Moins de vertu que d’insolence ; et moins d’insolence que d’envie.

 

XCIV

 

C’est un métier pour beaucoup de mépriser les riches, et c’est aussi leur fortune : il y a des métiers qui enrichissent. Dans la haine des Juifs, pour une bonne part, il y a la haine du riche. Métier qui enrichit.

Quoi de mieux, s’enrichir en prenant la cause des pauvres contre les riches ? L’honneur et le profit. Belle navigation : le navire est de mensonges ; la cale est bondée de mensonges ; le capitaine et les compas se règlent sur le mensonge ; et un saint pavillon couvre toute la marchandise.

 

XCV

 

Moins les saints et les plus purs héros, ceux qui vantent la pauvreté, parlent de l’hiver les pieds au feu. Misérable ouï-dire, flagornerie au bois qu’on brûle, à la souche dont on se chauffe.

Il faut de vrais pauvres et de vrais riches pour parler des pauvres et des riches. L’orateur populaire ne se marie pas à Pauvreté : il la prostitue.

Point de gloire à être pauvre. Mais bien souvent, une certaine honte.

 

XCVI

 

OPPOSITIONS

 

Il n’y a de vrai parti d’opposition que le révolutionnaire. Le principe est d’entretenir le feu de toutes rébellions. C’est l’esprit qui rend la flamme aux cendres.

 

XCVII

 

L’énorme ennui du devoir, quand on n’y croit plus. Et la séduction du plaisir, qu’on est toujours forcé de croire, puisqu’on l’espère.

 

XCVIII

 

L’honneur des politiques est une forme de leur envie ; et leur vertu, c’est leur hypocrisie. À cet égard, ils ne font qu’un parti, sur toute la terre. Quand le politique est académicien, il ne sait même pas être hypocrite : cette espèce est si vaine, qu’elle lève le masque, pour faire admirer son nez.

 

XCIX

 

La nécessité manie la conscience comme un nouveau-né clandestin, qu’il faut étrangler avant qu’il crie, avant qu’il puisse pleurer.

Les innombrables lâchetés de l’intérêt font l’esprit de parti : elles unissent tout le monde. Au contraire, les faiblesses de la passion font de mortels ennemis. Mais, ayant l’âme aux passions, qui s’enclorait dans la basse-cour, qui serait d’un parti ?

 

C

 

Le plaisir qui dissout tous les liens, fait de tous ceux qui le cherchent des complices.

Quand le sens de la volupté est adulte, c’en est fait des vieilles lois : le plaisir ne traite plus avec le devoir, de puissance à puissance. La volupté exige.

 

CI

 

On n’a de droits que ceux qu’on prend, disent-ils, eux qui n’en ont aucun, s’en faisant un du plaisir qu’ils envient. Il n’est pas facile de répondre à une sagesse si nue.

Se faire justice sur le dos de l’État, c’est l’idée qu’on a, quand l’État n’est plus une bête féroce.

 

CII

 

Ceux qui se tuent : ils abdiquent ; mais ils font place. Ils ne se défendent plus : mais quelle menace ! Un monde où, au milieu de richesses incalculables, devant des Alpes de victuailles, un vieil homme, après soixante ans de travail, meurt de faim, à Noël, contre une porte, un tel monde est sans lois. Or, comme il faut toujours des lois, c’est qu’il s’en forme.

Dira-t-on qu’il en fut toujours ainsi ? Soit. Mais je n’y étais point, et on ne le savait pas.

 

CIII

 

La sensualité est meurtrière au respect. Elle est dans le génie des révolutions.

On va voir condamner un homme à mort, par avidité de son opprobre et de ses stupres. On préfère l’assassin au voleur, et celui qui viole à celui qui tue. Si on le montrait nu au tribunal, toute la ville voudrait y être. Les femmes se tueraient à la barre, s’il était permis de le toucher, car elles ne savent plus que faire de leur sang menstruel, et toutes pourtant ne peuvent pas en écrire des livres ou en barbouiller Pégase.

Le misérable, qui a toujours l’air d’un homme comme les autres, que rien ne distingue de tous sinon un degré dans la lâcheté, pleure ou fait semblant ; parfois il a envie de rire ; il cache sa tête, qui branle au manche, derrière ses mains. Il n’est donc pas nu. Et pourtant, ces femmes et ces hommes ne sont là que pour la nudité : la sienne et la leur.

 

CIV

 

Sortie des ouvriers.

Quand la chaude journée d’août, lourde de sueurs et de poussière, va sombrer, avec ses galions de misère, de saleté et de peines impures dans le marais sanglant du soleil couché par les rues, on voit de toutes parts les fourmilières de la ville dégorger à flots les hommes. Accablées de fatigue, usées par la chaleur et la monotonie de la servitude, toutes ces larves de la multitude se traînent, et leur puanteur s’ajoute à l’haleine de l’été putride. Sont-ce des hommes ou des esclaves, ces mornes témoins du luxe, dans une saison faite pour le plaisir, tandis que ni le luxe ni le plaisir n’est fait pour eux ? Sont-ce des hommes, ou les têtards géants et gris d’une espèce qui vit dans la pierre ?

Mais on ne doute plus ; on les reconnaît pour hommes à cet air de révolte et même de haine qui luit, malgré tout, comme une funèbre veilleuse, à travers la vitre empestée de la misère humaine.

 

CV

 

Jamais on ne fit un si pauvre emploi des plus belles forces. Cependant, la jeune vie offensée offre son énergie au monde, qui détourne les yeux et qui ronfle dans la plume.

 

CVI

 

C’est un grand point pour l’espèce que les individus vivent longtemps. L’intelligence est fonction de la longévité.

Il n’y a point d’expérience qui n’ait d’abord besoin du temps. Le grand âge seul a permis les comparaisons d’où le calcul est sorti. C’est parce que la vie de l’homme est longue que l’homme est homme.

Ce qu’on appelle un peuple vieilli, il n’est donc pas si certain que ce soit un peuple à bout et sur sa fin.

 

CVII

 

ÉGOÏSTE

 

L’anarchie n’est rien, tant que l’étranger ne s’en mêle pas, et que la nation reste sous les armes. On peut ne point croire à la mort, mais à une léthargie des États. L’Italie a dormi trois cents ans. La Grèce a disparu plus de mille. Au contraire, la magnifique anarchie des guerres civiles en France et en Angleterre, a exalté l’intelligence humaine. Sans les troubles, on n’aurait pas vu Rabelais, ni Montaigne, ni Pascal, sans la Fronde. La liberté souveraine de Shakespeare vient de là. Les grandes âmes sont créatrices ; pour elles, l’anarchie est sans danger : elles en profitent pour se délier. L’anarchie leur offre le spectacle le plus riche de la vie humaine. C’est un bon temps pour préparer la scène tragique.

 

CVIII

 

COLIQUES SOCIALES

 

Toute force sans emploi est un danger. Quand on ne sait plus où elle s’applique, elle n’est bonne qu’à miner l’ordre, quel qu’il soit. Ainsi la force qui a servi l’ordre en d’autres temps n’aide plus qu’au désordre. De là, que les partis du passé, si jaloux de l’ordre, ajoutent à l’anarchie. Si je croyais au diable, je verrais l’ergot du Malin dans la suprême malice des Juifs convertis. Je dis en politique.

 

CIX

 

L’instinct social est moins propre à maintenir une religion, désormais, qu’à en fonder une. La religion seule supporte les trônes : c’est qu’il y a des intérêts religieux, et là-dessous des hommes.

 

CX

 

Les hommes ne peuvent peut-être pas faire des souverains. Mais ils sont admirables pour les défaire ; ils ont tout ce qu’il faut : la raison et le nombre, l’or et les bras.

 

CXI

 

On méprise le pouvoir dès qu’on ne le sent plus, et on cesse de croire, pour la même raison. Toute autorité est fondée sur l’Église.

Il faut qu’il y ait du mystère dans l’autorité, alors on la respecte. L’égalité détruit le mystère dans le peuple, comme la critique le ruine dans les esprits. L’autorité n’est qu’une espèce de religion, quand on prétend la faire respecter : au lieu qu’elle est de fait, et une espèce de la force, quand on se borne à la faire subir. Voyez l’erreur des rois légitimes : ils ont toujours eu trop d’égards à l’âme de leurs sujets !

 

CXII

 

L’idée que le pouvoir, c’est le mal, pour destructrice qu’elle soit, est aussi féconde. Et d’abord elle est la source d’une nouvelle puissance.

La haine du pouvoir est l’âme seconde de la démocratie. Le pouvoir est trop contraire à l’égalité.

On peut mettre autant de volonté à ruiner le pouvoir qu’à maintenir la plus roide puissance. Les violents finissent par avoir raison. La violence masquée est l’arbitre des partis en présence.

 

CXIII

 

La division n’est pas toujours le signe de la chute. Un peuple divisé n’est pas si faible qu’on dit. À la condition que l’étranger n’ait pas voix au chapitre.

La discorde, à l’intérieur d’un État, est une forme du changement. Le changement est une condition de la vie. En peu de temps, toutes les cellules d’un corps se renouvellent.

 

CXIV

 

La liberté d’un peuple tient de près à la faculté du changement. Il est aisé de se croire libre, quand le changement des lois se fait sans un excès de violences.

Il faut prendre garde que les lois sont l’abus même. Toute loi a une face d’abus ; mais il faut pouvoir, après une face, montrer l’autre. Ce n’est pas assez qu’une loi soit un cube : après les faces, les facettes et les plans divers du rhombe.

Changer d’abus, changer de lois. La dernière venue n’a pas eu le temps de démanger au cou du grand nombre. Si le petit nombre se gratte, le grand nombre ne sent pas le collier.

On corrige tels abus par une loi qui en fait naître d’autres. Voilà la vertu du changement.

 

CXV

 

DILEMMES

 

En général, ceux qui ont vécu du désordre ne peuvent rien pour l’ordre.

Ceux qui ont beaucoup détruit l’autorité, n’ont pas d’autorité. S’ils arrivent au pouvoir, on attend d’eux qu’ils le ruinent. Et on ne les croit pas, s’ils prétendent l’exercer. Ils semblent nés sous un mauvais signe.

Il est vrai qu’un homme d’action est pour la moitié dans son caractère ; et l’idée qu’on en a, fait l’autre moitié. Mais tout dépend de l’âge, ici. Les jeunes gens font les révolutions et les hommes mûrs leur donnent la règle.

Les Jacobins sont hommes d’ordre, en ce qu’ils sont hommes d’action. Prince ou assemblée, le tyran sort de l’anarchie, comme la victoire des mille manœuvres des armes en bataille : la victoire est la formule des mouvements contraires et la figure juste.

C’est comme les vieux critiques, ils ne font pas de bons poètes. Mais il y a une critique créatrice, toute pleine de poésie.

Anarchie : époque des critiques dans l’action.

 

CXVI

 

L’amour de la paix travaille les temps de discordes. L’idée de la paix est la plus grande dans les petits esprits : elle les occupe totalement. Ils n’ont plus d’espace pour aucune autre. Mais ils n’en peuvent jamais tirer parti : car il leur faudrait faire la guerre.

 

CXVII

 

Un peuple, en tant qu’il est lui-même et se tient pour la tête du genre humain, est toujours religieux. Chaque grand peuple a sa mission où il croit comme à soi-même. Or, pour religieux que soit un peuple, il peut finir par se rire du dogme et dépouiller le culte.

La France donne au monde un spectacle inconnu jusque-là : la France est profondément athée et non moins religieuse. La raison en est sans doute que la France est un peuple de paysans qui calculent : ils pèsent les grains, ils pèsent le temps, ils pèsent les mots : en vérité, ils pensent. Ils croient à la terre ; ils en rêvent, et même alors ils sont réalistes.

 

CXVIII

 

Humanum paucis vivit genus 3, le genre humain est fait pour quelques hommes, et par eux. Cela est sûr, et doit s’entendre de la pensée comme de l’action. Quelques hommes mènent le monde, et le monde n’est monde que dans quelques larges têtes.

Si donc, le peuple veut entrer dans ce nombre fort, qu’il essaie ! qu’il le tente ! que rien ne l’arrête ! Il est beau qu’il revendique le droit auguste. Il faut l’y aider.

 

CXIX

 

Et, pour le reste, les maîtres sont des maîtres. La force n’a-t-elle pas le dernier mot ? L’idée de l’humanité est une force comme une autre. La guerre ! Que le plus fort, que le plus grand l’emporte. Voilà pour rire au nez de la monarchie légitime.

 

CXX

 

PROBABLES

 

Le contemplateur qui est pour tous, est aussi contre tous. On le croit ; mais ce n’est qu’une apparence.

Le poète tragique est pour l’action : où qu’elle aille. Respect à tout créateur de faits.

Le dénouement n’appartient pas aux dieux, mais au maître des dieux, le destin, qui lui-même l’ignore. Tout vrai politique est l’homme du destin. Il ne s’agit pas de lutter contre le destin, mais de le conduire : rendre la lutte inutile. Il n’y a point d’anarchie si dégoûtante qui ne soit grosse du fils qui la muselle. Il faut accoucher une société qui porte l’avenir. Ceux qui la font avorter, tuent la malade.

 

CXXI

 

Il n’est de peuple en décadence, que celui qui ne croit plus à la vie. Où est ce peuple ?

Il n’y a de peuple perdu que celui qui se condamne.

Une certaine idée de la mort est nécessaire pour mourir.

 

CXXII

 

Initium facientibus Gallis 4, c’est la gloire de la Gaule qu’en toute œuvre capitale pour le genre humain, elle commence. Et voilà sans doute pourquoi les seuls bons Français qu’il y ait en France, se préparent à ramener Louis XIV : quel voyage plus rapide ? – Il est à Saint-Denis.

 

CXXIII

 

Trêve aussi d’invectives au plaisir. Ce n’est pas le plaisir qui importe, mais le désir de vivre et la recherche du plaisir.

Le plaisir n’est pas dans la jouissance, mais dans l’action. On ne jouit pas tant, dans la volupté, de la tenir que de se la promettre.

 

CXXIV

 

Un peuple qui n’accepte plus les disciplines de la vie, est un peuple perdu. Entre toutes, la première discipline : l’action de chaque élément, par rapport à l’ensemble. Détruire l’autorité, mais pour la restaurer. L’individu supérieur, seul, a droit à la liberté ; car il sait, lui, ce que c’est.

 

CXXV

 

Immonde anarchie des éléments déchaînés : la marmite des sorcières bout : mais quelqu’un sera roi.

Le voleur se donne pour un percepteur d’impôts, l’assassin pour un maître, le lâche pour un pacifique. Mais l’anarchie ne peut durer : le roi, c’est celui qui vient : l’ordre.

 

CXXVI

 

Il faut que le droit soit dans les sujets et le pouvoir dans le prince, quel qu’il soit, force ou intelligence, volonté d’un seul, de plusieurs ou de tous. Il n’y a point de gouvernement qui n’en doive venir là. Et la force, à la fin, fera ce que la faiblesse a cru défaire. La force est le gouvernement, où qu’elle soit.

 

CXXVII

 

FATALITÉS

 

Un ordre tombe. Un autre ordre s’élève. Une forme après une forme. Invisible et tout-puissant, l’éternel sculpteur modèle. L’acte est garant de la vie. La promesse d’immortalité est formelle. L’action fait croire à la durée.

La forme achevée est toujours la plus belle. Une douleur sourde, comme d’un mal profond, travaille ceux qui ont l’amour de la forme belle : car la beauté est le privilège de l’ordre ancien, la parure des siècles. La beauté paraît toujours condamnée : qui la sent, la regrette. On ne la voit jamais dans le chaos où le nouvel ordre se condense, au milieu des météores, des transes et des tempêtes.

 

CXXVIII

 

La pensée ne s’arrête pas aux douleurs du sentiment. Son propre est d’étouffer les plaintes.

Dans une peine semblable à celle-ci, il y a un retour de chaque homme sur lui-même, un attachement de la chair. Nous nous regrettons dans ce qui va cesser d’être. Cette inquiétude du présent est la nôtre, et l’angoisse du temps où nous ne serons plus.

Ainsi, celui qui aime la France, dans le profond sentiment de ce qu’elle est, y va de sa chair. Quelque forte part de lui-même est à jamais liée, en ce qui ne peut plus être, à ce qu’elle fut. Le véritable amour, qui est toujours jeune, ne peut croire à la vieillesse de ce qu’il aime.

Mais l’intelligence ne se connaît que par la rupture de tous liens. Dans la forme morte, elle voit l’origine de la forme vivante. On doit porter plus d’amour et de piété à ce qui cesse, plus de pitié à ce qui vient. Une sorte de respect curieux est due au mystère de ce qui commence. Souvent j’ai trouvé dans la curiosité une compassion de l’esprit.

L’enfant aveugle, aux poings fermés sur les yeux, frappe du front aux portes du ventre maternel, et cherche à sortir dans les convulsions de la mère. Et il faut couper le cordon, même si elle y doit succomber. L’essai du temps futur est encore tout empêtré dans son délivre de sanglants efforts et de violence. Les humeurs de la naissance ne doivent pas nous dégoûter de la paternité.

 

CXXIX

 

Qu’il est beau de voir les choses fatales, et de se faire un œil à la fatalité. C’est là penser, c’est là comprendre : c’est peut-être aussi créer. Telle est cette vertu, qu’en elle c’est presque aimer. Ce qu’on voit bien, je ne saurais comprendre qu’on ne l’aimât pas.

 

CXXX

 

On souffre donc de la décadence. On la sent, on la hait. Et la pensée refuse d’y croire. Elle ne tombe pas sous le sens de l’esprit, qui a la froideur virginale de la balance.

Ce que la nécessité veut, ce n’est jamais le mal ni le bien : c’est la vie et le changement. Ils ne dépendent pas d’une forme seule. La loi du mouvement enferme toutes les lois. La fatalité d’un tel ordre enferme tous les ordres. La beauté en est infinie, pour qui la comprend.

 

CXXXI

 

Si le mot a un sens, la décadence est une chute de la vie. Or, il se trouve que dans un peuple en progrès, telles formes ou tels hommes ne cessent de déchoir ; et que tels autres s’élèvent dans un peuple en décadence.

Il n’y aurait de décadence que l’état où une grande âme fût empêchée de grandir et de croître. Je ne puis voir d’autre décadence, s’il en est : empêchement à la vie, attentat à la grandeur.

 

1906.

 

 

André SUARÈS, Idées et visions, 1913.

 

 

 

 

 

 

 

 



1« Tout change, rien ne disparaît. »

2L’Action française.

3« Le genre humain vit par quelques hommes. »

4« Les Gaulois font le commencement. »

 

 

 

 

 

 

 

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