Les actes de Paul et de Thècle

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

le marquis de TERRIER DE LORAY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un vif intérêt s’est attaché de tout temps et s’attache particulièrement de nos jours à ce qui touche aux origines de la société chrétienne. Savants et hommes du monde, disciples soumis, sceptiques investigateurs et sectaires ardents aux ruines, tous aiment à interroger les temps qui virent naître et grandir la famille du Christ et leur demandent de déposer en faveur de leurs croyances ou de leurs négations. Le christianisme de nos jours est-il celui des premiers fidèles ? Dans la formation du dogme, quelle fut la part du Maître et quelle fut celle des disciples ? Ces hardis novateurs avaient-ils un même symbole, ou étaient-ils divisés de vues et de croyances ? Spécieux problèmes, que la raison appuyée sur l’enseignement catholique résout sans peine, mais que l’erreur multiplie et rajeunit avec une infatigable opiniâtreté. Dans le but de saper les fondements de l’édifice chrétien, elle fait comparaître devant elle les écrivains sacrés, analyse leurs témoignages avec l’autorité d’une science qui se dit infaillible, signale de prétendues obscurités, invoque d’apparentes contradictions, et, par un mode de création nouveau, elle s’efforce de faire surgir les ténèbres du sein de cette lumière qui s’est levée sur le monde, il y a dix-huit siècles, pour éclairer les pas de l’humanité et la conduire à ses suprêmes destinées.

On voit d’avides héritiers désireux de renverser, pour s’en partager les débris, l’arbre tutélaire qui, dans nos climats, défend la maison paternelle contre l’effort des hivers. En vain sa verte couronne, qui s’élève dans les airs, les couvre de son ombre ; l’arbre, disent-ils, est mort dans sa racine. Soudain, ils fouillent le sol, mettent à nu ses puissantes bases, les frappent de coups redoublés, et bientôt, avec une amère satisfaction, ils contemplent le géant naguère plein de vie étendu devant le seuil de la maison solitaire et déshonorée.

Tel ne sera pas le sort du christianisme, de cet arbre que le père de famille a planté pour défendre la société contre les assauts de l’esprit du mal, qui a crû sous l’influence des eaux du ciel, et qui étend jusqu’aux confins de l’univers ses magnifiques rameaux. En vain on dénonce dans ses racines un germe de mort ; en vain l’on fouille dans les obscurités des temps pour produire les indices de sa corruption originelle. Les temps livrent leurs secrets et mettent de plus en plus en lumière l’éternelle intégrité de l’œuvre divine. La vie est à la base comme elle est au sommet, et une sève inépuisable vient ranimer sans cesse la foi et l’amour des générations qui se transmettent l’héritage incorruptible du Christ.

Les Actes de Paul et de Thècle, dont nous offrons aux lecteurs des Annales la première traduction en français, sont, sans contredit, un des monuments les plus anciens de la littérature chrétienne. Ce livre, mentionné par Tertullien, était répandu dans toute l’Église dès la première partie du second siècle, et, selon saint Jérôme, il aurait été connu de l’apôtre saint Jean. Il faudrait donc, d’après ce saint docteur, en fixer la publication vers les années 80 ou 90 de l’ère chrétienne, et nous croyons que telle est, en effet, la date de cet ouvrage, qui semble être antérieur aux écrits du dernier évangéliste et auquel un court épilogue a été ajouté. L’auteur tenta d’abord de le présenter comme l’œuvre de saint Paul. Cette fraude coupable fit ranger son écrit au nombre des livres apocryphes et lui enleva une grande partie du crédit qu’il avait acquis dans la société des fidèles. Hâtons-nous de dire néanmoins que la réalité des faits principaux qu’il contient n’a jamais été révoquée en doute dans l’Église. Les traditions orientales, affirmées par les anciens Pères et par la liturgie, reconnaissent dans Thècle une des vierges les plus célèbres de l’Asie et l’une des gloires de l’Église primitive. Qu’elle ait été convertie par saint Paul, persécutée par les siens, sauvée miraculeusement des flammes et des combats du cirque ; qu’elle ait vécu longtemps dans la solitude et contribué, dans une certaine mesure, à la propagation de la foi évangélique, ces faits nous sont attestés par une tradition constante, qui écarte toute incertitude. Basile de Séleucie, qui écrivit, dans le cours du cinquième siècle, l’histoire de la sainte servante du Christ, les rapporte d’après les monuments les plus authentiques, et son récit s’accorde, presqu’en tous points, avec celui de l’auteur du premier siècle. De son temps, on voyait encore et le tombeau vénéré de la martyre, et le tableau très anciennement placé dans l’église de Séleucie qui retraçait aux yeux des fidèles le souvenir de ses luttes multipliées et de ses triomphes.

Mais si les traits principaux de la vie de sainte Thècle sont rapportés avec fidélité par l’auteur anonyme, en est-il de même des circonstances secondaires du récit, et quel degré de confiance faut-il accorder à cette partie de la narration ? C’est ce qu’il est difficile à une critique scrupuleuse de définir avec précision. Si, d’un côté, on peut avec raison contester l’exactitude des noms donnés aux personnages mis en action, de l’autre, le rapprochement des temps et des lieux, la vraisemblance des détails, la brièveté des discours, la sobriété de l’auteur en ce qui concerne les faits miraculeux dont les livres apocryphes sont ordinairement surchargés, rendent très vraisemblable la sincérité du récit, même à l’égard des circonstances dont la tradition des églises a négligé de conserver la mémoire.

Mais il est un autre ordre de témoignages contenus dans les Actes de Thècle, témoignages dont la fidélité ne saurait être révoquée en doute et qui prêtent à ce livre un incontestable intérêt. Contemporain de la prédication apostolique, l’auteur en décrit le caractère et les effets sous des couleurs empreintes d’une émouvante vérité ; il nous transmet l’image de saint Paul avec les traits qu’une notoriété toute récente, que des relations personnelles peut-être rendent précieux aux yeux des fidèles ; il nous montre l’Apôtre exerçant son ministère dans les maisons où s’assemblait le faible troupeau des premiers disciples, annonçant la parole de vie et célébrant, dans le secret, ce mystère sublime qui, dès l’origine, a fait la base du culte chrétien, l’étonnement des gentils, la force et la joie des enfants de l’Église. Comme on sent le voisinage des mers à la douceur des brises qui en émanent, on sent la proximité des années bénies que le Christ a passées sur la terre à ces souvenirs de bonté qu’il avait laissés parmi les siens, qui distinguent le maître divin de tous les autres maîtres, et qui étaient tellement présents dans la société primitive des fidèles, que l’image du Bon Pasteur a été presque exclusivement choisie par les artistes de l’antiquité chrétienne pour représenter le Sauveur. Puis, dépositaire non moins fidèle de la doctrine, à côté des dogmes incontestés de notre croyance, il proclame la foi des premiers temps dans la divinité du Christ, Fils de Dieu, égal à son Père, le dogme d’une expiation temporaire au delà du tombeau, de la communion des fidèles et de l’efficacité de la prière ; en un mot, témoin superflu mais toujours écouté après tant d’autres témoins, il atteste l’intégrité du symbole que l’Église a reçu et dont elle doit conserver le dépôt jusqu’à la consommation des temps.

Nous croyons que de grands avantages doivent résulter du mouvement qui porte aujourd’hui les esprits à l’étude des origines chrétiennes, et nous serions heureux d’y contribuer dans la mesure de nos forces. Sans doute, l’examen de ces naïfs documents des premiers âges peut être pour quelques-uns une occasion de scandale et de contestation ; mais ceux qui liront avec un cœur sincère cette page déchirée de nos antiques annales, y trouveront, nous ne craignons pas de le dire, la confirmation de leurs croyances ; d’autres, plus heureux encore, sentiront ranimer peut-être l’ardeur de leur charité et de leur zèle chrétien : ainsi, les eaux de la même source, selon la pente qu’elles rencontrent, se précipitent en torrent destructeur, ou, d’un flot paisible, répandent dans les plaines qu’elles arrosent, la joie, la fécondité et la vie.

 

 

ACTES DE PAUL ET DE THÈCLE.

 

Comme Paul montait vers la ville d’Icône, après la fuite d’Antioche 1, il arriva que Démas et Hermogène, hommes pleins d’hypocrisie, suivaient la même route, et ils accompagnaient Paul avec l’apparence de l’amitié. Paul, ayant uniquement devant les yeux la grande bonté du Christ, ne leur montra aucun mépris, mais leur donna, au contraire, les témoignages d’une vive affection, de manière à leur faire goûter la douceur de la doctrine du Seigneur, en les instruisant de ce qui touche la naissance et la résurrection du bien-aimé, et il leur fit connaître les paroles et les merveilles du Christ (dont lui-même avait eu la révélation) et comment il est né de Marie et issu de David.

Et un homme, nommé Onésiphore, ayant entendu dire que Paul venait à Icône, alla à sa rencontre, accompagné de ses fils Silas et Zénon et de sa femme Lectra, afin de le recevoir dans sa maison. Tite lui avait décrit la figure de Paul, car il ne l’avait pas vu des yeux de la chair, mais seulement par l’esprit. Il suivait le chemin qui conduit à Lystres, et, dans le but de lui offrir l’hospitalité, il se tint à considérer ceux qui passaient, en se rappelant les indications de Tite. Il vit donc Paul qui s’avançait : homme de petite stature, ayant la tête chauve, les jambes arquées, le teint vif, les sourcils rapprochés, le nez un peu courbé, le visage plein de grâce, car tantôt il avait l’apparence d’un homme, tantôt la face d’un ange. Paul ayant regardé Onésiphore avec un sourire, celui-ci dit : « Je te salue, ministre du Christ, en qui est toute bénédiction. » Et lui répondit : « Que la grâce soit avec toi et avec ta maison. » Démas et Hermogène ressentirent une vive jalousie et mirent en jeu une plus grande hypocrisie, en sorte que Démas dit : « Et nous, nous ne sommes donc pas ceux de Dieu, puisque tu ne nous as pas salués ainsi. » Onésiphore répondit : « Je ne vois pas en vous le fruit de justice ; mais si vous êtes tels que vous dites, venez vous aussi dans ma maison et reposez-vous. »

Paul, étant entré dans la maison d’Onésiphore, y causa une grande joie, puis on fléchit les genoux, puis eut lieu la fraction du pain, puis la parole de Dieu touchant la continence et la résurrection, Paul disant : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu ! Heureux ceux qui ont conservé leur corps chaste, parce qu’ils deviendront le temple de Dieu ! Heureux les continents, parce que Dieu leur parlera ! Heureux ceux qui se sont séparés de ce monde, parce qu’ils seront appelés opulents ! Heureux ceux qui ont des femmes comme n’en ayant pas, parce qu’ils seront les héritiers de Dieu ! Heureux ceux qui ont la crainte de Dieu, parce qu’ils deviendront les anges du Christ ! Heureux ceux qui ont conservé la pureté du baptême, parce qu’ils se reposeront auprès du Père et du Fils ! Heureux les miséricordieux, parce qu’ils recevront miséricorde et ne verront pas le jour amer du jugement ! Heureux les corps des vierges, parce qu’ils plairont à Dieu et ne perdront pas le prix de la chasteté ; parce que la parole du Père opérera en eux le salut, au jour de son Fils, et qu’ils obtiendront le repos dans l’éternité. »

Et Paul disant ces choses au milieu de l’assemblée, dans la maison d’Onésiphore, une vierge nommée Thècle, ayant pour mère Théoclée, et recherchée en mariage par un jeune homme du nom de Thamyris, se tenant à une fenêtre voisine, écoutait nuit et jour les paroles touchant la virginité et la prière ; et elle ne se détachait pas de la fenêtre, mais le cœur rempli de joie elle était poussée à la foi. Puis, voyant un grand nombre de femmes et de jeunes filles qui entraient vers Paul, elle désira ardemment, elle aussi, se trouver digne d’être admise devant Paul et d’entendre la doctrine du Christ ; car elle n’avait pas encore vu sa figure, mais elle entendait seulement la parole.

Or, comme elle ne s’éloignait pas de la fenêtre, sa mère envoie vers Thamyris ; celui-ci accourt plein de joie, dans la confiance de la recevoir pour épouse. Mais Théoclée lui dit : « J’ai une chose extraordinaire à te faire connaître, Thamyris. Voilà que depuis trois jours et trois nuits Thècle ne s’éloigne pas de la fenêtre, ni pour manger ni pour boire, mais, attentive et comme charmée, elle est tout entière à un homme étranger enseignant des doctrines trompeuses et vaines, telles que la pudeur de la jeune fille est cruellement troublée. Thamyris, cet homme séduit la ville d’Icône et ta Thècle elle-même. Car toutes les femmes et les jeunes gens vont près de lui pour apprendre à craindre un Dieu unique et à vivre chastement. Ma fille aussi, attachée à la fenêtre comme une toile d’araignée, par les discours de Paul, est en proie à une avidité inconnue et à la plus étrange passion ; car la jeune vierge ouvre tout son esprit aux paroles qui viennent de lui et a été entièrement séduite. Va donc vers elle et parle-lui, car elle t’est promise. »

Thamyris, plein d’amour pour elle et craignant son égarement, étant allé la trouver, lui dit : « Ô Thècle, qui m’as été fiancée, pourquoi restes-tu ainsi assise ? Quelle séduction te tient dans cette sorte de stupeur ? Tourne-toi vers ton Thamyris et rougis ! » Sa mère lui disait aussi ces paroles : « Pourquoi, ô ma fille, demeures-tu ainsi, les yeux fixés en bas, immobile et sans nous donner de réponse ? » Et ils pleuraient amèrement, cherchant à émouvoir, Thamyris sa fiancée, Théoclée sa fille, les servantes leur maîtresse ; car il y avait dans la maison une grande confusion et une grande tristesse. Et pendant que ces choses se passaient, Thècle ne se détournait pas, mais restait attentive à la parole de Paul.

Thamyris, s’étant précipité au dehors, descendit sur la voie publique et observait ceux qui entraient auprès de Paul et ceux qui sortaient. Et il vit deux hommes disputant vivement entre eux et dit : « Hommes, dites-moi quel est ce personnage qui est avec vous, trompant les esprits des jeunes gens et égarant les jeunes filles, en sorte qu’ils demeurent dans leur état et que les mariages n’ont pas lieu. Je vous promets de vous récompenser, si vous me renseignez sur ce qui le touche ; car je suis le premier de la cité. » Démas et Hermogène lui répondirent : « Nous ne savons quel est cet homme ; il éloigne les jeunes gens des femmes, et les vierges des hommes, en disant que la résurrection n’a pas lieu à moins qu’on ne demeure chaste et qu’on ne conserve son corps pur et exempt de toute souillure. » Thamyris leur dit : « Eh bien ! venez dans ma maison et reposez-vous. » Il les conduisit donc et les fit asseoir à une table riche et somptueuse, où il leur offrit un repas recherché et un vin abondant. Thamyris le leur versa avec profusion, toujours plein de la pensée de Thècle et du désir de l’obtenir pour épouse. Et il leur dit pendant le repas : « Dites-moi donc quelle est la doctrine de cet homme, afin que moi aussi je le voie : car je suis plein d’inquiétude au sujet de Thècle, parce qu’elle aime ainsi cet étranger et que je suis frustré de mes espérances de mariage. »

Démas et Hermogène lui dirent : « Conduis-le devant le gouverneur Castelius comme entraînant le peuple à la vaine doctrine des chrétiens ; il le fera périr sans retard, et tu auras Thècle pour épouse. Quant à cette résurrection dont il parle, nous t’apprendrons en quoi elle consiste, comment elle a lieu déjà dans les enfants que nous avons, et que nous ressuscitons réellement par la connaissance de Dieu. »

Thamyris, ayant entendu ces choses et transporté de jalousie et de colère, se leva de grand matin et pénétra dans la maison d’Onésiphore avec les magistrats et les esclaves publics et une foule nombreuse armée de bâtons, disant : « Tu as corrompu la ville d’Icône et détourné ma fiancée de m’accepter ; allons devant le gouverneur Castelius. » Et toute la foule s’écria : « Emmenez le magicien, car il a perverti nos femmes et il a séduit le peuple. »

Thamyris, se tenant devant le tribunal, dit d’une voix élevée : « Proconsul, nous ne savons quel est cet homme qui éloigne les jeunes filles du mariage. Qu’il dise devant toi pourquoi il enseigne ces choses. » Démas et Hermogène dirent à Thamyris : « Accuse-le d’être chrétien, et ainsi tu le perdras. » Mais le proconsul arrêta leur dessein et appela Paul en disant : « Qui es-tu, et qu’enseignes-tu ? car tu es l’objet de violentes accusations. » Paul éleva la voix et dit : « Puisque aujourd’hui je suis interrogé touchant la doctrine que j’enseigne, écoute, ô proconsul. Dieu vivant, Dieu juste, Dieu jaloux, Dieu qui se suffit à lui-même, désirant le salut des hommes, m’a envoyé pour les retirer du sein de la corruption et de la souillure, ainsi que de toute volupté coupable et de la mort, afin qu’ils ne pèchent point. Pour cela Dieu a envoyé son propre Fils Jésus-Christ, dont j’annonce l’Évangile. J’enseigne que les hommes ont leur espérance en lui, qui seul a compati à l’égarement du monde, afin qu’ils ne soient plus menacés du jugement, mais qu’ils possèdent la foi, et la crainte de Dieu, et la connaissance de la vertu, et l’amour de la vérité. Si donc j’enseigne les choses qui m’ont été révélées de Dieu, en quoi suis-je coupable ? » Le proconsul, ayant entendu cela, ordonna que Paul fût lié et conduit en prison jusqu’au moment où, ayant plus de loisir, dit-il, je pourrai mieux l’écouter.

Mais Thècle, pendant la nuit, ayant pris ses bracelets, en fit don au portier de la maison, et, la porte lui ayant été ouverte, elle alla dans la prison. Ayant donné au geôlier un miroir d’argent, elle entra près de Paul, et, assise à ses pieds, elle écouta les merveilles de Dieu. Et Paul ne craignait rien, mais il se tenait en la présence de Dieu et il fortifiait la foi de la jeune fille qui embrassait ses liens.

Comme Thècle était cherchée par ses proches et que Thamyris, croyant l’avoir perdue, était à sa poursuite sur les chemins, l’un des compagnons du portier déclara qu’elle était sortie pendant la nuit. Ils interrogèrent donc le portier et apprirent qu’elle s’était rendue vers l’étranger dans la prison. Ils allèrent donc et la trouvèrent enchaînée en quelque sorte avec lui par affection ; et, sortant de la prison, ils soulevèrent le peuple et parurent devant le gouverneur, qui manda Paul à son tribunal. Thècle demeurait immobile au lieu où Paul était assis, l’instruisant dans la prison. Le gouverneur la fit aussi amener devant le tribunal, et elle s’y rendit transportée de joie. Lorsque Paul se présenta, la foule cria avec plus de violence : « C’est un magicien ; qu’il soit condamné. » Le proconsul l’entendit avec plaisir parler des œuvres saintes du Christ ; puis, après avoir pris conseil, il appela Thècle et lui dit : « Pourquoi n’acceptes-tu pas Thamyris selon la loi des Iconiens ? » Thècle demeurait les yeux fixés sur Paul, et comme elle ne répondait pas, sa mère s’écria : « Brûlez cette rebelle, brûlez au milieu du théâtre celle qui se refuse au mariage, afin qu’instruites par cet exemple, toutes les femmes éprouvent de la crainte. »

Le gouverneur sentit un vif regret, et, ayant fait battre de verges Paul, il le chassa de la ville et condamna Thècle à être brûlée ; puis il se rendit aussitôt au théâtre. Tout le peuple vint également pour voir ce spectacle ; mais Thècle cherchait Paul comme l’agneau égaré cherche le pasteur. Et ayant jeté les yeux sur la foule, elle vit le Seigneur ayant l’apparence de Paul et dit : « Paul est venu me regarder pour me soutenir. » Et elle tenait les yeux fixés sur lui ; mais il s’éleva dans les cieux.

Cependant les enfants et les jeunes filles apportèrent du bois pour le bûcher de Thècle, et lorsque celle-ci s’avança dépouillée de ses vêtements, le gouverneur admira son courage et se mit à verser des larmes. Les bourreaux étendirent le bois et commandèrent à Thècle de se placer sur le bûcher. Celle-ci ayant fait le signe de la croix y monta ; le feu fut allumé, et une grande flamme ayant brillé ne lui porta aucune atteinte, car Dieu ayant eu pitié d’elle produisit un bruit souterrain ; une nuée pleine d’eau et de grêle obscurcit le ciel, tout le sol fut inondé, de sorte que plusieurs coururent le danger de périr, que le feu fût éteint et Thècle sauvée.

Cependant Paul, avec Onésiphore, sa femme et ses enfants, se livrait au jeûne dans un tombeau neuf qu’ils avaient rencontré en allant d’Icône à Daphné. Quand plusieurs jours se furent passés, les enfants n’ayant pas pris de nourriture dirent à Paul : « Nous avons faim, et nous ne trouvons pas de quoi acheter des pains. » (Car Onésiphore laissa les choses du monde et suivit Paul avec toute sa famille.) Paul, s’étant dépouillé de sa tunique, dit : « Va, enfant, achète plusieurs pains sur la place publique et apporte-les. » Comme l’enfant était sur la place publique, il vit Thècle près de lui, et fut saisi d’étonnement et dit : « Thècle, où vas-tu ? » Celle-ci répondit : « Je cherche Paul, ayant été sauvée du feu. » L’enfant dit : « Eh bien ! je te conduirai vers lui, car il pleure à cause de toi et prie depuis six jours. » Thècle vint donc vers le monument où Paul était agenouillé, priant et disant : « Sauveur Christ, que le feu n’atteigne pas Thècle, mais porte-lui secours afin qu’elle soit tienne. » Elle, se tenant derrière Paul, s’écria : « Père, qui as fait le ciel et la terre, qui es père de ton Fils saint, je te bénis, parce que tu m’as sauvée et m’as permis de voir Paul. » Paul, se levant, la vit et dit : « Dieu qui connais les cœurs, Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, je te bénis parce que tu t’es hâté d’exaucer les prières que nous t’adressions. »

Ils avaient cinq pains, des légumes et de l’eau, et ils se réjouirent dans les œuvres saintes du Christ. Et Thècle dit à Paul : « Je couperai mes cheveux et je te suivrai partout où tu iras. » Celui-ci dit : « Le temps est enclin au mal et tu es douée de beauté. Je crains qu’une autre épreuve ne te surprenne, pire que la première, et que tu ne la supportes pas, mais que tu ne sois frappée de crainte. » Thècle dit : « Donne-moi seulement au nom du Christ l’empreinte sacrée, et le danger ne m’atteindra pas. » Et Paul dit : « Thècle, prends patience et tu recevras l’eau. »

Puis, Paul renvoya Onésiphore avec toute sa famille à Icône, et ayant pris Thècle il alla à Antioche. Au moment où ils entraient dans la ville, un homme puissant de la Syrie, nommé Alexandre, ayant vu Thècle, fut enflammé de passion pour elle, et sollicita Paul par de l’argent et des présents. Paul ayant répondu qu’il ne lui était pas permis de disposer de Thècle, Alexandre, qui était très puissant, crut pouvoir recourir impunément à la violence. Thècle s’écria : « N’outrage pas une étrangère, n’outrage pas la servante de Dieu. Je suis des premières parmi les Iconiens, et j’ai été bannie de la ville pour avoir refusé Thamyris. Et, saisissant Alexandre, elle déchira sa chlamyde, arracha sa couronne et en fit un trophée. Celui-ci, brillant de passion pour elle, et en même temps plein de confusion de ce qui était arrivé, la conduisit au gouverneur, et Thècle ayant avoué les choses qui lui étaient reprochées, il la condamna aux bêtes. Mais les femmes furent consternées et crièrent devant le tribunal : Mauvaise sentence ! Inique sentence ! Thècle adressa une demande au gouverneur pour que, dit-elle, je reste pure jusqu’à ce que je sois livrée aux bêtes. Et une femme riche, nommée Tryphène, dont la fille était morte, la prit sous sa garde et l’obtint comme consolation.

Lorsque les bêtes furent amenées, ils la lièrent devant une lionne féroce, et Tryphène l’accompagna. Mais la lionne, s’étant couchée devant Thècle, se mit à lécher ses pieds, et tout le peuple fut frappé d’étonnement. La sentence portée sur l’inscription était : sacrilège. Les femmes crièrent du haut de l’amphithéâtre : Un jugement inique a été rendu dans cette ville ! Tryphène la reçut de nouveau au retour du spectacle public ; car sa fille Falconille était morte et lui dit en songe : « Mère, tu prendras cette étrangère Thècle en ma place, afin qu’elle prie pour moi, et que je sois transportée dans le lieu des justes. »

Lorsque Tryphène l’eut reçue au retour de l’amphithéâtre, elle fut saisie de douleur, parce que Thècle devait combattre les bêtes le lendemain, et, l’aimant déjà vivement comme sa fille Falconille, elle lui dit : « Thècle, ma seconde enfant, je te le demande, prie pour ma fille, afin qu’elle vive dans les siècles ; car j’ai vu cela dans mes songes. » Thècle, sans différer, éleva la voix et dit : « Dieu très haut, accorde-lui, selon son désir, que sa fille Falconille vive dans les siècles. » Et Thècle ayant ainsi parlé, Tryphène pleura en pensant qu’une jeune fille si belle allait être jetée aux bêtes.

Dès que le jour commença à paraître, Alexandre vint la prendre (car lui-même donnait le spectacle), disant : « Le gouverneur est assis et le peuple s’agite à cause de nous ; donne-la-moi, pour que je la conduise au combat des bêtes. » Mais Tryphène poussa de grands cris, de sorte qu’elle le mit en fuite, disant : « Le deuil de Falconille entre pour la seconde fois dans ma maison, et je n’ai nul appui : je n’ai pas d’enfant, car elle est morte, ni de parents, car je suis veuve. Dieu de Thècle, viens à son secours ! »

Bientôt le gouverneur envoie des soldats afin d’amener Thècle. Tryphène ne la quitta pas, mais prenant sa main l’accompagna, disant : « J’ai conduit ma fille Falconille à son tombeau ; toi aussi, Thècle, je veux te conduire à l’amphithéâtre. » Thècle pleura amèrement et soupira vers le Seigneur, disant : « Dieu en qui j’ai foi, vers lequel j’ai cherché un refuge, qui m’as retirée des flammes, donne une juste récompense à Tryphène, qui a compati à ta servante et qui a gardé ma chasteté. » Or, le tumulte et les clameurs du peuple et des femmes assemblés se faisaient entendre, les unes disant : « Amenez la sacrilège ! » les autres disant : « Que la ville se soulève à cause de cette injustice : condamne-nous toutes, proconsul ! Cruel spectacle ! inique sentence ! »

Thècle, ayant été prise des mains de Tryphène, fut dépouillée, et, ayant pris une ceinture, fut jetée dans l’amphithéâtre. On déchaîna contre elle des lions et des ours et une lionne féroce. Mais la lionne, s’étant élancée jusqu’à ses pieds, se coucha, et la multitude des femmes poussa de grandes clameurs. Puis un ours courut sur elle, mais la lionne étant allée au devant de lui le mit en pièces. Ensuite, un lion, qui appartenait à Alexandre et qu’on avait dressé à combattre les hommes, fut lancé contre elle, et la lionne s’étant jetée sur lui, ils périrent ensemble. Les femmes furent saisies d’une vive douleur, parce que la lionne qui était venue à son secours était morte.

Alors on lança dans l’amphithéâtre un grand nombre d’animaux. Thècle se tenait debout, levant les mains et priant. Lorsqu’elle eut achevé de prier, s’étant tournée, elle vit une fosse pleine d’eau et dit : « Maintenant il est temps pour moi d’être lavée de mes souillures », et elle se précipita en disant : « C’est dans ce dernier jour que je suis baptisée au nom de Jésus-Christ ! » Les femmes et le peuple ayant vu cela poussèrent des cris en disant : « Ne te jette pas dans l’eau ! » Et le gouverneur lui-même versait des larmes en voyant qu’une jeune fille si belle allait devenir la proie des monstres marins. Thècle se jeta donc au nom de Jésus-Christ. Mais les phoques ayant vu briller un feu éclatant périrent dans les flots ; et, comme elle était nue, il y avait autour d’elle un nuage de feu qui la mettait à l’abri et de l’atteinte des animaux et des regards des spectateurs.

D’autres animaux féroces étant déchaînés, les femmes se mirent à pousser de grands cris et jetèrent, celles-ci des plantes odoriférantes, celles-là du nard, d’autres de l’amome, de telle sorte que l’arène était remplie de parfums. Tous les animaux qui avaient été déchaînés, comme plongés dans le sommeil, ne lui firent aucun mal. Alexandre dit donc au gouverneur : « J’ai des taureaux très féroces ; attachons à leurs pieds la combattante » ; et le gouverneur le lui accorda à regret, disant : « Fais comme tu veux. » Et ils la lièrent entre les pieds des deux taureaux et appliquèrent des aiguillons brûlants aux parties sensibles de ces animaux, afin qu’excités davantage ils la missent à mort. Mais ils ne s’émurent pas ; et la flamme s’étant étendue brûla les cordes, et elle était comme sans liens. Cependant Tryphène était presque inanimée près de l’arène, de sorte que le peuple disait : « La reine Tryphène est morte. » Le gouverneur remarqua cela et la ville fut effrayée. Alexandre s’adressa donc au gouverneur, disant : « Aie pitié de moi et de la ville et laisse aller cette femme ; car si César vient à apprendre ces choses, il détruira promptement la ville avec nous-mêmes, parce que la reine Tryphène, qui est sa parente, est morte près du cirque. »

Le gouverneur appela Thècle du milieu des bêtes féroces et lui dit : « Qui es-tu ? Et qu’y a-t-il autour de toi pour que nul des animaux ne se jette sur toi ? » Elle répondit : « Je suis une servante du Dieu vivant. Ce qui m’entoure, c’est la foi que j’ai eue en son Fils, dans lequel il a mis ses complaisances. Voilà pourquoi aucune des bêtes féroces ne m’a assaillie, car lui seul est la montagne du salut et le fondement de la vie éternelle. C’est lui qui sert d’asile à ceux qui sont battus par la tempête, de soulagement à ceux qui souffrent, de secours à ceux qui n’ont plus d’espoir, et nul, sans exception, s’il ne croit en lui, ne vivra dans l’éternité. »

Le gouverneur, ayant entendu ces paroles, fit apporter des vêtements et l’en fit revêtir. Et Thècle dit : « Celui qui m’a revêtue dans ma nudité au milieu des animaux, celui-là te donnera le vêtement du salut au jour du jugement. » Et ayant pris les vêtements, elle s’en couvrit. Le gouverneur envoya donc dire promptement : « Je vous délivre Thècle, l’adoratrice de Dieu, la servante de Dieu. » Toutes les femmes et tout le peuple poussèrent des acclamations et d’une seule voix rendirent gloire à Dieu, disant : « Dieu unique qui as sauvé Thècle ! » de sorte que les fondements de l’amphithéâtre étaient ébranlés par leurs clameurs. Tryphène, ayant appris cette heureuse nouvelle, alla au devant de la pieuse Thècle et dit : « Maintenant je crois que les morts ressuscitent ! Maintenant je crois que mon enfant vit ! Viens dans ma maison et je te donnerai tous mes biens. » Thècle alla donc avec elle et demeura huit jours, lui enseignant la parole de Dieu, en sorte que la plupart des servantes crurent, et une grande joie était dans la maison.

Mais Thècle désirait et cherchait Paul, et il lui fut dit qu’il était à Myre de Lycie ; et ayant pris des jeunes gens et des jeunes filles qu’elle avait appelés à la vie de la foi, et ayant converti sa tunique en vêtement d’homme, elle alla à Myre, et trouva Paul qui annonçait la parole de Dieu. Paul fut saisi d’étonnement en voyant Thècle avec la troupe qui l’entourait, se demandant si quelque danger la menaçait. Mais elle, ayant compris sa pensée, dit : « J’ai pris le bain du salut, Paul : car celui qui t’a aidé à répandre la bonne nouvelle m’a aidée aussi à être lavée. » Et Paul, l’ayant prise avec lui, la conduisit dans la maison d’Hermée, et écouta tout ce qui lui était arrivé, en sorte que ceux qui l’entendaient étaient pleins d’une grande admiration, et étaient confirmés dans la foi, et priaient pour Tryphène. Et, s’étant levée, elle dit : « Je vais à Icône. » Paul dit : « Va, et enseigne la parole de Dieu. » Tryphène lui envoya une grande quantité de vêtements et d’or, et elle laissa à Paul beaucoup de choses pour le service des pauvres.

Elle-même alla donc à Icône. Et elle entra dans la maison d’Onésiphore, et tombant sur le sol où Paul s’était assis pour enseigner la parole de Dieu, elle s’écria : « Dieu qui es le mien et celui de cette maison où tu as fait luire pour moi la lumière, Christ Jésus, Fils du Dieu vivant, qui as été mon secours dans le feu, mon secours au milieu des animaux, mon secours dans la prison, mon secours devant les magistrats, mon secours en toutes choses, à toi appartient la gloire dans les siècles. Amen. »

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Et elle trouva Thamyris mort, mais sa mère vivante, et ayant appelé sa mère elle dit : « Théoclée, ma mère, ne peux-tu croire que le Seigneur vit dans les cieux ? car si tu désires des richesses, Dieu te les donnera par mon entremise ; si tu désires un enfant, je suis venue près de toi. » Et ayant rendu témoignage de ces choses, elle alla à Séleucie et demeura soixante-douze ans dans une caverne, se nourrissant de racines et d’eau, et éclairant un grand nombre par la parole de Dieu.

Des habitants de Séleucie, grecs de religion et qui s’adonnaient à la chasse, envoyèrent vers elle des jeunes gens insolents dans le but de lui faire violence ; car, disaient-ils, étant vierge, elle professe le culte de Diane, et de là sa vertu d’opérer des guérisons. Mais, par la Providence de Dieu, elle entra vivante dans le rocher et disparut sous la terre. Puis elle alla à Rome pour voir Paul, qu’elle trouva mort. Après y être restée peu de temps, elle s’endormit dans un doux sommeil, et elle est ensevelie à deux ou trois stades du tombeau de son maître Paul.

Elle fut livrée aux flammes étant âgée de dix-sept ans, jetée aux bêtes féroces à dix-huit ans, et elle vécut dans la caverne, selon le rapport commun, soixante-douze années, de sorte qu’elle vécut en totalité quatre-vingt-dix ans. Après avoir opéré un grand nombre de guérisons, elle repose dans le lieu des saints, s’étant endormie le vingt-quatrième jour du mois de septembre, dans le Christ Jésus Notre Seigneur, auquel appartient la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.

 

 

Mis de TERRIER DE LORAY, Les actes de Paul et de Thècle.

 

Paru dans les Annales franc-comtoises en 1864.

 

 

 



1 V. Act.. XIII, 50.

 

 

 

 

 

 

 

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