Ma conversion au catholicisme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Sigrid UNDSET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si tous les convertis qui ont rejoint l’Église catholique devaient raconter par quel chemin ils sont allés à Rome, on ne trouverait probablement pas deux parcours identiques. Nous qui avons reconnu à l’Église la prérogative d’être « la colonne et le soutien de la vérité », nous ne sommes pas du tout étonnés de cela : autant de mentalités, autant de routes.

On s’obstine à croire qu’une seule vérité absolue est impossible parce que l’on croit, à tort, que, dans ce cas, la vie perdrait de son intérêt et que nous, nous y perdrions notre liberté.

Beaucoup d’entre nous trouvent insupportable le fait que deux et deux font quatre. Mais il ne faut pas oublier que si l’on veut nous accorder la liberté de croire sincèrement que deux multipliés par deux ne font pas quatre, on doit alors accepter toutes les conséquences de ce calcul subjectif, y compris celles qui peuvent aller contre nos propres intérêts.

Tous éprouvent, au moins comme un sentiment passager, la nostalgie d’un pays de rêve où deux multiplié par deux font exactement ce que l’on désire sur le moment, et où les hommes peuvent jouir de la magnifique liberté de décider eux-mêmes de la nature des choses et de leurs propriétés. La vérité, c’est que la liberté d’un pays imaginaire est une illusion et que même la vie du rêve a ses lois plus qu’on ne le croit. Dans la réalité dans laquelle nous sommes nés, la nature des choses et leurs propriétés sont déjà déterminées, tout est conditionné par des lois. Nous ne pouvons avoir en ce monde qu’un seul type de liberté, celle à laquelle pense Notre-Seigneur lorsqu’il dit : « La vérité vous rendra libres. » Mais, même lorsqu’on a reconnu cette vérité et que l’on est devenu libre au point que les facteurs déterminants de la vie ne peuvent plus vous tenir enchaîné, on ne peut conserver cette liberté qu’au prix d’une lutte constante contre les forces dont on s’est émancipé. Il faut surtout lutter contre la tentation de regarder en arrière et de regretter le vieux pays du rêve où l’on pouvait décider par soi-même de ce qui devait être vrai.

Les « modernes » emploient au contraire tout leur esprit de contradiction pour se soustraire à l’autorité de l’Église. C’est au moins ce que l’on pense lorsqu’on a cherché pendant des années à échapper à toute autorité, à tout ce qui prétend être une autorité. Cet effort pour ne pas se laisser enchaîner et cette lutte contre une Église qui a toujours ouvertement déclaré qu’elle exigeait la reconnaissance de son autorité n’est pas d’ailleurs une particularité des « modernes ». On trouvait aussi la même tendance à Jérusalem – et avec quelle force ! – dans les jours qui précédèrent la Pâque où Notre-Seigneur fut crucifié.

Néanmoins, quoique peu important, le nombre des convertis est capable de démontrer comment leur résistance à Celui qui prétend être la Voie, la Vérité et la Vie – résistance dictée par la peur et par la méfiance – a été vaincue. Cela ne se vérifie pas cependant sans l’intervention de la force mystique et surnaturelle que les théologiens appellent la grâce. Nous pouvons seulement raconter comment il se fit qu’un jour nous avons dû admettre que notre résistance n’était plus légitime.

Nous étions méfiants comme des paysans devant toute autorité, et nous voyions cependant que notre nature souffrait d’un incurable besoin d’autorité. Nous voulons des maîtres qui nous enseignent quelque chose ; nous voulons quelqu’un au-dessus de nous à qui nous confier et que nous puissions admirer et, mieux encore, aimer. J’ai pu constater cela très facilement au temps de ma jeunesse, bien que le besoin d’autorité n’eût pas revêtu encore dans le monde ces formes pathologiques que nous avons connues par la suite. Ainsi se pose la question : la soif d’autorité est-elle en nous parce que nous sommes créés pour nous soumettre à une autorité qui aurait sur nous le seul droit légitime, le droit du Créateur, le droit de l’Auteur ?

La directrice de mon école était à l’avant-garde du mouvement féministe ; l’esprit de l’école était de gauche, au sens politique de la fin du siècle dernier : « liberté, progrès, instruction ». Wergeland et Bjoerson étaient ses protecteurs. J’avais et j’ai toujours beaucoup d’estime pour ceux qui appartiennent à cette tendance, pour leur idéalisme, pour leur désir d’être utiles à leur pays, à leur sexe, à leur classe, en un mot à l’humanité. Mais, bien avant d’être adulte, j’avais découvert que les gens qui se disent libéraux, ou radicaux ou partisans des temps nouveaux sont le plus souvent d’une bigoterie incompréhensible. Être bigot ne signifie pas être convaincu que ce que l’on croit est exact et que les autres sont dans l’erreur. Cela consiste au contraire à avoir si peu d’imagination et de sensibilité que nous ne pouvons pas comprendre comment quelqu’un qui ne pense pas comme nous puisse fort bien être de bonne foi et tout à fait sincère.

Il y avait justement en ces temps-là un peu de bigoterie dans les milieux conservateurs. Ces conservateurs m’apparaissaient comme des gens d’une race étrangère... Et ceux que j’ai rencontrés plus tard dans ma vie ne m’ont pas du tout intéressée. Mais j’ai, par contre, l’impression qu’ils furent souvent compréhensifs et fort peu bigots.

Le premier qui m’a donné une idée sur la conception du monde que se faisaient les conservateurs de cette époque fut le pasteur qui m’a confirmée. Il m’impressionna profondément. Il me sembla, de toute façon, que, dans sa paroisse, Dieu exigeait, au moins des jeunes, outre les vertus domestiques, aussi et surtout les préceptes négatifs. Je fus complètement écœurée lorsque le pasteur nous parla du sixième commandement. Il semblait qu’il ne s’adressait qu’aux élèves de l’école primaire. Il les mettait en garde contre les hommes qui les invitaient pendant leurs après-midi de vacances. Et il racontait l’histoire émouvante d’une jeune fille qu’il avait vue à l’hôpital : elle était étendue là, perdue, « à cause d’un seul baiser ». Je pensais avec indignation que la fillette n’avait rien fait de mal. Je savais bien que dans notre monde les « dames » commettent souvent des actes bien plus immoraux que la faiblesse d’une pauvre femme de chambre.

Que la virginité puisse être une valeur positive et une réserve d’énergie et non seulement une valeur commerciale sur le marché matrimonial, personne n’aurait jamais pu penser qu’un pasteur de ce milieu spirituel nous l’aurait enseigné. Le célibat était considéré comme un malheur ridicule. J’avais lu ce que Luther avait écrit de la virginité et cette lecture m’avait rendue délibérément antiluthérienne.

Dans mon enfance et mon adolescence, j’avais eu cependant la conviction d’être attachée à ma religion. Or, l’instruction religieuse reçue pour la Confirmation me révéla clairement que je n’y croyais pas du tout.

Pour le protestantisme tel que je l’avais connu, chacun avait sa « conviction personnelle », sa « conscience indépendante » sur le christianisme. Dieu, que notre maître d’instruction religieuse nous avait fait connaître à l’école, n’était pas sympathique de la même façon que le Dieu de mon catéchisme lors de ma Confirmation dans l’église paroissiale d’Uranienborg ; il était humain, vraiment humain. Mais nullement plus humain que le plus noble modèle d’humanité que je puisse imaginer. C’était un sage, mais pas un sage au-dessus de toute compréhension humaine.

Comme tant d’autres jeunes filles du milieu libéral, j’eus l’impression que la foi de chacun était une affaire privée pour ne pas dire une question de goût.

Ainsi j’avais ma foi, mais je n’imaginais pas que j’avais besoin d’un Dieu s’il ne devait exister que pour approuver mes conceptions du juste et de l’injuste, de l’honnête et de l’indigne, mon idéal et mes préjugés. Mes idées étaient ce que les avaient faites ma nature et mon éducation. Je ne devais pas faire autre chose que de m’y conformer sans me fabriquer un Dieu qui aurait dû s’accorder avec moi.

Je n’étais pas encore assez hardie pour penser que ce pourrait être un Dieu « absolument différent » et même une personne qui pourrait s’entretenir avec moi, un Dieu dont les voies n’étaient nullement les miennes, dont la volonté pouvait être sans conditions et indiscutablement distincte de la mienne, mais qui pourrait cependant m’entraîner dans son sillage et changer le ton de ma volonté pour l’harmoniser avec le sien.

Ceux qui m’avaient parlé au nom du christianisme n’avaient pas seulement cherché une justification de leurs principes traditionnels et de leur idéal, mais quelques-uns d’entre eux avaient déjà abandonné le christianisme historique comme un enseignement insoutenable, même si, par suite d’un certain sentimentalisme religieux, ils ne pouvaient renoncer à une conception teintée de christianisme.

Ils avaient abandonné la foi en Jésus-Christ, Dieu et Homme, mais ils continuaient à honorer Jésus, le Fils du charpentier, comme un Homme idéal et comme l’idéal de l’homme.

Ils ne pouvaient croire aux dogmes – vérités révélées « venues de l’autre monde » et formulées en langage humain, – mais ils admettaient chez l’homme une intuition et une tendance religieuse.

Mais moi, je n’étais absolument pas disposée à rendre un culte à un homme ni à croire à son intuition et encore moins à celle de Celui qui disait de lui-même : « Apprenez de moi que j’ai un cœur doux et humble », alors qu’il tenait avec ses adversaires un langage arrogant, pour ne pas dire plus. À moins qu’il ait été plus qu’un génie.

Je considérais comme démontré – sans cependant en chercher aucune preuve – que le Jésus-Christ de l’histoire était un génie religieux dont les intuitions avaient fait accomplir parmi les hommes de nombreuses étapes à l’idée de Dieu dans le sens de l’évolution. À cette époque, on supposait toujours que l’évolution était synonyme de progrès, du moins quand elle ne se perdait pas dans les détails. Mais je n’aurais jamais pu penser qu’il pût être de quelque intérêt pour moi qu’un jeune Israélite, il y a environ dix-neuf siècles, ait annoncé aux hommes la rémission de leurs péchés, alors qu’il osait affirmer : « Qui de vous peut m’accuser d’avoir péché ? » Il ne pouvait donc connaître par expérience les sentiments que l’on éprouve lorsqu’on a fait à d’autres un tort que l’on n’aurait voulu faire à aucun prix ou lorsque l’on a trahi les meilleures résolutions au point de ne pouvoir se pardonner à soi-même. Pour moi, je savais ce que signifiait se repentir de la cruauté, de la lâcheté secrète, de la paresse au moment où elle est impardonnable, car évidemment je n’étais pas arrivée à vivre avec ma religion à moi – l’humanisme, – au point d’être satisfaite de moi-même, à moins de ne pas tomber sur ce que je jugeais la chose la plus misérable, m’identifier à tous ces gens qui, du moins en apparence, faisaient de la superficialité la règle de leur vie. Je dis en apparence, car je savais bien que je les connaissais si peu que je ne pouvais évaluer avec justice ce qu’ils pensaient au fond. Et d’autre part, eux n’avaient jamais montré qu’ils admiraient mes idées morales. « Si Dieu n’existe pas, personne n’est bon. » J’ignorais qu’un autre l’avait dit avant moi. Je connaissais pourtant assez l’histoire pour ne pas oublier que le christianisme historique avait fait connaître un Christ qui pouvait pardonner à tous les hommes leurs péchés parce qu’il est Dieu et Créateur et que toutes les fautes contre nous ou contre nos semblables sont avant tout des offenses contre lui. Il pouvait bien pardonner les péchés, car on lui avait donné tout pouvoir dans le ciel et sur la terre, y compris celui de tirer le bien du mal que nous faisons aux autres.

De toute façon, ce fut d’abord La vie de Jésus, de Renan, et d’autres tentatives semblables pour réduire le Christ à un « Jésus-Christ historique » qui m’amenèrent à creuser une telle invraisemblance qu’un homme, presque un fantôme, ait pu inspirer à des amis qu’il abandonnait, la croyance en une aventure de vie et de mort comme la rapportent les Actes des apôtres.

J’étais encore bien loin de croire que Jésus fût Dieu révélé au monde et que l’Église fût l’organisation où il continuait à accomplir pour chaque génération l’œuvre de sauvetage réalisée sur la croix. Mais je voyais plus clairement ce que j’avais un peu compris auparavant : les systèmes religieux nouveaux, construits sur l’athéisme ou sur l’humanisme teinté de déisme, n’avaient absolument pas plus de garanties scientifiques que les anciennes religions. Au contraire, et bien plus encore, ils étaient fondés sur des hypothèses qui étaient simplement affaire de goût. Beaucoup de leurs affirmations habituelles que j’avais laissé entrer par une oreille sans aucune critique, mais que je n’avais malheureusement pas fait sortir par l’autre, étaient en vérité des affirmations gratuites ou des spéculations d’une époque et d’un certain milieu. Comme, par exemple, j’ai entendu dire je ne sais combien de fois que Dieu est un rêve qui provient du désir des hommes, et que la croyance en une vie future est dictée à l’homme par son envie immodérée d’ajouter un supplément à la fraction d’existence que chacun a reçue de la nature.

Je vois maintenant à quel point la première affirmation était une arme à deux tranchants. Il était en effet difficile de croire que des libres penseurs tels que j’en connaissais puissent désirer trouver un Dieu qui laisse l’homme proposer, mais qui se réserverait à lui le droit de disposer ; beaucoup d’entre eux, au contraire, souffraient manifestement de théophobie. Moi y compris, bien souvent.

Je savais que les hommes ont cru à une vie future, mais rarement à une forme de vie agréable « aux enfers ». Moi-même je ne pouvais m’imaginer une forme de vie éternelle qui n’arriverait pas à la longue à être épouvantable. En dernière analyse, tous les biens de ce monde tirent leur charme du fait que nous savons que nous ne pouvons pas en jouir éternellement. Si les merveilles des saisons nous pénètrent jusqu’à la moelle, c’est parce que nous savons que, tôt ou tard, arrivera un printemps que nous ne vivrons pas, qu’une première neige tombera sur la terre qui nous aura recouverts. Les personnes mêmes que nous aimons le plus, serions-nous capables de tant les aimer si nous ne savions qu’un jour la mort nous les enlèvera ?

C’était toujours la vieille histoire : j’avais écarté les croyances et les incrédulités de tous les autres parce qu’elles n’étaient que les rides de leurs idiosyncrasies. Naturellement, je pouvais continuer à croire « à ma force et à mes capacités », sachant bien que ce n’était pas un objet de croyance extraordinaire. Mais ceux qui avaient pu se contenter d’une si pauvre foi ne prétendaient y trouver autre chose qu’un moyen de s’ouvrir un chemin dans une vie si brève ; de toute façon, ils n’en avaient pas fait une affaire de sentiment. Et ils ne s’étaient pas du tout présentés comme croyant en une fraternité quelconque de charité ou de combat.

Mais moi, je ne parvenais pas à me libérer de l’impression que celui qui s’isole ainsi est un traître, même si je ne pouvais pas dire en quoi consistait cette trahison ni envers qui je pouvais être un traître. Je croyais à une fraternité entre les hommes, bien qu’il me fût impossible de croire à leur perfectibilité ; je croyais uniquement à leur intelligence et à leur insolence, à leur bonté et à leur malice, à leur courage et à leur lâcheté, à l’instabilité de la nature de chacun. Je ne me confiais absolument à personne. Et cependant, je sentais que ce que disait dans mon enfance une jeune fille de l’Armée du Salut était vrai : « Dieu aime les pécheurs ; plus un homme a commis de péchés, plus Dieu l’aime. » Alors, Dieu doit aimer bien plus encore les hommes qui, humainement parlant, sont les plus parfaits, car ils sont les plus exposés au danger de pécher en esprit et en pensée, plus que tout ce que peuvent imaginer les escrocs les plus habiles et les femmes de mauvaise vie.

Le christianisme explique d’une façon qui a plus de consistance, de probabilité et de vraisemblance que toute autre explication, comment toutes les qualités et les facultés qui rendent un individu capable d’être un chef ou un pionnier, doivent faire de lui un criminel conscient ou inconscient pour ses partisans, à moins qu’il ne sache qu’il est responsable personnellement devant quelqu’un qui est au-dessus de tous les hommes et qui tient pour ainsi dire toute l’humanité dans ses mains. La solidarité humaine consiste dans le fait que depuis le péché originel nous sommes cohéritiers d’une faillite : la perte commune de notre capacité de suppléer à l’insuffisance de notre intelligence et de notre vertu fait qu’il doit être impossible à un homme de guider ses semblables autrement que sur une voie de perdition. Seule une intervention surnaturelle peut nous sauver. L’Église catholique enseigne que cette intervention, c’est Jésus, ce Dieu qui, en se faisant engendrer par une femme, s’est rendu solidaire de notre nature, et qui, en se laissant crucifier à cause de nos péchés, nous a ouvert le chemin de la vie éternelle, non point celui de l’existence aux enfers que les hommes avaient toujours considérée avec crainte et répulsion, mais le chemin d’une vie en Dieu et avec Dieu, béatitude éternelle que nous sommes incapables de nous représenter. Mais nous ne pouvons pas non plus avoir ici-bas assez d’expérience des contacts avec la divinité pour nous convaincre que la vie peut être le bonheur, même si nous devons vivre éternellement, à condition que nous puissions renouveler incessamment notre force vitale en nous abreuvant à la source de l’être et de tous les êtres.

J’étais enfin arrivée à reconnaître que je ne croyais sûrement pas en Dieu, mais que je croyais encore moins à ma propre incrédulité. Ce n’est pas le cas de parler ici des preuves qui nous forcent à accepter le christianisme contre notre volonté, à la façon dont on accepte par exemple comme tout démontré un rapport établissant la filiation des plantes en botanique. Bien que sur ce terrain-là les faits scientifiquement prouvés soient loin d’être aussi nombreux que ce que nos maîtres nous enseignent en classe. Comment d’ailleurs le Christ aurait-il pu dire : « Celui qui croit et sera baptisé sera sauvé, mais celui qui ne croit pas sera condamné » ? Cela, évidemment, ne signifie pas qu’un homme ne doit pas raisonner, mais que, en dernière analyse, c’est avec sa volonté qu’il doit choisir : ou s’isoler en lui-même dans l’enfer de son égoïsme ou bien s’abandonner à Dieu et être libéré des embarras de tout culte de soi.

Je n’avais plus désormais qu’à aller trouver un prêtre et le prier de m’instruire sur tout ce qu’enseigne l’Église catholique.

Que celle-ci s’identifie avec l’Église fondée par le Christ, je ne l’avais jamais mis en doute. Pour moi, la question de l’autorité de l’Église catholique était exclusivement une question d’autorité du Christ. J’avais toujours considéré l’histoire de la Réforme comme celle d’une révolte contre le christianisme, même si cette révolte venait de croyants et de chrétiens animés d’une intention pure. Le vrai christianisme, espéraient-ils, était une chose qui s’accordait mieux avec leur christianisme idéal qu’avec un christianisme réel, vivant en un monde où le plus souvent ce qui est saint est profané par des mains qui ne le sont pas tout à fait.

Les objections habituellement entendues contre le catholicisme ne m’avaient jamais fait grande impression, bien que j’en eusse tiré une vague idée qu’il devait y avoir des raisons à la base des préjugés diffusés ainsi contre l’Église. Et cela était exact. Deux raisons essentielles à cela. L’une est notre répugnance à renoncer à nos imaginations favorites que nous craignons de nous voir refuser par une Église voulant servir de guide. L’autre est le scandale donné dans tous les temps par les mauvais catholiques : ce qui est d’ailleurs l’envers mystérieux du dogme lumineux de la communion des saints.

Il devrait, me semble-t-il, nous être plus facile, à nous contemporains, de comprendre que les mérites des saints sont une richesse pour toute l’Église. Car justement, de nos jours, non seulement les catholiques, mais tous les chrétiens de toute confession et de toutes nuances, expérimentent que toute la chrétienté doit payer pour tout ce dont chacun de nous, chrétiens, est débiteur à Dieu et à son prochain. Aucune solidarité humaine n’est aussi absolue que celle qui existe entre les cellules vivantes du corps mystique du Christ.

Ainsi le culte des saints que l’on trouve dans l’Église depuis ses origines répond à une exigence de notre nature qu’il semble impossible de supprimer. Nous voulons honorer les héros. Faute de mieux, nous avons honoré les chevaliers d’industrie, les bandits, les champions de sport, les artistes, les étoiles de cinéma et les dictateurs. Nous éprouvons le besoin de mettre des gens sur un piédestal pour admirer en eux quelque chose de nous. Il y a chez les saints la réalisation des intentions de Dieu à notre égard par le fait que, pour nous servir des paroles de l’Offertoire à la messe, il a « merveilleusement créé notre nature et l’a restaurée plus merveilleusement encore ». C’est seulement en ce qui concerne les saints que nous pouvons donner satisfaction à notre besoin de culte des héros sans être obligés d’honorer dans notre nature quelque chose qui soit lâche ou abominable.

Et le culte de la Vierge ? J’ai toujours pensé qu’il était tout naturel. Si nous croyons que Dieu nous a sauvés en prenant notre chair et notre sang, nous devons avoir, pour Celle dans le sein de laquelle il a voulu former son corps, des sentiments supérieurs à ceux que nous pouvons avoir pour nos semblables : du respect, de la tendresse, un cœur compatissant pour les indicibles souffrances de sa vie terrestre, une grande joie pour la très haute place qu’elle occupe dans le royaume des cieux. Car s’il est vrai que le Fils de Marie est à la fois vrai Dieu et vrai Homme, alors son Fils est « le » Fils, et sa Mère est « la » Mère pour l’éternité, bien que ce soit lui le Créateur et qu’elle soit sa créature. Que le mot « culte » ait deux sens différents lorsque nous parlons du culte rendu au Créateur et du culte à la Femme, cette fleur qu’il a déposée sur la terre, il n’est pas un seul catholique qui n’en soit pleinement convaincu.

Faut-il employer la violence ou laisser agir la liberté de conscience ? Mais ceux qui estiment le plus la liberté de conscience étaient précisément très souvent ceux qui, à mon avis, auraient eu besoin d’une main ferme pour guider leurs consciences. Comme, par exemple, lorsqu’ils prennent avec l’autorisation et l’approbation de leur prochain des libertés que ma conscience ne m’aurait jamais permises, même aux jours de ma vie la plus païenne. Je ne savais pas si c’était par pure conscience ou parce que mes parents avaient formé en moi une telle conscience. Car ils répétaient constamment qu’un homme connaît si peu son prochain que la seule chose qu’il puisse dire lorsqu’on raconte quelque chose des autres, c’est que sûrement tout s’est passé bien différemment.

Car je crois en un Christ-Dieu qui nous a créés ; je crois qu’il a fondé son Église telle qu’elle était nécessaire aux hommes. Il m’est difficile d’exprimer par des mots ce que Dieu m’a donné, grâce à son Église. Il a dit qu’il nous a donné la paix, mais que cette paix n’est pas celle que donne le monde, elle est d’une autre nature. On peut la comparer peut-être à la paix qui règne dans les abîmes de l’océan. La tempête ou le beau temps à la surface n’influent pas du tout sur cette paix qui n’est même pas troublée par les animaux étranges qui vivent et se dévorent dans les profondeurs.

Nous expérimentons que le royaume de Dieu existe en nous bien qu’enveloppé par le moi inquiet de chacun, à demi réel, à demi illusoire, mais nous expérimentons aussi que Dieu est incessamment en nous d’une façon surnaturelle pour y posséder son royaume en dépit de toutes nos attaques contre lui.

 

 

 

 

Sigrid UNDSET.

 

Recueilli dans Traqués par Dieu : Le livre des conversions admirables,

par Giovanni Rossi, Bonne Presse, 1951.

Traduit de l’italien par Marcelle Bourrette-Serre.

 

 

 

 

 

 

 

 

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