Alors le coq chanta

 

(4e chapitre du Temps de la colère)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Robert VALLERY-RADOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 « Je regarde donc dans l’Église deux sortes de persécutions, la première en son commencement et sous l’Empire romain où la violence devait prévaloir, la seconde à la fin des siècles où sera le règne de la séduction. »

(BOSSUET.)

 

 

« La Société des Nations, avait décrété le F.˙. Lebey au congrès de juin 1917, doit être le but de la guerre. »

La Maçonnerie ne l’oubliait pas, mais elle y rencontrait des traverses. La Conférence de Bruxelles lui avait appris que l’Europe, malgré son épuisement et ses révolutions juives, n’était pas encore devenue entre ses mains cette pâte molle qu’elle avait espéré pétrir à son gré, dès les armes déposées ; les nationalismes qu’elle avait réveillés avec une virulence inconnue depuis 1848, avaient repoussé, par instinct de conservation, son principe démocratique du suffrage direct et neutralisé ainsi pour un temps la mystique humanitaire du Pacte en laissant aux États le soin de choisir eux-mêmes leurs délégués qui ne s’en iraient à Genève que munis d’instructions précises comme d’ordinaires ambassadeurs. En somme ce Parlement international n’était encore qu’une Sainte-Alliance bourgeoise où l’Angleterre s’attablait en installant largement ses coudes ; et l’on avait beau y vénérer, toujours des lèvres sinon du cœur, l’évangile wilsonien que dans sa motion de juin 1917 le Congrès maçonnique avait affirmé être « entièrement conforme aux principes éternels de la Franc-Maçonnerie », le pétrole y jouait un rôle beaucoup plus important que le droit des peuples. Cependant, le plus grave, c’était qu’au sein même du Temple d’Hiram la querelle rituelle entre les obédiences latines et les obédiences anglaises au sujet de l’invocation au Grand Architecte supprimée par le Grand Orient en 1877, loin de s’éteindre, reprenait de plus belle ; non point que le catholicisme ne fût toujours, pour les uns comme pour les autres, l’infâme du temps de Voltaire qu’il fallait détruire coûte que coûte, mais les deux grandes obédiences ne s’entendaient pas sur les moyens. Les Loges latines, enfermées dans une libre-Pensée sommaire et ombrageuse, ne toléraient qu’un laïcisme absolu et qu’une seule méthode pour l’imposer : la persécution ouverte ou larvée ; les loges anglaises, au contraire, plus attachées à l’ésotérisme traditionnel, estimaient plus habile de garder la Bible sur leur autel et d’invoquer, sous le nom symbolique du Grand Architecte, voire parfois de Dieu, la Puissance occulte de l’Univers dont elles servaient les desseins, laissant leurs membres libres, comme au XVIIIe siècle, de pratiquer leur religion et comptant sur l’influence de leurs exégèses pour les amener peu à peu à devenir de parfaits maçons. Peut-être le poète William Blake exprimait-il les sentiments secrets d’un dignitaire des hauts grades du rit écossais lorsqu’il disait : « Cet ange qui est devenu démon est mon ami particulier ; ensemble nous avons lu la Bible dans son sens infernal ou diabolique, le sens même qu’y découvrira le monde s’il se conduit bien. »

Or, comme l’observait l’organe officiel du Conseil suprême des 33 .˙. de Washington, la Démocratie universelle avait bien, grâce à la guerre, remplacé l’Église, mais seulement dans l’ordre politique, et il restait à instaurer son règne « dans l’ordre moral, spirituel, ecclésiastique ». Exploitation du succès impossible sans l’entente de toutes les puissances maçonniques. Aussi, en 1920, le Grand Orient d’Italie que dirigeait alors le célèbre israélite Nathan, avait-il tenté de réunir à Rome les deux obédiences pour le 20 septembre à l’occasion du cinquantenaire de l’ouverture de la brèche de la Porta Pia, mais il ne put aboutir. La grande Loge de New York ne daigna même pas répondre : son grand maître Farmer se méfiait du résultat si l’initiative en était laissée à une maçonnerie latine dont le rationalisme court et l’imprudente impatience risquaient de tout compromettre. En 1912, sous les auspices de la loge suisse l’Alpina, s’était fondé un certain Bureau international des relations maçonniques dont le siège était à Neuchâtel et que dirigeait un certain Quartier-la-Tente ; ce bureau n’avait réussi à grouper que vingt-huit adhérents et la guerre avait encore aggravé sa somnolence ; Farmer suggéra au grand Maître de l’Alpina, Reverchon, de lancer, sous forme de circulaire, une enquête où l’on signalerait l’intérêt qu’il y aurait à donner une meilleure organisation à ce Bureau.

Le 11 décembre 1920, dans une réunion tenue à Genève en l’honneur des membres francs-maçons de la S. D. N., Reverchon, après avoir célébré dans la Maçonnerie le précurseur de la S. D. N. et la part personnelle qui revenait au F.˙.  Léon Bourgeois dans sa création de la Cour Suprême de La Haye, insista sur la vigilance que devait exercer la Maçonnerie « contre les menées toujours à craindre du nationalisme, de la haute finance et du cléricalisme qui relevait continuellement la tête. » Transition toute indiquée pour lancer l’idée d’un Congrès international qui étudierait les difficiles problèmes de la Paix. « Si la Maçonnerie s’unissait, déclarait-il, elle pourrait exercer une influence considérable pour la pacification du monde. »

Cette fois, l’invitation fut mieux entendue. Une assemblée préparatoire se tint à Genève les 4, 5 et 6 mars 1921 ; treize puissances avaient envoyé des délégués : le Grand Orient et la Grande Loge de France, le Grand Orient de Hollande, le Grand Orient de Luxembourg, la Grande Loge d’Italie, le Grand Orient de Bulgarie, le Grand Orient d’Italie, la Grande Loge de Vienne, la Grande Loge suisse l’Alpina, le Grand Orient de Belgique, la Grande Loge de New York, le Grand Orient d’Espagne, le Grand Orient de Turquie. Bernard Wellhoff, le nouveau Grand Maître de la Loge de France, demanda l’admission des Allemands, ce qui provoqua un débat délicat et l’on élabora une déclaration que devaient signer les Loges allemandes et où il leur était demandé de réprouver « les violations de sentiments d’humanité ».

Enfin, du 19 au 23 octobre, le congrès put se réunir ; mais seule de toute l’Allemagne, la loge Au Soleil Levant de Nuremberg avait donné son adhésion ; les autres loges avaient refusé de signer la déclaration humiliante de mars et conjuré leurs frères de race « de demeurer inébranlables dans le pangermanisme contre l’utopique solidarité universelle ». Les Loges anglaises et irlandaises boudaient toujours à cause du grand Architecte. Mais les délégués de la Grande Loge de New York étaient venus en nombre. Le 19 octobre, dans les salons du Cercle Maçonnique de Genève, 8, rue Bovy-Lysberg, au cours d’une réunion privée, Reverchon rendra un hommage spécial à ces délégués « venus d’Amérique après avoir été les initiateurs du projet de réunir en territoire suisse les représentants de la Maçonnerie universelle ». Au cours des séances générales, le Frère Nathan Larrier ayant proposé un vœu concernant « l’organisation dans les obédiences d’associations destinées à propager les idées sur lesquelles repose la Société des Nations », nous apprendrons par le Suisse Herbelin qu’il existait déjà une association internationale pour la S. D. N. qui comptait un grand nombre de maçons ; il y avait même dans divers pays, notamment en France, en Italie, en Portugal, une Fédération maçonnique pour la S. D. N. qui avait pour but « d’inspirer les travaux de cette assemblée en exerçant son influence sur les gouvernements et en étudiant les problèmes économiques et sociaux que ladite Société était appelée à résoudre ». Le Congrès de Genève approuvera en principe l’idée d’étendre cette Fédération aux autres obédiences où elle n’était pas encore établie.

Nous apprendrons aussi que le Grand Orient de France ayant proposé un texte dans lequel il déclarait combattre tous les dogmes, le délégué américain Townsend Scudder, dont l’influence ne tardera pas à devenir prépondérante, en adoucira les termes, ne laissant subsister que les professions de foi relatives aux aspirations philanthropiques et à la liberté de conscience. Mais quand au cours du banquet maçonnique Bernard Wellhoff s’écriera : « Si la Maçonnerie ne rassemble pas ses forces, l’humanité va rétrograder. Ni les ultramontains, ni les catholiques ne sont à même de la pousser en avant. Depuis longtemps leur insolence n’avait été aussi grande que celle qu’ils affichent à l’heure actuelle ; jamais ils n’ont conquis autant de citadelles que de nos jours. Si nous ne nous dressons pas en face d’eux pour leur résister, demain l’humanité se trouvera à bref délai sous un immense éteignoir... Il est temps que toutes les Grandes Loges et tous les Grands Orients unissent leurs efforts, car les ultramontains et les cléricaux n’hésitent plus à combattre la Maçonnerie », à ce signe de détresse, le Frère américain Scudder, la main sur la Bible et les yeux fixés sur le Grand Architecte, répondra qu’« il n’existe à ce sujet aucune divergence entre la maçonnerie américaine et la maçonnerie latine... Les idéals sont les mêmes. Nous, Américains, nous avons les mêmes buts à atteindre ».

Il paraissait bien plus habile, en effet, au regard des hauts initiés de la Maçonnerie internationale, plutôt que de heurter de front « les cléricaux et les ultramontains » abhorrés du juif Wellhoff, de les amener insensiblement à mépriser leurs traditions nationales qui, jusqu’ici, avaient nourri leur foi même d’un héritage de vertus millénaires et de transplanter ainsi cette foi – ne doutant pas qu’elle ne dût s’y adultérer bientôt – au sein de cette Société des Nations dont Loisy, le prêtre apostat, venait de proclamer, dans une de ses leçons au Collège de France, qu’elle aurait « pour âme la religion de l’Humanité, c’est-à-dire une religion qui ferait de l’Humanité l’objet de sa foi et de son service ». Selon les expressions du clerc moderniste, Wilson avait parlé en Médiateur de la Nouvelle Alliance, en Pape de l’Humanité.

Les entremetteurs sont tout trouvés ; agglutinés autour de Briand, ils montrent, en ce moment où se traite la reprise des relations avec le Vatican, combien leur foi est une bonne fille. De même que pendant la guerre, l’apport spirituel de l’Église de France stimulée par la conviction qu’elle défendait l’orthodoxie romaine contre l’hérésie luthérienne a, par contrecoup, puissamment aidé les Loges à détruire la Monarchie catholique des Habsbourg et livré Jérusalem aux desseins sionistes qui, dans un bref délai, pourront disposer comme ils le voudront des Lieux Saints, ainsi en faisant croire aux catholiques qu’ils travaillent pour la Paix du Christ, la Maçonnerie trouvera encore en eux des auxiliaires inestimables pour imposer au monde son impérialisme humanitaire. L’Égalité inhumaine de la mystique révolutionnaire n’admettra ni vainqueurs ni vaincus, ni coupables ni innocents, ni spoliateurs ni spoliés. Alors on verra l’Allemagne s’asseoir non seulement sans repentir, mais le cœur ulcéré de vengeance aux côtés de la Belgique, sa victime, et retourner cyniquement ses poches vides après s’être sciemment ruinée en dépenses somptuaires avec des milliards empruntés aux autres États ; alors l’Antéchrist bolchevik ruisselant du sang des peuples qu’il a massacrés ou réduits en esclavage, armé jusqu’aux dents, riant sous cape de son plan quinquennal qui, espère-t-il, acculera l’Europe entière à la famine et au désespoir, pourra proposer impudemment le désarmement intégral aux autres nations.

Pour jouer cette horrible farce, Briand est l’homme rêvé. Tout se passe d’ailleurs comme si après la disparition de Wilson, suivie d’un très court interrègne d’un ou deux ans, la Maçonnerie l’eut élu pour achever, « dans l’ordre moral, spirituel, ecclésiastique », selon l’expression de la Loge américaine, l’œuvre de dissolution que le Président de la Maison Blanche avait été chargé d’exécuter sur le plan politique.

Depuis longtemps elle connaît son pouvoir d’impure séduction pour en avoir usé avec profit lors de la séparation de l’Église et de l’État. La sociologie sommaire qu’elle inocule aux adeptes de ses grades inférieurs a convenu tout de suite à la facilité de l’aventurier parlementaire et composé la seule métaphysique à l’usage des classes du soir qu’il possédera jamais. Entra-t-il jamais en Loge ? La Croix, à l’occasion de ses funérailles, a rappelé que dans sa jeunesse il en avait manifesté l’intention, mais que les cérémonies initiatiques avaient rebuté son scepticisme gouailleur. Beaucoup plus tard, toujours d’après la Croix, à un député qui dénonçait ses attaches maçonniques, il aurait répondu avec componction : « Je n’ai pas l’honneur d’être franc-maçon. » Peut-être ne mentait-il pas. Mais, de toute évidence, il était de religion maçonnique ; son vocabulaire humanitaire, truffé de grossières idéologies à majuscules, l’exhale de cent lieues, et son fameux discours de Genève, lors de l’entrée de l’Allemagne à la Société des Nations, – comme d’ailleurs celui de Stresemann – est certainement d’un enfant naturel sinon légitime de la Veuve.

Quoi qu’il en soit, il demeurera dans l’Histoire l’Homme de la Paix maçonnique, car il en a incarné l’imposture à la perfection. Personne n’a su mieux que lui flatter les parties basses de l’homme, sa paresse ou sa peur, en jetant le discrédit sur les réactions les plus naturelles de son honneur, et ce qu’il dénoncera sous le nom de force, dans son langage de bar spécial, ce sera tout simplement le courage que les anciens appelaient vertu et qui prescrit à un peuple le devoir d’être fidèle à sa vocation dans le monde.

À cette noble consigne, il substituera des à-peu-près obliques qu’il nommera conciliation, détente, et qui signifient en bon français le parti-pris de tout céder à l’adversaire, mais c’est précisément ce que ses dévots croient être l’art suprême de la politique, car ils sont persuadés que la paix consiste à réconcilier Saint Pierre et Simon le Magicien, saint Paul et Festus, en faisant parler à Pierre et à Paul le langage de Festus et de Simon le Magicien. Et Briand offre à ces âmes femelles l’image démesurément grossie de leurs secrètes capitulations. Comment ne pas l’admirer ? Il est si habile ! N’a-t-il pas réussi à faire admettre par des Chambres anticléricales ce qu’il appelle dans son ignoble bagout de camelot qui traduit bien son mépris des exigences du vrai : le Concordat de la Séparation ! Il est plus qu’un Bonaparte, il est un nouveau Constantin qui va célébrer les noces de la démocratie laïque et du Christianisme et ramener les belles heures du Sillon et du Modernisme...

Coïncidence remarquable : deux mois à peine après le Congrès maçonnique international de Genève, a lieu le premier Congrès démocratique international d’inspiration soi-disant chrétienne. Le metteur en scène en est, comme par hasard, Marc Sangnier, qui s’agite étrangement depuis la mort de Pie X. Ce congrès se tient dans la salle des Conférences de la Démocratie, boulevard Raspail. La presse en parla peu alors, mais, à distance, il est curieux d’en feuilleter les comptes-rendus. Il y avait beaucoup de prêtres, ce qui nous fait songer aux instructions secrètes de la Haute Vente, telles que les exprimait déjà Vindice à Nubius dans sa lettre du 9 août 1838. « C’est la corruption en grand que nous avons entreprise, la corruption du peuple par le clergé et du clergé par nous, la corruption qui doit nous conduire à mettre un jour l’Église au tombeau. » Parmi eux, un certain abbé Metzger, Autrichien, a présenté un rapport sur l’International Katholic Association, l’Ika, qu’il a fondée là-bas et dont le développement est naturellement d’une urgente nécessité si l’Europe ne veut pas retourner à la barbarie. Ce doux abbé s’exalte dans la vision enfantine d’une humanité où il y aurait d’un côté des esprits cruels, païens, qui ne rêvent que batailles et qui, hélas, sont encore puissants dans le conseil des États, et de l’autre de suaves démocrates qui ont horreur de verser le sang ailleurs que dans les guerres sociales et qui, pour cette raison, attirent les idéalistes buveurs d’eau minérale et les vieilles filles aux maternités refoulées.

« Si les 300 millions de catholiques qui devraient de par leur foi représenter dans le monde le véritable idéal chrétien, dit cet abbé, aidaient résolument le Saint Père dans sa politique de paix, ils formeraient avec les pacifistes groupés autour d’autres croyances ou d’autres philosophies une phalange invincible pour la paix du monde. » Mais les subsides étaient encore maigres. « Notre action se heurte, soupire cet abbé romantique, à la résistance des forces militaristes et chauvines. Et puis la réalisation de cette tâche pratique exige des ressources immenses : or, il est aujourd’hui plus que jamais vrai de dire que si les capitalistes manquent d’idéalisme, les idéalistes manquent de capitaux. »

L’idéalisme de l’Ika qui louche si tendrement vers « les pacifistes d’autres croyances et d’autres philosophies », comme par exemple celle des Droits de l’Homme, présente au Congrès dans la personne du F.˙. Ferdinand Buisson, n’allait pas tarder à se développer rapidement si nous en croyons l’Osservatore Romano du 9 avril 1922. « Trente prélats de quinze pays différents, parmi lesquels des cardinaux, des nonces apostoliques, ont salué avec enthousiasme leur mouvement et le soutiennent. Le Pape, informé en détails de leur travail les a bénis et encouragés plusieurs fois. »

Naturellement, dans ce congrès idéaliste, on a réclamé l’admission immédiate de l’Allemagne dans la Société des Nations et, un auditeur maladroit ayant demandé si les Allemands présents reconnaissaient la culpabilité de leur pays, Marc Sangnier a répondu de haut : « Le Congrès a pour but d’étudier les moyens à employer pour créer dans le monde un état d’esprit pacifiste et non de porter une appréciation positive sur certains faits appartenant à l’histoire. »

Il y est question aussi de l’École unique. Pourquoi ce problème pédagogique est-il examiné dans un Congrès international, on ne le comprend pas très bien au premier abord, mais quand on voit intervenir le F.˙. Ferdinand Buisson, partisan fanatique de cette réforme qui vient d’être votée par le Congrès maçonnique de la Grande Loge de France et qu’on lit dans le compte-rendu officiel rédigé par les étranges chrétiens du boulevard Raspail que son intervention « réfutant toutes les objections des adversaires est acclamée par l’auditoire », alors nos yeux s’ouvrent...

La séance de clôture a lieu au Manège du Panthéon. Ferdinand Buisson y siégeait fraternellement sur l’estrade aux côtés de Marc Sangnier. La Maçonnerie et le Christianisme réconciliés en leur personne présidaient trois milliers de disciples appartenant à vingt et une nations. Un télégramme transmit à Benoît XV « l’expression de leur plus respectueuse admiration et de leur gratitude émue ». Un autre fut envoyé au F.˙. Harding, président des États-Unis, pour le féliciter d’avoir pris l’initiative de la Conférence du désarmement (l’érotomane de la Maison Blanche fournissait alors le Mexique de mitrailleuses et de munitions pour appuyer le gouvernement révolutionnaire d’Obregon).

À l’issue du Congrès, nous apprennent les Cahiers des Droits de l’Homme, le Comité Central de cette Ligue représenté par les noms bien connus pour leurs sympathies catholiques de Ferdinand Buisson, Mme Ménard-Dorian, Aulard, Victor Basch, Bouglé, Séailles, Guernut, Kahn, le général Sarrail, a reçu les délégués allemands, autrichiens et hongrois. La réunion, d’un caractère tout privé, a eu lieu le lundi 12 décembre chez Mme Ménard-Dorian ; l’abbé Jocham, président de la Ligue des catholiques allemands pour la paix, et l’abbé Metzger, secrétaire général de l’Ika, un peu inquiets sans doute, se sont excusés sous le prétexte qu’ils étaient obligés de quitter Paris le lendemain, à la première heure ; mais les organisateurs du Congrès, Marc Sangnier et Georges Hoog sont là qui savourent en triomphateurs cette équivoque embrassade de maçons notoires. Pas un instant ces chrétiens ne se demandent ce que doit penser de cette lugubre comédie ce peuple français qu’ils prétendent édifier de leur amour. Qui a raison, du F.˙. Ferdinand Buisson, libre-penseur qui regarde nos dogmes comme des chaînes pour la conscience, ou Sangnier qui, dans le privé, confesse ces mêmes dogmes et, en public, les troque sans pudeur contre l’illuminisme maçonnique ?

« S’il y avait quelque certitude ou seulement quelque éventualité que le geste français produisît je ne sais quelle impression d’anachronisme ou de régression dans les esprits alliés, amis ou neutres mêmes, que le lendemain de la guerre trouve politiquement ou socialement plus avancés, philosophiquement plus affranchis et qui veulent et qui aiment la France de la pensée libre à leur avant-garde, il faudrait y regarder à deux fois. » (Très bien ! Très bien ! à gauche, notera l’Officiel). Ainsi parlait aussi le catholique Noblemaire à la tribune de la Chambre.

Comme au temps de Caïphe et de Pilate, on voit ces chrétiens se chauffer dans la cour du Temple, au feu humanitaire allumé par les ennemis de leur Dieu – il fait si froid dans les nuits de reniement ! – et jurer aux servantes et aux gardes qu’ils ne connaissent pas cet Homme qu’on juge et crucifie depuis dix-neuf siècles parce qu’il ose dire en face de la Loi – la Loi intangible – qu’il est Roi et fils de Dieu, que son empire sur la terre ne relève pas de l’homme, mais de son Père seul qui est dans les cieux.

Alors le coq chante. Mais les yeux de ces chrétiens restent secs ; ils sont trop contents du volume d’air qu’ils déplacent en s’agitant autour des puissants. Ils tournent le dos à leur Maître qui passe avec son regard triste – usque ad mortem – et ses mains enchaînées, trop occupés à se chauffer et à renier, renier, renier. Tout ce qu’ils osent – et ils s’estiment courageux – alors que la Russie, l’Angleterre, le Japon, les États-Unis ont déjà dépêché des représentants au Saint-Siège, c’est de mêler leurs voix, et dans le jargon laïcisant qui convient, au concert des intérêts nationaux qui exigent notre présence auprès de « la plus grande puissance morale du monde », comme il est de bon ton de s’exprimer pudiquement. Se chauffant toujours au feu de la valetaille qu’on tâche d’alimenter tant bien que mal avec le Droit, la Justice, l’Humanité et autres souches pourries et qui font beaucoup de fumée, quand par hasard une encyclique, un mandement pastoral, y jette un peu de ce bois que la veuve de Sarepta ramassait quand Élie la rencontra, de celui dont se fait la Croix rédemptrice, et que le brasier jette alors une grande lueur, au seul froncement de sourcil de César, ils s’empressent de jurer qu’il n’y a qu’une seule flamme légale, unique, sacrée. L’Église a depuis longtemps abandonné les exigences du Syllabus ; elle n’ambitionne plus que de coopérer au Progrès moderne avec la Maçonnerie, la Théosophie, l’Armée du Salut, la Christian Science et autres forces morales d’une Démocratie manifestement inspirée de l’Esprit.

À travers la trouble ivresse verbale qu’un Aristide Briand verse à ces chrétiens dégénérés du XXe siècle, la complaisance à essuyer crachats et coups de bâton se transformera en ténacité, l’inertie s’appellera sang-froid, les désastres deviendront de simples difficultés. Pendant dix ans, enroulé autour de l’arbre en carton de la Paix, le python fétiche de la Démocratie leur modulera son incantation canaille ; au dodelinement de sa grosse tête lasse, à droite, à gauche, ses yeux matois déchargeront leur fluide sensuel ; ses écailles ternies feront jouer dans l’ombre leurs feux louches. Au chant magique de leur totem ils sentiront leurs entrailles se liquéfier de volupté et communieront à la prostitution rituelle du langage où les convie l’animal sacré...

 

 

Briand cependant est tombé le 12 janvier 1922, au retour de la Conférence de Cannes, à la suite d’une motion de Léon Daudet qui a ouvert les yeux de la Chambre sur les honteux abandons de ce singulier ministre des Affaires étrangères qui s’en est allé sur la côte d’Azur reconnaître, d’accord avec Lloyd George, la légitimité des Soviets et souscrire, sous le nom de plan britannique de reconstruction européenne, au moratorium allemand d’où sortira la crise Hoover, mais il a gardé son pouvoir d’intrigues et sa clientèle où les démocrates chrétiens sont ses agents de dissolution les plus sûrs et les plus actifs.

Le doux Benoît XV vient de s’éteindre et le nom du cardinal Ratti vient de sortir des urnes du Conclave. La presse de gauche est à peu près unanime pour annoncer que c’est un pontificat de conciliation qui s’ouvre. « Le nouveau Pape, écrit le Rappel, peut être le champion des idées nouvelles et conciliatrices. » L’Œuvre met en manchette : « Le nouveau Pape a choisi le nom de Pie XI, mais on pense qu’il ne suivra pas la politique de Pie X. » Son apparition sur le balcon extérieur de Saint-Pierre pour donner la bénédiction urbi et orbi montre qu’il sera moins intransigeant que ses prédécesseurs sur la question romaine. À la pensée qu’il conserve comme secrétaire d’État le cardinal Gasparri, le petit sectaire François-Albert exécute des cabrioles autour du Saint-Siège. « Il y a des chances, insinue-t-il dans Bonsoir, pour qu’un homme occupant la place depuis sept ans déjà exerce au moins pendant les premiers temps une influence essentielle. Or on sait qui est le cardinal Gasparri, l’homme, avant tout, du Parti populaire italien, à ce point que son zèle en faveur du rapprochement vaticano-quirinalesque agaça parfois Benoît XV lui-même. Il était le candidat du laïque Jonnart, ambassadeur. Mais voici la note dominante : Mgr Ratti est un Pape de gauche, ouvert aux idées nouvelles, un moderniste m’écrit-on – bref une sorte de Pape bleu, en attendant sans doute un Pape rouge que ne pourra manquer de nous donner le prochain Conclave si M. Jonnart est encore là pour accepter une nouvelle mission temporaire à cette occasion... Un pape moderniste ?... En vérité, laissez-moi rire... De grâce, soyons sérieux et ne nous payons pas de mots... Qu’est-ce que le modernisme ? L’exégèse de l’abbé Loisy ? Le renanisme ? Et voyez-vous un Pape moderniste ? C’est absurde ! Quel péril pour la religion comme pour les peuples que l’avènement d’un pareil ambitieux sans foi ni principes dans la Chaire de Pierre !... J’entends que j’exagère. Par moderniste, il faut entendre seulement un prélat imbu d’esprit nouveau, de l’esprit du siècle, un de ces hommes d’Église sur qui l’on conte des anecdotes gaillardes aux environs des boulevards, qui savent parler aux républicains, aux démocrates et flatter leur snobisme de parvenus, un serviteur de Dieu qui « la connaît » en somme mieux qu’eux. Avec de tels souverains on peut causer et s’entendre. L’école de Mgr Cerretti, en un mot. »

Nous nous excusons de citer cette irrévérencieuse appréciation, mais nous l’avons trouvée reproduite dans la consciencieuse Documentation catholique éditée par la Bonne Presse, rue Bayard, au tome VII (janvier-juin 1922, p. 415, 2e colonne).

La presse modérée, par la bouche d’or de Gustave Hervé, commente dans le même sens l’apparition sur le balcon de Saint-Pierre. « Le geste de bénédiction, écrit l’ancien antimilitariste dans sa Victoire, signifie que l’Église catholique, poursuivant et élargissant la politique de Léon XIII, va faire dans tous les pays catholiques un nouvel effort pour s’adapter au régime démocratique et laïque qui, depuis la Révolution française, n’a cessé de gagner du terrain dans tout le monde moderne. Pour la France, il signifie que les catholiques français qui refusaient de s’organiser en associations cultuelles sur le modèle que la loi de Séparation les autorise à constituer, vont recevoir de Rome l’invitation d’accepter ce régime. »

À entendre cet étonnant concert, on croit rêver et l’on ne peut relire sans serrer les dents le plan de séduction que dévoilaient si perfidement les Instructions secrètes des Hautes-Ventes, il y a quelque cent ans : « Le Pape, quel qu’il sait, ne viendra jamais aux sociétés secrètes ; c’est aux sociétés secrètes à faire le premier pas vers l’Église, afin de les vaincre tous deux... Le travail que nous allons entreprendre n’est l’œuvre ni d’un jour ni d’un siècle peut-être ; mais dans nos rangs, le soldat meurt et le combat continue... Nous ne doutons pas d’arriver à ce terme suprême de nos efforts. Mais quand ? Mais comment ? L’inconnu ne se dégage pas encore. Néanmoins rien ne doit nous écarter du plan tracé ; au contraire, tout doit y tendre comme si le succès devait couronner dès demain l’œuvre à peine ébauchée... Que le clergé marche sous votre étendard en croyant toujours marcher sous la bannière des clés apostoliques. Tendez vos filets comme Simon Barjona ; tendez-les au fond des sacristies, des séminaires et des couvents plutôt qu’au fond de la mer ; et si vous ne précipitez rien, nous vous promettons une pêche plus miraculeuse que la sienne. Vous aurez pêché une révolution en tiare et en chape, marchant avec la croix et la bannière, une révolution qui n’aura besoin que d’être un tout petit peu aiguillonnée pour mettre le feu aux quatre coins du monde. »

Cette révolution qui doit mettre le feu aux quatre coins du monde, nos ralliés à tout prix s’emploient de tout leur cœur à la servir, ne s’apercevant même pas que plus ils concèdent d’avantages aux ennemis de leur foi, plus ceux-ci se montrent inflexibles dans leurs doctrines. En vain Mgr Julien, le sourire aux lèvres, s’imagine, dans sa lettre pastorale de Carême 1922 sur la paix religieuse, amorcer la fin du conflit scolaire en recommandant à ses ouailles de « s’adapter aux lois de la République », l’instituteur et le curé pouvant bien se réconcilier dans le modus vivendi de la proportionnelle scolaire : la Lanterne du 7 mars n’y voit que de quoi pendre le ci-devant évêque, et l’ancien journal de Millerand et de Briand vocifère : « C’est un marché de dupes qu’il nous offre. Il n’y a d’entente possible entre l’école laïque et l’école libre que si celle-ci donne le même enseignement que celle-là... » « Ah ! le souffle d’apaisement religieux, raille à son tour la France libre du 8 mars, comme cela sonne bien dans leur bouche, à ces messieurs ! et comme la Chambre bleu-horizon serait surpassée par la Chambre noire ! »

Alors, pour ne pas être accusés de noircir la Chambre, nos ralliés vont se rougir le plus qu’ils pourront, prosternés devant leurs tyrans avec une servilité que ne connurent ni la Restauration ni le second Empire dans leurs plus beaux jours.

Le Pape, dans sa lettre Maximam gravissimamque du 2 février 1924, ne vient-il pas de permettre – au moins à titre d’essai – les associations diocésaines ? Il a pris soin, il est vrai, de réprouver les lois laïques et de marquer que dans sa pensée, cette nouvelle législation n’est qu’une étape vers la pleine liberté, qu’importe ! Pour eux, c’est le blanc-seing désiré et comme leurs aînés, à propos de la tolérance condescendante que Léon XIII avait accordée au terme de démocratie, chuchotaient sous le manteau : « On lui a fait avaler le mot, on lui fera bien avaler la chose », ils pensent bien faire avaler la laïcité à ce pontificat. Un simple ralliement de raison au pouvoir établi, tel qu’avait cru bon de le conseiller Léon XIII, ne leur paraît plus suffisant ; il faut que l’Église contracte avec la République un mariage d’amour. Déjà ils se font gloire de se définir « des républicains véritables qui ne séparent pas la forme du gouvernement de sa doctrine et qui, par conséquent, tout en se préservant du sectarisme, sont des laïques au sens que les théoriciens de la République ont toujours donné à ce mot ». On pouvait lire cette profession de foi dans l’Almanach catholique de 1924 édité chez Bloud et Gay.

Oh ! en théorie, dans la thèse, comme ils disent, l’Église est toujours pour eux la chaire de vérité, la souveraine maîtresse des âmes, mais dans l’hypothèse, comme une telle affirmation les excommunierait de la République laïque et obligatoire, ils la renient tout simplement et revendiquent leur laïcité « au sens que les théoriciens de la République (c’est-à-dire les Gambetta et les Jules Ferry) ont toujours donné à ce mot ».

« Nous sommes en plein paganisme », constate tranquillement le chrétien d’aujourd’hui, ne se doutant pas que s’il pouvait être juste en des cas particuliers de subir certaines contraintes quand l’Évangile n’avait pas encore infusé son esprit dans notre civilisation, il est insensé autant qu’odieux de s’y résigner de si bon cœur après plus de quinze siècles de services et de bienfaits. Mais l’affirmation des droits de Dieu n’est plus de mise ; ni le Mécréant, ni l’Albigeois d’aujourd’hui n’ont plus rien à craindre de la « plus grande force morale » ; elle n’ambitionne plus qu’une petite place à leur côté dans l’aréopage de Genève pour décréter de concert la paix du monde...

On ne peut se demander sans honte comment les chrétiens de ce temps accueilleraient un saint Bernard ou un saint Dominique s’ils revenaient organiser en Europe la défense de la foi menacée ; ils couvriraient sa voix de clameurs indignées et n’auraient de cesse que Rome ne les eût désavoués devant la Société des Nations. « Ce n’est plus de ce temps », répéteraient-ils en haussant les épaules. Car ce temps exige que les États renient Dieu et adorent la souveraineté populaire et que les catholiques y coopèrent, ne se lassant pas de souscrire à chaque nouveau coup de verge sur les épaules de leur Rédempteur, à chaque crachat, à chaque soufflet sur sa Face, votant les douzièmes provisoires pour l’achat des clous et du bois de la Croix...

L’Église attend la liberté d’enseigner ses enfants selon cette fameuse répartition proportionnelle scolaire qu’ils lui ont promise, tout bas, entre deux portes d’antichambre de ministère, moyennant de légères concessions verbales ; mais la Maçonnerie veille ; elle lâche, au moment voulu, ses molosses contre les téméraires qui se risquent à entrer dans le domaine privé de l’Enseignement dit public, et nos gens courent encore. « Ce n’est pas encore le moment », prononcent-ils gravement. Ainsi, dans la cour de Caïphe, ce n’était pas non plus le moment pour Pierre de confesser son maître ; la manœuvre parlementaire de ce temps-là consistait à le renier... Peut-être un jour se trouvera-t-il un prêtre pacifiste et démocrate pour nous apprendre que ce reniement était de la haute politique qui permit au futur chef de l’Église d’entrer chez le grand Prêtre et d’endormir ainsi les soupçons du Sanhédrin. Quant aux larmes, ce passage aurait bien pu être interpolé plus tard par un disciple fanatique de Paul...

 

Il court dans les évêchés un certain Mémoire confidentiel qui trace pour les élections de 1924 une conduite digne de ces héroïques chrétiens. Ce mémoire prescrit l’abandon radical de toutes les revendications catholiques, même celles qui ne s’inspirent que du simple droit commun comme la répartition proportionnelle scolaire : « Revendication d’une justice éclatante, concède le Mémoire confidentiel, malheureusement cette réforme s’inspire d’une conception directement contraire à celle qui a prévalu sous la troisième République, en matière d’enseignement public... De toute certitude, tous les partis de gauche, les modérés comme les avancés, s’y opposent obstinément. » Aussi, pour ne pas leur déplaire, faut-il désormais éviter « toute sorte de compromissions avec les anciens partis », car la cause de cette intransigeance des partis de gauche n’est évidemment pas imputable au sectarisme de la Maçonnerie mais aux maladroites interventions des catholiques trop zélés qui ont « provoqué la mauvaise humeur » de M. Jonnart. Et comme « les candidatures idéales sont vouées à l’échec », le Mémoire confidentiel prescrit le ralliement complet aux « lois de la République », y compris sans doute la laïcité « au sens que les théoriciens de la République ont toujours donné à ce mot », comme s’exprimait l’Almanach catholique français pour 1924.

Le résultat de cette profonde politique fut, bien entendu, le triomphe du Cartel maçonnique, les démocrates chrétiens ayant employé tout leur zèle à évincer les candidats conservateurs, soit en les supplantant, soit en soutenant contre eux les candidats radicaux.

Aussitôt au pouvoir, la Maçonnerie jeta le masque, chassa Millerand de la présidence, appliqua immédiatement les lois laïques en Alsace-Lorraine au mépris des libertés promises par Poincaré. Ce fut une stupeur chez les catholiques, car ces moutons ne voudront jamais croire que les loups soient friands de leur chair. On fonda aussitôt, en réponse à l’attaque du Cartel, la Fédération Nationale Catholique avec, comme président, le général de Castelnau, et une campagne d’offensive générale commença dans tout le pays. Les orateurs dirigeaient contre les positions de l’adversaire des tirs de mitrailleuses bien nourris : malheureusement c’était des cartouches à blanc. Rappel des Congrégations, répartition proportionnelle scolaire, toutes nos libertés étaient revendiquées, la voix terrible et le torse bombé, devant des dizaines de milliers de personnes tout émues de leur nombre et de leur audace. Les Évêques patronnaient ces assemblées en plein air et cela finissait à l’église, sous l’œil indulgent de la police, avec un salut et le chant du Nous voulons Dieu. L’exaltation était si communicative que les Cardinaux et Archevêques de France, le 10 mars 1925, décidèrent de lancer une déclaration « sur les lois dites de laïcité et sur les mesures à prendre pour les combattre ». Inspirée et rédigée par un théologien dominicain dont l’éloquence avait pendant vingt-cinq ans enseigné dans la chaire de Notre-Dame la pure doctrine de saint Thomas, elle renversait toutes les équivoques et n’avait qu’un seul souci : dire la vérité. « Les lois de laïcité, énonçait-elle, sont injustes, d’abord parce qu’elles sont contraires aux droits formels de Dieu... Elles tendent à substituer au vrai Dieu des idoles (la liberté, l’humanité, la science, etc.), à déchristianiser toutes les vies et toutes les institutions. Elles sont injustes ensuite, parce qu’elles sont contraires à nos intérêts temporels et spirituels... Dès lors les lois de laïcité ne sont pas des lois. Elles n’ont de la loi que le nom, un nom usurpé ; elles ne sont que des corruptions de la loi, des violences plutôt que des lois, dit saint Thomas. Ne nous nuiraient-elles que dans l’ordre temporel, en soi, elles ne nous obligeraient pas en conscience... Elles ne pourraient nous obliger qu’au cas où il faudrait céder un intérêt purement terrestre pour éviter des troubles et des scandales. Mais comme les lois de laïcité attentent aux droits de Dieu, comme elles nous atteignent dans nos intérêts spirituels ; comme après avoir ruiné les principes essentiels sur lesquels repose la société, elles sont ennemies de la vraie religion qui nous ordonne de reconnaître et d’adorer dans tous les domaines, Dieu et son Christ, d’adhérer à leur enseignement, de nous soumettre à leurs commandements, de sauver à tout prix nos âmes, il ne nous est pas permis de leur obéir, nous avons le droit et le devoir de les combattre et d’en exiger, par tous les moyens honnêtes, l’abrogation. »

« Deux tactiques : la première consisterait à ne pas heurter de front les législateurs laïcs ; on citerait des cas dans l’histoire où, avec certains hommes investis du pouvoir et moins mal disposés, elle a réussi ; cependant elle présente dans le cas présent des inconvénients graves. Elle laisse les lois debout. Les plus malfaisantes continuent à agir, quelles que soient les intentions des ministères successifs. Cette politique, en outre, encourage nos adversaires, qui, comptant sur notre résignation et notre passivité, se livrent, chaque jour, à de nouveaux attentats contre l’Église... C’est pourquoi la majorité des catholiques vraiment attachés à leur foi demandent qu’on adopte une attitude plus militante et plus énergique. »

Et l’Église de France, par la voix de ses cardinaux et archevêques, préconisait une action méthodique ; sur l’opinion par la propagande de la vérité, par la dénonciation des préjugés qui égarent le peuple en l’aveuglant, par les démonstrations extérieures ; sur les législateurs par des pétitions envoyées aux députés et aux sénateurs de chaque département et, au besoin, par le refus des voix catholiques aux candidats qui ne seraient pas, en théorie et en pratique, les adversaires du laïcisme ; sur le gouvernement enfin par des protestations massives, des délégations, des ultimatums, voire des grèves, ainsi qu’ont l’habitude de le faire socialistes, communistes, fonctionnaires, ouvriers, commerçants, quand une loi ou un décret leur déplaît ou leur nuit. « Ils assiègent et ils harcèlent le gouvernement qui, presque toujours, finit par céder à leurs instances. »

« Pourquoi, poursuivait cette réfutation éclatante du récent mémoire confidentiel, pourquoi autant que nous le permettent notre morale, notre dignité, notre amour de la paix, fondée sur la justice et la charité, ne les imiterions-nous pas, afin d’effacer de notre code les lois qui, suivant l’énergique parole d’un de nos évêques, nous mènent « du laïcisme au paganisme » ?... Assurément l’œuvre est immense et difficile, mais le propre de la vertu de force est d’affronter les obstacles et de braver les dangers. De plus, nous disposons de troupes dont le nombre et le courage égalent au moins le nombre et le courage des autres groupements, car une multitude de chrétiens, à compter seulement ceux qui sont fervents et agissants, sont impatients d’engager la lutte. Nos cadres – paroisses, diocèses, provinces ecclésiastiques – sont préparés. Ce qui a trop manqué jusqu’ici aux catholiques, c’est l’unité, la concentration, l’harmonie, l’organisation des efforts... On dira que cette attitude nous expose à des retours offensifs et impitoyables de nos adversaires. Ce n’est pas certain. En tous cas, à quelles calamités ne nous expose pas l’attitude contraire ? Quel avenir nous attend si, satisfaits d’une légère et artificielle détente, nous nous endormons ? Jamais, peut-être, depuis cinquante ans, l’heure n’a paru aussi propice ; à la laisser passer sans en profiter, il semble bien que nous trahissions la Providence. »

Ce fut un beau tapage chez les démocrates chrétiens. Cette franchise allait ruiner toute la politique de conciliation si laborieusement ourdie dans l’ombre, juste au moment où Briand revenu au pouvoir avec le Cartel allait leur permettre de reprendre ces intrigues de couloir et d’antichambre qui les grisent d’une illusoire puissance. Briand, au cours de sa campagne électorale, notamment dans son discours de Nantes, n’avait pas caché de quel côté il entendait orienter ses troupes : « Que la France apparaisse comme la fille de la Révolution, tournée vers l’avenir, et vous y verrez les peuples se tourner vers elle et lui crier : Éclaire-nous, guide-nous !... Cette France-là sera inattaquable, couverte par le bouclier du monde entier. C’est celle que je veux voir sortir des élections prochaines... Demain, il faut que tout ce qui est républicain, du plus modéré au plus avancé, se groupe, s’unisse ; il faut que tout ce qui est de la famille républicaine, tout ce qui est « bleu » se dresse contre ce qui est « blanc » et je dis que de pareilles luttes, bien loin d’affaiblir le pays, ne font que le fortifier. » Car, à l’encontre de l’anticléricalisme, le pacifisme républicain est exclusivement un article d’exportation...

Il fallait donc choisir entre l’ultimatum de l’Apôtre de la Paix et la Déclaration des cardinaux ; il n’y avait pas à hésiter, d’autant que le bruit courait d’une grande fureur du nonce Cerretti à la nouvelle de cet acte d’autorité apostolique. Un dimanche de Carême, dans la chaire de Notre-Dame, alors que le Père Samson, de sa voix magnifique, y venait d’émouvoir les cœurs en proclamant qu’il ne croyait pas qu’un Dieu fût assez barbare pour avoir immolé son Fils à sa Justice, mais que la Rédemption avait été inspirée par le seul amour des hommes, le cardinal-archevêque en gravit à son tour les marches et pour tranquilliser ses ouailles sur l’héroïsme que la Déclaration semblait leur demander, il les avertit qu’il ne fallait voir dans cette critique des lois laïques qu’une « simple leçon de catéchisme » et non un acte politique. Parole normande qu’on pouvait interpréter comme on voulait et que le trop rusé prélat se garda bien d’expliquer. Logiquement et chrétiennement, cela aurait dû vouloir dire qu’il valait mieux obéir à Dieu qu’aux hommes et que les devoirs envers Dieu enseignés dans le catéchisme nous interdisaient d’accepter des lois qui niaient jusqu’à son existence. Aussi bien le sens comme les termes mêmes de la Déclaration le criaient à chaque ligne. Mais c’était trop simple et les démocrates chrétiens surent en tirer une exégèse qui justifiait tous leurs abandons ; ils mirent en avant la fameuse distinction entre la thèse et l’hypothèse, d’après laquelle il est expressément requis de renier dans l’hypothèse ce qu’on affirme dans la thèse. En thèse la Déclaration des cardinaux était irréfutable, mais dans l’hypothèse il fallait n’en tenir aucun compte. En somme on faisait dire à Son Éminence le cardinal Dubois : « Ne prenez pas au sérieux cet appel aux armes ; nous sommes forcés d’enseigner ça au catéchisme, portes bien closes, parce que telle est notre doctrine, mais qu’elle n’aille point troubler vos combinaisons politiques et n’y voyez que du noir sur du blanc, comme au Syllabus. » C’est ainsi qu’ils imaginaient aussi une distinction subtile entre laïcité et laïcisme. Le laïcisme était condamnable parce qu’il apportait des préoccupations sectaires, mais la laïcité était un état de fait résultant du progrès social et décelant bien souvent un christianisme qui s’ignorait.

En moins de six ans, d’abord ténébreusement, puis effrontément, s’est refaite l’obscène confusion de la Rédemption et de la Révolution, du Salut et du Progrès économique, du Christ et de l’homme charnel, toute la grossière mystagogie enfin du Sillon dont Pie X avait dévoilé « l’âme fuyante ». « La Paix ! la Paix ! », invoquent-ils en joignant les mains. Ah ! certes, elle n’a rien de commun avec celle, trop dure à conquérir, que saint Thomas définit la tranquillité de l’ordre ; cette rigueur de doctrine, cette soumission à l’objet, ce discernement sagace des éléments d’un problème, ont toujours répugné à leurs effusions oratoires, à leur fourbe évasion hors du réel. Cette guerre qu’un Péguy, un Psichari, un Cochin, des milliers d’autres, avaient pressentie et offerte comme l’holocauste de toutes nos erreurs, ils n’en veulent pas accepter l’enseignement mystique ; elle ne sera plus désormais qu’une faillite commerciale, sans auteurs responsables, à liquider le plus vite possible sur le dos des millions de morts, de veuves, d’orphelins par un consortium international de banquiers, de philanthropes, de démocrates, qui communient dans on ne sait quelle liquéfaction ignoble des vertus chrétiennes.

 

 

 

 

Au mois d’août 1926, le délire atteignit son apogée à Bierville.

C’était la sixième fois, depuis 1921, que le Congrès international des catholiques pacifistes, en union avec la Ligue des Droits de l’Homme, tenait ses assises. En 1922 il s’était transporté à Vienne, en 1923 à Fribourg en Brisgau, et l’on y avait assisté à ce spectacle qui eut fait verser des larmes à Jean-Jacques de femmes allemandes apportant leurs bijoux en sacrifice à la réconciliation des peuples ; en 1924 les mystères du nouveau culte humanitaire furent célébrés à Londres ; en 1925 à Luxembourg. Cette année 1926, il fallait frapper un grand coup, car l’esprit de Locarno venait d’illuminer les âmes sensibles et les cervelles légères au spectacle de l’amitié scellée entre le maçon Stresemann et son compère Briand, sous les tonnelles du lac Majeur, au prix de l’évacuation sans garanties de la Rhénanie.

Un manifeste est lancé de l’officine du boulevard Raspail à tous les pacifistes démocrates qui, « quelles que soient leurs convictions, non seulement respectent mais reconnaissent la nécessité des forces religieuses et morales pour l’œuvre de la paix », les conviant à un congrès qui se tiendra cette fois dans le somptueux domaine de Bierville, près d’Étampes, propriété du ploutocrate socialisant, Marc Sangnier.

Si aucun parlementaire catholique n’a jugé opportun d’envoyer son adhésion, par contre, cent seize sénateurs ou députés, dont plusieurs ministres ou anciens ministres, ont signé un appel à l’opinion française en faveur de cette démonstration internationale.

Briand, alors Président du Conseil, s’est empressé naturellement d’assurer Marc Sangnier, président du comité d’organisation, de toute sa sympathie et de tout l’appui de son gouvernement. Le 24 août, cent cinquante congressistes déjeuneront au Ministère des Affaires étrangères. Accueil, nous dit le compte-rendu, « solennel, charmant et cordial ». M. Barthou, ministre de la Justice, délégué par le président de la République, représentera le Gouvernement, assisté de Sarraut, ministre de l’Intérieur et de Painlevé, ministre de la Guerre. Il portera un toast « au Congrès, à ses efforts, à ses services, à la paix fondée sur les assises de la Justice et du Droit ».

Dans le parc, un vaste camp – le camp de la Paix – a dressé une quarantaine de tentes pouvant abriter quatorze cents jeunes gens ; trois autres tentes ont été aménagées en réfectoire de 100 mètres sur 200 mètres. « Symbole éloquent, dit le compte rendu, le matériel ainsi que les cuisines roulantes et les groupes électrogènes qui devaient éclairer le camp de la paix pendant la nuit ont été prêtés bénévolement par le ministre de la Guerre, nouvelle et originale attestation de la volonté de Paix qui anime la Nation Française et son gouvernement. » Un calvaire – le Calvaire de la Paix – domine ces grandes manœuvres pacifistes de l’Humanité future où alternent, comme dans les rêves civiques de Robespierre, les discours, les cantiques, les réjouissances populaires et les banquets. Durant tout le mois d’août, seront célébrées des fêtes internationales où Firmin Gémier réglera les divertissements et Xavier Privas entremêlera ses romances montmartroises avec les sensibleries philanthropiques du chansonnier silloniste Henri Colas, cependant qu’Edward Montier, président des Philippins de Rouen, dramaturge de patronage et moraliste échauffé de la crise des sens chez les adolescents, qui devait disparaître dans une histoire de mœurs assez délicate, s’enchantera au commerce des jeunes apôtres de la Paix...

Le conciliant Mgr Jullien, évêque d’Arras, a laissé dans le Correspondant du 25 septembre 1926 un récit de ces journées mémorables bien curieux à lire, car on y remarque une indulgence assez frivole traversée çà et là de fugitives inquiétudes. Sa Grandeur, en effet (on ne disait pas encore Son Excellence), a tenu à patronner ces manifestations pacifistes de concert avec Mgr Gibier, l’évêque de Versailles, cœur excellent aussi, mais qui ne craignait pas les imprudences (Gibier avancé, mais fort bon goût, avait télégraphié à sa femme un congressiste démocrate de la Semaine Sociale, en 1913.)

À la séance d’ouverture, Mgr Jullien a déclaré modestement : « Le catholique éprouvé qu’est Marc Sangnier a souhaité qu’un Évêque pût dire son mot en ces grandes assises qui réunissent des hommes venus de tous les horizons de la pensée française et internationale. » Ce mot épiscopal ne sera d’ailleurs qu’une adhésion chaleureuse au grand rêve maçonnique. « L’Église, ne craindra-t-il pas d’avancer, reconnaît dans les organismes de La Haye et de Genève l’aboutissement de sa théologie sur le droit international. » L’Église n’a donc qu’à passer la main à la Société des Nations, puisque celle-ci, qui a prononcé l’exclusive contre la représentation du Saint-Siège en son sein, est, selon cet évêque, l’aboutissement de sa théologie sur le droit international. Aussi ne faut-il pas nous étonner si nous voyons le F.˙. Ferdinand Buisson, président de la Ligue des Droits de l’Homme qui, naturellement, est de toutes ces fêtes, s’avancer vers l’évêque d’Arras, les yeux mouillés de pleurs de joie et déclarer, à la lueur des torches et sous les drapeaux unis de toutes les nations, qu’il est prêt à signer tout ce qu’a dit Sa Grandeur. Alors l’évêque applaudit à son tour le F.˙. Buisson ; les mains du maçon et de l’Oint du Seigneur s’étreignent, l’Église et la Libre-Pensée s’embrassent. Justitia et Pax osculatae sunt...

Cependant ce prélat qui est lettré ne tarde pas à se montrer quelque peu dépaysé dans cette assemblée qui ignore par trop les nuances, les distinctions, qui font les délices de Sa Grandeur ; mais dans son désir de plaire, il s’efforce à tout comprendre, même les impulsions rudimentaires de Caliban.

« Il faut s’attendre à voir aux prises deux tendances qui peuvent se caractériser ainsi : l’une, plutôt sociale et juridique, l’autre plutôt individuelle et mystique. Un certain évangélisme tolstoïsant se fera jour pour simplifier le problème de la paix en le réduisant à une question de conscience personnelle. Le principe de la non-résistance au mal ne sera plus un conseil de perfection qui est le fait d’un petit nombre, mais une obligation pour tous. »

Quand une vieille Anglaise, Miss Clar, jettera dans la balance élégante de l’évêque le poids brutal du précepte : Tu ne tueras point, Sa Grandeur rappellera gravement les arguments théologiques en faveur des guerres légitimes, citera saint Thomas, Vittoria, Suarez. Mais ces jeunes gens, insensibles à l’érudition ecclésiastique et à l’autorité des Anciens, n’ont plus de lettres ; ils n’ont lu que Jaurès et des moutures de Marx pour patronages et prennent l’échauffement de leurs entrailles pour l’inspiration de l’Esprit Saint. « Défense à l’État, décrètent-ils, de porter atteinte à la conscience individuelle. Tout citoyen, s’il considère la guerre comme injuste, a le droit et le devoir de refuser de porter les armes ! » Sans doute, admet Sa Grandeur, dans la thèse cette opinion peut se soutenir, mais dans l’hypothèse comment l’admettre sans de graves désordres ? Sa Grandeur s’étonne d’un tel fanatisme ; elle n’a pas encore découvert que chez les démocrates chrétiens, la commode distinction ne joue que lorsqu’il s’agit des Droits de l’Église ; quand il s’agit des principes de l’individualisme révolutionnaire, la thèse doit être respectée inflexiblement, dut la Société en périr ; mais Sa Grandeur se contente de noter : « Ils seraient pour Tertullien contre saint Ambroise et saint Augustin. » « Je vois venir Tolstoï, annonce-t-il encore. » Eh quoi ! ne vont-ils pas jusqu’à poursuivre l’esprit de guerre dans les jeux des enfants ? Quel manque d’atticisme ! « Ne peut-on admirer les hommes de guerre sans aimer la guerre ? » Ces jeunes fanatiques le priveront-ils du plaisir qu’il goûte à lire le récit de la bataille de Rocroy dans l’Oraison funèbre du Prince de Condé ? Non, il ne leur sacrifiera pas la redoutable infanterie espagnole célébrée par l’Aigle de Meaux, non plus que le combat contre les Maures du Cid cornélien.

Mais peut-être chez ces jeunes barbares la « tendance juridique et sociale » sera-t-elle plus discrète que la « tendance individuelle et mystique » ? Hélas ! elle ignore autant les dissertations des docteurs orthodoxes ou veut les ignorer ! Pour ces disciples de l’Alliance nouvelle, les Droits de l’Homme sont l’Évangile, la Société des Nations, l’Église infaillible qui doit, selon la définition de l’abbé Loisy, faire de l’Humanité « l’objet de sa foi et de son service ». Aussi les États devront-ils « limiter leur souveraineté au profit de cette autorité internationale qui doit constituer un Sur-État capable d’imposer sa loi par des pouvoirs suffisants. » Mais Sa Grandeur tient ce vœu pour une chimère. « C’est un rêve évanoui », pense-t-il. « Les États ont déjà assez de peine à concilier l’individualisme démocratique avec les nécessités sociales de la Nation. »

Une autre motion préconisant « la réforme de l’enseignement dans le sens démocratique en facilitant aux enfants de la classe ouvrière et paysanne l’accès des études secondaires et supérieures » ne le trouble pas davantage. « Il est vrai, commente Sa Grandeur, que le nom d’école unique n’est pas prononcé, ce qui fera peut-être accepter la motion à ceux qui auraient peur d’un mot. »

L’empressement d’un Ferdinand Buisson à stimuler tous ces délires (« Ferdinand Buisson approuve chaleureusement la doctrine pacifiste de l’Église », lit-on dans la publication Peuple de France, des Éditions Spes) n’ouvre pas les yeux de Sa Grandeur. Elle ignore sans doute que la Grande loge de France, comme on peut le lire à la page 236 de son bulletin officiel de 1922, a émis le vœu suivant : « La Franc-Maçonnerie, qui a tant fait pour l’émancipation des hommes et à qui l’histoire est redevable des révolutions nationales, saura aussi faire cette plus grande révolution qu’est la Révolution internationale » et que pour y parvenir elle s’emploie à lancer l’idée qu’elle a déjà émise au Congrès interallié de 1917 de faire de la Société des Nations « une sorte d’État supranational investi des trois pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire dont l’autorité serait sanctionnée par une armée ou une police internationale ». Sa Grandeur ignore aussi sans doute que l’École unique méditée, préparée dans ses moindres détails au fond des Loges, n’est dans la pensée de ses promoteurs que la suprême offensive générale de la Maçonnerie contre nos dernières libertés scolaires et qui doit instaurer le règne absolu de la laïcité en s’emparant définitivement et totalement de toute la formation intellectuelle, morale et physique de l’enfance et de la jeunesse.

Sa Grandeur, au surplus, a l’âme trop indulgente pour croire à des desseins si noirs ; et puis ces jeunes gens ont un enthousiasme si touchant qu’Elle serait désolée de leur déplaire ; aussi, tout en formulant des réserves – oh ! sans rigueur ! – contre certains vœux « qui paraîtraient dangereux pour la sécurité du pays », Elle conclut ainsi son article : « Il ne faut pas être trop sévère pour tout ce qui anticipe sur le temps et dérange les habitudes d’esprit réputées principes inébranlables, quand par ailleurs les gouvernements ont les mains libres pour parer à la sécurité des États. » Et d’un geste gracieux, Sa Grandeur couvre ces bons jeunes gens de son manteau épiscopal.

Cependant Elle aurait pu se rappeler le passage de la lettre de Pie X sur le Sillon : « Quand on songe à tout ce qu’il a fallu de force, de science, de vertus surnaturelles pour établir la Cité chrétienne et les souffrances de millions de martyrs, et les lumières des Pères et des Docteurs de l’Église et le dévouement de tous les héros de la Charité en une puissante hiérarchie née du ciel, et des fleuves de grâce divine, et le tout édifié, relié, compénétré par la Vie et l’Esprit de Jésus-Christ, la Sagesse de Dieu, le Verbe fait homme ; quand on songe, disons-nous, à tout cela, on est effrayé de voir de nouveaux apôtres acharnés à faire mieux avec la mise en commun d’un vague idéalisme et de vertus civiques... Qu’est-ce qui va sortir de cette collaboration ? Une construction purement verbale et chimérique où l’on verra miroiter pêle-mêle et dans une confusion séduisante, les mots de liberté, de justice, de fraternité et d’amour, d’égalité et d’exaltation humaine mal comprise ; ce sera une agitation tumultueuse, stérile pour le but proposé et qui profitera aux remueurs de masses moins utopistes. »

 

 

 

 

Or ces idylles se consommaient à l’heure même où, au Mexique, le juif maçon Callès, qui avait succédé à Obregon à la présidence, ordonnait l’application de la Charte sectaire de Queretaro qui livrait églises, écoles, institutions au bon plaisir de l’État et décrétait la laïcisation intégrale de l’Enseignement à tous les degrés. Promulguée en 1917 et aussitôt condamnée par l’unanimité des Évêques, aucun gouvernement n’avait osé lui donner force de loi et Obregon lui-même avait reculé devant douze millions de catholiques décidés à résister jusqu’au sang.

C’était le 31 juillet 1926 que la Constitution devait entrer en vigueur. La veille, dans la province de Jalisco, un jeune chef, Anacleto Gonzales Florès, a rassemblé autour de lui ceux qu’on appellera désormais les cristeros dans une ligue, l’Union Populaire ; ils ont juré « par Jésus Crucifié, par Notre-Dame de la Guadeloupe, Reine du Mexique et par le salut de leur âme » de défendre, les armes à la main, leur liberté religieuse. Cette ligue s’étendra bientôt à tout le Mexique. Une nouvelle Vendée s’élève au pays des Indiens.

En même temps ils ont décidé de répondre à l’édit de Callès par le boycottage absolu. « Dès le 31 juillet, énonce l’article Ier de leur programme, les catholiques s’abstiendront de promenades, amusements, cinémas, théâtres, bals et de toute espèce de divertissements publics et privés. Maudit soit le catholique qui, lorsque Dieu est absent de notre patrie, ose encore s’amuser ! »

Il en sera de même des vêtements qu’on ne doit acheter qu’en cas d’extrême nécessité, des friandises, des fruits, moyens de transport, billets de loterie, fréquentation des écoles laïques, journaux opposés à leur programme. Les Catholiques vivront entre eux, enseigneront le catéchisme à leur foyer, priant en famille pour la liberté de l’Église, organiseront des centres d’instruction religieuse, propageront leurs doctrines dans les ateliers, les fabriques, les établissements commerciaux.

Quant aux évêques, ils ont ordonné la suspension du culte ; les églises sont fermées ; les persécuteurs ne s’empareront que de temples vides. Le Saint Sacrifice se célébrera désormais en cachette dans les maisons amies ; un atelier de couture, un bureau, une salle à manger, se transformera soudain en chapelle où des prêtres, introduits sous des déguisements, viendront dire la messe, communier les fidèles et d’où ils partiront, emportant sur eux les hosties consacrées pour continuer leur ministère de village en village.

Devant cette résistance, Callès a interdit toute réunion religieuse sous peine de mort et lâché ses bandes dans toutes les provinces. Le 15 août, Don Luis Batis, curé du village de Chalchuite, accusé de complot contre le gouvernement, est fusillé avec trois jeunes présidents de ses œuvres paroissiales. Le 21, au village de Monax, le vieillard Manuel Campos est traîné dans le cimetière où, après avoir été fouetté, il tombe, criblé de balles, les bras en croix, au cri de Viva Cristo Rey ! le cri de ralliement des Cristeros. Quand ils ne sont pas fusillés en masse, les catholiques sont pendus aux poteaux télégraphiques ou aux branches des arbres. Impassibles, les États-Unis continuent à fournir d’armes et de munitions ce gouvernement de bandits.

Mais la route est longue de Puebla à Bierville et les feux de salve qui massacrent les cristeros au pays de Notre-Dame de Guadeloupe n’arrivent pas au Camp de la Paix. D’ailleurs de quoi se plaignent ces agités ? N’ont-ils pas un gouvernement démocratique et la Démocratie n’est-elle pas la réalisation politique de la fraternité évangélique ? la Constitution de Queretaro ? N’avons-nous pas su nous accommoder en France de la laïcité de l’État ? Ici même Ferdinand Buisson ne rivalise-t-il pas d’amabilité avec Mgr Jullien ? Et s’il est vrai que le peuple se déchristianise de plus en plus, cela n’a pas d’importance puisqu’avec l’enseignement obligatoire des principes démocratiques, il devient de plus en plus conscient des Droits de l’Humanité.

S’il s’agissait de pogroms en Hongrie, en Roumanie, Marc Sangnier volerait aussitôt dans les bras de Victor Basch et de Rappoport, et, tout suant d’éloquence, tonnerait contre les gouvernements autocrates qui oppriment la liberté de conscience. Mais ces cristeros qui n’ont qu’un amour, celui de Dieu, et semblent ignorer la Démocratie puisque ce nom sacré est absent de leurs lèvres quand ils tombent sous les balles et qu’ils crient seulement : Viva Cristo Rey, entre nous, ils doivent être des esprits arriérés dans le genre de ces chouans de nos provinces de l’Ouest que l’abbé Trochu, heureusement, éveille depuis quelques années à la conscience sociale...

Combien plus intéressants sont en ce moment la Géorgie et l’Azerbaïdjan ! Les congressistes se sont empressés d’envoyer des vœux de sympathie aux jeunesses révolutionnaires qui combattent là-bas « pour les idées de liberté et de démocratie incarnées dans le principe de l’indépendance de leur république démocratique. »

Cependant, à Rome, le Souverain Pontife suivait anxieusement les nouvelles qui lui arrivaient du Mexique et quand, le 20 août, encore tout chaud des vœux pour l’École unique et le refus du service militaire, Sangnier lui a envoyé un télégramme ainsi conçu : « Plusieurs milliers de congressistes catholiques réunis à Bierville, au sixième Congrès Démocratique International pour la Paix, envoient au Saint-Père l’hommage de leur admiration enthousiaste et reconnaissante pour le magnifique effort de la Papauté en faveur de la Paix du Christ. Dimanche prochain, jour de clôture du Congrès, sous la présidence de Mgr Gibier, ils prieront à l’intention de l’Église et du Pape, assurant le Souverain Pontife de leur très profond et filial respect. » Le Pape lui a fait répondre par le cardinal Gasparri ces mots soigneusement pesés : « Le Saint Père agrée l’hommage de vénération des catholiques réunis pour le sixième congrès international pour la paix et accorde bien volontiers la bénédiction apostolique implorée. Il prie pour qu’à son tour et partout arrive la Paix sociale et internationale avec le règne du Christ. Sa pensée se tourne avec une particulière et paternelle sollicitude vers l’Église du Mexique. Que Dieu la soutienne et la console dans sa dure épreuve. »

Leçon opportune, mais qui ne semble pas avoir beaucoup ému les entrailles de Marc Sangnier. Le jour de la clôture, après la messe, il est monté à l’autel pour lire la réponse du Pape et la faire acclamer, mais il a passé sous silence le mot implorée qui aurait offensé la conscience démocratique de ses disciples.

« Il apparaît bien clairement dans le texte pontifical que les vœux du Saint Père envisagent une paix plus large que n’est la Paix démocratique », aura bien soin de souligner l’Osservatore Romano dans son compte rendu. « Apparisee ben chiaro che si auspica ad una pace piu larga che non sia la pace democratica », et il ajoutera que « le regard de Pierre se porte bien au-delà des confins de la France et de l’Europe ».

Mais les congressistes de Bierville se gardent bien d’accuser le coup. Que leur importe ? Ils savourent leur triomphe d’avoir réussi leur équivoque humanitaire sous le patronage de deux évêques. « On ne travaille pas pour l’Église, disait déjà Pie X dans sa lettre au Sillon du 25 août 1910, on travaille pour l’Humanité. » F. Buisson peut aller raconter à ses frères des Droits de l’Homme que désormais les catholiques sont les plus précieux fourriers de la Maçonnerie.

En 1918, selon la remarque de l’organe du Conseil Supérieur des 33 .˙. de Washington, si la Démocratie universelle, grâce à la guerre, avait remplacé l’Église dans l’ordre politique, il lui restait d’instaurer son règne « dans l’ordre moral, spirituel, ecclésiastique ». En août 1926, sous les ombrages de Bierville, la Contre-Église a gagné la seconde manche. La Paix humanitaire se confond désormais avec la Paix du Christ et Briand en est l’apôtre ; l’olivier de Locarno ne se distingue plus des rameaux de Betphagé sur le passage du Rédempteur. Neuf mois plus tard, le vendredi 26 mai 1927, à Mulhouse, le sénateur Brenier, président du Conseil de l’Ordre du Grand Orient, pourra dire dans une conférence organisée sous les auspices de la loge « la Parfaite Union » : « Pendant deux siècles notre plus dangereuse ennemie fut l’Église ; il semble maintenant qu’elle reconnaisse s’être trompée de route. Le cardinal Gasparri s’efforce de créer un modus vivendi avec la République et de conclure un concordat avec elle, auquel les Loges non seulement ne s’opposent pas, mais dont elles espèrent le succès. »

Dans ce camp de la Paix, toute l’équivoque de Lamennais entre la Nature et la Grâce, la Société et l’Église, l’Homme et le Christ, la Démocratie et la liberté déifiante du baptême, reprend corps. Tout ce que l’Encyclique Mirari vos a condamné devient article de foi. Les sacrements ne sont plus nécessaires pour le salut du monde ; ce sont seulement des « forces morales » qui coopèrent au même titre – on est pour l’égalité démocratique ou on ne l’est pas – que le laïcisme de Ferdinand Buisson. Le Christ Roi doit déposer sa couronne et se contenter d’apporter le ferment révolutionnaire de son Évangile à la démocratisation du monde. L’Église enfin s’est réconciliée et compose avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne : la quatre-vingtième proposition du Syllabus est abrogée.

Dieu règne et ne gouverne plus.

 

 

 

Robert VALLERY-RADOT, Le temps de la colère,

10e édition, Grasset, 1932.

 

 

 

 

 

 

 

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