Dieu reconnaîtra les siens

 

(1er chapitre du Temps de la colère)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Robert VALLERY-RADOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Vous croyez avoir fait la guerre ; vous n’avez pas fait la guerre : vous avez fait une Révolution ».

(RENÉ VIVIANI, Président de la Commission de la Paix, Discours à la Chambre, 17 Septembre 1919).

 

 

Ayant exilé les dieux de la Cité, le monde moderne cherche à les remplacer par quelque chose, il ne sait quoi, qui n’existe nulle part. Crise de confiance, dit-il, oui, crise de foi et qui gagne l’Église elle-même. Comme à la veille de la Révolution, nous percevons à sa périphérie une odeur d’hérésie diffuse : mêmes trahisons de mots, même confusion de principes, où, au lieu de célébrer avec les loges d’alors l’Être Suprême, le Législateur des chrétiens, la Philanthropie, d’étranges apôtres tentent d’accommoder au christianisme les idéologies maçonniques de Démocratie, d’Humanité, de Société, de Progrès, de Pacifisme et d’Internationalisme ; par endosmose inéluctable mais, hélas, unilatérale, leurs dogmes se diluent en abstractions, leur mystique en politique. Appuyant à dessein l’accent sur les nécessités physiques que comporte notre devoir social, ils relèguent dans l’ombre la pratique des vertus héroïques à tel point que le catholicisme ne se présente plus guère à la masse des fidèles que comme une adaptation sournoise au monde matérialisé, un opportunisme cafard, une religion à la petite semaine qui engendre à son image une race de petits avares.

Que s’est-il donc passé ? Comment le sel en est-il venu à s’affadir à ce point ? Qu’on se rappelle le merveilleux printemps spirituel qui éclatait de toutes parts à la veille de la guerre : alors l’Église réapparaissait soudain dans sa gloire d’aïeule vénérable, d’auguste gardienne des antiques secrets du vivre et du mourir, et le monde étonné de l’avoir trop longtemps délaissée se tournait vers Elle pour reconnaître ses insignes destins au miroir fidèle de sa plus profonde humanité. Claudel, le Cyclope subjugué par l’Enfant-Roi de Bethléem, recréait les premiers âges du monde dans sa grotte marine. Péguy, le pèlerin de Chartres, voyait l’Univers comme une paroisse de son Orléanais dans le giron de Dieu ; Jammes, l’Ӕgipan baptisé par saint François au bord du Gave béarnais, conviait toute la création à louer le Pain et le Vin changés au Corps et au Sang de Dieu ; Psichari, le centurion des déserts de l’Adrar, découvrait dans l’Armée l’image d’une soumission plus haute ; Augustin Cochin, le jeune chartiste doucement obstiné, démasquait le mufle de la Bête apocalyptique « pleine de paroles » sous les sept voiles du messianisme démocratique ; et sur le parvis des Gentils, ceux qu’on appelait en ce temps-là les apologistes du dehors renforçaient le chœur de ces croyants ; un Maurras saluait dans l’Église le temple des définitions du devoir ; un Barrès la défendait de toute son âme contre les vétérinaires et les épiciers républicains qui voulaient laisser tomber en ruines ses sanctuaires et, haussant le débat au-dessus de l’hypocrite jurisprudence où un Briand voulait le confiner, il montrait dans l’Hostie élevée par la main du prêtre « une arme contre la bassesse, une flamme dont ceux qui la possèdent rendent témoignage qu’elle est leur trésor ».

La Poésie appelait la Liturgie pour la consacrer ; la Philosophie, la Théologie pour l’accomplir ; la Nature tendait les bras à la Grâce.

Toute une jeunesse, riche d’enseignes et d’armes parlantes, écoutait comme des mots d’ordre, ces incantations prophétiques qui redonnaient à la vie sa vertu légendaire. La France, à ses yeux, n’était plus cette idéologie emphatique d’avocats et d’hommes de lettres, nom de guerre ou alibi sentimental, selon les heures, de la Révolution universelle, mais une réalité spirituelle dont la vocation millénaire trouvait justement à ce moment-là son sens et son accent dans le culte de Jeanne d’Arc récemment béatifiée. En vain essayait-on de laïciser cette figure dont le charme impérieux captivait les plus rétifs au mystère en disant qu’elle incarnait l’âme populaire, il n’en était pas moins vrai que cette âme populaire s’exprimait dans une sainte et dont la mission temporelle très précise avait été de rendre, par la force des armes, le royaume de France au Capétien, et non à un autre, afin qu’il n’en gardât que la lieutenance sous la suzeraineté du Christ ; il n’en était pas moins vrai qu’à la ressemblance de son Dieu dans sa Passion, la guerrière au cœur pur, condamnée par des princes des prêtres et des scribes de son Église, entraînait cette jeunesse à sa suite à invoquer dans les flammes de son bûcher les noms divins dont elle vivait et à embrasser sa Croix.

La sainteté qu’appelait Barrès devant « le flot montant de la grossièreté destructrice » resplendissait pour elle, là-bas, dans le Hoggar étincelant de lumière, où seul, vêtu de sa tunique blanche, l’ermite Charles de Foucauld était allé, en plein XXe siècle, épouser le silence et la pauvreté pour racheter nos obscènes inversions de la parole et du bien-être.

Tout redevenait pour elle signe d’une aventure miraculeuse vers laquelle elle se hâtait comme à des noces solennelles... C’est alors qu’un soir orageux de l’été, l’Europe apprit en tressaillant qu’un adolescent juif du nom doublement cabalistique de Gabriel Princip avait tué l’archiduc François-Ferdinand, prince héritier d’Autriche-Hongrie, dans les rues de Sarajevo, attentat obscur où se décelaient la main des Sociétés secrètes et la complicité de la police (les débats du procès ne firent qu’en dégager l’odeur ténébreuse).

La Maçonnerie internationale prévoyait-elle que ce meurtre depuis longtemps décidé dans ses loges serait l’étincelle qui incendierait la terre et la mer pendant quatre ans ou se borna-t-elle à tirer profit du massacre universel ? Qui poussa Berchtold puis Pachitch, puis Iswolsky, puis Betmann-Holweg, à déchaîner les appétits monstrueux de la Germanie ? Qui organisa la panique des cabinets ? Faut-il accuser seulement les rêves glacés d’une hégémonie financière anonyme au-dessus des patries et des États ? ou derrière ces puissances charnelles un dessein spirituel plus pervers se cachait-il, attisant tous les feux malsains qui couvaient çà et là ? Peut-être un jour aurons-nous la pleine intelligence de ces choses...

Quoiqu’il en soit, toutes les croyances, toutes les fidélités, tous les fanatismes et toutes les superstitions furent mobilisés, amalgamés et dressés ensemble contre l’envahisseur avec un art incomparable. Aux humanitaires on représentait cette guerre comme la dernière, celle qui ferait triompher à jamais le Droit sur la Force ; aux démocrates qu’elle était la levée en masse des démocraties contre les autocraties, aux nationalistes qu’elle allait libérer l’Alsace-Lorraine, aux amateurs de poncifs ethniques qu’elle était la défense éternelle des races latines contre les convoitises germaniques, déclarant froidement pour les besoins de la cause que les Anglo‑Saxons étaient sinon de sang, du moins de culture latine ; il en était de même des Sénégalais, des Marocains, des Annamites, des Hindous et des Australiens. Pour les Russes, on s’en tirait en rappelant qu’un de nos rois avait épousé, dans des temps très anciens, une princesse slave et que la grande Catherine (d’ailleurs allemande, mais on l’oubliait) avait attiré Diderot à sa cour. Quant aux catholiques, leurs prêtres prêchaient dans les chaires, avec la même conviction, que la France républicaine se levait pour mener une véritable croisade contre le Protestantisme incarné dans le peuple de Luther et de Kant et que Dieu ne pouvait manquer de donner la victoire à une aussi sainte cause. Évêques, pasteurs, rabbins, vénérables des Loges scellaient ainsi l’union sacrée. Après la bataille, Dieu reconnaîtrait les siens.

Cependant, sans s’inquiéter de la confusion étrange où éclatait le conflit, un Psichari tombait, comme il l’avait désiré, son rosaire enroulé au poignet, le scapulaire de saint Dominique sur la poitrine, dans les bois d’Ardennes, à Saint-Vincent-Rossignol (Vincent était le nom de son héros de l’Appel des Armes), Péguy à Villeroy, après avoir orné de fleurs l’autel de la Vierge dans l’église du village ; Augustin Cochin un peu plus tard, devait tomber, lui aussi, aux pieds du Calvaire de Hardecourt, un soir de victoire, sur la position conquise par sa compagnie.

Au milieu de ce délire unanime, on apprenait que Pie X, sollicité de bénir les armées de François-Joseph, était mort de douleur indignée, en bénissant la seule Paix. C’était le 20 août ; le cardinal della Chiesa prenait le nom de Benoît XV ; une âme très noble et très bonne habitait ce corps minuscule, et veillait dans ce regard d’oiseau malade que la tempête effarouche. Dès son avènement, il déclarait solennellement qu’il ne négligerait rien de ce qui était en son pouvoir pour « hâter la fin d’une si grande calamité », et il tenait parole. Mais chaque fois que sa voix s’élevait, solitaire et pure, pour conjurer les peuples de déposer leurs armes fratricides, ceux-ci ou du moins ceux qui se prétendent leurs mandataires, se détournaient de lui, tantôt avec une politesse dédaigneuse, tantôt en vociférant des injures. Les journaux français, surtout ceux de gauche, si férus aujourd’hui de germanophilie et de désarmement, se montraient les plus violents dans l’insulte et l’accusaient de prendre parti pour les assassins contre les victimes. Le refus de ces futurs pacifistes de seconder la volonté conciliatrice de « la plus grande puissance spirituelle » du monde, la seule Internationale qui tienne, disait alors Maurras (un des très rares, même dans son parti, à défendre les intentions du Pape) ce refus ne peut surprendre que les naïfs. Une collaboration de cet ordre qui aurait laissé au Pape l’initiative de la Paix aurait fait échouer le vaste plan de subversion qui n’allait pas tarder à se révéler et changer complètement, à l’insu des combattants, le sens et les buts normaux de la guerre. Aussi, dès le 26 avril 1915, le quinzième article du Pacte de Londres signé à l’occasion de l’entrée en guerre de l’Italie contre l’Autriche, et resté secret jusqu’à sa divulgation par les bolchéviks, stipulait que « la France, la Grande-Bretagne et la Russie s’engageaient à appuyer l’action de l’Italie à l’effet de ne pas permettre aux représentants du Saint-Siège d’engager une action diplomatique en vue de la conclusion de la paix et de la solution des questions se rattachant à la guerre ».

C’est que la Paix dont nous savourons aujourd’hui les fruits ne devait rien avoir de commun avec les traités d’autrefois. Elle achèverait le grand plan maçonnique ébauché en 1789, repris en 1830, puis en 1848, et le 4 septembre 1870, en proclamant enfin l’avènement de la Démocratie universelle. Pour qu’il en fût ainsi, la France, pièce maîtresse de la Révolution, comme toujours, sur l’échiquier international, devait immoler jusqu’à ses derniers fils, s’il le fallait. Comme cette action occulte, diffuse et sournoise, opérant à deux fins selon les cobayes à inoculer, tantôt par la dissolution socialiste, tantôt par le fanatisme nationaliste, demandait encore beaucoup de temps, il était de toute nécessité de persuader à la France que la paix du Pape ne pouvait être qu’une paix prématurée, une paix sans honneur, une paix allemande.

Une exclusive du même ordre, tout aussi inhumaine, sera portée contre l’offre de paix séparée de Charles d’Autriche.

À la fin de 1916, l’arrêt de l’offensive anglo-française de la Somme, comme celle des Allemands devant Verdun, venait de démontrer que, malgré les assauts furieux des deux principaux adversaires en présence, leur ruée réciproque finissait toujours par se briser contre un mur de feu infranchissable.

Charles d’Autriche venait alors de ceindre la couronne de Saint-Étienne. Dès son avènement, le 22 novembre, au lieu d’entonner l’acte de foi belliqueux de son cousin Guillaume, ce prince dont l’Église consacrera peut-être un jour l’héroïcité des vertus, déclarait solennellement, comme le Pape, qu’il voulait « tout faire pour bannir dans le plus bref délai les horreurs et les sacrifices de la guerre ».

Il y avait à ce moment-là, sur le front belge, leur pays ayant refusé de les enrôler, un jeune prince français, Sixte de Bourbon-Parme, qui servait avec son frère, le prince Xavier, comme sous-lieutenant dans un régiment d’artillerie de campagne. Leur sœur, la princesse Zita, avait épousé l’empereur Charles du temps qu’il était archiduc, et des liens d’étroite amitié autant que des vues communes de politique européenne unissaient les princes à leur beau-frère. En digne petit-fils de Louis XIV, Sixte de Bourbon comprenait que pour l’Autriche domestiquée par la Prusse depuis Sadowa (en 1915 un projet d’union douanière avait encore menacé d’aggraver sa vassalité), l’heure était venue de secouer son joug en concluant au plus tôt avec la France une paix séparée qui entraînerait nécessairement la paix générale.

Jamais la France de son côté ne retrouverait de circonstances plus favorables pour tirer d’un tel atout diplomatique tous les avantages qu’il comportait. Plus tard, si ces pourparlers échouaient, il y aurait peut-être une paix anglaise, une paix italienne, une paix américaine, mais il n’y aurait plus une paix française.

Le 29 janvier 1917, les princes Sixte et Xavier sont mandés par leur mère en Suisse : l’Empereur désire les voir secrètement ou tout au moins correspondre avec eux par un envoyé accrédité. Une lettre de l’Impératrice Zita leur est remise qui demande avec instance aux deux princes leur aide « pour réaliser le désir de paix de l’empereur, conçu dès son avènement ».

Il faut lire le récit tout emporté d’un mouvement chevaleresque où le Prince Sixte a consigné ses négociations. Pièces diplomatiques, lettres, journal de guerre, entretiens politiques avec des hommes d’État, procès-verbaux de ses rencontres avec l’Empereur ou son envoyé, le comte Erdödy, tout révèle en ce brillant capétien une intelligence lucide des choses européennes, un sens des intérêts de la France qui ne trompe pas sur les vertus héréditaires de sa race. Sa royale jeunesse a séduit un moment quelques vieillards moins glacés que les autres de nos poussives démocraties et ils se sont efforcés de le suivre, un peu essoufflés, pendant quelques mois, dans son grand dessein ; mais leurs durs maîtres invisibles ont claqué leur fouet et les ont vite fait rentrer dans leur geôle dorée d’où ils ont juré qu’il fallait continuer la guerre, longtemps encore, jusqu’à ce que les banquiers de Wall-Street voulussent bien leur décréter que les buts de la Démocratie étaient atteints.

« Nous aiderons la France par tous les moyens et nous exercerons une pression sur l’Allemagne », disait la note écrite de la main même de l’Empereur, et que le Prince Sixte rapportait de Suisse au Président Poincaré. Le 19 mars, le Prince retrouvait à Genève le comte Erdödy. De la part du Gouvernement français il proposait à l’Empereur quatre points essentiels comme bases de paix : le rétablissement de la Belgique avec ses possessions africaines, la restitution de l’Alsace-Lorraine à la France, la reconnaissance de la souveraineté serbe avec un accès naturel et équitable pour cette puissance sur l’Adriatique, Constantinople à la Russie. Mais l’Empereur trouve ces allées et venues de son envoyé d’Autriche en Suisse trop compromettantes et trop longues ; il veut voir le Prince lui-même. « Une heure de conversation entre nous fera plus avancer la paix, lui écrit-il, que vingt lettres en six mois. » Et, comme pour enlever les dernières hésitations du Prince, le comte Erdödy remet à Sixte de Bourbon une lettre de l’Impératrice. « Ne te laisse pas arrêter par ces considérations qui, dans la vie courante, seraient justifiées, supplie sa sœur. Pense à tous ces malheureux qui vivent dans l’enfer des tranchées, qui y meurent par centaines tous les jours, et viens. »

Le prince part pour Vienne avec son frère Xavier. Le 23 mars, la nuit venue, dans un grand silence qu’épaissit encore la neige qui tombe continûment, ils entrent au château de Laxenbourg où l’empereur réside, et là, dans le salon de l’impératrice où se tient le couple impérial, après les premiers épanchements (ils ne s’étaient pas revus depuis le mois d’août 1914, alors qu’archiduc héritier, Charles avait obtenu pour ses beaux-frères la licence de quitter l’Autriche et de se battre contre lui, comme c’était leur devoir de Français), l’empereur abordait aussitôt le sujet pathétique qui les réunissait. « Il faut absolument faire la paix, déclarait-il, je le veux à tout prix. Le moment est tout à fait propice, car nous avons tous connu les succès et les revers ; il y a à peu près équilibre de forces. Il se peut évidemment qu’en continuant la guerre, l’un de nous arrive à la victoire complète et écrase son adversaire. Mais peut-on jamais l’écraser complètement ? et à quel prix ? C’est affreux d’y penser... Ce ne sont pas toujours les très grandes victoires qui donnent les meilleures paix... » Et l’empereur déclare à son beau-frère qu’il fera tous ses efforts pour amener les Allemands à consentir une paix juste et équitable. S’ils ne veulent pas entendre raison, il signera la paix séparément, car il ne peut pas sacrifier plus longtemps ses peuples à la fureur dominatrice de son voisin.

Dans cette nuit du 23 mars ce Bourbon et ce Habsbourg, loin des niaises idéologies parlementaires, s’apprêtent à fonder une paix humaine, une paix véritable, selon les conseils chargés d’expérience millénaire que leur dicte l’innombrable cortège de saints et de héros qui brillèrent dans leurs illustres maisons. Il n’y a pas ici d’effets de tribune et de combinaisons de couloirs, il y a le sang des pères de la patrie, la plus haute, la plus pure autorité, la voix du plus antique sang de l’Europe. Le prince en qui parle Louis XIV estime nécessaire pour la France la restitution de l’Alsace et de la Lorraine telles que nous les possédions jusqu’en 1814 avec Sarrelouis et Landau, avant la mutilation de Waterloo ; il conviendrait même de compléter ce recouvrement en neutralisant toute la rive gauche du Rhin en dehors de la Hollande, de la Belgique et de la France, afin qu’elle s’affranchît de la domination prussienne imposée en 1815. Le contrôle de l’Entente devra désormais y empêcher l’existence d’une armée quelconque.

L’Empereur entre dans toutes ces vues. Il connaît les sentiments français à l’égard de l’Alsace-Lorraine et la nécessité absolue dans laquelle se trouve la France de recouvrer ces provinces perdues. Il n’ignore pas non plus les sentiments des Alsaciens et des Lorrains eux-mêmes et cette question le retient particulièrement comme chef de la Maison de Lorraine et descendant des comtes d’Alsace. Donc, sur ce point-là, aucune difficulté. Pour les trois autres, en ce qui concerne la Belgique, il est naturellement aussi en plein accord ; pour la Serbie il consent également à la rétablir dans sa souveraineté et à lui donner un accès sur la mer Adriatique ; il demande seulement qu’elle supprime ses sociétés secrètes dont le procès des assassins de l’archiduc François-Ferdinand a révélé l’implacable haine contre la Maison des Habsbourg. Quant à la Russie, comme elle est en pleine révolution, il convient de réserver la question de Constantinople.

Une lettre écrite de la main de l’Empereur, datée du 24 mars, va confirmer l’accord.

Mais, entre-temps, la démission de Lyautey avait entraîné celle de tout le cabinet Briand ; le ministère Ribot venait de le remplacer le 19 mars. Hélas, au lieu d’un politicien nonchalant qui, dans l’occurrence, aurait au moins laissé faire, le prince allait se trouver devant un idéologue fanatique qui entraverait tout. De l’aveu de Poincaré, toute l’opinion française était favorable à la paix avec l’Autriche ; Deschanel, le président de la Chambre, demandait sans cesse ce qu’on attendait pour la conclure ; en Angleterre les dispositions étaient les mêmes. Mais Ribot va se retrancher derrière l’Italie, dont le consentement préalable est, dit-il, indispensable. Or elle exigera le Trentin et Trieste pour la conquête desquels elle est entrée aux côtés des Alliés. Il faut que Ribot voie Sonnino, et, sans le mettre encore dans le secret, qu’il l’informe d’une manière générale des propositions de l’Autriche. Le 12 avril, au retour de Saint-Jean-de-Maurienne, où il a causé avec Sonnino, Ribot fait porter au prince par Jules Cambon, secrétaire général des Affaires étrangères, la réponse négative du Gouvernement français à l’offre de l’Empereur Charles. Le Trentin, la Dalmatie (aux trois quarts slave), toutes les îles de l’Adriatique, voilà ce qu’exige l’Italie, dont les armées pourtant, au moment même, renoncent à toute offensive pour conquérir par le fer ce qu’elle réclame ainsi par voie diplomatique. Les pourparlers ne pourront reprendre que si l’Autriche concède à l’Italie ce qu’elle demande.

Mais ni l’empereur ni le prince ne sont hommes à sacrifier la paix du monde à l’inertie calculée de Ribot et à l’appétit démesuré de l’Italie. Les quatre points fondamentaux ne sont-ils pas acquis ? Pour l’Italie, on pourra trouver un arrangement. Et en effet, le 4 mai, en réponse à la lettre du prince Sixte, Charles mandait à son beau-frère : « Je suis très content de cette bonne base de paix pour ma chère Autriche, mais il y a deux choses qui ne sont pas claires ; il est absolument nécessaire que je te voie. De ton arrivée dépend cette paix. » Et l’impératrice, précisant l’allusion de l’empereur, a joint ces lignes en français : « Il y a deux choses nouvelles et qui ne sont pas claires. L’Italie veut obtenir davantage par vous que directement par nous. Viens. »

Les choses nouvelles et qui ne sont pas claires, c’est qu’à l’insu de Sonnino, des offres de paix italienne ont été faites d’abord au ministre d’Allemagne qui a adressé l’émissaire au ministre d’Autriche ; ces offres émanent du grand quartier général de Cadorna ; elles sont inspirées, semble-t-il, par le roi lui-même, d’accord avec le parti de Giolitti ; le moral de l’armée de plus en plus bas n’inspire plus confiance au roi et il craint une révolution ; l’Italie ne demanderait que le seul Tyrol de langue italienne. L’empereur aurait négocié facilement sur ces bases, mais il a refusé pour ne pas compliquer ses conversations avec la France et l’Angleterre. Il ne veut traiter avec l’Italie que par leur intermédiaire. D’autre part il est plus libre que jamais vis-à-vis de l’Allemagne, laquelle sait, par une note de Czernin du 13 avril, que, dans six mois au plus tard, « elle ne pourra plus compter sur l’alliance de l’Autriche ».

L’Allemagne, d’ailleurs inquiète plus qu’elle ne veut le montrer des notes comminatoires des États-Unis au sujet de la guerre sous-marine, intrigue sournoisement et cherche à dissocier l’Entente en promettant aux Russes Constantinople et la Bukovine, aux Roumains la Transylvanie, aux Polonais un royaume indépendant, formé de leurs provinces russes et autrichiennes, aux Serbes, la restitution de leur territoire qu’ils agrandiront de l’Albanie, à l’Italie, Trente et Trieste ; une paix d’ogresse qui espère détacher de nous la Russie, la Roumanie et la Serbie en trahissant et mutilant l’Autriche à son profit pour mieux se payer sur la Belgique et la France.

Le 9 mai, à Laxembourg, Charles signe la généreuse lettre dans laquelle il souscrit à tous les points demandés par l’Entente, même en ce qui concerne le Trentin, moyennant une compensation coloniale, par exemple, à trouver entre diplomates. « C’est assez clair maintenant, je l’espère », a dit l’Empereur en remettant sa lettre.

Le 20, cette lettre est remise à Poincaré ; Ribot, cette fois-ci, est présent, mais c’est pour se renfermer derrière ses lunettes jaunes dans son incrédulité systématique ; il en revient toujours à son idée de ne rien entreprendre en dehors de son compère Sonnino. Et deux jours après, à la Chambre, il entonne le couplet de rigueur sur la continuation obligatoire du massacre, ne faisant allusion aux propositions de l’Autriche qu’en les dénaturant à dessein et en affectant de croire qu’elles viennent de l’Allemagne. « Ils viendront demander la paix, déclame-t-il, non pas hypocritement, comme aujourd’hui, par des moyens louches et détournés, mais ouvertement, et nous la ferons dans des conditions dignes de la France, de son passé et de son présent, et si on ne la demande pas, nous saurons l’imposer. » (Vifs applaudissements sur tous les bancs.)

À Lloyd Georges que le prince désire revoir, au grand mécontentement du ministre français, il expédiera une lettre où il lui suggère d’inviter le roi d’Italie à se rencontrer avec le roi d’Angleterre et le président Poincaré, sur le front français, pour tenter un accord. Bien entendu, ceux-ci viendront avec leurs ministres, en l’espèce Sonnino, Lloyd Georges et Ribot. Mais il ne cache pas son pessimisme. « Petite lettre, dit le prince, écrite sur un papier de deux sous, de petit format, d’une petite écriture d’homme d’affaires pressé. » D’ailleurs cette visite n’aura jamais lieu, car Sonnino ne répondra qu’évasivement à la proposition de Lloyd Georges. À un second courrier plus pressant, il gardera le silence, et le prince Sixte, las d’attendre, regagnera à la fin de juin sa batterie sur le front belge où se prépare une nouvelle offensive.

Cependant, une dépêche de Rome, datée du 4 juin, avait annoncé ce qui suit : « Le Père Tacchi Venturi, secrétaire de la Compagnie de Jésus, dit que l’Autriche-Hongrie transigerait avec l’Italie sur les bases du Trentin et d’une haute suzeraineté sur Trieste. Il conseillera au Pape une action poussant l’Autriche à se séparer de l’Allemagne. » Hélas, il y avait l’article 15 du pacte de Londres ! Et Ribot, qui ne répondra jamais à la lettre de Charles, obéissant à l’ordre de ses véritables maîtres, dévoilera enfin le 5 juin, à la tribune du Sénat, quels intérêts il sert : « Il faut, s’écriera-t-il, repoussant avec une pudeur offensée toute allusion aux moyens de la diplomatie secrète, il faut que dorénavant la justice ait pour garantie cette Ligue des Nations qui s’organise sous nos yeux et qui demain sera maîtresse de ce monde. Malheur aux nations que leur despotisme intérieur aura écarté de cette noble union ! Elle sera pour nos enfants la garantie contre le retour à la barbarie. »

Qu’était donc cette Ligue des Nations qui demain serait la maîtresse de ce monde ?

 

 

 

Robert VALLERY-RADOT, Le temps de la colère,

10e édition, Grasset, 1932.

 

 

 

 

 

 

 

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