Les vingt-deux martyrs de l’Ouganda

(1885-86)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Robert VALLERY-RADOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mon fils François

N. C. S. Sp.

 

 

I

 

 

Baigné par les eaux du lac Nyanza dont il contourne mollement les bords nord et nord-ouest, l’Ouganda ne connaît toute l’année qu’un sauvage printemps, qui enflamme de fleurs éclatantes les collines et les vallons où le bananier prodigue ses larges palmes et ses fruits nourrissants. Des oiseaux multicolores partent en fusées des feuillages remués. Ils ne chantent pas. Le silence ténébreux de l’Afrique équatoriale, fourmillant d’insectes et de reptiles, n’est troublé que par le roulement des tambours de guerre ou les lointaines incantations au timbre aigu des sorciers vêtus de peaux de chats sauvages et de serpents. Les nuits sont éclairées par les bûchers où achèvent de se consumer les cadavres des condamnés. Partout rôdent les maléfices et sur chaque tribu qui vit à l’ombre des tombeaux de ses ancêtres, dans ses cases de roseaux tressés, au milieu de ses bananeraies, flottent les fantasmagories des totems inviolables, léopard, pangolin, civette, éléphant, buffle, singe, antilope, loutre, silure...

Ce royaume, dont la terre a la couleur de la rouille, est l’héritage du peuple guerrier des Bagandas. De pure race bantoue, ces fils de Chus venus originairement d’Éthiopie furent-ils autrefois évangélisés par saint Mathieu ? Qu’était ce Kintu, le fondateur pacifique de leur empire, cet homme blanc qui avait horreur du sang, se disait le Messager du ciel et appelait toutes les créatures ses enfants ?

L’Ouganda serait-il cet empire de Magdosor dort parle un franciscain castillan du XIVe siècle et qui aurait délégué en 1307 des ambassadeurs à la Chine pour y demander des missionnaires ? Ces conjectures ne sont pas invraisemblables tant les légendes de ce peuple s’éclairent, au milieu de leurs rites étranges, de réminiscences chrétiennes. D’où leur venait l’habitude de verser de l’eau sur la tête de leurs enfants à leur naissance ? Qui leur avait appris cette sentence qu’ils aimaient à répéter : « La mort ne détruit pas ; elle garde en réserve » ? Pourquoi leurs devins se signaient-ils d’une croix avec leurs plaquettes de cuir ornées de perles et de cauris avant de les jeter sur le tapis, à la façon de dés, pour y lire l’avenir ? Qu’était-ce donc enfin que leur dieu suprême, Katonda, dont l’éternité est le partage et qui habite dans le ciel, qui fait descendre sur la terre son fils Kayi Kouci pour arracher les descendants de Kintu des bras de la mort ?

Quand, en 1875, Stanley découvrit ce peuple, si différent de ses voisins par le caractère, il fut émerveillé, et, dans une lettre célèbre, pressa les Sociétés Bibliques du Royaume-Uni d’envoyer des missionnaires prêcher l’Évangile à ces Noirs si bien disposés pour embrasser la Loi du Christ. Il n’y avait pas de temps à perdre, car déjà les Arabes, appelés dans l’Ouganda en 1852 par le roi Souna, commençaient d’y propager l’Islamisme ; une mosquée réunissait des fidèles à Roubaga, la résidence du roi Mtéça. Mais Stanley affirmait que trois semaines lui avaient suffi pour convaincre Mtéça de la supériorité de la Bible sur le Coran. La Church Missionary Society délégua bientôt des Révérends, des ingénieurs et des architectes brûlant de zèle biblique et commercial.

Cependant les sorciers continuaient de rendre leurs oracles, quand un jour l’esprit qui les possédait prononça ces paroles étranges : « Vous me chercherez et ne me trouverez plus », puis, avec une sorte de miaulement perçant qui tenait du muezzin et du ventriloque : « Voici venir un étranger blanc avec son petit bagage. »

Le Père Lourdel, de la Société des Pères Blancs, arrivait de Rubaga, le crucifix à la main et le rosaire autour du cou ; le frère Amans l’accompagnait.

C’était le 17 février 1879.

Deux ans ne s’étaient pas écoulés que la chrétienté de l’Ouganda était fondée et que catéchumènes et néophytes venaient en nombre se faire instruire à la classe des Pères. Mtéça lui-même se montrait curieux d’interroger celui que les Noirs appelaient Mapéra, sur les mystères de la foi. « Parle-moi encore du Paradis », lui disait-il.

Malheureusement un Révérend crut bon en présence du Roi de vanter insolemment la puissance de sa nation. Mtéça en prit ombrage et, inspiré par les grands de sa Cour, ses sorcières et les musulmans de son entourage, étendit sa méfiance à tous les Blancs. Il soupçonnait l’Égypte de convoiter son royaume et devinait derrière le Khédive les sourdes menées de l’Angleterre pour « manger » son pays. Vers la fin de 1882, les missionnaires furent obligés de quitter l’Ouganda et se retirèrent au sud du lac, dans l’Ounyanyembé et l’Oukouné, où ils rachetèrent et baptisèrent des captifs de tribus vaincues qu’on vendait comme esclaves.

Mais, le 10 octobre 1884, Mtéça mourait. Mwanga, son fils, désirait beaucoup, disait-on, le retour des Pères. Pendant leur absence la petite chrétienté de l’Ouganda avait persévéré ; les néophytes avaient instruit leurs frères et leurs enfants. Plus de 800 catéchumènes brûlaient de recevoir le baptême ; ils récitaient les prières qu’ils avaient apprises, et avaient fabriqué des chapelets avec des perles. Mwanga comptait de nombreux chrétiens parmi ses pages et c’était aussi un chrétien ; André Kagwa, son ami intime, avait découvert un grave complot ourdi par les grands de sa cour pour le renverser de son trône.

À ces nouvelles les Pères remontèrent par étapes vers le lac. Ils étaient à Kamoga depuis quelques semaines lorsqu’en juin 1885 vingt pirogues armées de 300 rameurs vinrent les prendre pour les ramener dans l’Ouganda, de la part du roi.

Le retour des Pères semblait donc s’annoncer sous les plus heureux auspices, lorsque de noirs démons commencèrent d’entrer dans le cœur de Mwanga.

 

 

 

II

 

 

Un silence menaçant plane sur cette nuit du dimanche 15 novembre ; les sentiers qui conduisent aux cases de la mission sont hantés d’ombres furtives ; elles grattent à la porte du Père Lourdel et, aussitôt entrées, elles s’agenouillent : « Nous allons mourir, disent-elles, donne-nous le baptême. » Depuis cette après-midi et durant toute la nuit, la main de Mapéra n’a pas cessé de verser sur les fronts l’eau salvatrice.

Une nouvelle terrible a bouleversé tout le palais : Mwanga, aujourd’hui même, a fait exécuter son majordome, Joseph Mukasa. Le roi, qui souffrait d’une ophtalmie, avait envoyé Joseph chercher un remède chez le Père Lourdel. Celui-ci lui avait remis deux pilules d’opium. Mwanga les supporta mal et prétendit que Joseph avait voulu l’empoisonner. Joseph, néophyte baptisé le 30 avril 1882, avait la charité d’un saint ; sans cesse il rachetait des esclaves qu’il affranchissait et instruisait de la religion ; très soucieux des devoirs de sa charge, qui l’occupait tout le jour, il consacrait ses nuits à enseigner les catéchumènes.

Tous les pages sur lesquels Joseph exerçait sa haute surveillance savent la raison cachée de ce crime : le dieu des chrétiens défend de satisfaire les plaisirs infâmes dont les musulmans ont apporté le honteux usage sous le règne de Mtéça, et Joseph a exaspéré le roi en se mettant toujours en travers de ses convoitises et osant même, bien qu’à genoux, le supplier de renoncer à son vice. Ce dieu des chrétiens est vraiment trop exigeant. S’il s’oppose ainsi aux désirs du roi, ce n’est plus Mwanga qui règne, c’est Katonda. Aussi Mwanga a-t-il livré Joseph aux mains du Katikiro, le premier ministre qui le jalouse à cause des faveurs dont le majordome a été comblé jusqu’ici : « Emmène-le, a-t-il dit, tu me sauveras la vie et il n’y aura plus deux rois dans mon royaume. » Joseph a été condamné à être brûlé vif avant le coucher du soleil. Il avait communié le matin. N’ignorant pas la vraie cause de son supplice, quand les bourreaux se présentèrent pour le lier il les écarta noblement : « Mourant pour ma religion, déclara-t-il, croyez-vous donc que je pense à m’enfuir ? »

Moukajjanga, le chef des bourreaux, qui estimait son prisonnier, décida de lui trancher la tête avant de le brûler, pour lui épargner le supplice du feu. Au moment de lui tendre le cou, Joseph dit à Moukajjanga : « Je meurs innocent, rapporte à Mwanga que je lui pardonne, mais aussi qu’il fera bien de se repentir, car je l’attends devant le tribunal de Katonda. »

Mwanga a feint de rire quand on lui a rapporté ces paroles, mais elles l’ont troublé ; il craint que l’âme de Joseph, son mzimou, si redouté des Bagandas, ne témoigne contre lui et ne lui inflige des tortures épouvantables. Aussi a-t-il imaginé de brûler un autre condamné et de mêler sa cendre à celle du martyre. « Comment, s’est-il écrié, ravi de son stratagème, comment le mzimou de Joseph pourrait-il maintenant se retrouver ? »

Le lendemain il appelait ses pages et leur disait : « Que ceux qui ne prient pas chez les Blancs s’approchent de moi ! »

Trois seulement s’avancèrent.

« Je vous ferai tous tuer ! » hurla-t-il.

Il devenait sombre, lui gai d’ordinaire jusqu’à la puérilité, et qui se plaisait aux grosses farces, comme de mettre sur sa tête le chapeau du Père Lourdel et de se regarder dans la glace. Le sang de Joseph Mukasa ne l’avait pas apaisé. Celui de Charles Lwanga l’empêchait de dormir.

Charles Lwanga était le chef de ses pages. Il avait été baptisé dans cette nuit du dimanche 15 novembre qui avait suivi le supplice de Joseph Mukasa ; il n’avait pas vingt ans et sa vigilance sur les adolescents confiés à sa garde égalait celle de Joseph. Comme celui-ci, il interceptait les messages du Roi, donnait des contre-ordres, écartait notamment de la présence du roi un enfant de treize ans, Kizzito, dont la beauté avait séduit les yeux de Mwanga. Kizzito, chaque fois que le Roi le faisait appeler, courait chez Lwanga, qui l’envoyait en mission ailleurs ou prétextait une indisposition. Mais ce manège ne pouvait durer longtemps. Or Kizzito n’était pas encore baptisé ; et ayant peur de faiblir dans les tourments qui l’attendaient, il allait gratter sans cesse à la porte du Père Lourdel et lui demandait en pleurant le baptême. Mapéra, le trouvant trop jeune encore, lui disait d’attendre. Mais le petit refusait de sortir jusqu’à ce qu’il eût reçu sur le front cette eau qui lui ferait mépriser la mort. Le Père était obligé de soulever l’enfant dans ses bras et de le déposer doucement dehors par la fenêtre. Alors Charles Lwanga, à qui l’enfant racontait sa peine, lui disait : « Quand l’heure viendra de confesser notre Dieu, tu me prendras par la main et nous mourrons ensemble. »

Six mois se passèrent ainsi durant lesquels Mwanga ne cessait de reprocher à ses pages d’aller prier chez les Blancs, et il les menaçait de mort s’ils continuaient.

Le jeudi 25 mai, comme Mwanga revenait de la chasse, il appela un de ses pages nommé Mwafou, propre fils du Katikiro :

« Mwafou n’est pas là, répondit un homme de sa suite, je l’ai rencontré sur la grand’route en compagnie de Denis Sebouggwawo. »

Au bout d’une heure, Mwanga, à la lueur du feu qui enfumait sa case, aperçut Mwafou qui entrait. Denis le suivait de près. Il appela Mwafou près de lui :

– D’où viens-tu ? lui demanda-t-il à voix basse.

– De chez l’armurier Kisoulé.

– Qu’y allais-tu faire ?

– Denis Sebouggwawo m’apprenait le catéchisme.

Mwanga le congédia avec un geste d’impatience et appela Denis :

– Que faisais-tu avec Mwafou ?

– Je lui enseignais la religion.

Mwanga bondit de fureur, arracha des mains d’un de ses gardes sa lance empoisonnée et la plongea dans la gorge de Denis, qui tomba dans son sang.

Il allait se précipiter sur Mwafou, mais la crainte d’attirer sur lui la haine redoutable du Katikiro, qui avait déjà failli le renverser du trône, arrêta son bras.

Le corps de Denis fut remis à un musulman, qui l’emporta dans une hutte où il le laissa agoniser jusqu’au lendemain ; puis on lui trancha la tête.

Mwanga hurlait comme un fauve et ses yeux étincelaient. Tandis que les autres pages s’enfuyaient, il sortit, toujours avec sa lance, et entrant dans une des cases de son Palais où était son trésor de défenses d’éléphants, de cauris et de poudre, il tomba sur le sous-trésorier, un chrétien protestant, lui taillada du tranchant de son arme le cou et les épaules, le menaçant de l’achever s’il continuait de prier. Puis le roi fou se dirigea vers la maison d’André Kagwa.

André Kagwa était le compagnon de chasse et de promenade de Mwanga, qui l’aimait particulièrement. Élancé, beau de visage, il portait gravées sur son front les pointes de feu de l’Ounyoro, son pays natal. Il était venu tout enfant dans l’Ouganda. Baptisé le même jour que Joseph Mukasa, il avait pleuré en silence la mort de son ami, mais avait servi son maître aussi fidèlement. Il avait converti sa femme et groupait autour de lui plus de cinquante catéchumènes. Les chrétiens aimaient se réunir dans sa maison et les pages y venaient passer leur convalescence. Mwanga le savait et il courait dans l’espoir d’en surprendre quelques-uns. En chemin il rencontra Honorat Nyonyintoho (qui veut dire petit oiseau). Il lui demanda s’il était chrétien et, comme Honorat le confessait, il ordonna à quelqu’un de sa suite de le conduire au bourreau Sebatta pour être mutilé. Arrivé à la case d’André Kagwa, il ne trouva qu’un néophyte, Jacques Bouzabaliawo, à qui il fit mettre la cangue au cou.

Le soleil s’était couché derrière les collines, et les ombres de la nuit équatoriale s’épaississaient dans les vallées, grosses d’œuvres mauvaises. Mwanga retourna dans son palais, en fit renforcer la garde et interdit d’en laisser sortir personne. Des feux s’allumèrent de distance en distance pour délimiter l’enceinte infranchissable. Bientôt le tambour de guerre bourdonna ; les bourreaux dressèrent l’oreille et reconnurent le battement spécial qui les rassemblait tous quand le Roi avait décidé une exécution importante. Ils se précipitèrent autour des feux et se mirent à danser et à rire en cadence avec les sorciers, qui agitaient leurs amulettes et leurs calebasses en roulant des yeux terribles et en vociférant des imprécations.

Mais dans la case des réceptions royales, Charles Lwanga, qui en avait la garde, était en prières avec quatre de ses meilleurs catéchumènes, Kizzito, Mbaga, Gyawira, Mougagga. Prévoyant qu’ils allaient mourir le lendemain, Charles les avait réunis pour leur donner le baptême.

 

 

 

III

 

 

Le lendemain, dès le petit matin, le roi dépêcha des courriers qui s’en allèrent en grande hâte convoquer les dignitaires de la cour, les chefs de province et les conseillers ordinaires. À huit heures, les grands du royaume étaient réunis autour de Mwanga pour un conseil secret. Sachant qu’il avait devant lui les pères de ces insolents pages qui résistaient à ses désirs, le roi leur reprocha violemment de lui avoir donné, au lieu de fidèles serviteurs, les rejetons les plus pervers de leurs familles, qui ne songeaient qu’à l’offenser.

Qui aurait osé contredire le roi sans attirer sur soi-même un terrible châtiment ? Il faut rire quand il rit et pleurer quand il pleure.

Dans le silence qui suivit la semonce du roi, une voix s’éleva, écho des sentiments de tous : « Ô roi, disait-elle, quand nous t’avons offert nos fils, ils étaient bons ; mais le sort qu’on a jeté sur eux les a rendus méchants ; s’ils te déplaisent, nous les rejetons avec toi, fais-les périr, nous t’en enverrons de meilleurs. »

C’est ainsi que la mort de tous les pages chrétiens fut décidée.

Les pères des pages s’étendirent de tout leur long devant Mwanga, roulant leur visage dans la poussière, en remerciant le roi de ne pas leur imputer le crime de leurs enfants.

Charles Lwanga reçut aussitôt l’ordre de rassembler ses pages. Ce fut assez long, car leurs fonctions les dispersaient aux services de toute la famille royale. Mwanga les attendait dans la case réservée à l’administration de la justice. Dans la cour qui y conduisait, une centaine de bourreaux, armés de cordes, étaient déjà réunis. À mesure qu’entraient les pages, Mwanga les insultait. Enfin Charles Lwanga put les présenter tous.

– Que ceux d’entre vous qui ne prient pas restent ici près de moi, dit Mwanga ; que ceux qui prient se rangent là-bas, dans la cour, contre la palissade.

Charles Lwanga se leva ; le petit Kizzito saisit aussitôt la main de son grand ami ; tous les autres néophytes le suivirent ; le plus âgé n’avait que 25 ans.

– Il est donc vrai que vous êtes chrétiens, leur cria Mwanga.

– Oui, Maître.

– Et vous voulez le rester ?

– Oui.

– Eh bien, allez manger votre vache chez votre Père Céleste !

Les bourreaux se jetèrent sur eux et leur nouèrent leurs cordes autour des poignets et du cou.

Or Moukajjanga, le chef de ces bourreaux, avait un de ses fils parmi ces adolescents, Mbaga, que Charles Lwanga avait baptisé la nuit précédente.

Il s’approcha de lui :

– Dis que tu ne pries plus et tu seras libre.

– Je ne puis pas, père, car je prie et je prierai toujours.

– Sauve-toi, alors ; va te cacher à la maison.

– Non, je veux mourir avec mes frères.

Moukajjanga s’éloigna ; bientôt il renvoya de sa part son aide Sebatta, qui insista à son tour. Mais l’enfant : « Va-t’en, je te ne connais pas, tu n’es pas mon père », et, se tournant vers ses compagnons de liens, le Polyeucte noir s’écria : « Partons, que faisons-nous ici ? »

Le cortège s’ébranla dans un grand silence, le regard calme et transfiguré, privant le roi des gémissements rituels que devaient faire entendre les victimes.

Dans la cour voisine, le Père Lourdel se tenait anxieux. Il avait appris le soir précédent la menace qui planait sur les pages et dès l’aube il s’était acheminé vers le palais pour demander à Mwanga la grâce des condamnés. Or la résidence du roi n’était plus Roubaga mais Mengo, située à trois heures de marche de la mission. Quand il arriva, le conseil avait eu lieu, l’ordre avait été donné, et les pages entraient dans la case royale où, au milieu des huées des païens et des musulmans, retentissaient les hurlements de Mwanga ; et il était impossible d’arriver jusqu’au souverain. Comme Marie vit passer son Fils chargé de sa croix, il vit ses enfants défiler, liés ensemble, si serrés que les plus jeunes ne pouvaient marcher qu’à petits pas en se heurtant les uns contre les autres. Le petit Kizzito riait de trébucher ainsi, le visage aussi épanoui que s’il avait joué avec ses camarades.

 

 

 

IV

 

 

Moukajjanga avait décidé que le bûcher où les chrétiens devaient monter serait allumé à Namougongo, à 60 kilomètres de marche. L’ordre du départ fut fixé à deux heures de l’après-midi, après le repas des bourreaux.

Auparavant on alla chercher deux autres pages qui n’avaient pu paraître devant le roi parce que Mwanga les avait jetés en prison. L’un, Pontien Ngondwé, s’était mal acquitté d’un message, l’autre, Mukasa Kiriwawanou, s’était disputé avec un de ses collègues, Gwawira, également chrétien. Mukasa n’était que catéchumène, mais Pontien était néophyte. Il arriva le premier. Moukajjanga lui demanda par deux fois s’il était chrétien et, comme Pontien le lui confirmait, la lance de Moukajjanga transperça son corps de part en part. Pontien avait été baptisé dans la nuit du 17 novembre 1885. Décapité, sa tête resta tout le jour sur la route.

Le cortège s’ébranlait à peine que d’une bananeraie deux bourreaux sortaient menant un jeune homme, la corde au cou. C’était Mukasa, le catéchumène.

– C’est toi, Mukasa, lui dit Moukajjanga, tu vas rejoindre ceux-ci puisque tu pries comme eux.

– Merci ! s’écria Mukasa, c’était tout ce que je désirais, et allant au-devant des condamnés :

« Je craignais bien qu’on m’oubliât dans ma prison. »

– Je suis content de te voir, Mukasa, dit alors une voix dans le cortège, et de mourir avec toi.

C’était Gwawira, le camarade avec lequel il s’était disputé, qui s’avançait vers lui.

– Moi aussi, Gwawira, je suis content de mourir avec toi, répondit Mukasa.

Vers six heures du soir les condamnés arrivèrent à la colline de Kampala, située à mi-chemin de Namougongo où ils s’arrêtèrent pour l’étape. Les bourreaux fixèrent leurs pieds et leurs poignets dans de lourdes pièces de bois et serrèrent leurs cous entre les branches d’une fourche. Or c’était une coutume des bourreaux d’immoler quelques prisonniers le long de la route. Athanase Badzehouketta, l’un des prisonniers, dit aux bourreaux : « Nous sommes la viande de boucherie du roi ; notre maître a faim de notre chair et de notre sang. Pourquoi le faire attendre et nous obliger à joncher de nos cadavres le chemin de Namougongo ? Tuez-moi ici. »

À Kampala s’élevait un autel consacré aux lubales. Athanase fut immolé à l’endroit même où Joseph Mukasa, six mois auparavant, avait eu la tête tranchée. Les bourreaux le percèrent de leurs lances, et coupèrent en morceaux cette chair dont Mwanga avait faim. Puis, comme la nuit venait, ils se partagèrent la surveillance des prisonniers et dormirent à côté d’eux sous les huttes coniques de roseau tressé.

Le lendemain samedi 27 mai, c’était la vigile de l’Ascension. Au matin les bourreaux délivrèrent les prisonniers de leurs entraves. L’un d’eux, Gonzague Gonza, avait les pieds en sang ; les chevilles n’étaient qu’une plaie. Quand le cortège eut repris sa marche, Gonzague se traînait avec peine et au prix d’atroces souffrances. En face du village de Loubowa il s’affaissa et, montrant aux bourreaux qu’il ne pouvait plus avancer, il tendit le cou vers eux : ceux-ci desserrèrent la corde qui liait son cou et lui tranchèrent la tête.

Namougongo était le fief de Moukajjanga. C’était un très grand village, qui étalait ses cases et ses palissades sur tout le versant septentrional de la colline ; le supplice des victimes devait avoir lieu un peu en contre-bas.

Les prisonniers arrivèrent dans la soirée et furent partagés, comme à la première étape, entre les bourreaux. Mbaga, seul, sur l’ordre de Moukajjanga, fut délivré de ses liens et emmené par un membre de sa famille.

« Pauvre Mbaga, dit Charles, prions pour lui afin qu’il persévère ! » Chacun fut conduit dans une hutte et retrouva le supplice de la cangue et du carcan.

À quelques centaines de mètres, des corvées commençaient d’apporter des fagots et le bois nécessaire pour élever le bûcher, tandis que d’autres bourreaux coupaient des roseaux et en tressaient des claies.

C’est en arrivant à Namougongo que les pages condamnés apprirent la mort d’Athanase et celle de Gonzague ; ils apprirent aussi celle d’André Kagwa, qu’ils n’avaient pas revu depuis le jugement du roi.

André Kagwa était, nous l’avons dit, le compagnon de chasse et l’ami de Mwanga. Dans la nuit fatale de l’avant-veille, il avait communié à la mission ; puis de grand matin il était allé à la cour reprendre ses fonctions. Mwanga, qui l’aimait toujours, avait feint d’oublier sa présence, mais le Katikiro, qui haïssait André d’avoir découvert au roi le complot tramé contre sa personne, se chargea de rafraîchir la mémoire de Mwanga : « Tu immoles le sang le plus pur des Bagandas, lui dit-il, et tu épargnes ce vil Mounyoro ! Livre-moi ce Kagwa, car ce sera justice. »

Mwanga abandonna son ami. Un dignitaire de la cour et deux bourreaux vinrent l’arrêter et le conduisirent, les poings liés, devant son ennemi qui joua la surprise.

– Est-ce donc toi le seigneur des Bagowas ?

– Ne me reconnais-tu pas ? répliqua Kagwa. Ne me vois-tu pas chaque jour à la cour ? et quand j’ai reçu ma charge, ne suis-je pas venu ici t’en remercier à genoux ?

– Il paraît que tu enseignes ta religion à mes enfants ?

– Oui.

– Pourquoi ta maison est-elle un rendez-vous de prières et pourquoi apprends-tu à tout l’Ouganda à prier ?

– Si je prie et enseigne, cela ne regarde que moi.

– Tuez-le tout de suite, commanda le Katikiro, car je jure de ne pas prendre mon repas avant d’avoir vu de mes yeux son bras arraché.

Les bourreaux l’emmenèrent derrière une palissade de roseaux, mais ils hésitaient à le tuer, car ils craignaient que le roi ne se repentît tout à coup de leur avoir livré son ami d’enfance. Mais d’un autre côté le Katikiro, s’ils tardaient à lui obéir, pouvait les punir sévèrement.

André Kagwa vint au secours de leur perplexité :

« Votre maître a faim, leur dit-il ; il vous l’a déclaré de sa bouche ; ne le faites pas attendre et portez-lui le mets sans lequel il ne saurait avoir d’appétit. »

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’un bourreau apportait au Katikiro le bras sanglant d’André suspendu à son épaule par une fibre de bananier.

Alors le Katikiro commença son repas.

 

 

 

V

 

 

Pendant que le bûcher des pages se prépare sur la colline de Namougongo, quittons un instant Charles Lwanga et ses compagnons et allons dans la province de Singo, près de Mythiana. Un chrétien y habite. Il s’appelle Matthias Kalemba, dit Mouroumba. Son père était un païen dont l’âme était juste : « Mon enfant, lui avait-il dit, au moment de mourir, tu verras des choses que je n’ai pas vues. Des étrangers viendront, et enseigneront à ce pays une religion nouvelle. Tu leur feras bon visage et tu écouteras leurs paroles. »

Quand les Arabes de la côte arrivèrent dans l’Ouganda, Mouroumba crut reconnaître en eux les étrangers annoncés par son père et il embrassa l’Islamisme, mais il n’y trouvait point la certitude qu’il cherchait.

Les ministres protestants arrivèrent ensuite ; l’Évangile le conquit et il se disposait à recevoir le baptême anglican lorsqu’apparurent les hommes blancs dont les sorciers avaient prophétisé avec désespoir la venue comme la fin de leur règne.

L’ingénieur protestant Mackay lui ayant affirmé qu’ils adoraient la Vierge, il ne les rechercha point. Mais un jour qu’il était allé chez eux à l’occasion d’une case à construire, il les regarda prier et s’étonna que des hommes aussi bons pussent être des idolâtres. Il s’informa auprès des catéchumènes si la doctrine enseignée par les Pères était aussi absurde que le disait Mackay et sur leur réponse s’en vint écouter les leçons de catéchisme que donnait le Père Livinhac ; il y reconnut la vérité dont il avait soif et s’y dévoua tout entier. On abrégea d’une année son catéchuménat et il fut baptisé sous le nom de Mathias le 28 mai 1882, le jour de la Pentecôte. Il avait quarante-cinq ans.

Cet homme violent et fier, qui fonçait sur un buffle et, d’un coup de bâton entre les deux yeux, forçait la bête à lui laisser le chemin libre, qui prenait à la course un jeune éléphant, devint, après son baptême, le plus doux et le plus humble des hommes. En lui revivait cette droiture des forts qui se donnent et ne se reprennent jamais et dont son ancêtre, le Chananéen Christophe, figure à jamais le charme puissant.

Par esprit d’humilité, il piochait son champ de patates et cultivait sa bananeraie, alors que dans l’Ouganda ce travail, jugé indigne d’un guerrier, était laissé aux femmes.

Un grand ne saurait aller que le bâton à la main, d’un air affairé, accompagné d’un esclave qui porte une calebasse de mwengé, vin de banane fermenté, où le maître aspire de temps en temps une gorgée à l’aide d’un long tuyau recourbé ; mais Mathias Mouroumba ne buvait pas de mwengé et quand il voyageait, portait lui-même son bagage au lieu de le confier à ses serviteurs.

Il assistait et remplaçait son chef de province, Moukwenda, dans ses fonctions de juge. Celui-ci lui réservait les cas difficiles, car Mathias avait l’art de réconcilier les partis et ne se fâchait jamais.

En 1886, les néophytes étaient peu nombreux au Singo, mais on comptait parmi eux, outre Mathias, ses amis Luc Banabakintou, baptisé le même jour que lui, et le potier Noé Mawaggali, baptisé en novembre 1885. Quant aux catéchumènes, ils étaient plus de deux cents. Mathias était l’âme de cette communauté, son catéchiste et son protecteur. Deux fois par mois il envoyait à la mission de Sainte Marie de Roubaga, distante de quatre-vingts kilomètres, un néophyte ou un catéchumène qui allait écouter et retenir dans sa mémoire fidèle de noir ce que le missionnaire avait enseigné au prône et à l’homélie du Dimanche et lui rapportait ce qu’il avait entendu. Il en nourrissait ses propres instructions de la quinzaine. Quand coururent les bruits de persécution, il résolut de s’endurcir à la souffrance.

Un jour il vit s’avancer sur sa route une des femmes du roi entourée de son escorte ; l’usage exigeait une fuite prompte : ce que ne manqua pas de faire le catéchumène qui l’accompagnait et qui disparut dans la brousse ; lui se contenta de se ranger au bord du chemin ; une grêle de coups de pieds, de poings et de bâtons s’abattit sur lui ; il les supporta sans se plaindre et reprit son chemin.

Quand le catéchumène eut rejoint Mathias :

– Pourquoi tout à l’heure t’es-tu sauvé de la jungle ? lui demanda celui-ci.

– Mais pour ne pas être rudoyé par les serviteurs du roi.

– Mon enfant, si tu crains ainsi les coups de bâton, comment supporteras-tu les souffrances bien autrement terribles qui nous sont réservées ? Et le feu du Purgatoire, qu’en diras-tu ?

Dans le courant du mois de mai, son chef Moukwenda fut mandé d’urgence par le roi à Mengo, sa résidence actuelle ; Mathias l’accompagna avec son ami Luc ; ils arrivèrent à Mengo le 26, le jour même où Mwanga avait condamné à mort tous ceux qui priaient dans son royaume. Un chef païen, Mbougano, fut chargé de purger Mityana de tous les chrétiens. Mbougano, sachant que le chef du village était à Mengo, s’y rendit le jour même, et, apprenant la présence de Mathias et de Luc, s’empara d’eux aussitôt. Leurs pieds et leurs mains furent chevillés dans des pièces de bois, leurs cous serrés dans une fourche. Pendant la nuit, Moukwenda, qui les aimait, leur envoya des vivres par son esclave Bwagou. « Les deux prisonniers paraissaient ne pas souffrir, racontera plus tard ce païen bienfaisant ; ils causaient gaiement, plaisantaient sur leurs instruments de torture. Comme ils ne pouvaient remuer la tête ni les bras, ils me prièrent de leur donner à manger. J’y consentis, les nourrissant comme une mère nourrit son enfant qu’elle vient de sevrer. Je roulais entre mes doigts des bananes cuites et j’en faisais des boulettes que j’introduisais alternativement dans leur bouche. Eux riaient de leur posture incommode et ils me remerciaient avec chaleur. »

Le lendemain matin Mbougano vint les prendre pour les mener chez le Katikiro, qui venait d’arriver dans sa résidence de Mengo.

– C’est donc toi, Mouroumba, qui t’es mis à prier à ton âge ?

– Oui, c’est moi.

– Pourquoi pries-tu ?

– Parce que je veux prier.

– Tu as renvoyé tes femmes et ne rougis pas de faire toi-même ta cuisine.

– Ceci me regarde. Est-ce pour ma maigreur ou ma religion que tu m’interroges ?

– Ah ! tu me railles, insolent ! tu vas tout de suite aller rejoindre tes pareils et tu subiras le même sort.

Puis, se tournant vers Luc, il lui demanda par deux fois s’il priait, lui aussi ; par deux fois Luc le lui confirma.

– Qu’on le tue aussi avec les autres !

Moukajjanga n’avait pas de temps à perdre, car Charles Lwanga et ses compagnons avaient déjà quitté du matin Kampala. Il partit aussitôt emmenant les deux nouveaux condamnés, mais à peine arrivé à Kampala, Mathias s’assit et dit aux bourreaux : « J’appartiens à Moukwenda et le roi ne me connaît pas ; je ne puis compter sur sa grâce, il est donc inutile d’aller plus loin ; tuez-moi donc ici. »

– Il ne veut plus avancer ? ricana Moukajjanga ; coupez-lui les jambes et les bras.

Mathias dit à Luc :

– Au revoir ; nous nous reverrons au ciel !

– Oui, à bientôt, chez le bon Dieu, répondit Luc, qui poursuivit sa route.

Alors les bourreaux s’emparèrent de Mathias ; ils lui coupèrent les bras d’abord aux poignets puis aux coudes ; ensuite les jambes furent rompues à la hauteur des genoux. Les hachettes fendaient les chairs et brisaient les os et Mathias gémissait doucement : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! »

Cette douceur exaspéra les bourreaux ; ils taillèrent tout le long de sa poitrine et de son dos de longues lanières de chair qu’ils brûlèrent sous ses yeux. Pour que l’hémorragie n’abrégeât point son supplice, ils surent boucher et lier avec art les veines et les artères.

Trois jours plus tard, un Muganda qui passait l’entendit qui implorait, brûlé par la soif comme le Christ sur sa croix : « De l’eau ! de l’eau ! » Il s’approcha ; mais à la vue de l’horrible amas de chair sanglante, il s’enfuit épouvanté, tremblant, s’il touchait à ces restes sans nom, de subir le même sort, car telle est la croyance en Ouganda.

Cependant Mbougano et sa troupe, partis de Mengo le 28, arrivaient à Mityana à l’aurore ; ils envahissaient la case de Mathias, enlevaient sa femme et son enfant ; ils se préparaient à entrer dans la hutte de Luc Banabakintou lorsque Noé le potier, qui s’y trouvait, sortit, attiré par le bruit. La lance de Mbougano le cloua sur le seuil. Son corps fut d’abord attaché à un arbre, où des chiens mangèrent ses entrailles ; puis il fut traîné dans la brousse où les hyènes dévorèrent ce que les chiens avaient laissé.

 

 

 

VI

 

 

Tandis que les corvées charriaient les pièces de bois et les fagots pour l’énorme bûcher, tressaient les claies qui devaient envelopper les condamnés, Charles Lwanga et ses compagnons se préparaient au martyre.

Chaque matin ils s’appelaient pour se saluer en répétant : « Prenons courage, le moment de mourir pour Jésus-Christ approche. » « Nos amis ont été tués et sont arrivés près de Jésus-Christ, disaient-ils encore, songeant au sang déjà répandu d’Athanase, de Gonzague et d’André Kagwa ; demeurons fermes comme eux et nous arriverons aussi. »

Ils ne cessaient de répéter les prières qu’ils avaient apprises, celles du matin et celles du soir, celles d’avant et d’après les repas ; ils récitaient aussi leur chapelet. Les païens se moquaient d’eux, mais ils leur disaient : « Quand vous aurez connu comme nous ce que c’est que la foi, vous aussi vous croirez comme nous. »

Le soir du septième jour, le bûcher était prêt et les claies n’attendaient plus que le corps des condamnés. C’était le 2 juin, vigile de l’Ascension. Alors le tambour de guerre bourdonna ; bientôt les tambourins répondirent des alentours ; des clameurs s’élevèrent et les bourreaux accoururent, en hurlant, aux ordres de leur chef. Un grand feu fut allumé, et durant toute la nuit on dansa et but du vin de bananes à la lueur des flammes.

Le lendemain, au matin, les bourreaux se retrouvaient, vociférant et gesticulant, autour de la case de Moukajjanga. Ils étaient une centaine ; ils avaient enduit leur visage d’argile rouge zébrée de suie ; des plumes multicolores se hérissaient sur leurs têtes ; ils avaient entouré leurs reins de peaux de léopards ; des grelots sonnaient à leurs pieds et à leur cou ; ils dansaient en cercle en se dandinant, tandis qu’au son du tambourin une voix enrouée et nasillarde improvisait un chant de mort auquel le chœur répondait en refrain :

 

          Les femmes qui ont enfanté vont pleurer ;

                     Oui, elles vont pleurer.

 

Puis les chants et les trépignements cessèrent. La corde au cou, les mains liées derrière le dos, les condamnés s’avancèrent. Pâles, exténués par la souffrance, mais calmes, les yeux rayonnants, heureux de se revoir tous, après une semaine de séparation, ils se regardaient et riaient comme des enfants. Tout à coup une clameur de triomphe s’éleva parmi eux : Mbaga, le fils de Moukajjanga, venait vers eux ! « Tu as vaincu le démon, lui crièrent-ils, Jésus-Christ est content de toi ! »

Un des bourreaux, à ce spectacle, dit à ses camarades : « Vous entendez ces fous ! On dirait qu’ils vont à la noce manger le foie de leur chèvre chez leur beau-père ! Ils verront le festin qu’on leur prépare ! »

On les dépouilla de leurs habits de cotonnade blanche et on leur jeta un pan de loubougo, espèce d’étoffe d’écorce de ficus. Le tambour retentit pour le départ. Les pages descendirent la pente qui menait au vallon où se dressait le bûcher. Debout près d’un acacia se tenait Senkolé, le lieutenant de Moukajjanga, devant lequel ils devaient tous défiler ; il portait à la main la baguette tressée qu’on allumait à l’avènement du roi et qu’on ne détruit qu’à sa mort. Selon le rite, c’était lui qui était chargé d’en frapper la tête des condamnés avant leur exécution ; ainsi le mzimou de la victime bien enfoncé dans son corps ne pourrait plus, après la mort, venir tourmenter le roi.

Senkolé laissa passer trois pages sans les frapper : Denis Kamyouka, Siméon Sebouté, Charles Wérabé. Mais quand il eut touché Charles Lwanga, il le prit par l’épaule et le garda près de lui : « C’est toi et pas un autre que je me suis réservé », dit-il.

Charles fit ses adieux à ses compagnons.

– Mes amis, au revoir. Dans une heure nous nous retrouverons au ciel.

Ils lui répondirent tandis qu’ils passaient.

– Oui, à bientôt, chez le Bon Dieu.

On leur enleva leurs tuniques de loubougo que l’on suspendit aux branches de l’acacia.

Le bûcher s’élevait à quarante pas.

– C’est ici, s’écria l’un des pages en l’apercevant, c’est ici que nous verrons le Bon Dieu.

– Oui, c’est ici que nous verrons Jésus-Christ, répondirent en chœur ses compagnons.

Bruno jeta un adieu plein de pitié aux trois pages que Senkolé avait mis à part : « Hélas ! mes amis, dit-il, le roi vous fait grâce et va vous tourmenter jusqu’à ce que vous abandonniez votre foi ; si vous nous aviez accompagné jusqu’au bûcher, vous entreriez aujourd’hui avec nous au Paradis. »

Mbaga dit à son ami Denys Kamyouka : « Adieu, Denys ! moi, je m’en vais au Ciel. » Denys ne répondit rien, car, témoignera ce chrétien au procès de béatification, « les sanglots gonflaient ma gorge et j’étais tout triste parce qu’on me refusait de mourir ».

Les bourreaux offrirent aux victimes quelques gorgées de vin de bananes ; puis, déroulant les claies de roseau, ils les y étendirent, momies vivantes, liées de cordes, et les y enroulèrent comme dans un suaire, puis les portèrent au bûcher où ils les rangèrent côte à côte.

Les trois pages épargnés regardaient avec tristesse leurs frères ; ils furent mis, eux aussi, dans des claies de roseau, mais déposés à quelques pas du bûcher. Les bourreaux leur firent croire qu’ils seraient brûlés à leur tour quand leurs compagnons auraient été consumés.

Moukajjanga avait espéré que son fils faiblirait au dernier moment ; quand il le vit enroulé dans son linceul de roseau, il ordonna qu’on l’en retirât et qu’on l’amenât près de lui. On vit Mbaga délivré de ses liens s’agenouiller devant son père. Moukajjanga lui parlait à voix basse. Que lui disait-il ? On entendit l’enfant lui répondre : « Le roi a ordonné de me tuer, tue-moi ; je veux mourir pour Jésus-Christ. » Moukajjanga fit un geste désespéré, puis donna un ordre à son assistant qui conduisit Mbaga à l’écart, à une distance de dix mètres ; là un bourreau lui assena un coup de massue à la nuque. Mbaga s’écroula et son corps fut porté sur le bûcher près de ses compagnons.

Alors le feu commença de ramper en pétillant et en sifflant, léchant rapidement les claies de roseaux. Les fumées sombres et ténues ondulaient, éparses, comme des voiles de crêpe agités dans l’air chaud. Le couteau à la main, les bourreaux tournaient autour du brasier en entonnant un chant de mort : « Ce n’est pas nous qui vous tuons, psalmodiaient-ils, mais ce sont nos lubales qui vous punissent. Nendé, Moukasa, Kirounda, que vous avez méprisés. »

Bientôt l’on ne vit plus qu’un immense holocauste, une colonne rouge et noire qui montait vers le ciel, Buisson ardent où la Face de l’Amour rédempteur rayonnait sur la surface ténébreuse de Cham. Les totems des tribus Bagandas, sanctifiées par le sang des jeunes martyrs, tourbillonnaient dans les volutes des flammes et s’élevaient vers Dieu comme ces bêtes qui apparurent à saint Pierre, amoncelées sur la grande nappe tandis que la voix de l’Ange lui criait : « Tue et mange. » Ils passaient comme dans un songe, domptés et fidèles à leurs profonds symboles. Le léopard arquait ses reins pour bondir sans peur sur sa proie ; l’éléphant s’avançait calme et puissant comme une colline en marche que rien ne peut renverser ; l’igname enroulait sa vrille docile autour d’un bananier de pourpre ; la silure glissait dans une onde embrasée, faisant étinceler l’anagramme du Christ Sauveur du monde ; le mouton se pressait en troupeau vers le Pasteur des bergeries éternelles et le rat lui-même rongeait tous les antiques liens de servitude qui garrottaient les fils de Chanaan.

Parfois l’ardeur du brasier était si forte que les bourreaux étaient obligés de s’écarter, mais dès qu’elle s’apaisait, ils se rapprochaient et avec de longues perches rassemblaient les tronçons de membres à demi calcinés et jetaient dessus de nouvelles brassées de bois. Bientôt les ossements ne furent plus qu’un tas de cendres.

Les trois pages épargnés furent alors retirés de leurs claies et ramenés à Mounyounyou. En passant ils aperçurent au bord du chemin les débris fumants de Charles Lwanga. Senkolé l’avait brûlé à petit feu en commençant par les pieds ; ils étaient déjà carbonisés que le haut du corps était encore intact. Aux railleries du bourreau il s’était contenté de répondre : « Tu ignores ce dont tu parles. Ce feu est une eau fraîche pour mes pieds. Mais pour toi, crains que ce Dieu dont tu te moques ne te réserve pour le feu de sa colère, qui, lui, ne s’éteindra jamais. »

 

 

 

VII

 

 

Si les missionnaires n’avaient conseillé la prudence à leurs néophytes, tout le reste de la chrétienté eut péri, car Mwanga n’était pas rassasié de sang et le Muganda est d’une race fière qui ne craint pas la mort.

Parmi les survivants il y avait un homme d’une trentaine d’années, Jean-Marie Mouzeyi. Kabega, chef de Segoukou, l’avait enlevé à l’âge de douze ans comme il gardait ses chèvres, et l’avait vendu comme esclave ; de main en main, Mouzeyi, pour quelques mètres de cotonnades, était devenu la propriété d’un familier du roi Mtéça. Affranchi par Joseph Moukasa, il était entré parmi les pages et y était resté jusqu’à la mort du roi, puis était passé au service de l’armurier Mathieu Kisoulé. Joseph Moukasa l’avait pris en amitié à cause de sa douceur pensive et de sa vive intelligence. En deux journées il avait appris son catéchisme et il avait été baptisé en novembre 1885. À cause de sa sagesse, on l’appelait Mouzeyi le vieux.

Quand les chrétiens furent traqués, Jean-Marie Mouzeyi ne put se résigner à vivre loin de la mission. Accompagné de trois de ses amis, il ne quittait guère les environs mais changeait fréquemment de gîte pour dépister les espions de Mwanga. Le roi finit par connaître leur présence. Il dépêcha le trésorier royal Koulougi à Jean-Marie Mouzeyi pour lui annoncer que les pages de Mtéça seraient toujours bienvenus à la cour ; ils recevraient des bananeraies et des gouvernements de province. Malgré les objections de ses amis, qui flairaient un piège, Mouzeyi résolut de se rendre à la cour. Cette existence traquée ne pouvait durer : « Si le roi me tue, pensait-il, il ne peut m’arriver rien de meilleur, car je mourrai pour ma religion. »

Il vint au palais, vit le roi qui lui parla avec bienveillance et l’adressa au Katikiro ; celui-ci le reçut aussi aimablement et l’invita à venir avec ses trois compagnons. Il s’y rendit jusqu’à trois fois, mais toujours seul. La troisième fois il ne reparut plus. Le Katikiro l’avait fait jeter dans un étang bourbeux qui se trouvait près de sa résidence.

Ainsi mourut le vingt-deuxième et dernier martyr de l’Ouganda.

 

 

 

VIII

 

 

Comme il arrive toujours selon une loi inflexible, les persécuteurs eurent tous une fin tragique ou lamentable.

Le roi Mwanga, deux fois chassé de son royaume, fut réduit à mendier un asile chez les missionnaires ; à la fin il fut arrêté par les Anglais, traversa ses États, les bras chargés de chaînes, et s’en alla mourir misérablement, dans l’exil, aux îles Seychelles, à trente-quatre ans, méprisé de tous.

Moukajjanga vit, comme Antiochus, son corps se couvrir de plaies purulentes ; un feu atroce lui brûlait les entrailles et lui arrachait des cris de bête fauve ; il agonisa dans l’horreur.

Senkolé, le bourreau de Charles Lwanga, comme il était dans une barque, tomba dans l’eau et fut dévoré par un crocodile.

Quant au Katikiro Mukasa, il fut tué dans sa case pendant la révolte musulmane. Le tumulte qui suivit empêcha qu’on ensevelît son cadavre ; les chiens le dévorèrent. Son frère Kanabi réunit ses restes, les enterra et construisit sur la tombe une paillote mortuaire. Les musulmans la renversèrent, déterrèrent les ossements et les brûlèrent. Kanabi en recueillit les cendres, les enterra de nouveau et dressa une nouvelle paillote. La foudre l’anéantit. Il en éleva une autre qu’un incendie détruisit ; il recommença encore ; le feu la dévora encore ; il s’obstina dans sa piété fraternelle et refit sa paillote. Une lépreuse, chassée de partout, s’y réfugia et s’y brûla, confondant ses cendres avec celles du Katikiro.

Quant à l’Église de l’Ouganda, le sang de ses martyrs ne tarda pas à la féconder ; dès l’année suivante, en 1887, de deux cents néophytes la mission était passée à cinq cent quarante-deux et de huit cents catéchumènes à trois mille. En juin 1929 la mission comptait 39 stations avec 161 missionnaires dont 52 sœurs blanches ; 46 prêtres et 184 sœurs indigènes ; 1.718 catéchistes ; 252.330 néophytes ; 61.396 catéchumènes ; 26.172 garçons et 15.324 filles fréquentaient les écoles des Pères ; leurs dispensaires soignaient 421.544 malades.

La cause des Martyrs de l’Ouganda fut introduite à Rome le 14 août 1912 ; le 19 décembre 1917 Benoît XV signait la dispense de la règle qui exige un intervalle de cinquante ans entre la date de la mort d’un saint et celle de l’examen de sa cause ; le 29 février 1918, en audience solennelle, il approuvait le décret de béatification et le 6 juin, dans la basilique de Saint-Pierre, les vingt-deux martyrs noirs étaient élevés sur les autels.

 

 

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PRINCIPAUX OUVRAGES CONSULTÉS :

 

Les Bienheureux Martyrs de l’’Ouganda, par Mgr Streicher, vicaire apostolique de l’Ouganda. Maison-Carrée (Alger), 1925.

I Martiri dell’ Uganda, storia documentata di Mons. Carlo Salotti, Roma, 1921.

Le Père Siméon Lourdel, par l’abbé Nicq. Maison-Carrée, 1922.

Missions d’Alger. Bulletin des Pères-Blancs, années 1886 et 1887.

Entre le Victoria, l’Albert et l’Édouard, ethnographie de la Partie anglaise du vicariat de l’Ouganda, par le P. Julien Gorja, des Pères Blancs, Rennes, 1920.

L’Œuvre du Cardinal Lavigerie : les Pères Blancs d’Afrique, par le R. P. Tauzin, supérieur des Pères Blancs (Revue Hebdomadaire, 8 mars 1930).

 

 

 

 

 

 

 

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