Mère, gardez-vous à gauche

 

(6e et dernier chapitre du Temps de la colère)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Robert VALLERY-RADOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Sillon convoie le socialisme, l’œil fixé sur une chimère... Il ne forme plus dorénavant qu’un misérable affluent du grand mouvement d’apostasie organisé dans tous les pays, pour l’établissement d’une Église universelle qui n’aura ni dogmes ni hiérarchie...

(PIE X, Lettre Notre charge apostolique.)

 

Personne n’a joué son rôle, personne ne sera sauvé.

(Chateaubriand, Mémoires d’outre‑tombe, t. VII, p. 292.)

 

 

Nous savons maintenant ce qu’est la Révolution. « C’est un drame, dit très bien Cochin, où l’homme personnel et moral est peu à peu éliminé par l’homme socialisé, lequel ne sera plus à la fin qu’un chiffre, un figurant abstrait. » Parodie démoniaque du message évangélique de la fraternité, elle est aujourd’hui comme elle était hier, comme elle sera demain. « N’imaginons pas que ce soit du passé, dit encore Cochin ; le rêve ne s’est pas évanoui, l’idée chemine toujours : Rousseau a divinisé le peuple ; M. Durkheim a socialisé Dieu : Dieu, pur symbole du social, le social, seule réalité. » Nous savons maintenant que le Peuple dont on parle comme de l’émanation même de la Toute-Puissance divine et dont Michelet et Hugo ont chanté les colères inspirées, le Peuple n’est pas l’ensemble d’une nation ainsi que le croient toujours les profanes, mais une minorité d’initiés liés par le secret, ce qu’Augustin Cochin appelle le petit peuple des sociétés de pensée, à savoir le Jacobin en 93, le libéral sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, le républicain sous le second Empire, le radical il y a cinquante ans, aujourd’hui le radical-socialiste, demain le socialiste, après-demain peut-être le communiste, car on ne fait pas sa part à la Révolution et elle entraîne toujours ses croyants avec une logique implacable. « Pas d’ennemis à gauche » correspond au « Hors de l’Église point de salut » du dogme catholique.

« Il faut mériter d’être républicain », disait sévèrement le F.˙. Boret à Tardieu dans la mémorable séance du 4 Décembre 1930. Au moment où se révèle une crise économique des plus graves, où le nationalisme allemand s’organise menaçant, les princes des prêtres et les anciens du Peuple oublient tout pour jeter le cri d’alarme : « Le laïcisme est en péril ! » Véritables assises du Tribunal révolutionnaire que ce sénat où le ministre de l’optimisme figure au banc des accusés ! Il a quitté le port avantageux qu’il étalait à la Chambre ; il sait que le grand Sanhédrin de la République une et indivisible a décrété sa mise hors la loi comme hérésiarque. Déjà, dans le langage rituel des excommunications maçonniques, l’accusateur public, en l’espèce le F.˙. Héry, prononce le réquisitoire. Après des critiques de pure forme sur la politique générale, il articule le grief essentiel : le ci-devant Tardieu a nommé des préfets qui ne sont pas de la stricte observance et a fait entrer des profanes dans le saint des saints ; il a commis le monstrueux sacrilège de partager quelques miettes du gâteau sacré avec trois infâmes cléricaux que nulle protestation de laïcisme n’a pu, ne peut, ne pourra jamais laver de leur tare originelle. N’ont-ils pas fait attribuer des subventions à des patronages religieux ? Bien plus, deux d’entre eux n’adhéraient-ils pas à une association qui a osé traiter Ferry de « promoteur exécrable de l’Enseignement laïque » ? À ces révélations, les princes des prêtres et les anciens du peuple ont déchiré leurs robes et crié anathème à l’impie qui a laissé souiller le Temple et blasphémer le Baphomet. En vain, à cette brutale offensive, le malin Tardieu a tenté de dérober le fer et feint de ne pas prendre au sérieux ce procès théologique. Espérant s’en tirer encore un coup avec une profession de foi laïque toute verbale, il a vite ramené le débat sur sa politique générale ; mais il ne sent plus l’atmosphère de confiance qu’il aime tant à créer autour de lui ; alors, au lieu de foncer sur l’adversaire, il se retranche timidement sur des positions précaires et déjà entamées par l’ennemi ; ainsi pour expliquer son pacte contradictoire avec Briand, il avoue que la partie était déjà engagée quand il a pris le pouvoir. « Il fallait opter, déclare-t-il, entre le renversement d’une politique ou sa continuation. » Il a préféré continuer. C’est tout. « J’ai fait de mon mieux », s’excuse-t-il, comme un écolier pris en faute et il tombe par terre au milieu de son optimisme, de son plan d’équipement, de sa prospérité et de ses discours aux commerçants et aux industriels.

Cet exemple, entre mille, nous montre que la mystique du parti prime toujours, tôt ou tard, en démocratie, les intérêts nationaux et que la machine des assemblées brise les meilleurs ministres quand le salut maçonnique est en jeu. Tout récemment, nous avons vu la même mise hors la loi décrétée contre le cabinet Laval par le même Sénat, parce que la suppression du second tour de scrutin soutenue par le ministère risquait, aux prochaines élections, de porter un coup fatal au Cartel des Gauches. Tardieu est revenu sans doute avec Laval, après mille ruses de guerre et aussi grâce à la trop impatiente avidité des maçons du Sénat non moins qu’à la maladresse de Painlevé ; mais la réforme électorale a été abandonnée par le ministère ; grâce à l’incohérence du ballottage, radicaux et socialistes ont pu s’unir au dernier tour pour écraser les modérés.

Ces portefeuilles de ministre que nos fantoches se renvoient de droite à gauche et de gauche à droite, comme des volants de raquette, c’est la parade avec la grosse caisse et le cornet à piston, le singe qui frappe des cymbales et le pitre enfariné qui gesticule avec ses longues manches pendantes ; rien n’y manque. Mais, n’attachons pas plus d’importance qu’il ne convient à l’un de ces intermèdes comiques comme nous en avons tant vus ; bientôt, le rideau va se lever sur le cinquième acte du véritable drame, fort bien composé, ma foi, par le plus habile des régisseurs. La pièce s’appelle la Mort d’un peuple ; le plus tragique, c’est que nous y sommes tous acteurs, sans le savoir, la plupart du temps, et que nous y servons, comme des somnambules, les ténébreux desseins des meneurs du jeu... Ah ! qui nous réveillera !

Les naïfs raisonnent toujours comme si les majorités étaient immuables. Or, les majorités ne sont pas des abstractions ; elle se composent d’hommes en chair et en os soumis à toutes les tentations. Le sérieux avec lequel s’indignent les journaux modérés contre ce qu’ils appellent la tyrannie des partis est vraiment d’une ironie amère. Sommes-nous en démocratie, oui ou non ?

Or, la démocratie est essentiellement le régime des partis ; jamais la majorité nominale ne gouverne parce qu’elle a vite fait de se désagréger sous l’attraction des partis extrêmes qui l’intimident et lui dictent leur loi, ouvertement ou en sous-main, selon les circonstances. Le Club des Cordeliers, celui des Jacobins s’appellent aujourd’hui le Comité de la rue de Valois, la Loge de la rue Cadet ; c’est toute la différence...

Ce qui condamnera toujours les modérés à une perpétuelle duperie dans un gouvernement démocratique, c’est qu’ils n’osent ou ne peuvent avoir une doctrine propre ; ils se croient très fins en empruntant à la Révolution son vocabulaire et en l’habillant d’un uniforme de gardien de la paix. Mais il ne suffit pas d’enlever l’étiquette Démocratie ou Laïcité sur la bouteille de vitriol jacobin et de la coller sur un flacon d’orgeat pour ôter à ces mots leur virulence spécifique. Les Docteurs de la Loi crient à la fraude et ils n’ont pas tort. Alors les modérés ajoutent, résignés, toujours plus de vitriol à leur orgeat, mais la couleur ne sera jamais celle du pur vitriol ; il y aura toujours cette indélébile blancheur initiale. Pour la faire oublier, ils sont prêts à toutes les concessions, c’est ce qu’ils appellent la politique du moindre mal. Mais c’est ainsi que le Monstre Social, dans un immense bâillement, continue d’engloutir les pauvres modérés entre ses mâchoires gluantes...

On songe au dernier chant de l’Enfer lorsque Dante évoque, pris dans la glace jusqu’au poitrail, l’Empereur du Royaume douloureux qui mâche sans fin dans sa triple gueule d’où coule une bave sanglante Judas, Brutus et Cassius, tandis que continue de retentir toujours, dans l’air gelé, la réponse implacable de l’Ange noir au pourquoi de ses victimes : – Tu ne savais donc pas que j’étais logicien ?

 

 

L’année dernière on pouvait lire sur la bande du curieux livre du libéral M. Siegfried, Tableau des Partis en France, cette épigraphe singulière de Goethe qui nous jeta dans un abîme de songe :

« L’enfer aussi a ses lois. »

 

 

Mais est-il normal que les catholiques se résignent de si bon cœur à s’adapter aux lois de l’enfer ? « Il s’agit bien moins désormais, écrivait Augustin Cochin à Édouard Le Roy, de la guerre entre l’autorité et la liberté, entre la foi et la raison, que d’une lutte entre deux autorités, deux dieux : le Christ et la Société. J’entends la seule rationnelle et parfaite : la Démocratie directe ».

Une barbarie bien plus redoutable que celle des premières invasions s’empare lentement de nos cités, car les Francs, les Burgondes et les Normands n’exigeaient des Gallo-Romains que des terres où ils pussent s’établir et ils finissaient par se fondre tous dans l’ensemble du pays. Mais les nouveaux barbares convoitent bien plus que des champs et des maisons, ils annexent nos âmes, en chassent nos dieux tutélaires et installent à leur place le culte de leurs grossières idoles. Ce « flot montant de la barbarie » dont parlait Renan est bien plus comparable à la marée de l’Islam qu’à la ruée germanique. Comme les sectaires du Croissant, les séides du Progrès laïque et obligatoire disent aux Chrétiens : « Crois ou meurs. » Une doctrine sociale s’impose par la force, hors de laquelle il n’y a point de salut, une doctrine d’État qui, par son enseignement, est en train de vider insensiblement l’Occident de ses traditions et de ses vertus, strictement de toute sa mémoire héréditaire.

Il y a sous les tropiques des maisons qui paraissent solides, bien que, lentement mais sûrement, des termites soient en train d’en ronger toute la structure interne. Un jour leurs habitants s’assoient sur des chaises et les chaises tombent en poussière ; ils s’appuient aux murs et les murs s’écroulent. Ainsi en est-il de notre civilisation dont nous sommes si fiers. Renan a dit depuis longtemps que nous ne vivions que du parfum d’un vase vide. Renan parlait du christianisme, mais comme le christianisme lui-même était la respiration même de notre âme depuis plus de mille ans qu’il nous avait enfantés à la vie, avec lui nos vertus naturelles commencent aussi à s’évaporer.

Il paraît, en effet, que nous devons cesser de préférer notre patrie pour devenir européens ; le bien de l’humanité l’exige. Croire à la vocation particulière de sa race, être fidèle à son passé, nous disent de pesants livres et des articles oraculaires, ce serait arrêter l’essor des grandes collectivités vers un paradis de dynamos et de bielles où l’odeur du gaz carburant et des huiles de graissage remplacera les baumes de l’Arbre de vie. Peut-être, cependant, est-ce précisément notre vocation sur la terre, à nous chrétiens, de protester contre cette mécanisation de l’homme et de témoigner qu’il ne nous sert à rien de dominer toutes ces forces matérielles si nous venons à perdre notre raison de vivre ici-bas...

Une sorte de torpeur pèse sur la nation. En vain, les bonnets carrés se livrent à de longues dissertations sur les savants dosages qu’il convient de faire entre l’autorité et la liberté, les rapports de l’exécutif et du législatif, alors que la notion même du pouvoir est corrompue.

Il s’agit bien plus encore, en effet, que d’une crise politique : la nature même de l’homme est en question, son origine et sa fin. Le problème est d’ordre religieux et on ne l’éludera pas dans un compromis mensonger. Deux mystiques s’affrontent, irréductibles. Nous touchons à la fin de l’équivoque qui dure depuis cent cinquante ans.

Aussi longtemps que les modérés ne comprendront pas que la République démocratique et sociale est une religion qui a ses dogmes, ses prêtres, ses fidèles, son initiation et ses excommunications, ils ne sortiront pas de leur esclavage, parce qu’ils auront beau faire des professions de foi où les mots de démocratique et de social seront abondamment prodigués, comme ils ne peuvent donner à ces mots le même sens que leurs adversaires, ils seront toujours regardés comme des mécréants. « La République aussi est une croyance », rappelait Viviani à un député catholique. Nul ne peut l’ignorer, sous prétexte de réalisme, et Tardieu s’est vu reprocher par le Sénat son matérialisme.

Lorsque Cochin tomba le 8 juillet 1916 au pied du Calvaire mutilé de Hardecourt (« Vois comme ils l’ont abîmé ! » avait-il dit auparavant à l’un de ses hommes), son ordonnance accourut auprès de lui, reçut ses dernières volontés et récita la prière à haute voix avec lui. Quand elle fut achevée, Augustin Cochin lui dit : « À présent laisse-moi penser. »

 

 

C’est un fait historique que sur les ruines de la chrétienté, sapée d’abord par le protestantisme, ensuite par le philosophisme, s’est élevée progressivement (cela s’est justement appelé le progrès des lumières) une croyance en une humanité infaillible et autonome, ne recevant de lois que d’elle-même et, en théorie, n’obéissant qu’à elle-même, littéralement la religion de l’homme mis à la place de Dieu et se faisant adorer comme s’il était Dieu, apostasie suprême annoncée pour les derniers temps, au début de la deuxième Épître aux Thessaloniciens et que rappelait Pie X dans sa première Encyclique où passait un frisson tragique. La Charte de cette rébellion se trouve dans le Contrat Social de Jean-Jacques dont le froid délire a inspiré toutes les constitutions modernes.

Jamais, jusque-là, on n’avait songé à retirer à Dieu son autorité, sa justice et sa bonté pour en faire les attributs originels de l’humanité. Toujours les cités, depuis l’antiquité la plus reculée et chez les peuplades les plus sauvages, s’étaient mises sous la protection des dieux. Qu’un être éphémère, soumis à toutes les faiblesses et à la pire, celle qui les résume toutes, la mort, se prétendit le maître du monde, par droit personnel, c’était mille fois plus incompréhensible que le mystère de l’Incarnation, et il fallait toutes les fumées de l’orgueil et aussi une certaine séduction ténébreuse, plus puissante et plus cachée, pour l’accepter sans éclater d’un rire méprisant. Il y avait, à la racine, une contradiction formidable un peuple proclamé souverain absolu, devait obéir sans réserve à ses délégués, c’est-à-dire aux exécuteurs de ses propres volontés. Naturellement les exécuteurs devaient manquer d’autorité et le souverain de soumission. Mais les sectateurs de la nouvelle religion s’en tirèrent par la bande et, dans la confusion des partis, surent imposer par le fer et par le feu, le mythe d’une humanité abstraite, engendrée soi-disant par une urne sacramentelle où l’on glissait de petits carrés de papiers. Cette humanité, évidemment, n’avait rien de commun avec l’ensemble des hommes en chair et en os que l’étude des lois physiques et morales, le témoignage de l’histoire, nous révèlent ; elle avait beau appeler son despotisme la volonté générale et l’incarner dans la Loi, autre divinité féroce, pire que le fatum antique, elle n’était que la tyrannie secrète d’une minorité qui, seule, savait, l’ayant inventée, manœuvrer les ficelles de la nouvelle société sans Dieu ni maître qui remplaçait la chrétienté.

Ce qu’on a appelé les conquêtes de la Révolution n’est en réalité qu’un dogme implacable, affermé par un parti à l’exclusion de tous les autres. « Le suffrage universel, c’est nous », peut-on lire sur le socle de la statue de Gambetta, au Carrousel. Ce parti, impitoyable même pour ses propres membres lorsqu’ils hésitent ou louvoient dans l’œuvre destructrice que postule le Credo de la Révolution, ce parti a su étendre ses conquêtes avec une admirable méthode, tantôt souterrainement, comme sous le Premier Empire, tantôt combinant l’infiltration et la démonstration violente comme sous la Restauration, la Monarchie de juillet, la République de 1848, puis reprenant son intrigue cachée sous le Deuxième Empire, et dévoilant enfin franchement son jeu sous la Troisième République. On peut dire qu’il ne compte que des victoires, usant tous les gouvernements, les pliant à ses volontés ou les brisant quand ils résistent, précisant et renforçant ses dogmes, de Rousseau à Durkheim et à Bourgeois, les incarnant par étapes savantes dans les institutions et les lois, les décrétant intangibles et finissant par le faire croire à ses adversaires. Comme autrefois dans le culte mosaïque, Dieu s’appelait Iaveh, Adonaï, Élohim, Sabbaoth, noms divers d’une même divinité, ainsi maintenant cette intangible Volonté générale, révélée au monde par un demi-fou, comme l’émanation sacrée d’une humanité autonome qui n’a plus de comptes à rendre à personne qu’à elle-même, cette Volonté générale s’appelle Démocratie, Progrès, Révolution, République, Humanité, Laïcité, mais c’est toujours la même Puissance qui ne souffre aucun partage, gardée jalousement par ses prêtres et ses docteurs.

« Nous sommes chargés, proclamait Viviani, le 15 janvier 1901, à la Chambre, lors de la loi sur les associations, nous sommes chargés de préserver de toute atteinte le patrimoine de la Révolution. Nous nous présentons ici, portant en nos mains, outre les traditions républicaines, ces traditions françaises attestées par des siècles de combat où, peu à peu, l’esprit laïque s’est dérobé aux étreintes de la société religieuse... Nous ne sommes pas seulement face à face avec les Congrégations, nous sommes face à face avec l’Église catholique... La vérité, c’est que se rencontrent ici, selon la belle expression de M. de Mun, en 1878, la société fondée sur la volonté de l’homme et la société fondée sur la volonté de Dieu. »

Viviani faisait allusion à l’admirable doctrine sociale que La Tour du Pin avait élaborée en collaboration avec son ami, Albert de Mun, au lendemain de la Commune, sous le nom d’Œuvre des Cercles. Avec une lucidité vengeresse, le maître incomparable des Jalons de route avait montré comment l’individualisme révolutionnaire, en brisant les associations corporatives, était responsable de la « misère imméritée » des foules ouvrières, livrées sans défense au machinisme industriel qu’exploitait une bourgeoisie nourrie du « laissez faire, laissez passer » de Voltaire et des physiocrates. Il se proposait par l’association de refaire un ordre social chrétien qui, seul, eut pu réagir contre l’avilissante servitude à laquelle un État omnipotent prétendait contraindre haineusement toutes les consciences, sous prétexte de liberté, d’égalité et de fraternité. Ce fécond réveil contre-révolutionnaire fut soudain étouffé avec son initiateur : c’est une histoire encore obscure, mais qu’il conviendra un jour d’éclaircir afin de rendre à chacun ce qui lui est dû.

Tout ce qu’on peut dire, c’est que la consigne courut dans le parti catholique qu’on devait cesser le feu et chercher à s’entendre avec l’adversaire. Un esprit nouveau soufflait, disait-on. Plus de luttes doctrinales ; il suffisait de demander la liberté qui serait sûrement accordée. La liberté ! comme s’il pouvait s’agir de cela ! C’était une question de force entre deux doctrines irréconciliables et on ne pouvait traiter qu’une fois vainqueurs, comme avaient fait un O’Connell en Irlande, un Windthorst en Allemagne, comme les Évêques belges lors de la loi sur l’Enseignement.

Or, sous prétexte de se rallier au gouvernement établi, les instigateurs du mouvement ne furent pas longs à épouser aussi, implicitement ou explicitement, ses doctrines. Partis pour christianiser la démocratie telle que Jean-Jacques l’avait révélée dans son Contrat social, ils n’aboutirent qu’à démocratiser leur christianisme, tache difficile, semée de pièges, parce qu’elle nécessite à chaque pas, des distinctions subtiles sur les différents sens que les théologiens permettent de donner au mot de démocratie.

Pendant ce temps la Démocratie, la vraie, l’orthodoxe, exigeait toujours plus de gages.

Les décrets d’expulsion contre les congrégations, la laïcité de l’enseignement, répondirent immédiatement à notre politique de ralliement. Comme esprit nouveau, ce fut réussi. On raconte que Léon XIII, accablé de tristesse devant une telle perfidie, aurait laissé échapper cette plainte déçue : « Ils m’ont trompé ! » En vain, les conciliateurs laïcisaient le plus qu’ils pouvaient leur vocabulaire, employant le mot de social à propos de tout. On apprit alors que jusqu’aux environs de 1890, l’Église n’avait pas été assez sociale, qu’elle avait laissé les gouvernements monarchiques (dernières survivances comme l’on sait du despotisme païen) exploiter le peuple par faiblesse, mais qu’heureusement la Révolution était venue réveiller sur la terre, avec l’échafaud, la loi du maximum, la destruction des corporations, la négation de la famille et le libéralisme économique, l’authentique ferment évangélique. On pourrait désormais faire la paix avec le progrès moderne contrairement à ce qu’en avait pensé le Syllabus : on l’aurait faite avec Satan lui-même tant l’amour embrasait les cœurs. Bientôt il n’y aurait plus qu’un seul troupeau de boucs et de brebis qui nommerait son pasteur à la majorité des voix. Telle serait la république démocratique du Christ. Ils ne se doutaient pas, les malheureux, que dans leur peur de passer pour des partisans du trône et de l’autel, ils faisaient exactement ce qu’ils reprochaient au clergé de la Restauration, en flagornant bassement le pouvoir, avec cette seule différence que la monarchie, au moins, n’avait pas renié ses sources chrétiennes, tandis que l’alliance du bonnet rouge et de l’autel entraînait à des capitulations plus humiliantes. Loin de remédier au mal, ils l’ont aggravé, en apportant leur adhésion timide ou turbulente à une mystique essentiellement destructrice de tout l’ordre chrétien. Aujourd’hui, il n’y a plus de politique catholique ; il n’y a, selon les tempéraments, qu’un socialisme incomplet ou un opportunisme profitable.

Étudier et propager l’Encyclique Rerum Novarum, c’était fort bien, mais cela n’obligeait pas de dédaigner l’Encyclique Humanum Genus sur la secte des francs-maçons et Diuturnum illud sur l’origine du pouvoir civil, toutes deux incomparables, du même grand pape. Ils y auraient vu que les dogmes démocratiques auxquels ils prétendaient se rallier « sont en un si complet et si manifeste désaccord avec la raison qu’il ne se peut imaginer rien de plus pervers ». Or, pouvons-nous reconnaître ce que l’Église, par la voix de son chef, trouve pervers ? Tel était le problème que posait, il y a cinquante ans, à l’origine du ralliement, un Pape non suspect d’intransigeance mais qui ne craignait pas de déclarer : « Les princes dont la volonté est en opposition avec la volonté et les lois de Dieu, dépassent en cela les limites de leur pouvoir et renversent l’ordre de la justice ; dès lors, leur autorité perd sa force, car ou il n’y a plus de justice, il n’y a plus d’autorité. »

C’est ce que les catholiques français n’auraient jamais dû cesser de témoigner au lieu de se réfugier dans un précaire droit commun qui ne pouvait rien sauver.

Mais aujourd’hui, à cause de leur silence complice, les notions du juste et de l’injuste sont tellement brouillées qu’il est humainement impossible d’en sortir. Aucune issue légale, en tout cas, la loi même étant manifestement viciée dans son essence, puisqu’il est entendu qu’elle n’émane que de l’homme. Or, la loi n’appartient qu’à Dieu. Quand l’homme s’en empare, elle se retourne contre lui et le dévore. C’est ce que nous voyons aujourd’hui.

Les catholiques français ont manqué au monde. C’est pourquoi leur responsabilité sera lourde dans l’histoire politique de ces cinquante dernières années.

 

 

 

 

APERÇU DES PRINCIPAUX OUVRAGES CONSULTÉS

 

 

PRINCE SIXTE DE BOURBON : L’Offre de Paix séparée de l’Autriche (5 déc. 1916-12 octobre 1917), avec deux lettres autographes de l’empereur Charles et une note autographe du Comte Czernin. Plon, éd., 1920.

COMTE DE FELS : L’Entente et le Problème autrichien (Grasset, 1918).

JÉRÔME TROUD : Les gestes d’un empereur. 1. Ce que Charles Ier a fait pour la paix (Revue hebdomadaire, 19 septembre 1931).

ERNEST RENAULD : Histoire Populaire de la Guerre (1914-1919), Tolra, éditeur, 1921).

J.-M. BOURGET : Les origines le la Victoire ; histoire raisonnée de la guerre mondiale (La Renaissance du Livre).

J. DE PIERREFEU : G. Q. G. Sect. I, 2 vol.

EMIL LUDWIG : Juillet 1914 (Payot, 1929).

T. C. MASARYK, président de la République Tchécoslovaque : La Résurrection d’un État, souvenirs et réflexions, 1914-1918, traduit du tchèque par Fuscieu Dominois. Paris, librairie Plon (1930).

PIERRE CHASLES : La vie de Lénine (Plon, 1926).

CHARLES MAURRAS ; Le Pape Benoît XV et la guerre (Téqui, 1921).

PUBLICATIONS du Comité Catholique de Propagande française à l’étranger (Bloud et Gay, éd.).

a) L’Allemagne et les Alliés devant la conscience chrétienne, par Mgr Baudrillart, Mgr Chapon, MM. de Lanzac, Laborie, Denys Cochin, R. P. Janvier, Mgr Batiffol, baron d’Anthouar d’Edmond Bloud. De ce dernier, sous ce titre : le Nouveau Centre et le Catholicisme : à noter un réquisitoire très sévère contre le Centre catholique allemand qui est accusé de faire primer la force sur le droit et de manquer à tous ses devoirs catholiques ; l’auteur rappelle la parole attristée de Pie X à l’accueil qui avait été fait en Allemagne à son Encyclique contre le modernisme : De gentibus non est vir mecum. « Dans ces peuples, personne n’est avec moi. » « Ils ont placé, conclut l’éditeur de la rue Garancière, dans l’Empereur luthérien toute l’espérance de leur avenir, et c’est d’un nouveau crime, commis par lui à leur profit, qu’ils attendent le salut du catholique allemand... Mais dans l’instant même où ils conçoivent seulement cette pensée, ne cessent-ils point d’être des catholiques ? Et s’ils ont pu la concevoir, n’est-ce point parce que depuis trop longtemps ils ne pensent ni n’agissent plus EN CATHOLIQUES (souligné dans le texte.) »

b) La France, les Catholiques et la Guerre, par Mgr Baudrillart.

c) La guerre allemande et le Catholicisme, avec une lettre de S. E. le cardinal Amette, par le chanoine Gaudeau, Georges Goyau, François Veuillot, le chanoine Couget, le chanoine Ardant, Mgr Baudrillart.

d) Le Protestantisme allemand (Luther-Kant-Nietzsche), par l’abbé J. Paquier.

e) Une campagne française, par Mgr Baudrillart.

f) Guerres de religions, par Frédéric Masson, de l’Académie française.

g) Prisonnier civil, par Dominique de Lagardette.

h) Lettres aux Neutres sur l’Union sacrée, par Georges Hoog.

i) L’éveil de l’âme française devant l’Appel aux Armes, par les abbés Ardant, Desgranges et Thellier de Poncheville.

j) Le supplice de Louvain, faits et documents, par Raoul Narsy.

k) La teutonisation de la Belgique, par Fernand Passelecq.

Congrès des Maçonneries alliées et neutres, tenu les 28, 29 et 30 juin 1917, brochure de 50 pages éditée sous les auspices du Grand Orient de France et de la Grande Loge de France par les soins de l’Imprimerie nouvelle (Association ouvrière), 11, rue Cadet, A. Maugeot, directeur.

E. MALYNSKI : Le Peuple-Roi.

La veillée des armes.

La grande guerre sociale.

La Démocratie victorieuse (à la librairie Cervantès).

J. MARQUÈS-RIVIÈRE : La Trahison spirituelle de la Franc-Maçonnerie (éd. des Portiques).

La Paix des peuples, revue internationale de l’Organisation politique et économique du monde. 25 février 1919.

MALAPARTE : Tactique du Coup d’État (Grasset, éd.).

FRANÇOIS VERMALE : Notes sur Joseph de Maistre inconnu (Perrin, Chambéry, 1921).

LÉON DE PONCINS : Les forces secrètes de la Révolution (éditions Bossard).

LÉON DE PONCINS : Refusé par la Presse (Librairie de la Revue française).

G. MARTIN : La Franc-Maçonnerie française et la préparation de la Révolution. Paris, Presses universitaires de France, 1926.

G. MARTIN : Manuel d’histoire de la Franc-Maçonnerie. Presses universitaires de France, 1930.

AUGUSTIN COCHIN : Les Sociétés de Pensée et la Démocratie (Plon, éd.).

AUGUSTIN COCHIN : La Révolution et la Libre Pensée (Plon, éd.).

AUGUSTIN COCHIN : L’histoire des sociétés de Pensée en Bretagne. 2 vol. (Plon, éd.).

ANTOINE DE MEAUX : Augustin Cochin et la genèse de la Révolution (Le Roseau d’or, Plon, éd.).

AUGUSTE CAVALIER : Les Rouges-Chrétiens (éd. Bossard).

GEORGES DEHERME : Démocratie et sociocratie (éd. Prométhée, Paris).

DANIEL HALÉVY : Décadence de la Liberté (Grasset, éd.),

ROBERT HAVARD DE LA MONTAGNE : Étude sur le ralliement (Librairie de l’Action française).

VICTOR MARGUERITTE : Aristide Briand (Flammarion, éd.).

J. S. DE GIVET : Aristide Briand (Nouvelle librairie française).

CHARLES MAURRAS : Casier judiciaire d’Aristide Briand (éditions du Capitole).

Abbé EMMANUEL BARBIER : Les infiltrations maçonniques dans l’Église avec plusieurs approbations épiscopales. Desclée, de Brouwer, 1910.

Abbé ROUL : L’Église catholique et le Droit Commun, bureaux de la Ligue apostolique, librairie Casterman, 1931.

Abbé ROUSSEL : Libéralisme et Catholicisme, rapports présentés à la « Semaine Catholique » en février 1926, sous les auspices de la Ligue Apostolique, pour le retour des nations à l’ordre social chrétien. (Aux bureaux de la Ligue, 88 bis, boulevard de la Tour-Maubourg.)

MARYA RYGIER : La Franc-Maçonnerie italienne devant la guerre et devant le fascisme, préface de Lucien le Foyer, ancien député de Paris, ouvrage récompensé par la Loge : LE PORTIQUE, 1929, librairie Maç.˙. V. Gloton.

GUSTAVE BORD : La Franc-Maçonnerie en France des origines à 1815 (Nouvelle librairie Nationale, 1908).

Docteur CORBIER : Symboles initiatiques et mystères chrétiens, avec une préface d’André Lebey. Paris, librairie maç.˙. Gloton, 1929.

ANDRÉ LEBEY, grand orateur du Grand Collège des Rites, suprême conseil du Grand Orient de France et CAMILLE SAVOIRE, grand Commandeur : Les Ateliers supérieurs du Grand Orient de France : Histoire, Doctrine. L. Clerc, imprimeur, 4 bis, rue Nobel, Paris, 8e, 1924.

Convent international de 1927 (27, 28 et 29 décembre), tenu à Paris, compte-rendu édité par l’Association maçonnique internationale, Paris, imprimerie nouvelle (Association ouvrière), 11, rue Cadet (1928).

Les Annales Maçonniques universelles, revue bimestrielle publiée sous la direction de Édouard E. Plantagenet, et sous les auspices du Groupe d’Études et de Recherches Maç.˙. de la Ligue internationale de Francs-Maçons. No de mai-juin 1931. Le Problème de l’Unité de la Maçonnerie en France, par Charles Riaudey. – Tous autour de la Table ronde, par Charles Curchod, vén.˙. de la Loge le Progrès, Orient de Lauzanne « De l’Orient à l’Occident et du Midi au septentrion, écrit ce maçon, le monde a besoin de confiance profonde pour créer la base inébranlable d’une justice internationale, connaissant obligatoirement de tous litiges entre les peuples et pour donner à un organe international la force financière et militaire capable de faire régner la paix entre les Nations comme entre les « classes sociales... » En ce qui concerne le premier de ces problèmes, l’élaboration d’un droit international écrit, public et privé, constituerait un puissant élément de confiance, tout en aidant à la solution de nombreux problèmes juridiques particuliers. Quant au second, il s’agit d’une transformation constitutionnelle de la Société des Nations, indépendante de toute révision des traités. Dans ce domaine une œuvre magistrale est le livre d’Oscar Newfang, les États-Unis du monde, EXTRÊMEMENT SUGGESTIF POUR TOUT CE QUI CONCERNE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS.

Le « groupe des juristes » de la Ligue est tout désigné pour, avec les FF.˙. de la « Table ronde », élaborer ces textes et l’exposé des motifs qui les accompagnera. Ils pourraient ensuite être publiés dans les périodiques maç.˙. et communiqués aux organes profanes compétents : Cour permanente de La Haye, Institut de droit international, Académie diplomatique internationale, Académie interparlementaire, Union internationale des Associations pour la Société des Nations, par nos FF.˙. juristes en rapport avec ces institutions. Assez rapidement, l’opinion maçonnique mondiale serait au courant de ces travaux, s’y intéresserait et les ferait connaître et apprécier dans les milieux profanes plus étendus... Et c’est ainsi que s’éclairciront les idées, que s’épureront les sentiments et que pourra naître cette confiance profonde et nécessaire qui seule peut engendrer une bonne volonté universelle et durable. Éditions « La Paix », 20, rue Laugier. Imprimerie nouvelle, 11, rue Cadet.

Les Annales maçonniques universelles : No de décembre 1931. Les Huit points de l’Orthodoxie maçonnique, d’après la grande Loge unie d’Angleterre, par le F.˙. S. J. Carter de New-York.

Mgr DELASSUS : La Conjuration antichrétienne. 3 volumes, Desclée, 1910,

N. DESCHAMPS : Les Sociétés secrètes, avec une introduction de Claudio Jannet. Seguin et Oudin, 1881.

Les Actes pontificaux cités dans l’Encyclique du SYLLABUS du 8 décembre 1864, suivis de divers autres documents, recueil dédié à Mgr le Nonce apostolique en France. (Poussielgue, 1865).

Lettres Apostoliques de S. S. Léon XIII, t. I (Maison de la Bonne Presse).

Lettres apostoliques de S. S. Pie X (Maison de la Bonne Presse).

A. NOVELLI : Pie XI (Achille Ratti), ouvrage traduit de l’italien par l’abbé Robert Jacquin. 67 illustrations. Lettre-Préface de S. E. le cardinal Dubois (maison de la Bonne-Presse, 1928).

MAURICE BARRÈS : La Grande Pitié des Églises de France (Émile-Paul, 1914).

BOSSUET : L’Apocalypse, avec une explication. Œuvres complètes, t. II et III, édition Lachat, librairie Vivès, 1863.

Jusqu’au sang, récits et documents sur la persécution mexicaine, avec une lettre de Mgr J. M. Gonzalez y Valencia, archevêque de Durango. (Aux éditions de la Jeunesse catholique, Louvain), 1928.

A. BARQUIN et G. HOYOIS : La tragédie mexicaine : Sous l’ombre d’Obrégon, Edit. Rex. Louvain, 1929.

Abbé DARRAS : Histoire de l’Église, continuée par Mgr Fèvre, t. XXXIX, librairie Vivès, 1886.

JACQUES MARITAIN : Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des Catholiques (Plon, 1926), où l’on trouve cet émouvant témoignage à la page 54 : « Je dois à la vérité d’ajouter qu’en fait quelques-uns des cœurs les plus généreusement surnaturels que j’aie connus, étaient parmi les plus fervents disciples politiques de Maurras. »

JACQUES MARITAIN : Primauté du Spirituel (Le Roseau d’or, Plon, Ed., 1927).

L’Action française et le Vatican, préface de Charles Maurras et Léon Daudet, Flammarion, éd., 1927.

Pourquoi Rome a parlé, par les PP. Doncœur, Bernadot, Lajeunie, les abbés Lallemant et Maquart, Jacques Maritain (éd. Spes, 1928).

Clairvoyance de Rome, par les mêmes (Ed. Spes, 1928).

 

À cette liste, forcément incomplète, il convient d’ajouter la collection extrêmement précieuse de la Documentation Catholique, éditée par la Bonne Presse, des années 1919 à 1927.

 

 

 

Robert VALLERY-RADOT, Le temps de la colère,

10e édition, Grasset, 1932.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net