La grande tentation

 

(5e chapitre du Temps de la colère)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Robert VALLERY-RADOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 « Toutes nos pensées se confondent et, comme disait saint Paul, il n’y a rien qui paraisse plus insensé à ceux qui ne sont pas éclairés d’en haut. »

(BOSSUET.)    

 

« La vérité vous délivrera. »

(Év. S. Jean, 8, 32.)    

 

 

Nous n’y pouvons rien si la République, en France, apparaît de plus en plus, à mesure que les recherches historiques se précisent, une émanation de la Maçonnerie internationale chargée d’exécuter avec une méthode de progression satanique la déchristianisation de notre pays. Depuis cent quarante ans, de Mirabeau à Gambetta, de Michelet et de Quinet à Aulard et à Seignobos, de Jules Ferry à Ferdinand Buisson, c’est une même mystique humanitaire, tantôt haineusement athée, tantôt hypocritement dissimulée sous un vague idéalisme, qui anime tous ses principes de gouvernement et d’enseignement. Dès le 23 juillet 1789, Corbin de Pontbriand s’écriait à la Loge de la Parfaite Union : « Mes très chers frères, le triomphe de la liberté et du patriotisme est le triomphe le plus complet du véritable maçon. C’est de vos temples et de ceux élevés à la véritable philosophie que sont parties les premières étincelles du feu sacré qui, s’étendant rapidement de l’Orient à l’Occident, du Midi au Septentrion de la France, a embrasé les cœurs de tous les citoyens. La magique Révolution qui, sous nos yeux, s’opère en si peu de jours, doit être célébrée par les disciples fidèles du véritable maître avec un saint enthousiasme dont les profanes ne peuvent partager les douceurs. Qu’il est beau, mes très chers frères, le jour où un roi citoyen vient annoncer qu’il veut commander à un peuple libre et former de son superbe empire une vaste loge dans laquelle tous les bons Français vont véritablement être frères ! » Et le 26 septembre 1920, à l’occasion du convent du Grand Orient, le F.˙. Bernadin, 33e, du Conseil de l’Ordre, déclarait au Trocadéro : « Ce n’est pas la France de Basile et de Loyola que nous acclamons aujourd’hui, c’est la vraie, la belle et généreuse France, celle de Voltaire, de Diderot, de la Révolution, des Droits de l’Homme, de Danton et de Robespierre, c’est-à-dire celle que le G.˙. O.˙. incarne, celle pour la défense de laquelle nous sommes heureux et fiers d’être admis à nous grouper autour de vous ».

À ce même convent, le F.˙. Marcel Huart, rapporteur de la Commission de propagande, rappelant la manifestation maçonnique organisée cette même année par l’Union Parfaite de la Rochelle en l’honneur des quatre sergents « martyrs de la liberté », ajoutait : « Cette dernière manifestation obtint un succès prodigieux et Ferdinand Buisson, ce vénéré vétéran des luttes républicaines, put dire avec émotion : “J’ai 80 ans, il ne m’avait jamais été donné d’assister à une manifestation d’une aussi belle tenue !” Et de vieux maires de campagne ne purent s’empêcher de déclarer que la Franc-Maçonnerie est vraiment l’armature de la République. » On citerait des milliers de textes pareils.

M. Jean Guiraud, rédacteur en chef de la Croix, a publié en 1926 dans les Nouvelles Religieuses, revue d’information dominicaine, une série d’articles sous le titre L’Action laïque sous le Second Empire, où il réfute « l’injuste accusation des catholiques républicains qui affirment que la législation anticléricale de la Troisième République ne serait qu’une mesure de défense et de répression contre les catholiques qui, en compromettant l’Église dans leur politique monarchiste, auraient fait une guerre à mort à un régime qui ne demandait qu’à bien vivre avec eux. » La fausseté d’une semblable affirmation, énonçait-il, sera démontrée si nous prouvons : 1° que bien avant l’établissement de la République le parti républicain était foncièrement irréligieux ; 2° que bien avant son avènement le parti républicain avait rétabli le plan anticlérical qu’il a réalisé lorsqu’il est devenu maître du pouvoir. » Et M. Guiraud, apportant des témoignages irrécusables, établissait l’identité de ce plan républicain et du plan maçonnique sous le second Empire.

« La République aussi est une croyance », réplique Viviani à un député catholique qui proclame ses convictions religieuses. « République et laïcité se confondent ; qui attaque l’une attaque l’autre », déclare à son tour M. Barthou ; et à Charles Benoist qui dit à M. Poincaré : « De vous à moi, il n’y a pas tant de différences », celui-ci lance sa fameuse réponse : « Il y a toute la question religieuse. »

Que ce soit dans les questions de l’École, de la Famille ou de la Cité, partout, nous nous heurtons à la mystique maçonnique de l’État républicain, expression de la Volonté générale, seul juge du bien et du mal. En France la passion politique ne consiste pas à se quereller pour savoir si le chef du gouvernement doit se coiffer d’une couronne, d’un képi de général ou d’un feutre démocratique, mais c’est notre tourment crucial et la marque de notre élection que toute question politique ébranle nos croyances religieuses sur les sources de l’autorité, selon la parole de Blanc de Saint-Bonnet « Les erreurs politiques ne sont que des erreurs théologiques réalisées. »

 

 

 

 

Convaincus par l’expérience de notre histoire qu’il serait plus difficile encore, étant donné les doctrines fondamentales de notre République, de convertir ce régime à une conception moins fanatique de son office que de restaurer la monarchie chrétienne en ralliant tous les Français fidèles à leurs traditions nationales, des catholiques avaient cru pouvoir trouver dans l’empirisme organisateur de Maurras une alliance providentielle. Comme devait l’écrire Jacques Maritain dans sa brochure : Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des Catholiques, « Il n’a pas dépendu d’eux mais des permissions de la Providence que la tête politique la plus solide de leur âge et de leur pays soit privée des dons de la foi : situation historique exceptionnelle qu’ils n’ont pas choisie et qui les oblige à adopter, eux aussi, en raison des circonstances et en vue du bien commun, une ligne de conduite exceptionnelle. »

Sans doute, c’était pour eux une chose cruelle à penser qu’un esprit tel que Maurras pût concevoir une Cité selon son cœur, parfaite en justice comme en beauté, sans que le Christ en fût nécessairement la pierre angulaire ; mais qu’on nous cite une autre doctrine politique ou sociale de notre temps où cette vérité de foi ne soit pas méconnue ou écartée ou honteusement assimilée à la pire mystagogie révolutionnaire ? Ici, du moins, si Maurras ne replaçait pas sur l’autel la Croix ni dans le tabernacle la Présence réelle, non seulement il approuvait les catholiques de les y adorer, mais il les y poussait avec une nostalgie qu’il a exprimée maintes fois de la manière la plus émouvante. C’est que Maurras partait de l’homme concret et non pas d’une idéologie de l’humanité. Il s’arrêtait au seuil des principes, se taisait sur leur source divine, mais ne cherchait pas à leur opposer les idoles impudentes du monde moderne, la Société, l’État, la Démocratie ou la Révolution. Au regard de leur conception traditionnelle, ces catholiques, à mesure qu’ils fréquentaient cet ancien contempteur du « Christ Hébreu », et suivaient le cheminement de sa pensée, voulaient voir dans son positivisme plutôt qu’un refus de sa part, un inachèvement, et forts de leur foi, de leur nombre et de leur qualité au sein de la Ligue d’Action Française, ils se plaisaient à regarder Maurras comme un nouvel Aristote qu’ils avaient tout profit à écouter dans l’ordre naturel en attendant qu’ils fussent dignes de voir naître parmi eux un nouveau saint Thomas pour le commenter à la lumière de la grâce.

Car ce n’était pas sans raison que des thomistes éminents, tout en réprouvant les lacunes de son incrédulité, lui accordaient la plus admirative sympathie, notamment le cardinal Billot, l’illustre théologien de la Grégorienne, le Révérend Père Le Floch de la Congrégation du Saint-Esprit, supérieur du Séminaire français de Rome, les dominicains Garrigou-Lagrange du Collège Angélique, Clérissac, Pègues, de Pascal, Vallée qui dirigea dans les voies mystiques la carmélite Élisabeth de la Trinité, le Révérendissime Don Delatte, abbé de Solesmes, Dom Besse, maître des novices de Notre-Dame de Ligugé et Jacques Maritain, professeur à l’Institut catholique de Paris. Le cardinal Billot avait même reproduit en note de son traité De Ecclesia d’importants passages des critiques antilibérales de l’auteur du Dilemme de Marc Sangnier.

Sans doute, cette alliance nécessitait de part et d’autre des précautions indispensables, et Maurras le reconnaissait mieux que personne lorsqu’il déclarait dans son livre l’Action Française et la Religion catholique : « La situation est délicate, parce que tous les croyants qui rencontrent des incroyants sont exposés à vivre et à travailler avec eux, et que vie et travail en commun comportent des risques matériels pour la foi. » Mais loin d’imposer son positivisme, il disait que les catholiques ne devaient aucune reconnaissance à Auguste Comte d’avoir « mis les Français non croyants en état de se rappeler tout ce qu’ils tiennent de l’Église ». « Il leur sera parfaitement loisible de répliquer qu’il leur convient de lire les maîtres catholiques de Comte plutôt que Comte lui-même, ce qui sera toujours leur droit et, probablement, leur devoir », et plus loin : « Personne d’informé ne saurait ni dire ni penser que chez nous, les croyants se trouvent sous la coupe des incroyants ou que les catholiques y reçoivent les directions d’un chef qui n’est pas des leurs. » En effet, le président de la Ligue était le comte Bernard de Vesins, catholique éprouvé.

On conçoit quelles haines un jouteur aussi redoutable avait pu amasser dans le clan démocratique avant la guerre, et toute une cabale intriguait au Vatican pour obtenir sa condamnation. Si Maurras vouait à ce qu’il appelait « la vieille et sainte figure du catholicisme historique », « un grand respect mêlé d’une sourde tendresse et d’une profonde affection », le Mystère du Christ qui en est l’âme même continuait à lui demeurer, sinon hostile comme au temps de sa jeunesse, du moins tristement étranger, et il n’amendait qu’à demi, au cours d’éditions successives, les passages blasphématoires de ses anciens livres, Le Chemin de Paradis et Anthinéa, que ses amis croyants eussent voulu effacer de leur sang. La foi est un don, et ils ne cessaient de la demander pour celui que Pie X, au témoignage de Camille Bellaigue, appelait, bien que sachant tout cela, un beau défenseur de la foi : « E un bel defensor della fede. »

C’était en juillet 1914, moins de six semaines avant la mort du pontife ; Camille Bellaigue que le Saint-Père honorait de son amitié était venu lui apporter les remerciements de Maurras pour le refus qu’il avait opposé jusqu’ici à la promulgation de la condamnation réclamée avec toujours plus d’insistance.

– Elle est là, avait dit le Pape, en montrant son bureau, et elle n’en sortira pas.

Il avait ajouté :

– Ils venaient, en colère, comme des chiens, me dire : « Condamnez-le, très Saint Père, condamnez-le ! » Je leur répondais : « Allez-vous-en, allez lire votre bréviaire, allez prier pour lui ! »

Camille Bellaigue, comme le Père Pègues en janvier 1914, avait imploré de Pie X pour Maurras une bénédiction spéciale qui lui avait été accordée ; et c’est alors qu’il avait dit de lui : « E un bel defensor della fede. »

Comme pour autoriser les plus hauts espoirs, deux membres des comités directeurs, Léon de Montesquiou et Henri Vaugeois, devaient revenir du positivisme au catholicisme. Des jeunes filles royalistes entraient au Carmel pour faire violence au ciel et lui arracher cette âme d’un si grand prix.

Pendant la guerre, Maurras ne démérita pas du Saint-Siège. Il eut à cœur de défendre Benoît XV contre tous ses détracteurs, qu’ils fussent de droite ou de gauche, et qui dénaturaient ses intentions les plus pures, l’accusant de germanophilie. Cette polémique que Maurras recueillit dans son livre Le Pape, la Guerre, et la Paix en restera le témoignage.

« Vous défendez l’Église avec autant de courage que de talent, lui écrivait le 31 octobre 1915 le cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux. Faut-il s’en étonner ? Elle représente des principes sans lesquels tout le reste se désorganise et s’effondre. Elle a procuré à la France qui ne date pas de 89 quatorze siècles de grandeur et de prospérité, et vous avez raconté dans une page délicieuse, à propos d’un sacre épiscopal, que vous lui deviez votre salut intellectuel. Ne contracterez-vous pas envers elle d’autres dettes d’un ordre encore plus élevé ? Je suis tenté de croire que vous en avez la noble ambition – et nul ne souhaite plus que moi qu’elle ne se réalise – lorsque vous écriviez dans la préface de votre hymne à la Provence : « La nuit sublime d’Augustin et de Monique, la nuit d’Ostie, me remonte dans la mémoire avec le cri théologique du noble auteur des Confessions sur la douleur des choses possédées de ce sentiment qu’elles ne sont point composées pour elles-mêmes et qu’un autre désir les anime et les transfigure hors de leur petite durée et de leur minime étendue. »

« Qu’est-ce que ce désir qui anime et transfigure, sinon le besoin d’infini concret qui tourmente l’homme à toutes les heures de son existence et qui n’est apaisé que lorsque son âme, naturellement chrétienne, selon le mot de Tertullien, communie dans les ombres de la foi, en attendant les splendeurs de la vision, à la vérité et à la charité divine ? »

« Veuillez agréer, Monsieur le rédacteur, avec mes remercîments et mes félicitations, l’hommage de ma profonde estime et de mon cordial respect en N.-S. »

Mais ses adversaires n’avaient déposé les armes qu’en apparence. Dès la mort de Benoît XV, ils les reprenaient. Leur heure approchait. Le vent qui soufflait de Locarno gonfla bientôt leurs voiles. On disait que Pie XI, effrayé par les nationalismes que les quatorze points de Wilson avaient déchaînés dans toute l’Europe, préparait une encyclique où le racisme, le fascisme et le nationalisme intégral de l’Action Française allaient être condamnés. L’encyclique ne parut pas, mais une enquête lancée en 1925 par les Cahiers de la Jeunesse Catholique de Louvain devait précipiter les choses, du moins quant à la France.

Cette revue d’étudiants avait demandé à ses lecteurs : « Parmi les écrivains de ces vingt-cinq dernières années, quels sont ceux que vous considérez comme vos maîtres ? » Des voix allèrent à Bourget, à Barrès, à Bordeaux, mais le nom de Maurras arriva en tête à une grosse majorité de suffrages. Sur quoi les démocrates belges poussèrent des cris d’anathème, La Libre Belgique, leur organe attitré, feignant d’oublier que l’enquête portait sur des écrivains et non sur des docteurs de la foi, s’indigna de ce que le cardinal Mercier n’eût recueilli que deux voix. En dépit des explications et des réserves très nettes apportées par Mgr Picard, aumônier des étudiants, et de M. Paquet, directeur des Cahiers, de pesants réquisitoires rééditèrent à doses massives les vieux pamphlets d’avant-guerre et feignirent de croire que les doctrines politiques d’Action Française dérivaient toutes du méchant conte des Serviteurs et ne tendaient à rien moins qu’à la paganisation de l’Europe. À les entendre, le Cercle la Tour du Pin avait entrepris de rétablir l’esclavage ! La chaire du Syllabus, où avaient professé le père de Pascal et Dom Besse, n’avait été créée que dans le dessein d’asservir l’Église au pouvoir civil !

Une brochure, sous forme de lettre à un jeune ami, signée de l’avocat Passelecq, aussitôt reproduite dans l’Ouest-Éclair de l’abbé Trochu, avançait impavidement des énormités de cette force.

Le tapage fut si grand que le cardinal Mercier s’en émut ; mais sans doute mis en défiance par la grossièreté du ton et de l’argument, il envoya son ami et confident, l’abbé Van den Hout, directeur de la Revue catholique des idées et des faits, interroger Maurras ; pendant une soirée entière, Maurras répondit aux questions préparées par le cardinal ; Henri Massis et Jacques Maritain assistaient à l’entretien ; un compte rendu rédigé d’après des notes prises par l’abbé Van den Hout, signé des deux témoins, fut remis au cardinal. Après lecture, le grand théologien que Léon XIII avait chargé de promouvoir, un des premiers, le réveil de la philosophie thomiste, prononça :

– La position politique de M. Maurras est inexpugnable.

Cependant en mars 1926 la Nonciature faisait savoir au cardinal Charost, archevêque de Rennes, que le Saint-Siège serait très désireux de lui voir publier une lettre qui blâmerait l’Action Française de vouloir asservir la religion aux intérêts de sa politique. Le Cardinal réunit ses suffragants et, d’accord avec eux, après une enquête qui établit que les meilleurs diocésains de la Bretagne appartenaient à l’Action Française, n’estima pas opportune la publication de cette lettre. Mais cinq mois plus tard, le 27 août, éclatait comme un coup de tonnerre dans l’Aquitaine une réponse de Son Éminence le cardinal-archevêque de Bordeaux à une question posée par de jeunes catholiques anonymes ; elle était datée du 25 août, fête de Saint-Louis.

Ces jeunes gens y apprenaient que Maurras enseignait des doctrines épouvantables, que dis-je ? non seulement Maurras, mais tous les dirigeants, aussi bien les catholiques comme Vesins, président de la Ligue, que les positivistes. Ces dirigeants ne poursuivaient pas seulement un but politique : « Si les dirigeants de l’Action Française, disait Son Éminence, ne s’occupaient que de politique pure, s’ils se contentaient de rechercher la forme du pouvoir la mieux adaptée au tempérament de leur pays, je vous dirais tout de suite : “Vous êtes libres de suivre l’enseignement que donnent de vive voix ou par écrit les maîtres de l’Action Française.” Mais leur dessein était plus noir : ils prêchaient l’athéisme le plus absolu, blasphémaient le Verbe incarné, niaient l’institution divine de l’Église. Maurras avait osé dire : “Défense à Dieu d’entrer dans nos observatoires.” Catholiques par calcul et non par conviction, les dirigeants de l’Action Française se servent de l’Église, ou du moins espèrent s’en servir, mais ils ne la servent pas puisqu’ils repoussent l’enseignement divin qu’elle a mission de propager. » Ils faisaient table rase de la distinction du bien et du mal et remplaçaient la recherche de la vertu par l’hédonisme ou le culte de la beauté, et par l’épicurisme ou l’amour du plaisir. D’après eux, la société était affranchie comme l’individu de toutes les prescriptions de la loi morale. Ils partageaient l’humanité en deux classes ou plutôt en deux règnes : l’homme non lettré que le maître de cette école appelait l’imbécile dégénéré et l’élite des hommes instruits. « Pour combler le vide causé par l’absence complète de la loi morale, les dirigeants de l’Action Française nous présentent une organisation sociale toute païenne où l’État, formé par quelques privilégiés, est tout, et le reste du monde rien... Aussi osent-ils nous proposer de rétablir l’esclavage ! » La seule vertu qu’ils reconnaissaient était la force. En bref, « athéisme, agnosticisme, antichristianisme, anticatholicisme, amoralisme de l’individu et de la société, nécessité, pour maintenir l’ordre, en dépit de ces dénégations subversives, de restaurer le paganisme avec toutes ses injustices et toutes ses violences, voilà, mes chers amis, ce que les dirigeants de l’Action Française enseignent à leurs disciples et que vous devez éviter d’entendre ».

En lisant ce réquisitoire, les catholiques d’Action Française se frottèrent les yeux en se demandant s’ils n’étaient pas le jouet d’une monstrueuse hallucination. Mais le texte était bien là, sous leur regard ; la signature officielle : Paulin, cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, suivait bien ce verdict aussi grave pour l’honneur des catholiques monarchistes.

Le 31 août, la comtesse de Lur Saluces écrivit au cardinal :

« L’Aquitaine m’apporte la lettre de Votre Éminence datée de la fête de saint Louis, roi de France. J’en suis péniblement surprise. Mon mari était un des « dirigeants » de l’Action Française. Sa vie entière a été consacrée à la défense de l’Église et des droits de Dieu et je suis profondément peinée de voir que Votre Éminence, mieux placée que personne pour avoir pu apprécier son dévouement entièrement désintéressé, semble n’en avoir gardé aucun souvenir. Je devais à sa mémoire d’élever cette protestation.

« Croyez, Éminence, à mes respectueux sentiments.

« MAC-MAHON, comtesse DE LUR-SALUCES. »

 

Que durent penser le cardinal Billot, le Père Le Floch, le Père Pègues, le Père Garrigou-Lagrange, lorsqu’ils apprirent qu’un prince de la Sainte Église les avait jugés assez naïfs ou assez lâches pour encourager les efforts d’aussi perfides ennemis de 1’Église auprès desquels les Luther et les Calvin n’étaient que des enfants ? Mais cette condamnation infâmante entraînait aussi dans le même abus de confiance les saintes mémoires de Pie X, du cardinal de Cabrières, du cardinal Mercier, du cardinal Sevin qui avaient béni leurs efforts, tout en connaissant parfaitement la délicatesse du problème. Il est vrai que le cardinal Andrieu lui-même avait cédé, du moins jusqu’en 1915, à la même séduction, et tant d’autres archevêques et évêques de France qui avaient l’Action Française sur leur table et la recommandaient à leurs ouailles.

Le 8 septembre, les dirigeants catholiques de l’Action Française adressaient au cardinal une lettre où, reproduisant les graves accusations portées contre eux, ils manifestaient leur stupeur inexprimable devant ces griefs : « Ils sont la contradiction précise, rigoureuse de nos convictions les plus sacrées, les plus profondes, les plus carrément affichées comme le savent tous ceux qui nous approchent. Ils nous montrent que Votre Éminence a été trompée sur notre compte par nos ennemis les plus haineux. »

« Le respect même que nous professons pour l’autorité et la personne de Votre Éminence nous fait un devoir de protester auprès d’Elle ; nous ne mettons pas un instant en doute la hauteur et la droiture de ses vues, mais il est évident que son information a été surprise. En fait, nous sommes calomniés, indignement calomniés devant l’opinion de notre pays et de nos frères dans la foi ; nous sommes blessés au point le plus intime et le plus sensible de notre conscience catholique ; nous sommes gravement atteints dans notre honneur de chrétiens. Nous ne pouvons pas nous taire. Ce serait renier notre foi que de laisser croire à Votre Éminence que nous ne la professons pas avec toute l’énergie de notre âme.

« Nous protestons donc de toutes nos forces contre ces accusations “d’athéisme, d’agnosticisme, d’antichristianisme, d’anticatholicisme, d’amoralisme”, de “paganisme”. Nous croyons tout ce que croit l’Église. Et puisque Votre Éminence nous juge si différents de ce que nous sommes, nous Lui offrons de Lui adresser, si Elle le désire, la formule de profession de foi, telle que le pape Pie X l’a prescrite, revêtue de nos signatures. Mais nous ne pouvons accepter d’être classés publiquement par un de nos évêques parmi les ennemis de l’Église, notre Mère.

« Nous nous sommes, il est vrai, unis, sur un terrain exclusivement politique, à des incroyants. Mais à quels incroyants ? À des ennemis de l’Église, à des francs-maçons, à des anticléricaux – comme le font, trop souvent hélas ! beaucoup de catholiques de notre pays (parmi lesquels se recrutent les plus perfides ennemis de l’Action Française) ? Non pas ; mais à des incroyants respectueux de l’Église, aussi opposés que nous-mêmes à toute mesure d’oppression ou de vexation à son égard ; bien plus, qui voient en Elle, sinon l’institution divine, du moins la plus haute, la plus pure, la plus efficace des forces morales à l’œuvre dans le monde, qui sont prêts, à ce titre, à la défendre, à la servir et non – ainsi qu’on vous l’a dit perfidement – à se servir d’Elle, sinon comme on se sert d’un abri auguste et tutélaire, à l’ombre duquel l’humanité, même païenne, a la permission peut-être de se réfugier.

« “Pour savoir ce que pensent en commun” les dirigeants de l’Action Française, est-il juste d’aller rechercher tel ou tel livre de jeunesse, écrit par l’un d’eux (et d’ailleurs amendé depuis, non “pour la forme”, mais par la suppression de longs passages, voire d’un chapitre entier) ? Ces livres-là ne sont pas le thème des enseignements de l’Action Française ; leur existence même serait ignorée de la plupart de nos adhérents, si les polémiques de nos ennemis ne la leur avaient révélée. La doctrine politique de l’Action Française se trouve largement exposée dans notre quotidien, dans nos discours de propagande, dans les cours et conférences que nous faisons, dans les ouvrages sur lesquels nous nous appuyons expressément et que nous présentons avec insistance au public. Ceux-là sont bien connus, ils ont obtenu une très large diffusion. Quelques-uns (Kiel et Tanger, L’Enquête sur la Monarchie, etc.), contiennent une doctrine exclusivement politique qui peut, sans difficulté, être subordonnée à la métaphysique de saint Thomas ou au Credo catholique. Bien plus, d’autres sont écrits par des catholiques dans un sens ouvertement catholique : tel le livre de La Tour du Pin : Vers un ordre social chrétien, qui est comme la charte de notre action sociale.

« Voilà où il faut aller chercher notre doctrine ; on ne trouvera là, croyons-nous, ni athéisme, ni antichristianisme, ni amoralisme, mais au contraire, – même quand c’est un incroyant qui tient la plume ou porte la parole, – la plus grande déférence envers l’Église, ses dogmes, sa hiérarchie. S’il en était autrement, nous n’aurions pas recueilli des éloges motivés de tant de théologiens, d’évêques, des cardinaux Sevin, de Cabrières, pour ne citer que les morts.

« Sans doute, nous ne sommes pas infaillibles. Dans un champ de labeur si vaste, quelqu’un des nôtres a pu commettre quelqu’erreur, se servir de quelqu’expression inexacte, être fautif sur quelques détails. Mais nous osons l’affirmer, pour quiconque prend les choses avec équité et d’ensemble, l’enseignement de l’Action Française est bien tel que nous l’avons dit...

« Votre Éminence peut voir maintenant en quoi nous sommes d’accord avec nos ennemis incroyants. Ce que nous avons en commun, c’est une foi patriotique très ardente, le culte de nos traditions nationales et de nos gloires françaises qui sont parfois aussi des gloires catholiques, telle Jeanne d’Arc, puis la conviction qu’il faut, pour l’assainissement et le développement de notre pays, une réforme constitutionnelle fondamentale, enfin l’accord sur les procédés propres à la réaliser.

« Et nous faisons partager ces idées à un nombre toujours croissant de bons Français.

« Voilà notre crime, Éminence, et ce que les catholiques démocrates qui vous ont renseigné sur notre compte ne peuvent nous pardonner : car chaque progrès de nos idées a marqué un recul des leurs dans l’esprit public. Ils sont jaloux. Telle est l’une des clés de la formidable et odieuse machination qui a porté aux pieds de Votre Éminence tant de renseignements faux.

« Nous n’ajouterons qu’un mot. Pendant toute la crise moderniste, les catholiques d’Action Française ont eu la joie de se trouver en accord spontané avec les directions de Sa Sainteté le pape Pie X. Les non-catholiques d’Action Française ont salué dans des actes, dont la signification la plus haute leur échappait nécessairement, une défense des biens humains auxquels ils étaient les plus légitimement attachés : par exemple, le principe d’autorité, la capacité de l’intelligence à saisir et à démontrer la vérité, la discipline des puissances obscures du sentiment ou de la passion, etc. À ce moment-là, nous avons eu contre nous tout le clan moderniste et semi-moderniste où les tendances condamnées à Rome s’unissaient à une haine solide pour l’Action Française, ainsi qu’on peut le voir en parcourant certains périodiques aujourd’hui disparus, et les ouvrages de certains auteurs frappés les uns et les autres par les censures de l’Église. Si c’était ici le lieu et le moment de plaider à fond ce procès, nous pourrions verser au dossier bien des noms propres et quelques pièces décisives... Quoi qu’il en soit, à ce moment, nous avons su, de la façon la plus certaine, que la suprême autorité de l’Église estimait que l’Action Française avait fait œuvre utile. L’un de nos directeurs politiques, il y a quelques jours, faisait allusion, dans le journal, à ces incidents, dont nous gardons un impérissable et fier souvenir. Mais ceux qui, de près ou de loin, tenaient aux groupes que nous combattions, alors que l’Église les réprouvait, nous ont gardé une rancune tenace, et n’ont pas cessé, nous le savons de bonne source, de poursuivre contre nous leur revanche. Voilà une seconde raison de leurs menées hostiles à notre égard.

« En achevant cette lettre, Votre Éminence nous permettra de garder l’espérance qu’ayant entendu le cri de notre conscience, en possession de notre solennelle profession de foi, maîtresse d’ailleurs si Elle le désire, de pousser plus loin son enquête, Elle ne se refusera pas finalement à faire justice des allégations publiques qui nous atteignent dans notre honneur de chrétien.

« Nous prions Votre Éminence d’agréer nos sentiments de très profond respect. »

Suivaient dix signatures : Léon Daudet, codirecteur politique, membre du Conseil d’administration de l’Action Française ; G. Larpent, secrétaire général de l’Action Française ; Pierre Lecoeur, secrétaire de la Ligue d’Action Française ; Maxime Réal del Sarte, fondateur et président de la Fédération nationale des Camelots du Roi et des Commissaires d’Action Française ; Étienne de Resnes, président du Conseil d’administration de l’Action Française, président d’honneur de la Ligue ; Paul Robain, chef du service des Conférences, trésorier de la Commission de propagande ; Me de Roux, président du Comité d’études législatives et sociales d’Action Française ; Bernard de Vesins, président de la Ligue d’Action Française ; Georges Calzant, secrétaire général des étudiants d’Action Française. L’amiral Schwerer, président d’honneur de la Ligue, et Robert de Boisfleury, administrateur délégué de l’Action Française, absents de Paris, envoyèrent le lendemain leur adhésion à cette lettre.

Pierre Chaboche, président de l’Union des Corporations françaises, joignit sa requête à celle des dirigeants d’Action Française.

« Catholique de naissance, de volonté et de raison, ayant suivi en exil, à l’âge de quinze ans, mes maîtres, les RR. PP. Jésuites, chassés de France par une infâme loi d’exception ; vice-président de l’Association des Anciens élèves d’un de leurs collèges ; directeur dans les dernières années d’avant-guerre d’un cercle catholique de jeunes employés et ouvriers en collaboration avec mon ami François Hébrard, l’éminent président de la Fédération gymnastique et sportive des patronages français, j’ai donné assez de preuves publiques de mon attachement à la religion pour avoir le droit de déclarer hautement que je n’aurais jamais accepté de participer à une œuvre dangereuse pour ma foi. Bien au contraire, j’ai toujours constaté chez tous mes collaborateurs de l’UCP un esprit profondément social et catholique, conforme en tous points aux principes qui constituent notre charte et qui ont été exposés par notre maître le colonel de la Tour du Pin...

« Les sectes maçonniques qui nous haïssent parce que nous leur avons porté, en attaquant la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, principe même du laïcisme, des coups dont elles ont pu mesurer toute la gravité, ne manqueront pas de se réjouir de ce pénible incident et chercheront à l’exploiter dans un désir de vengeance. Leurs manœuvres ne nous détourneront pas de notre tâche. Nous nous souviendrons que le salut de la France, notre seul but, ne peut être obtenu qu’au prix des plus douloureuses épreuves et que celles-ci précèdent toujours de peu les triomphes décisifs. »

Quand, quelques semaines plus tard, par la seule confrontation des textes, les accusés apprendront que la lettre du cardinal n’était qu’un démarquage pour le fond, comme en maints endroits pour la forme même, du pamphlet de Passelecq et que Son Éminence, dans sa lecture probablement un peu hâtive avait même attribué à Maurras la fameuse phrase « Défense à Dieu d’entrer dans nos observatoires », alors qu’elle n’était que de l’avocat belge, la stupeur fera place à la honte.

Mais au moment même où leur plainte respectueuse était remise au Primat d’Aquitaine, quel ne fut pas leur douloureux saisissement lorsqu’ils lurent dans la Croix une lettre de Sa Sainteté Pie XI au cardinal Andrieu, datée du 5 septembre, et que venait de publier l’Osservatore Romano ? Cette lettre, bien que beaucoup plus paternelle, informait néanmoins la chrétienté que le Souverain Pontife avait lu avec plaisir la réponse de Son Éminence au groupe de jeunes catholiques qui l’avaient interrogée.

« Votre Éminence signale de fait un danger d’autant plus grave dans le cas présent qu’il touche plus ou moins directement, et sans qu’il le paraisse toujours, à la foi et à la morale catholiques. Il pourrait insensiblement faire dévier le véritable esprit catholique, la ferveur et la piété de la jeunesse et, dans les écrits comme dans les paroles, offenser la délicatesse de sa pureté, en un mot abaisser la perfection de la pratique chrétienne et plus encore de l’apostolat de la véritable action catholique à laquelle tous les fidèles, les jeunes gens surtout, sont appelés à collaborer activement pour l’extension et l’affermissement du règne de Jésus-Christ dans les individus, dans les familles, dans la société... C’est donc fort à propos que Votre Éminence laisse de côté les questions purement politiques, celle par exemple, de la forme du gouvernement. Là-dessus, l’Église laisse à chacun la juste liberté, mais on n’est pas, au contraire, également libre – Votre Éminence le fait bien remarquer – de suivre aveuglément les dirigeants de l’Action Française dans les choses qui regarderaient la foi ou la morale.

« Votre Éminence énumère et condamne avec raison (dans les publications non seulement d’ancienne date) des manifestations d’un nouveau système religieux, moral et social, par exemple au sujet de Dieu, de l’Incarnation, de l’Église et généralement du dogme et de la morale catholiques, principalement dans leurs rapports nécessaires avec la politique, laquelle est logiquement subordonnée à la morale. En substance, il y a dans ces manifestations des traces d’une renaissance du paganisme à laquelle se rattache le naturalisme que ces auteurs ont puisé (inconsciemment, croyons-nous) comme tant de leurs contemporains, dans l’enseignement public de cette école moderne et laïque, empoisonneuse de la jeunesse, qu’eux-mêmes combattent souvent si ardemment.

« Toujours anxieux à la vue des périls suscités de toutes parts à cette chère jeunesse, surtout du fait de ces tendances fâcheuses, encore que ce soit en vue d’un bien tel qu’est sans aucun doute le louable amour de la patrie, Nous nous sommes réjoui des voix qui, même hors de France, se sont élevées ces derniers temps pour l’avertir et la mettre en garde. Aussi, ne doutons-nous pas que tous les jeunes gens écouteront votre voix d’évêque et de prince de l’Église. En elle et avec elle, ils écouteront aussi la voix même du Père commun de tous les fidèles. »

Aussitôt, étudiants, commissaires et ligueurs catholiques envoient une adresse au Saint-Père dans laquelle « ils déposent à ses pieds l’hommage de leur filial attachement et de leur entière soumission aux enseignements de l’Église » et l’assurent « qu’ils veilleront plus scrupuleusement que jamais à s’écarter de toutes les erreurs que l’Église condamne, à maintenir intactes dans les âmes et à défendre au dehors les vérités dont Rome a le dépôt. » Ils ajoutent qu’ils veilleront à ce que « dans le domaine de la politique et pour bon nombre d’entre eux dans le domaine des œuvres ils aient à cœur de ne pas négliger cet apostolat catholique dont le Pape leur a tracé la règle avec une si haute sagesse ».

L’adresse personnelle du Président de la Ligue, Bernard de Vesins, était ainsi conçue :

 

        « TRÈS SAINT-PÈRE,

 

« Quand Votre Sainteté a daigné écrire le 5 septembre à Son Éminence le cardinal-archevêque de Bordeaux au sujet de la lettre du 25 août, nous avions déjà rédigé une adresse dont je me permets de remettre plus loin les termes sous les yeux de Votre Sainteté.

« Cette adresse affirme notre foi catholique et notre soumission à l’Église. J’ose ajouter que depuis que Votre Sainteté a parlé Elle-même en ayant l’extrême bonté de choisir, pour nos efforts comme pour notre bonne foi, certaines expressions dont la bienveillance nous a été au cœur, ces sentiments de soumission et de respectueuse affection envers l’Église ont augmenté par les devoirs d’obéissance filiale qu’ont les fidèles envers leur Père commun.

« Au nom de mes amis, signataires de l’adresse à Son Éminence le cardinal-archevêque de Bordeaux et au nom des milliers de ligueurs catholiques pratiquants et dévoués, dont j’ai l’honneur d’être le chef politique comme président de la Ligue d’Action Française, je dépose humblement aux pieds de Votre Sainteté une solennelle protestation de notre foi entière aux dogmes de l’Église catholique et de notre soumission à son chef. Ces sentiments qui n’ont jamais cessé d’être les nôtres, la manifestation en est devenue particulièrement nécessaire puisque l’on a cru pouvoir exprimer publiquement des doutes sur leur sincérité.

« C’est la raison pour laquelle je la renouvelle ici en priant Votre Sainteté de daigner agréer l’expression des sentiments de respect et de soumission avec lesquels nous sommes et voulons rester ses fils très obéissants et dévoués.

 

« Signé : Comte BERNARD DE VESINS. »

 

Quant à Maurras, il a écrit au cardinal Andrieu le 17 septembre une lettre où il manifeste le respectueux étonnement où l’a plongé « un blâme public que rien ne lui faisait prévoir et que rien ne lui expliquait ». Il évoquait la lettre chaleureuse de Son Éminence datée du 31 octobre 1915. Avait-il démérité depuis ? Il citait la publication en 1917 de son livre le Pape, la Guerre et la Paix : « C’était le temps où la « rumeur infâme » et les calomnies contre Benoît XV troublaient trop d’esprits. Les années suivantes, j’ai été un des apôtres de l’heureux rétablissement de l’ambassade du Vatican. Depuis, cette action générale qui avait mérité la faveur de Votre Éminence a gagné immensément en force matérielle et morale. Nos cadres anciens, décimés par la guerre, ont été rétablis, étendus, fortifiés, les obstacles élevés en grand nombre contre notre œuvre l’ont servie, loin de l’arrêter ou de la ralentir. Des criminels nous ont visés, des assassins restés impunis ont fait trois martyrs dans nos rangs. Ils ont aussi collaboré à ces progrès de notre cause et de notre action. Devant les images ensanglantées de Marius Plateau, de Philippe Daudet et d’Ernest Berger, je me permets de redemander à Votre Éminence ce qui a pu changer ses sentiments envers une œuvre qui n’a pas dévié de la première ligne approuvée. »

Pour toute réponse, l’avis de réception qui joignait la lettre recommandée devait être retourné à son auteur, revêtu d’un récépissé dans lequel Maurras crut reconnaître l’écriture de Son Éminence.

Le 12 octobre, il écrivait également au Saint-Père :

 

 

Paris, le 12 octobre 1926.

        « TRÈS SAINT-PÈRE,

 

« Votre Sainteté daignera m’excuser si je me suis trompé, mais il me semble bien que tout me fait un devoir de me tourner aujourd’hui vers Elle.

« Les tristes circonstances présentes, le chagrin que j’en ai, la douleur que Votre Sainteté en a dû ressentir Elle-même en écoutant quelques-uns de ses fils de France, enfin la haute vénération qu’imposent la personne, le caractère, la dignité surhumaine de Votre Sainteté, tout me conseille de venir déposer, quoi qu’il arrive, à Ses pieds, certaines informations qui ne sont ni dans mes livres ni dans mes autres écrits, mais sans lesquelles il pourrait manquer à la situation qui nous est faite un rayon de jour essentiel.

« Si l’exposé ne fait que doubler des renseignements déjà reçus, il ne peut causer de dommages à personne. Tout ce que je sais de la sagesse pontificale me donne le courage d’entreprendre hardiment ce récit, d’ailleurs fort limpide.

« L’Action Française a été fondée en 1899, il y a près de trente ans, par un groupe d’hommes dont le seul lien moral tenait à l’épouvante et à l’horreur du mal que la Franc-Maçonnerie, la juiverie, les sectes protestantes menaçaient de faire à leur patrie française. Lorsque ce mal eut triomphé, malgré tous leurs efforts, ces hommes, incroyants, furent bien obligés de voir que les ennemis de la Patrie étaient aussi ceux de l’Église et que le Catholicisme était persécuté par ceux-ci pour les mêmes raisons et au même titre que l’avaient été les défenseurs de l’Ordre social et national français.

« Ils furent ainsi amenés à prendre la défense de l’Église (sous le ministère Combes, 1902), et à rallier sur ce terrain un très grand nombre de leurs concitoyens, d’ailleurs indifférents en matière de religion ; ainsi, peu à peu, imposèrent-ils à l’adversaire une certaine retenue faite de pudeur, de respect, peut-être d’inquiétude, car ils avaient fini par constituer une force morale assez persuasive et assez redoutée.

« Comme il était naturel, des catholiques s’associèrent à cet effort de défense extérieure.

« Les raisons que nous proposions pour défendre l’Église n’ont jamais prétendu à fortifier les convictions des croyants qui valaient par elles-mêmes et tenaient par leur propre force. Mais les arguments venus de nous étaient efficacement servis, même par des croyants, aux incroyants dont on utilisait ainsi les principes ou les sentiments, tels que l’honnêteté, l’honneur, le goût de l’ordre, l’amour de la famille, de la patrie, de la science, de l’humanité. Par là, des trente-trois ou trente-quatre millions de Français qui sont classés indifférents à la foi catholique, beaucoup, et des meilleurs, durent comprendre quel bienfait universel représentait la religion pour la patrie et pour le genre humain. Sans rien empiéter ni détruire sur le domaine religieux proprement dit, nous avons insisté avec force sur la nécessité de rendre honneur, respect et admiration à l’Église comme à la mère de la France et de la civilisation.

« Cette longue campagne, qui a duré plus de vingt ans, est peut-être ce qui explique la parole mystérieuse par laquelle, en juillet 1914, Sa Sainteté le Pape Pie X daigna parler de ces modestes travaux comme d’une défense de la “foi”. C’est en tout cas ce qui avait attiré Son attention bienveillante sur le petit recueil de mes études de Politique religieuse, paru en 1912. C’est ce qui m’avait valu à deux reprises Sa paternelle bénédiction. C’est enfin ce qui Lui avait inspiré d’intervenir en ma faveur pour épargner une condamnation qui, en frappant deux de mes livres, eût retenti sur le reste de mon action.

« Ai-je démérité depuis ? Ou l’œuvre commencée est-elle sortie de ses voies ? Je me le suis demandé, Très Saint-Père, avec une attention exacte et profonde et, quelques erreurs ou quelques fautes qui soient naturelles au cœur humain, j’ai cependant la certitude de m’être appliqué à me souvenir du généreux bienfait pontifical, de n’en pas abuser et surtout de m’en rendre moins indigne qu’il y a treize ans.

« Certes, antérieurement au 15 janvier 1914, jour où Pie X étendit sur moi sa protection, j’étais le premier à dire aux catholiques en parlant de tel ou de tel de mes livres : – “Ces livres ne sont pas pour vous, ils peuvent faire du bien à d’autres Français, pas à vous. Leur critique imagée, leur satire violente du panthéisme ou de l’idéalisme allemand, de l’atomisme anglo-saxon, du moralisme romantique et révolutionnaire, vous n’en avez pas besoin, vous avez dépassé le stade, cela ne vous est pas destiné.” Déjà, aussi, à chaque réédition nouvelle de ces livres, je m’étais appliqué à faire le nécessaire pour y supprimer ou amender ce que je jugeais pouvoir contenir une offense pour les catholiques, mes compagnons de lutte. Après l’acte de Pie X, je revis de plus près encore les points critiques et je fis des suppressions et des corrections nouvelles que personne ne m’avait demandées, auxquelles rien ne m’engageait, mais qu’il me semblait devoir à la grande âme bienfaisante dont j’avais éprouvé la bénédiction.

« Le même sentiment de gratitude s’était imposé tandis que j’écrivais, dès 1915, la matière du livre Le Pape, la Guerre et la Paix, défense du clergé français contre les rumeurs infâmes, défense de la politique universelle du premier successeur de Pie X... Et sans doute l’auteur de ces écrits obéissait-il à ses idées constantes sur la structure de sa patrie comme sur l’avenir du monde, mais il eût mis moins d’affection, moins de piété, moins de passion, si la pensée du grand bienfait pontifical ne l’eût assisté chaque jour.

« Les plus fidèles serviteurs de Pie X ne s’y trompèrent pas. Ceux d’entre eux qui avaient été mes premiers répondants auprès du Saint-Siège me continuèrent jusqu’à la fin une bienveillance si affectueuse que, le 18 avril 1920, le plus illustre d’entre eux, le cardinal de Cabrières, après avoir prononcé dans la chaire de la cathédrale de Nîmes l’éloge de nos morts de la guerre, daigna présider l’assemblée civile, où devant des milliers de royalistes nîmois il décerna sa louange à nos survivants et m’accorda l’insigne honneur de parler devant lui.

« Certes, notre œuvre avait grandi et, malgré le massacre, elle ne cessait de s’accroître, mais dans une direction qui ne pouvait déplaire à Votre Sainteté : lorsque fut arrêtée en 1908, la liste de nos comités directeurs, elle comprenait six croyants, un protestant et six incroyants. De ces derniers, deux sont morts dans des sentiments de foi catholique profonde, deux autres font donner à leurs enfants une éducation catholique, et le protestant fait comme eux. En outre, de nombreux visiteurs ou correspondants ne cessent de dire ou d’écrire qu’ils sont venus ou revenus au catholicisme tantôt par l’influence de l’Action Française, tantôt à la suite de mes critiques des systèmes adverses ou par les conséquences tirées de ma défense religieuse... Comment, dans ces conditions, a-t-on pu parler au Saint-Père d’infiltrations littéraires ou philosophiques païennes !

« Ce qui s’est produit, en fait, ce qui doit bien avoir une cause, est un résultat tout contraire. Ceux des catholiques, jeunes ou non, que l’on appelle, sans doute à tort, mes disciples, sont si peu des sectateurs du “Dieu État” ou de la “Déesse France” que beaucoup d’entre eux se distinguent par la vivacité de leur foi chrétienne et même par certaine direction de sentiments et d’idées qui vont à l’ascétisme et à la mysticité.

« Je n’y suis pour rien, Très Saint-Père ! Loin de moi l’idée de me prévaloir de résultats qu’il ne m’appartient pas de viser. Mais enfin cela prouve que je n’ai ni produit ni même visé le résultat contraire si tout ce que l’on dit de mon “immense influence” est exact.

« À vrai dire, ni les directions ni les sentiments de la foi catholique ne me sont ennemis, comme on l’a prétendu, ni même complètement étrangers. Je les ai trouvés autour de moi en naissant ; je les ai en quelque sorte respirés et, sur beaucoup de points secrets de l’esprit et de l’âme, il m’a toujours été difficile d’y méconnaître quelque chose de fraternel. Mais ces jeunes esprits sont libres des difficultés qui m’obsèdent, ils voient ce que je ne vois point : comment ne respecterai-je pas la vue de leur foi ? Que leur enseignerais-je d’autre ? Ce que je ne sais pas ? Ce que je sais fort bien que j’ignore ? Je ne connais, à l’égard des croyants, que le respect, souvent l’admiration, quelquefois l’envie, c’est dire à Votre Sainteté combien sont éloignées de moi les intentions ou grossières ou subtiles, toujours viles, qui me sont gratuitement imputées.

« Voilà ce que je désirais ardemment déclarer au Saint Père.

« Votre Sainteté me pardonnera d’abréger, pour le reste, au terme d’un rapport déjà démesuré.

« La flamme du patriotisme que nous dédions à notre malheureuse nation est-elle jugée excessive ? Votre Sainteté discernera sans peine que le noble peuple dont nous sommes les fils ne peut être exposé plus longtemps presque sans défense à de nouvelles agressions, invasions et dévastations ; de lourds devoirs pèsent sur nous.

« Si, d’autre part, une confusion pouvait être faite sur notre nationalisme dit “intégral”, rien ne serait plus facile que de montrer qu’il est tempéré et réglé par toute l’histoire de France : il tend et il conclut à la Monarchie, c’est-à-dire à plus de raison, de conscience, de moralité et d’humanité dans l’État ; il rétablit cet équilibre de national et d’international qui est le propre des dynasties souveraines et de leurs mariages, surtout en pays catholiques ; enfin il s’incline avec un profond respect devant l’Église qu’il a cent fois appelée la seule Internationale qui tienne.

« Que le Saint-Père daigne, je le redis, m’excuser d’aborder ces griefs latéraux sens y insister, car tous s’évanouiraient d’eux-mêmes s’il était en mon pouvoir de placer sous les yeux de Votre Sainteté le fait, le simple fait que, dans la mesure de leurs forces, les hommes d’Action Française, incroyants compris, se sont, de tout temps, appliqués à accomplir la magnifique parole que le Saint-Père adressait l’autre jour aux tertiaires franciscains : empêcher le mal, procurer le bien. Une rumeur puissante, mais distincte, venue de France, attesterait cette double volonté présente chez nous ; mais la meilleure preuve tient à la fureur des haines farouches que nous ont vouées la Révolution et la Maçonnerie, aux rages que nous avons soulevées dans les assemblées des Pires, aux violences de toutes sortes que nous avons souffertes, depuis l’assassinat, la prison et les coups, jusqu’à ces violences morales qui sont plus cruelles peut-être, telles que la falsification de notre pensée qui nous impute des paroles jamais dites, des mots jamais écrits.

« À peine aurais-je qualité pour déposer aux pieds du Saint Père ce trésor de mérites, de travaux, de sang et de larmes. Cependant je suis un témoin : de ceux qui ont vu. J’ai vu l’un des plus nobles héros de la guerre, le Décius français foudroyé à ma place par une conspiration d’anarchistes et de policiers. J’ai vu un autre ancien combattant, père de famille, dont tout le tort était de travailler dans notre maison, frappé à mort dans les mêmes conditions deux fois criminelles. J’ai vu un bel enfant sacrifié dans le plus infâme des guet-apens, en haine de son père, ou plutôt des causes sacrées que ce père admirable avait toujours défendues. Les assassins sectaires ne s’acharnent pas sans raison. Leurs coups répétés nous désignent. Ainsi nos deuils se sont ajoutés à nos espérances. Mais ils nous ont trempés aussi. Il convient même d’ajouter que de telles couleurs confèrent aux paroles une gravité qui ne peut mentir.

« Très Saint Père, telles sont les valeurs morales dont s’inspire la magnifique armée qui marche avec nous pour empêcher le mal et procurer le bien par tous les moyens, légaux ou illégaux, mais non illégitimes, toujours chevaleresques, loyaux, généreux. Dans cette armée bien française, même les incroyants se font une haute idée de l’Église, ils élèvent au Siège romain des sentiments de piété et de gratitude naturelles et historiques, sociales et nationales : comment admettraient-ils qu’il soit possible de demander en vain justice à Votre Sainteté ?

« C’est dans ces sentiments, Très Saint Père, que j’ai l’honneur de me dire, avec le plus profond respect, de Votre Sainteté le très humble et dévoué serviteur.

« Charles MAURRAS. »

 

 

Cette lettre restera sans réponse.

Le 5 février, Maurras adressera au cardinal Gasparri, secrétaire d’État, la lettre recommandée suivante :

 

 

        « MONSEIGNEUR,

 

« J’avais reçu, dans la première quinzaine d’octobre, l’assurance que la lettre adressée par moi à S. S. le Pape Pie XI lui serait présentée dans la semaine suivante. Aucun accusé de réception ne m’est parvenu depuis plus de trois mois. Je serais très profondément obligé à V. E. de vouloir bien mettre sous les yeux de S. S. la copie ci-jointe de cette lettre.

« Daigne Votre Excellence agréer l’expression de mon profond respect. »

 

 

Une réponse dactylographiée arrivera de Rome le 10 février :

 

 

Dal Vaticano, 10 février 1927.

        « MONSIEUR,

 

« Avec la lettre du 5 février courant j’ai reçu aussi la copie de celle du 12 octobre 1926.

« Comme cette lettre a été remise au Saint Père par N..., Sa Sainteté n’a pas douté que N... lui-même vous aurait donné l’assurance de la consigne des pages que vous lui aviez confiées.

« Du reste, comme vous pouviez facilement vous assurer par vous-même de cette transmission auprès de N., on n’a pas cru nécessaire de vous envoyer un accusé de réception à ce sujet. »

 

 

La signature autographe du cardinal suivait, sans aucune formule de politesse.

Le 16 février, Maurras répondra :

 

 

        « MONSEIGNEUR,

 

« Je savais que ma lettre du 12 octobre 1926 avait été remise en fait, mais l’accusé de réception sollicité et obtenu de Votre Excellence a l’avantage de me confirmer dans la pensée que je n’ai pas à attendre de réponse à cette lettre d’il y a quatre mois.

« Il est évidemment superflu que j’élève, à ce sujet, la moindre insistance auprès du Saint-Siège.

« Je n’en remercie pas moins Votre Excellence. Les usages de mon pays et ma déférence personnelle envers le Saint-Siège me font un devoir de ne pas omettre de vous adresser, Monseigneur, l’assurance de mon inaltérable respect. »

 

 

Cependant, à peine le Pape a-t-il félicité le cardinal Andrieu de son initiative que toute la presse des catholiques de gauche exulte et se livre sans pudeur à la curée la plus féroce. On voit les anciens condamnés de Pie X qui, en ce temps-là, colportaient un peu partout l’irrévérencieux jeu de mots attribué à Mgr Duchêne : « Le Pape gouverne la barque de Pierre avec une gaffe », et appelaient, d’après ce même prélat, l’encyclique Pascendi, l’encyclique Digitus in oculo, on les voit se muer soudain en ultramontains fanatiques. Jamais un Veuillot morigénant, un Montalembert ou un Dupanloup ne se révéla plus jaloux des prérogatives du Saint-Siège. Du plus profond de leur immanentisme, ils apportaient aux pieds du Souverain Pontife l’hommage d’une foi immaculée, et, animés d’une fureur sacrée, ne se lassaient pas de plonger leur fer soigneusement empoisonné dans les reins impurs des nouveaux Albigeois dénoncés par le Primat d’Aquitaine.

Mais tout de suite il est visible que ce n’est pas tant au naturalisme de Maurras qu’ils en ont qu’à sa redoutable influence antilibérale sur la jeunesse. Ils parlent, ils agissent comme si le blâme du Saint-Père n’avait été donné que pour les venger de la suspicion où ils avaient été tenus si longtemps après l’encyclique Pascendi et la Lettre sur le Sillon. Marc Sangnier sort enfin triomphant du fameux dilemme qu’il avait posé avant sa condamnation par Pie X : « Ou le christianisme social du Sillon ou la monarchie païenne de Maurras. » Comment un chrétien hésiterait-il maintenant ?

Malgré les précisions du Saint-Père et du cardinal Andrieu sur la « juste liberté politique », tout se passe comme si la bénédiction pontificale implorée l’été dernier à Bierville eût conféré aux démocrates chrétiens une investiture officielle, du moins quant au pacifisme international. Sans doute elle retentit encore aux oreilles, l’adhésion enthousiaste et sans réserve donnée le 1er janvier de cette année, à l’Élysée, au nom de tout le corps diplomatique, par le nonce Cerretti, à la mystification de Locarno et à la politique de Briand (la publication de la lettre du 20 juillet 1925 de Stresemann au Kronprinz dessillera plus tard les yeux des plus aveugles) : « Cette année, cette paix que nous désirons tous si ardemment n’est plus seulement une espérance. Un évènement que l’Histoire inscrira dans ses plus belles pages en tête, nous pouvons et nous devons le croire, d’un de ses plus beaux chapitres, vient, il y a quelques semaines à peine, de marquer la première réalisation de nos espoirs... C’est en France plus que partout ailleurs – et ce sera sa gloire, Monsieur le Président – que se sont trouvés les hommes de bonne volonté qui ont été les bons serviteurs de la paix, et il en est un entre tous auquel vont, en même temps qu’à vous, Monsieur le Président, nos sentiments unanimes d’admiration et de reconnaissance pour une tâche qui est, à plus d’un titre, la sienne propre. »

Mais moins de trois semaines auparavant, les catholiques d’Action française avaient pu lire, dans l’encyclique Quas primas ces paroles plus surnaturelles : « Dans la première encyclique qu’au début de notre Pontificat Nous adressions aux Évêques du monde entier, Nous recherchions la cause intime des calamités contre lesquelles, sous nos yeux, se débat, accablé, le genre humain. Or, il nous en souvient, nous proclamions ouvertement deux choses : l’une, que ce débordement de maux sur l’univers provenait de ce que la plupart des hommes avaient écarté Jésus-Christ et sa Loi très sainte des habitudes de leur vie individuelle aussi bien que de leur vie familiale et de leur vie publique, l’autre, que jamais ne pourrait luire une espérance fondée de paix durable entre les peuples tant que les individus et les nations refuseraient de reconnaître et de proclamer la Souveraineté de Notre Sauveur. »

Le Saint-Père faisait allusion à son encyclique Ubi arcano Dei où il disait : « En cet ordre d’idées (l’organisation de la paix) certains efforts ont bien été tentés jusqu’ici ; mais on le sait, ils n’ont abouti à rien ou presque rien, principalement sur les points où les divergences internationales sont plus vives... C’est qu’il n’est point d’institution humaine en mesure d’imposer à toutes les nations une sorte de code international, adapté à notre époque, analogue à celui qui régissait au Moyen Âge cette véritable Société des Nations qui s’appelait la Chrétienté. Elle aussi a vu commettre en fait beaucoup trop d’injustices, du moins la valeur sacrée du droit demeurait incontestée, règle sûre d’après laquelle les nations avaient à rendre leurs comptes ».

Les catholiques d’Action Française ne pouvaient croire que, par condescendance pour l’hypothèse, on voulut condamner en eux la thèse traditionnelle. Au surplus, cette appréciation faisait partie de la « juste liberté politique », car il leur était bien permis de prendre en considération la déclaration du F. Barcia, ancien grand maître du Grand Orient d’Espagne, au Convent de 1924, à son retour de Genève : « J’ai assisté au travail des Commissions. J’ai entendu Paul-Boncour, Jouhaux, Loucheur, Jouvenel ; tous les Français avaient le même esprit. À côté de moi il y avait des représentants de l’Amérique, des Francs-Maçons, et ils me disaient : « Sommes-nous dans une assemblée profane ou dans une assemblée maçonnique ? » Et cela est vrai, l’esprit de notre institution transformera le monde... Un jour viendra où la Maçonnerie sera fatalement la direction spirituelle de tous, et ce jour-là sera l’aube de cette paix universelle qui jusqu’à présent était une utopie, mais qui sera bientôt la réalité. »

Et ces catholiques se rappelaient les avertissements de Léon XIII dans son encyclique Humanum genus, lorsque ce grand pape déplorant le peu d’audience qu’avaient rencontrée les « prévoyantes et paternelles sollicitudes » de ses prédécesseurs », il déclarait : « Il en résulte que, dans l’espace d’un siècle et demi, la secte des francs-maçons a fait d’incroyables progrès. Employant à la fois l’audace et la ruse, elle a envahi tous les rangs de la hiérarchie sociale et commence à prendre, au sein des États modernes, une puissance qui équivaut presque à la souveraineté. De cette rapide et formidable extension sont précisément résultés pour l’Église pour l’autorité des Princes, pour le salut public, les maux que nos prédécesseurs avaient depuis longtemps prévus. On est venu à ce point qu’il y a lieu de concevoir pour l’avenir les craintes les plus sérieuses ; non, certes, en ce qui concerne 1’Église dont les solides fondements ne sauraient être ébranlés par les efforts des hommes, mais par rapport à la sécurité des États, au sein desquels sont devenues trop puissantes ou cette secte de la Franc-Maçonnerie ou d’autres associations similaires qui se font ses coopératrices et ses satellites. »

Ce qui semble donner raison aux catholiques d’Action Française, c’est que le Saint-Père, le 25 septembre, a déclaré aux pèlerins français du Tiers-Ordre franciscain qu’il a écrit sa lettre « poussé uniquement par la conscience de la responsabilité formidable, écrasante et consolante en même temps qu’il porte à toutes les âmes ». Certains lui supposent « on ne sait quelles mystérieuses pensées diplomatiques ou politiques. Il n’en est pas du tout ainsi. Le pape a fait cela comme il fait tout ce qui est du ressort de son ministère apostolique, dans le but exclusif d’accomplir son devoir qui est de procurer la gloire de Dieu, le salut des âmes, d’empêcher le mal et de procurer le bien, au-dessus de tout parti politique, la grande règle qu’il ne cesse de rappeler toujours à tous et qu’il tient le premier. »

Il ajoutait aussi que, contrairement à certains bruits, « la première chose que le Pape avait faite avec toute la conscience de sa responsabilité et même avec le risque d’arriver en retard », avait été « de s’informer, de bien s’éclairer et de ne prendre aucune résolution avant d’être sûr que dans son geste il n’y eut rien qui fut conforme à la vérité, à l’à-propos et à l’opportunité. »

Mais d’autre part, le cardinal Andrieu, dans sa réponse au Saint-Père du 7 septembre que reproduit l’Aquitaine du 27, tient à envenimer les blessures : l’Action Française n’est pas seulement une Ligue politique ; elle est encore une école..., elle a une doctrine ; elle s’en glorifie et c’est cette doctrine qui a été officiellement condamnée ; et loin d’adoucir les horribles accusations dont il a noirci les catholiques d’Action Française et d’apporter une explication à son démarquage du pamphlet belge, Son Éminence redouble de violence.

« Les dirigeants de l’Action Française se plaignent d’avoir été calomniés et ils se déclarent prêts à souscrire la profession de foi de Pie X : A-t-on le droit de se dire catholique quand on fait partie d’une école dont la doctrine est la négation radicale de toutes les vérités que le catholicisme enseigne ? Un pareil oubli des devoirs que le premier précepte du Décalogue nous impose relativement à la profession de foi s’appelait, au temps des martyrs, et il s’appelle encore, une apostasie. Le titre de croyant et celui de renégat ne peuvent se cumuler. Il faut donc choisir, et les membres de l’Action Française, dirigeants ou simples adhérents, ne reculeront pas devant le désaveu explicite des fausses doctrines de leur école si, comme je l’espère, ils ont gardé la notion du vrai catholicisme et un souvenir fidèle de son intransigeance, surtout en matière d’orthodoxie. »

À la lecture de cette semonce, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle manque de mansuétude, les démocrates chrétiens jubilent et ils applaudissent à cette justification du premier précepte du Décalogue rappelé si opportunément par Son Éminence, car le sens en est clair : ce qui était permis sous Pie X ne l’est plus aujourd’hui. L’alliance des disciples de Joseph de Maistre et de ceux de Maurras pour restaurer l’ordre français n’est plus tolérée. Seule est agréée celle de la Démocratie chrétienne et de la Laïcité maçonnique. En vain, dans leurs adresses, les dirigeants et les étudiants ont distingué nettement leurs positions, ont dit qu’ils réprouvaient le naturalisme de Maurras ; en vain Maurras lui-même a confirmé qu’il ne demandait aux catholiques que d’être le plus orthodoxe possible. Son Éminence veut à toutes forces que ces catholiques d’Action Française soient des renégats et professent les abominations dont il les accuse ; il a lu dans leur conscience ; il sait qu’ils mentent.

Les évêques s’efforcent de persuader à leurs diocésains que la parole du Pape est claire, mais ils n’entendent pas la clarté de la même façon ; et des divergences très graves se manifestent dans leur interprétation des documents pontificaux. Le Pape n’a pas prononcé une condamnation, disent les uns, mais a donné un simple avertissement. Un catholique peut donc appartenir à l’Action Française, à condition d’observer les recommandations du Saint-Père, comme ils l’ont promis. Non, disent les autres, il faut vous séparer radicalement de vos chefs quoiqu’il vous en calte.

Mais le 20 octobre, une lettre du cardinal Gasparri au cardinal-archevêque de Paris, informe Son Éminence au nom du Pape que Sa Sainteté a reçu l’adresse rédigée par la Fédération nationale des Étudiants d’Action Française (groupe de Paris) et qu’Elle a été particulièrement consolée des expressions d’attachement et de soumission, et plus encore des promesses que ces bons jeunes gens Lui ont faites. Sa confiance dans leur bonne volonté d’y conformer leur action et leur vie est aussi grande que la prédilection toute particulière que Son cœur paternel réserve à la jeunesse catholique, d’autant plus que, comme ils l’écrivent, ils « ont conscience des dangers... ». Mais à ce propos, le Saint-Père ne peut ne pas rappeler que quand il s’agit de dangers et surtout des dangers en matière de foi et de morale, la première règle à suivre est de s’en éloigner le plus possible. D’autre part, affirmer que l’on reçoit et que l’on accepte de l’Église seule les leçons pour tout ce qui concerne la foi et la morale, ne saurait paraître cohérent ni suffisant à sauvegarder l’une et l’autre quand on reste sous l’influence et sous les directions de dirigeants qui, par leurs écrits, ne se sont pas montrés des maîtres de la doctrine et de la morale chrétienne ; considération qui semble ne pas devoir être oubliée par tous ceux qui aspirent « vers un ordre social chrétien ». La sollicitude du Saint-Père a été précisément en dehors et au-dessus de toute considération politique, de rappeler à tous les catholiques et particulièrement à la jeunesse ce danger et cette incohérence. »

Les catholiques d’Action Française sont atrocement troublés. Le Pape, au nom de la foi et de la morale, veut-il vraiment interdire toute alliance politique avec Maurras alors que toute licence est donnée aux catholiques de gauche de s’allier aux maçons, aux protestants, et même aux positivistes du moment que ceux-ci ne sont pas d’Action Française ? (le dimanche 20 janvier 1924, dans la salle de la Démocratie, boulevard Raspail, une « Fête de l’Humanité » avait été donnée par l’Union Positiviste pour le culte de l’Humanité). Les démocrates chrétiens ne se gênent pas pour répandre que le Saint-Siège poursuit le dessein d’un nouveau ralliement non plus comme le premier de pur conseil et avec un pouvoir de fait mais de commandement et avec « les lois de la République », telles qu’elles ont été formulées et précisées dans l’ordre du jour radical de la reprise des relations avec le Vatican. Mais les catholiques monarchistes se refusent à croire qu’un Briand ait pu séduire à ce point le Saint-Siège ; pourtant des faits énormes ne cessent de les bouleverser ; un doute inexprimable les envahit. Si leurs adversaires disent vrai, qu’une encyclique le proclame aux quatre coins du monde, car le drame spirituel où ils sont engagés dépasse de beaucoup la vieille querelle maurrassienne dont les abbés Lugan et Pierre avaient déjà épuisé avant la guerre l’équivoque essentielle ; elle n’est en quelque sorte que l’épreuve au négatif où apparaît comme dans un bain révélateur, sous l’action des acides les plus virulents, la figure contradictoire d’une chrétienté qui n’a plus foi en elle-même.

Dans la Gazette Française, Bernanos jette ses appels pathétiques que la Vie Catholique s’empresse de dénoncer comme des cris de rébellion, incapable qu’elle est de reconnaître les accents d’un grand cœur. Ces fielleuses exégèses attirent au directeur de la feuille de délation la lettre suivante, du 23 octobre, qui exprime d’une manière émouvante le désarroi tragique de ces croyants.

« Monsieur, la Vie Catholique porte à la connaissance de ses lecteurs les passages répréhensibles de mes lettres à la Gazette, probablement pour en limiter le scandale. Cette conception de la publicité peut mener loin.

« Je n’ai ici et ne prétends user d’aucun droit. Je vous prie seulement de me permettre de remplir un devoir vis-à-vis des catholiques, en petit nombre, qui nous regardent souffrir sans rire d’aise et nous cracher dans les yeux.

« Parlons net : on affecte de nous croire blessés seulement dans notre attachement à Maurras. Ce n’est pas un sentiment, si sacré qu’on l’imagine, qui est atteint en nous ; c’est notre conscience.

« Il faut en finir, voulez-vous, avec les phrases empruntées à l’éloquence des séminaires. Nous ne sommes pas de bons jeunes gens auxquels on demande de rompre avec une petite amie. Pas tant de pommade sur une blessure qui met notre âme à nu ; le coup était dur, et il a été durement porté. Pour ne citer que ce seul exemple : un illustre religieux m’entretenait l’autre jour de telle petite ligueuse d’“Action Française” que le mal de Pott achèvera de tuer cet automne, et dont l’agonie a été si bien travaillée depuis des semaines, qu’elle n’ose plus se confesser ni communier. Puisse cette histoire être douce et rafraîchissante aux cannibales que notre malheur fait trépigner de joie.

« Je demande humblement qu’on nous délivre ou qu’on nous achève, voilà tout. En sacrifiant l’A.F. ou – ce qui revient au même – en laissant briser ses cadres et disperser ses troupes, nous croyons perdre la dernière chance de la patrie. Cela n’est rien encore. Notre pensée et notre action se trouvent si étroitement liées à une certaine critique de l’idéologie révolutionnaire, reprise et renouvelée par Maurras, qu’en la reniant nous ne pouvons nous renier à demi. Combien d’entre nous ont été amenés à l’Action Française, ou confirmé dans l’essentiel de sa doctrine, par des pères et des maîtres vénérés – un Clérissac pour Maritain, pour moi un Dom Besse ! Aujourd’hui M. Marc Sangnier semble, à Bierville, le confident de l’intime pensée pontificale, et c’est nous qui sommes les réfractaires.

« Un malheureux, ivre de servilisme, nous compare à l’abbé Loisy. En deux mots, comme en mille, si ce que nous nommions, avec le cardinal Sevin, la doctrine de l’ordre est une synthèse de toutes les hérésies, ainsi que l’affirme le cardinal Andrieu, toute notre vie est à refaire.

« Nous la referons. Nous demandons seulement qu’on veuille bien nous parler comme à des hommes. Sous prétexte de ménager des sensibilités, qu’on ne risque pas de blesser mortellement des consciences ! Le déchaînement d’une certaine presse est déjà quelque chose d’intolérable ; ce dévoiement de la haine finira par nous jeter dans le désespoir. Depuis que Pierre est Pierre, c’est à de tels moments que doit retentir la Parole vivante, à laquelle nous abandonnerons tout par avance. À de tels moments ou jamais. L’hérétique vit à l’aise dans l’équivoque et la fait durer le plus longtemps qu’il peut. Nous y étouffons, nous ! Est-ce un sacrilège d’implorer cette parole indubitable, comme voudraient le faire croire des flatteurs à gages ? S’il ne s’agit ici que de précautions à prendre, de questions d’opportunité ou de convenances, si nous n’avons à subir qu’une nouvelle épreuve analogue, ou comparable, à celle du ralliement, nos pères l’ont soufferte avec fierté, et nous n’aurons pas moins de fermeté, nous, leurs fils. Mais si notre doctrine – je dis notre – et qui n’emprunte à Maurras que sa partie critique – est hétérodoxe, qu’on la condamne ! Qui parle encore des préférences de nos cœurs ? Nous sommes prêts à les arracher, s’il faut, de nos poitrines et marcher dessus. Oui ou non, avons-nous été trompés sur le véritable esprit du catholicisme ? Nous demandons, nous implorons, nous voulons la vérité totale, au moins pour cette jeunesse qui a suivi ses aînés, promise d’ailleurs, et bientôt sans doute au même charnier solennel. La Vérité pour elle et pour nous. »

Mais de Rome arrivent d’étranges nouvelles.

Le 17 octobre a eu lieu à Saint-Pierre la béatification des 191 martyrs de la Révolution massacrés en 1792, aux Carmes, à Saint-Firmin et à l’Abbaye, pour avoir refusé le serment à la Constitution civile du clergé. Les fêtes n’ont pas eu la splendeur solennelle de celles qui célébrèrent Sainte Thérèse de Lisieux. Le Gouvernement français a gardé une réserve facile à comprendre envers les victimes des premières lois de laïcité. Mais les soixante diocèses dont ils sont la gloire ont délégué des représentants parmi lesquels il y a des descendants de ces bienheureux dont plusieurs portaient les plus vieux noms de France, comme Jean-Marie du Lau, archevêque d’Arles, François-Joseph de La Rochefoucauld, évêque de Saintes, Armand de Foucault de Pontbriand, vicaire général d’Arles, de la lignée du Père de Foucauld ; beaucoup de ces descendants appartiennent à l’Action Française ; le 18 octobre le Pape les a reçus au nombre de deux cents conduits par le cardinal Luçon et treize archevêques et évêques. Le 21 octobre l’Osservatore Romano nous donnera le compte rendu de la mystérieuse allocution que le Saint-Père a prononcée en cette circonstance :

« Le Saint-Père releva d’abord le caractère exceptionnel de cette audience. Toutes les audiences, sans doute, Lui étaient chères, puisqu’elles étaient toutes des rencontres des fils avec leur Père. Mais il n’était jamais arrivé au Saint-Père, jusqu’ici, de voir réunis autour de lui tant de parents de martyrs, qui avaient bien le droit de redire pour leur compte la grande parole des Saintes Écritures : “Filii sanctorum sumus. Nous sommes les fils des Saints...”

« Parler du martyre, c’est parler de l’héroïsme au plus haut degré, et cependant, le voilà devenu la chose de tous. Ces hauts prélats, archevêques, évêques, grands seigneurs, ont pu ennoblir encore leur noblesse – noblesse de la race, du rang, de l’élévation sociale – par le sang qu’ils ont répandu pour la cause de l’Église. Et, à côté d’eux, des prêtres, des religieux, des laïcs, des hommes de modeste origine, ont pu brûler toutes les étapes pour s’élever au rang le plus glorieux, par le geste le plus fastueux qui soit consenti à la pauvre nature humaine : le sacrifice de la vie à la vérité, à la dignité des âmes, à l’honneur de Dieu.... Mais surtout pour ce qui le concernait personnellement, le Saint-Père reconnaissait en ces Bienheureux « ses » martyrs à un titre tout spécial : ils avaient bien mérité de l’Église romaine, en donnant leur vie pour leur fidélité à la Papauté, qu’il représentait aujourd’hui, ou, pour mieux dire, au Pape tout court, car il n’y a qu’un Pape en réalité, depuis Saint Pierre jusqu’au dernier Pape. Placés dans cette alternative de mourir ou de désobéir aux ordres venus de Rome, ils avaient préféré mourir.

« ... Le Saint-Père ne voulait pas oublier quelle est la pensée de l’Église quand elle invite ses fils à se réjouir de la gloire des martyrs ; elle entend en recommander l’imitation...

« Il faut souvent un peu de l’esprit du martyre pour cette intégrité d’obéissance, indispensable à quiconque veut rester toujours et à tout prix un digne fils de Dieu, de l’Église, du Père Commun... L’obéissance, sans doute, est difficile, car en s’imposant directement à l’intelligence et à la volonté, elle atteint l’homme au point où il a le sentiment le plus ombrageux de sa dignité et de sa force. Aussi n’est-ce pas seulement pour obéir qu’est nécessaire ici l’esprit du martyre, il l’est encore à ceux qui demandent et qui doivent demander l’obéissance...

« ... Le Saint-Père rapporta ici une conversation qu’il avait eue avec un des généraux de la Grande Guerre ; celui-ci Lui avait dit la peine qu’il avait toujours éprouvée quand il lui avait fallu notifier à de jeunes soldats l’ordre de tenir à tout prix sous la mitraille qui les fauchait. Que de fois le Pontife avait dû agir d’une façon analogue ! Il l’avait fait, Il continuait à le faire pour le Mexique. Des nouvelles navrantes Lui en étaient parvenues ce matin même, il y avait quelques heures à peine. Des prêtres, des jeunes gens y sont morts pour la foi, nombre d’évêques ont été traînés en prison et maltraités. Cependant, les catholiques mexicains écrivaient au Pape qu’ils Lui restaient soumis plus que jamais. Il est réconfortant de voir résister d’une façon aussi superbe ceux à qui l’on a dit que le devoir est de résister, mais qu’il est dur de devoir donner des ordres pareils !

« ... Dans un autre ordre d’idées, continua le Pape, il se passait quelque chose de semblable dans le cher et noble pays de France. Le Pape avait dû prononcer certaines paroles graves qui demandaient (il le savait bien) de grands sacrifices, des sacrifices parmi les plus grands, des sacrifices d’intelligence et de volonté. Il avait été profondément réconforté par les promesses de généreuse obéissance qui Lui étaient venues d’une fervente jeunesse ; ce sacrifice était fort beau, et sa beauté récompensait bien largement le Pontife de la peine qu’Il avait soufferte en l’imposant... »

« ... C’était dire combien la joie du Saint-Père était profonde, mais aussi combien Il sentait le besoin de présenter à tous le splendide exemple que donnent les martyrs... »

Qu’était-ce à dire ? S’il se fût agi seulement d’abjurer une erreur doctrinale, le Pape aurait-il fait appel à un héroïsme si extraordinaire ? À supposer que ses fils d’Action Française eussent vraiment trempé de près ou de loin dans les abominations dont les accusait le cardinal Andrieu, il ne serait venu à l’esprit d’aucun d’eux de comparer l’abandon de leurs erreurs au martyre des saints de la Révolution et du Mexique. Le Pape leur demandait donc quelque chose de plus dur en insistant sur l’intégrité d’obéissance qu’Il exigeait d’eux ; « des sacrifices parmi les plus grands, des sacrifices d’intelligence et de volonté... »

Cependant, Mgr Marty, évêque de Montauban, qui revenait de Rome, annonçait à ses diocésains : « À l’occasion des grandes fêtes qui viennent d’être célébrées à Rome en faveur des martyrs français de la Révolution, le Souverain Pontife a déclaré, évidemment pour que cela fût redit, puisqu’il s’agit d’une direction générale à donner :

1° qu’on peut faire partie de la Ligue d’Action Française ;

2° qu’on peut être lecteur et abonné de l’Action Française ;

3° qu’on peut collaborer au journal l’Action Française.

Il ajoutait qu’au Vatican un très haut personnage particulièrement autorisé lui avait affirmé « qu’on n’avait pas condamné l’Action Française, qu’on l’avait seulement avertie. »

À cette déclaration les démocrates chrétiens ont blêmi de fureur comme si leur proie allait leur échapper. La Libre Belgique a reçu cette information de Paris : aussitôt elle la communique à ses lecteurs et la fait suivre de commentaires insolents de son correspondant anonyme qu’il nous faut encore citer car ils donnent le ton de la polémique :

« Nous avons demandé à la Nonciature à Paris une confirmation de cette déclaration attribuée au Souverain Pontife. Il nous a été répondu : Mgr Marty a dû être victime d’un mauvais plaisant. C’est justement à l’occasion des fêtes célébrées en l’honneur des martyrs français que le Pape, en parlant, soit en public, soit en privé, avec les personnalités françaises venues à Rome a confirmé, de la façon la plus nette, les jugements formulés et édictés par Lui sur l’Action Française. Le jour où celle-ci aura cessé d’avoir à sa tête un chef qui voit dans le Christ l’ennemi de la civilisation, de la société et de l’État comme M. Maurras les conçoit, le Souverain Pontife pourra admettre qu’on reste dans ses rangs et qu’on collabore à son œuvre. »

La haine a forcé les démocrates à jeter le masque. Il ne s’agit plus des « dirigeants de l’Action Française » comme dans la lettre du Cardinal Andrieu, il s’agit du seul Maurras dont ils ont juré de ruiner l’œuvre de restauration nationale en l’isolant de toutes ses amitiés catholiques. L’Ouest-Éclair, de l’équivoque abbé Trochu, n’a pas manqué de reproduire, comme elle l’avait fait pour le pamphlet de Passelecq, l’information de la Libre Belgique.

Mgr Marty a répondu à ce journal :

 

 

        « MONSIEUR LE RÉDACTEUR,

 

« Dans un récent numéro de votre journal, vous avez publié une “mise au point” ! ! ! que j’ai connu par l’Ouest-Éclair, votre frère jumeau de Rennes. Tous ceux qui auront lu cette prétendue mise au point pourraient croire, si je ne les en dissuadais sans retard, que j’ai légèrement attribué au Souverain Pontife les graves déclarations que Sa Sainteté à daigné faire récemment au sujet de l’Action Française.

« J’avais cependant pris soin d’observer que j’étais renseigné par une voie qui ne permet aucun doute. Cela n’a suffi à convaincre ni votre journal ni celui de Rennes qui vous emprunte l’affirmation étrange, venue, paraît-il, de la Nonciature de Paris.

« Vous apprendrez certainement avec plaisir, pour en informer vos lecteurs en toute diligence, que j’ai suffisamment compris la gravité de mes affirmations, malgré mes soixante-dix-sept ans commencés, pour ne pas les écrire à la légère.

« Tout ce que j’ai dit, je le maintiens d’autant plus allègrement que j’ai reçu des certitudes nouvelles.

« Le Souverain Pontife a daigné déclarer : qu’on peut faire partie de la Ligue d’Action Française, qu’on peut être lecteur et abonné du journal l’Action Française ; qu’on peut collaborer au journal l’Action Française.

« Il y a cependant un mauvais plaisant dans l’affaire, à vous en croire. Où donc le chercher ? Pas de mon côté. Vous n’y trouveriez que des personnages éminents par leur vertu, leur science et leur haute situation dans la hiérarchie ecclésiastique.

« Vous ne le trouveriez pas non plus, quoique vous en disiez, à la Nonciature de Paris, à moins que, peut-être, ce fût chez le concierge. La Nonciature ne parle pas inconsidérément comme : on le fait chez vous, d’un vieil évêque français.

« Je laisse à vos lecteurs le soin de trouver le mauvais plaisant là où il est.

« Les deux derniers paragraphes de votre mise au point les dirigeront, par leur caractère évidemment tendancieux, dans leur loyale recherche.

« Croyez, Monsieur le rédacteur, que je vous désire l’amour sincère de la vérité en vous bénissant.

 

Signé : P.-E. MARTY,

Évêque de Montauban.

 

Deux mois plus tard, le Révérend Père de La Brière remettait à Bernard de Vesins le récit d’une audience que Pie XI lui avait accordée le 1er novembre et qui relatait les propos suivants du Pape sur l’Affaire. « Des évêques et d’autres personnes respectables Nous avaient même demandé en cette matière jusqu’à une condamnation. Nous n’avons pas cru devoir le faire. La question est complexe. Le motif de condamnabilité n’était pas facile à caractériser. »

« Ainsi donc, rapporte Bernard de Vesins, deux mois après l’apparition de la lettre du cardinal Andrieu et tout près de deux mois après l’approbation donnée aux accusations formelles qu’il avait présentées contre l’Action Française, le Saint-Père trouvait que le motif – non pas même de condamnation – mais de condamnabilité, n’était pas facile à préciser. »

Cependant à la fin du même mois, comme le Président de la Ligue demandait à Son Éminence le Cardinal-Archevêque de Paris et aux Supérieurs ou Provinciaux des bénédictins, des dominicains, des jésuites et des rédemptoristes que « des théologiens, séculiers ou réguliers, fussent autorisés à venir exposer à l’Institut d’Action Française la doctrine catholique sur les points qui paraîtraient à ces théologiens particulièrement utiles à développer pour éclairer nos adhérents, surtout les jeunes, et les prémunir ainsi contre les dangers que le Souverain Pontife avaient signalés », le cardinal Dubois répondait dans la huitaine : « J’ai bien examiné la question que vous avez bien voulu me poser. Les derniers documents publiés par l’Osservatore Romano ne me permettent pas d’envisager comme pratique la solution par vous indiquée. D’ailleurs l’affaire est d’ordre trop général pour qu’elle puisse être tranchée définitivement par l’autorité diocésaine de Paris. » Dans les premiers jours de décembre une note de la Nonciature aux archevêques de France annoncera : « Sa Sainteté ne trouve pas opportune que les révérendissimes ordinaires accordent aux différents groupements d’Action Française constitués dans les diocèses de France des aumôniers chargés de veiller sur la doctrine et la morale de ces groupements. » La principale raison évoquée était le danger d’une regrettable confusion entre la religion et la politique.

On devine avec quels trépignements de plaisir ces refus sont accueillis dans la Croix, la Vie Catholique, l’Ouest-Éclair, la Jeune République, cependant que l’Osservatore Romano, de son côté, continue de jeter pieusement du sel sur les blessures à vif. Comme il est l’organe officieux du Vatican, les adversaires de l’Action Française confèrent à ses sentences le caractère de l’infaillibilité. On commence à parler de l’autorité du Pape dans les questions mixtes. Sans doute c’est au nom de la foi et des mœurs que la doctrine de Maurras est condamnée, mais cette doctrine est politique, donc la politique de l’Action Française est condamnée et avec elle tout le mouvement.

Devant une offensive aussi implacable, l’Action Française finit par perdre patience et comme l’exégèse de ses adversaires jamais dénoncée ouvertement par l’autorité, mais au contraire encouragée en sous-main, l’incite à penser que les motifs religieux allégués par le Pape ne sont invoqués que pour justifier des fins politiques, (en l’espèce l’élimination d’un adversaire puissant qui gêne les tractations d’un Briand avec lequel le Saint-Siège juge opportun de lier partie pour amener la paix de l’Europe), avec sa violence habituelle, elle dénonce dans les attaques de l’Osservatore Romano une inspiration germanophile et révèle à ses lecteurs des bruits qui courent sous le manteau : elle serait la rançon d’un pacte secret conclu par l’entremise du moderniste Canet, éminence grise des affaires religieuses au Quai d’Orsay. À l’avènement du Cartel, le Gouvernement d’Herriot avait décrété le 24 octobre 1924 la suppression de l’ambassade au Vatican, réclamée l’année précédente par la Grande Loge de France ; sur une intervention de Briand, la mesure a été suspendue. Mais donnant donnant, l’Action Française aurait fait les frais du marché. « Politique et non religion que tout cela, écrivent-ils ; nous ne sommes pas disposés à rien céder de nos libertés. Nous n’avons pas envie de devenir des ilotes ni de laisser réduire les Français catholiques à l’état des catholiques mexicains. Nous réclamons le droit de trouver bons les arguments politiques de Maurras comme les démonstrations astronomiques de Galilée. Ces vérités d’ordre naturel expérimental s’imposent à nous et personne ne peut rien contre elles. »

Les voici enfin sur le terrain soigneusement miné où leurs adversaires avaient tout fait pour les attirer. Ils ne peuvent plus revendiquer leur juste liberté politique, puisque d’eux-mêmes ils déclarent que c’est à leur politique qu’on en veut. Ils sont perdus. Maintenant les Gay et les Trochu jubilent. L’indignation intégriste de ces courtiers suspects ne connaît plus de bornes. Ils l’avaient bien dit ! Ces nationalistes sont des gallicans ; leur révolte était à prévoir. Les malheureux ! c’est au nom de la foi et de la morale que le Pape les condamne et ils prêtent injurieusement au Pape des intentions politiques ! Aveuglés qu’ils sont par leur propre passion, leur châtiment ne peut plus tarder ! Évidemment.

Alors, le 20 décembre 1926, dans son allocution consistoriale, le Pape prononce les paroles suprêmes que les conjurés attendaient impatiemment :

« Des terres éloignées du Mexique, passons par la pensée à la proche France pour déclarer de nouveau notre sentiment sur le grave état qui, nous le savons, inquiète beaucoup les esprits, concernant le parti politique ou l’école qu’on nomme l’Action Française et aussi les œuvres et le journal qui en dépendent. De nouveau, disons-nous, puisque déjà, plus d’une fois, Nous avons dit, et sans ambages, ce que Nous en pensions.

« Nous vous en parlons pour deux raisons. D’une part, Votre solennelle assemblée, Vénérables Frères, sur laquelle l’univers catholique a les yeux, Nous fournit une occasion importante et illustre, d’autant plus que les paroles que Nous allons prononcer peuvent avoir leur opportunité et leur utilité hors de France. D’autre part, il nous faut répondre aux vœux et à l’attente de ceux qui, dans des lettres où respire une sincère piété avec l’amour du vrai et du juste, nous ont demandé de les libérer de l’hésitation.

« En tout cela, s’il ne Nous a pas été possible de rester sans amertume et chagrin, le Dieu très miséricordieux Nous a accordé de non médiocres consolations, et, pour obéir à un devoir et comme à une douce nécessité, Nous nous sommes hâtés de Lui en exprimer Notre reconnaissance par cet endroit des Psaumes : “À proportion de la multitude de mes douleurs, vos consolations répandues dans mon cœur ont réjoui mon âme.” De ce que, par l’intervention de votre autorité, Nous avons accompli un acte très attendu et moins opportun encore que nécessaire, des laïcs excellents, des membres de l’un et l’autre clergé, de vénérables évêques et pasteurs des âmes, Nous en ont rendu grâce ; qu’ils reçoivent donc le particulier témoignage de Notre bienveillance, eux, et en même temps tous ceux qui, manifestant leur foi, par leurs actes, ont, avec obéissance et affection, ou bien reçu nos paroles comme du Vicaire de Jésus-Christ, ou bien les ont répandues, dans un cercle étroit ou vaste, soit de vive voix, soit par écrit ou bien les ont interprétées sincèrement et fidèlement et, chaque fois qu’il a fallu, les ont défendues avec courage. Quant à ceux qui insistent pour que nous parlions avec le plus de clarté et de précision sur la question soulevée, Nous voulons qu’ils se remettent dans l’esprit que, en matière de conduite, on ne saurait toujours établir une règle absolue et nette, valable pour tous les cas. En outre, Nos écrits et Nos paroles antérieures (et, en France, pays que ces discours et écrits concernent, personne ne les ignore plus) contiennent, ou formels ou faciles à induire, les préceptes et principes suffisants pour régler le jugement et la conduite. Nous ajoutons, s’il est quelques personnes à l’esprit desquelles il faille porter une lumière encore plus vive, qu’il n’est pas permis aux catholiques, en aucune manière, d’adhérer aux entreprises et en quelque sorte à l’école qui mettent les intérêts des partis au-dessus de la religion et font servir celle-ci à ceux-là ; qu’il ne leur est pas permis de s’exposer ou d’exposer autrui, les jeunes gens surtout, à des influences ou doctrines dangereuses tant pour la foi et la morale que pour la formation catholique de la jeunesse. Ainsi (pour n’omettre nulle des questions ou demandes qui Nous ont été adressées), il n’est pas permis aux catholiques de soutenir, d’encourager et de lire des journaux publiés par des hommes dont les écrits, s’écartant de notre dogme et de notre morale, ne peuvent pas échapper à la désapprobation, et qui même, souvent, dans des articles, comptes rendus, annonces, proposent à leurs lecteurs, surtout adolescents ou jeunes gens, des choses où ils trouveraient plus d’une cause de détriment spirituel.

« ... Il est superflu d’ajouter, mais Nous l’ajoutons cependant, “d’abondance de cœur”, comme on a coutume de dire, que Nous n’avons été ni ne sommes poussés à parler ni par des préjugés ou par zèle de parti, ni par des considérations humaines, ni par une ignorance ou une insuffisante estime des services qu’ont rendus à l’Église, et plus encore à la Cité, soit tel ou tel particulier, soit tel groupe ou telle école, mais seulement et uniquement par la charge religieuse que Nous avons assumée, par la conscience du devoir qui Nous lie et qui est de sauvegarder l’honneur du Roi divin, le salut des âmes, le bien de la religion et la prospérité de la France catholique elle-même. »

Ainsi « le parti politique qu’on nomme l’Action Française » était condamné dans ses livres, ses œuvres, ses membres, non pas par zèle de parti ou des considérations humaines ni même par une ignorance ou une insuffisante estime des services rendus à l’Église ou à la Cité, mais seulement et uniquement par la charge religieuse, la conscience du devoir, l’honneur du Roi divin... Il n’y avait pas d’échappatoire possible. L’holocauste demandé mystérieusement lors de la réception des pèlerins français venus pour la béatification de leurs martyrs de septembre était ordonné dans toute sa rigueur ; à savoir la rupture d’une alliance politique qui ruinait, dans l’esprit des victimes, vingt-cinq ans de reconstruction nationale. Aucune mesure analogue n’était prise contre le catholique libéral ou démocrate ; seul, le catholique monarchiste était choisi comme hostie expiatoire d’une incrédulité avec laquelle ses coreligionnaires de gauche composaient bien plus gravement partout où ils la rencontraient ailleurs que chez Maurras. C’était bien « le martyre de l’intelligence et de la volonté » qui leur était demandé, car ils ne pouvaient comprendre par leur seule intelligence ou leur seule volonté une telle exclusive où la sainteté seule pouvait imposer le silence aux mouvements de la nature.

Et ils étaient partagés.

Les uns soutenaient que toute l’affaire ayant été amorcée par la lettre du Cardinal Andrieu qui avançait, et de seconde main, des accusations manifestement erronées, la condamnation du Pape, abusé malgré lui, circonvenu par toute une cabale, ne portait pas. Ils s’étaient humblement soumis à toutes les censures, à toutes les surveillances de l’autorité religieuse ; on avait rejeté toutes leurs demandes. Comme l’avait dit à l’un d’eux avec sa rude et bonne franchise un éminent dominicain : « Ils veulent votre peau, ils l’auront ! » Leur devoir était de résister. – Non, pensaient les autres, nous ne pouvons pas dire au Saint-Père : « Vous vous trompez, nous ne courons aucun danger. Vous n’avez cédé en nous condamnant qu’à des motifs politiques que vous n’osez pas avouer. » On ne peut pas dire cela à son Père. Seul, Il est juge de l’opportunité. Pie X, Benoît XV n’ont pas estimé la condamnation opportune. Pie XI déclare solennellement, au nom de sa charge apostolique qu’il la trouve opportune aujourd’hui, il ne nous reste plus qu’à nous incliner. Sans doute il n’est infaillible que dans un enseignement ex cathedra en matière de foi et de mœurs, mais en tout ce qu’il ordonne d’autre part comme chef de l’Église et gardien de la foi, de la morale et de la discipline, il a le droit d’être obéi, la raison de cette obéissance ne découlant pas de son infaillibilité mais de son autorité, et cette autorité, il la possède toujours quand il commande au nom de la foi ou de la discipline. – Mais si l’ordre est injuste ? Saint Basile n’a-t-il pas été soupçonné d’hérésie par saint Damase ? Saint Alphonse de Liguori n’a-t-il pas été retranché de sa Congrégation par Pie VI sur la foi de calomnies, et les Jésuites n’ont-ils pas été contraints de dissoudre leur Ordre par la bulle Dominus ac redemptor, pour les motifs les plus graves comme, par exemple, celui de favoriser dans leurs missions les rites idolâtres ? Clément XIV, lui aussi, déclarait ne décréter la suppression de leur Compagnie qu’« après un mûr examen, de consciente certaine et dans la plénitude de la puissance apostolique ». « Nous lui ôtons, disait la terrible sentence, et abrogeons tous et chacun de ses offices, ministères et administrations, maisons, écoles, collèges et habitations quelconques, dans toute province, royaume et états que ce soit et qui lui appartienne, à quelque titre que ce soit ; nous supprimons tous les statuts, usages, coutumes, décrets, constitutions, même fortifiées par serment, confirmations apostoliques ou autrement, etc. » – Les Jésuites ont obéi. Le Général de l’Ordre, le Père Ricci et ses assistants enfermés sur l’ordre du Pape dans les prisons du château Saint-Ange n’ont proféré aucune plainte. – Mais l’Archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, refusa de publier le Bref en arguant qu’il n’était autre chose qu’« un jugement isolé et particulier », « extorqué plutôt qu’obtenu », « pernicieux, peu honorable à la tiare et préjudiciable à la gloire de l’Église, à l’accroissement et à la conservation de la foi orthodoxe ». – On pourrait reprocher à ce saint prélat un certain gallicanisme... – Mais l’Histoire de l’Église de l’abbé Darras, continuée pour cette époque par Mgr Fèvre, membre de l’Académie Tibérine, Vicaire Général honoraire, Protonotaire apostolique (Éditions Vivès, 1886, tome 39), ouvrage classique dans les Séminaires, cite sa lettre avec éloge et la fait précéder de ce jugement : « L’Archevêque était un homme que les menaces n’intimidaient pas. » Lisez le récit de toute l’affaire ; il est édifiant. – Peut-être, mais encore une fois, les Jésuites ont obéi aux ordres du Pape. – C’était des religieux ; nous, laïcs, qui avons des devoirs d’état et des grâces particulières pour les remplir, nous ne pouvons consentir à une erreur d’appréciation pour éviter un mal plus grand parce que d’abord cela ne nous est pas demandé clairement et qu’ensuite un mal très grand résulterait de notre soumission, et cela, au détriment de notre patrie menacée que nous mettons au-dessus, non de la vérité, mais d’une erreur judiciaire qui relève du sens commun. – Mais l’obéissance aux décisions d’ordre pratique, doctrinales et disciplinaires, ne nous interdit pas de continuer de nouvelles études, de nouvelles recherches, de nouvelles démarches qui, apportant des arguments nouveaux, pourront, peut-être, provoquer une autre décision en sens inverse. Ce qui était déclaré non sûr en de telles circonstances pourra devenir sûr étant donné de nouvelles circonstances. Il ne nous est pas défendu de penser, même en nous soumettant, que des abus peuvent parfois s’introduire dans l’exercice disciplinaire de l’autorité, que des erreurs d’appréciation sont parfois possibles. Sur son lit de mort le Père Ricci déclara dans la longue protestation qu’il tint à formuler : « Je déclare et proteste que la Compagnie de Jésus éteinte n’a donné aucun sujet à sa suppression. Je le déclare et proteste avec la certitude que peut avoir moralement un Supérieur bien informé de ce qui se passe dans son Ordre. » Quoique vocifèrent nos modernistes devenus subitement papolâtres (autre hérésie), Pierre ne commande qu’à des hommes libres. Obéissance n’est pas servilité. Dès 1775 Pie VI songera à réviser le procès des Jésuites et le Cardinal Antonelli consulté dira du Bref de Clément XIV : « Ce Bref a causé un scandale si grand et si général dans l’Église qu’il n’y a guère que les impies, les hérétiques, les mauvais catholiques et les libertins qui en aient triomphé. » Pie VII rétablira la Compagnie en déclarant que « placé dans la nacelle de Pierre, il se croirait coupable devant Dieu d’une faute très grave s’il rejetait les rameurs vigoureux et expérimentés qui s’offrent à lui ». Ainsi en est-il du retour des choses humaines, même dans l’Église. Mais, à moins de bouleverser la Constitution de l’Église, il faut reconnaître que l’autorité reste l’autorité, que ses décisions doivent être observées dans le sens même où elles sont portées, que les fidèles n’ont pas juger des « erreurs » du Chef et que toute désobéissance apporterait à l’Église un trouble plus grave que l’obéissance à un ordre supposé peu fondé.

Ceux qui pensaient ainsi quittèrent leurs frères d’armes, le cœur déchiré, après un combat terrible entre leur foi et leur honneur auquel Corneille n’avait point songé.

« L’obéissance sans doute est difficile, avait dit le Pape aux descendants des martyrs de septembre, car en s’imposant directement à l’intelligence et à la volonté elle atteint l’homme au point où il a le sentiment le plus ombrageux de sa dignité. »

L’Action Française publia l’allocution consistoriale qui la condamnait mais la fit suivre d’un article intitulé Non Possumus, où, pour les raisons que nous exposons plus haut, elle choisissait la résistance ouverte : « L’autorité ecclésiastique veut supprimer notre mouvement politique ; elle demande notre mort. C’est même à nous qu’elle la demande. Cependant l’Action Française n’est pas un journal catholique. Elle n’a pas été fondée par une autorité spécifiquement catholique quelconque ; elle s’est fondée toute seule. Elle n’a jamais sollicité ni reçu aucun mandat. Elle a ses responsabilités propres et aussi ses devoirs vis-à-vis des centaines de milliers de Français qui l’ont suivie et qui la suivent... À tous elle ne peut que redire aujourd’hui : Courage ! Si vous voulez toujours ce qui vous a unis à nous, ce n’est pas de notre côté que vous trouverez la moindre faiblesse. L’Action Française continue. Personne n’a le droit de lui demander de changer ni son but national, ni sa méthode légitime, ni ses chefs. Personne ne l’obtiendra. »

Ce ton d’égal à égal, l’insolence même de l’allusion du titre latin Non possumus que seule pouvait excuser l’exaspération d’une polémique atroce, n’étaient pas défendables pour un catholique respectueux de l’autorité pontificale, et ce défi désespéré ne pouvait qu’enivrer de délices les démocrates chrétiens, car un refus aussi violemment affiché faisait sauter les derniers ponts.

L’effet ne tarda pas. Huit jours après, un décret du Saint Office promulguait la condamnation officielle à la date du 29 décembre. Par un raffinement dans la rigueur, c’était l’ancien décret du 29 janvier 1914 réservé par Pie X qui apprenait à la chrétienté la condamnation du Chemin de Paradis, d’Anthinéa, des Amants de Venise, de Trois idées politiques, de l’Avenir de l’Intelligence. Pie XI, à la date du 29 décembre 1926, ne faisait que confirmer cette sanction, qu’en faveur des circonstances seulement, ses deux prédécesseurs avaient différée. « De plus, ajoutait le Décret, en raison des articles écrits et publiés, ces jours derniers, surtout par le journal du même nom, l’Action Française, et, nommément, par Charles Maurras et par Léon Daudet, articles que tout homme sensé est obligé de reconnaître écrits contre le Siège apostolique et le Pontife romain lui-même, Sa Sainteté a confirmé la condamnation portée par son prédécesseur et l’a étendue au susdit quotidien, l’Action Française, tel qu’il est publié aujourd’hui, de telle sorte que ce journal doit être tenu comme prohibé et condamné et doit être inscrit à l’index des livres prohibés, sans préjudice à l’avenir d’enquêtes et condamnations pour les ouvrages de l’un et de l’autre écrivains. »

Dans une lettre de Pie XI au cardinal Andrieu que Sa Sainteté écrivait à Son Éminence pour lui témoigner combien Elle appréciait la fidèle et généreuse coopération qu’Elle lui prêtait depuis quelques mois, Elle se réjouissait de l’informer la première « d’un décret touchant la grave question de l’Action Française ». « Vous aviez un certain droit à cette prémice parce que, parmi vos vénérables confrères de l’épiscopat français, vous avez été le premier à soulever la question et le premier aussi à porter les conséquences d’une telle initiative, toujours avec Nous, dès que Votre cause est devenue la Nôtre, c’est-à-dire dès la toute première heure. »

« Comme vous allez voir, le décret a une importance assez grande, ne serait-ce que parce qu’il détruit d’un seul coup la légende qu’on a tissée, en bonne foi, comme nous aimons à le croire, autour de Notre Vénéré prédécesseur Pie X de sainte mémoire. Comme vous voyez, non seulement il en résulte que ni vous, ni Nous, ni Nos coopérateurs et exécuteurs n’avons été les premiers à Nous saisir de la dite question, mais il en résulte aussi que Nous avons fini là où Pie X a commencé.

« Il est de toute évidence que Nous aurions employé de tous autres procédés si les documents que Nous publions avaient été à notre connaissance ; mais ce n’est qu’après le jour du consistoire que Nous les avons eus entre Nos mains. Sans doute il Nous était très pénible de voir opposer (comme on l’a si souvent fait plus ou moins ouvertement) le nom et la prétendue conduite de notre vénéré prédécesseur à notre nom et à notre conduite vis-à-vis de l’Action Française ; nous avions le profond sentiment, dites le pressentiment, qu’une telle opposition ne répondait pas au vrai, pour ne pas dire autre chose, Pie X était trop antimoderniste pour ne pas condamner cette particulière espèce de modernisme politique, doctrinaire et pratique, auxquels Nous avions affaire, mais les documents positifs nous manquaient, ils nous ont manqué jusqu’à la toute dernière heure, et ce n’est qu’après des recherches réitérées, faites suivant des indications que nous suggéraient les habitudes d’une vie passée en grande partie au milieu des livres et des documents, qu’on les a finalement retrouvés. »

Et le Pape aimait à voir dans le retard de cette découverte non seulement une permission, mais une disposition providentielle dans le double but, d’un côté de l’engager à étudier toute la grave question personnellement et pour Son compte et de l’autre côté de faire... ut revelentur ex muftis cordibus cogitationes... D’après cette révélation des cœurs « beaucoup de bons catholiques ont vu et compris à qui et à quel esprit ils s’étaient confiés en pleine bonne foi ». Et il espérait qu’en découvrant ces choses, à cette heure, « une telle continuité du jugement suprême de cette Église qui est la colonne de vérité tranquilliserait les âmes et ramènerait partout la paix. »

Hélas, l’équivoque ne devait que grandir et le trouble que s’aggraver.

Comme pour donner corps aux interprétations de l’Action Française concernant la pensée pontificale, Mgr Maglione, qui avait succédé comme nonce à Mgr Cerretti, faisait à son tour à l’Élysée, le 1er janvier, à la réception du Corps diplomatique, un panégyrique enthousiaste de la politique de Briand. Le représentant du Saint-Siège tenait à louer tout spécialement notre Ministre des Affaires étrangères dont « les Paroles si éloquentes et si profondément senties avaient exprimé à Genève l’aspiration des peuples vers ce rapprochement et cette fraternité spirituelle qui les mettront en mesure de panser leurs blessures et qui les achemineront par une inclination toute pacifique vers des progrès moraux, économiques et sociaux toujours plus grands ». Dans ce langage étrangement laïcisé de la part d’un prélat de la Sainte Église, le Nonce faisait allusion à la fameuse allocution de bienvenue adressée par Briand à Stresemann, lors de l’entrée des Allemands à la Société des Nations, discours où la royauté du Christ reconnue par Pie XI dans son encyclique Quas primas comme indispensable à la Paix des peuples était remplacée par un Droit humanitaire sans autre garantie de sécurité que l’illusoire bonté naturelle de l’Homme promulguée par Jean-Jacques.

Combien il est facile alors aux démocrates chrétiens de donner à ce langage tout nouveau un sens favorable à leurs chimères ! Ne doit-on pas voir là un appel à la réconciliation entre le laïcisme tel que l’incarnent des maçons comme Stresemann et Briand et le Christianisme ? N’est-ce pas enfin l’interdiction levée sur cette implacable 80e proposition condamnée par le Syllabus : « Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et composer avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne » ? En vain la nonciature dément quelques jours après toutes les déductions que la presse tire du discours à l’Élysée. Les journaux démocrates parlent, agissent, écrivent, comme si c’était bien là les intentions secrètes du Vatican.

La Vie Catholique, leur organe le plus venimeux, concède dans son numéro du 12 février 1927 que « la position politique de l’Action Française en tant que monarchiste n’est pas en cause », mais insinue aussitôt « qu’elle ne correspond pas aux idées que l’on peut avoir à Rome sur ces matières, peut-être », et en première page, sous ce titre « La Politique Pontificale », elle précise par la plume de M. François Veuillot que Pie XI a bien sa politique et qui est « la paix du Christ par le règne du Christ », « que tout, dans les actes, les documents et les instructions de Sa Sainteté, depuis l’encyclique Ubi Arcano Dei jusqu’au discours du Nonce à l’Élysée et à la condamnation de l’Action Française s’inspire de cette politique. »

Mais ce qui est le plus troublant, c’est de voir les pires ennemis de l’Église accueillir la sentence tombée des lèvres du Souverain Pontife avec une joie cynique et comme si elle devait avancer le succès de leurs desseins. Eux qui écumaient de fureur sarcastique au seul nom du Syllabus ou de l’Encyclique Pascendi, applaudissent à tout rompre au décret du Saint Office et l’on peut lire, dans le journal ouvertement maçonnique La Volonté, un éloge du Pape, dans le jargon spécial des Loges, où Pie XI est qualifié d’« homme au sens pratique immédiat et au réalisme implacable du savant chez qui la mystique est nettement délimitée. »

Un article plus révélateur encore paru dans l’Europe Nouvelle ne devait pas contribuer davantage à apaiser les consciences toujours désorientées. Cette revue publiera le 8 octobre 1927 une lettre adressée par son correspondant Mgr Pucci, prélat de Sa Sainteté, chanoine de Sainte-Marie in Transtevere et vicaire-curé perpétuel de la basilique, ancien minutante à la secrétairerie du Sacré Collège ; elle était écrite pour informer de bonne source le public sur les démissions retentissantes du cardinal Billot et du R. Père Le Floch, amis personnels de Pie X et que l’on savait demeurés sympathiques à l’Action Française.

En septembre 1926, après lecture de l’adresse des membres catholiques directeurs de l’Action Française au cardinal Andrieu, le cardinal Billot avait envoyé à Léon Daudet une carte ainsi conçue : « Le cardinal Billot présente à M. Léon Daudet ainsi qu’à tous les cosignataires de l’adresse à S. Éminence le cardinal Andrieu l’hommage de son profond respect en même temps que ses plus chaudes félicitations pour la superbe réponse, si digne, si bien fondée en raison, si fortement appuyée par la courageuse profession de foi catholique intégrale qui, nous l’espérons, fera qu’avec l’aide de Dieu l’A.F. sortira de la crise actuelle plus que jamais estimée des bons et redoutée des méchants. » Cette carte publiée par le Paysan du Sud-Ouest fit le tour de la presse.

Le 5 décembre suivant, l’Osservatore Romano publiait cette note : « Nous sommes autorisés à déclarer : 1° que la carte n’était pas destinée à la publicité et ne fut publiée que par une blâmable indiscrétion ; 2° que l’Éminentissime auteur regrette vivement les impressions fâcheuses que la carte a pu produire et a présenté au Saint-Père l’expression de son regret, en entendant que la carte doit être tenue pour nulle et non avenue. »

Le 19 septembre 1927, la nouvelle de la démission du cardinal éclatait comme un coup de tonnerre. Retiré depuis plusieurs mois au noviciat de son ordre à Galloro près de Rome, le cardinal Billot était redevenu le Père Billot.

Mgr Pucci raconte que cette démission datait de juillet ; des pourparlers indirects avaient été échangés avec le Saint-Siège par l’entremise du Père Ledochovsky, supérieur général que le cardinal avait prié de s’occuper de l’affaire. Quand tout fut arrangé, le cardinal écrivit au Pape qu’il était à sa disposition pour le moment où Sa Sainteté voudrait le mander. Au sacre de Pie XI, le cardinal Bisleti, premier diacre, étant malade, c’était lui qui l’avait remplacé dans le rite solennel du Couronnement qui est la prérogative du cardinal, chef de l’ordre des diacres. « On le vit alors à la fin de la cérémonie au centre de la basilique Saint-Pierre, prendre la tiare, l’élever sur la tête d’Achille Ratti et l’y poser en prononçant la formule dans laquelle semble condensée toute la majesté du Pontificat romain : “Reçois la tiare ornée de trois couronnes et sache que tu es le Père des princes et des rois, le Pasteur de l’Univers, le Vicaire sur la terre de Notre Sauveur Jésus-Christ à qui sont dus l’honneur et la gloire dans les siècles des siècles...” »

L’entretien suprême eut lieu le 30 septembre au soir et fut « très cordial et très affectueux ». « À la fin de la conversation, le Pape, en prenant congé du cardinal désormais redevenu le Père Billot, se recommanda chaleureusement à ses prières et lui donna une image de la Sainte Vierge en émail, le seul souvenir de son ancienne dignité que l’ex-cardinal ait emporté dans sa retraite.

« Le lendemain, le Père Ledochovsky lui-même accompagnait en automobile le Père Billot jusqu’à Galloro et au moment où celui-ci descendait de voiture, lui prit la main par surprise et la baisa. Ce fut le dernier hommage à son ancienne dignité que l’ex-cardinal ait reçu avant de reprendre sa place comme simple religieux parmi ses frères de la Compagnie de Jésus. »

« Le P. Billot, du reste, explique Mgr Pucci, s’était toujours trouvé assez mal à l’aise sous la pourpre romaine. Il y fut appelé par Pie X en 1911, quand la lutte contre le modernisme avait à peine dépassé la phase la plus aiguë... Le P. Billot, qui était peut-être le maître le plus renommé de la théologie traditionnelle, a contribué largement par ses études et ses travaux à cette œuvre imposante de réorganisation doctrinale qui a été le caractère le plus saillant du pontificat de Pie X. En ce qui concerne le côté religieux de la question politique en France, il fut toujours un des adversaires de la réconciliation entre la République laïque et le Saint-Siège, du rétablissement des relations diplomatiques entre Paris et Rome, de l’approbation des associations diocésaines. »

« Y a-t-il une connexion entre la démission du cardinal Billot et l’attitude de Pie XI envers l’A.F., se demande Mgr Pucci ? Et faisant allusion à la carte envoyée à Léon Daudet et à la note parue à l’Osservatore Romano, il opine ainsi : « Il est donc possible que toutes ces circonstances aient fortifié l’aversion du Cardinal Billot pour les pompes de la pourpre romaine et aient donné pour ainsi dire le dernier coup de pouce à son idée de démissionner en la transformant en résolution irrévocable... Mais on doit absolument exclure des intentions du cardinal la volonté de donner à sa démission le sens d’une protestation contre l’attitude adoptée par le Pape à l’égard de l’A.F. Une telle Volonté serait trop en opposition avec la profonde piété et le dévouement au Saint-Siège qui furent toujours les deux traits saillants de la figure du cardinal. Elle serait trop en contradiction avec la manière dont le Pape et le cardinal se sont séparés pour qu’elle puisse être admise même un seul instant. Mais il se peut que dans l’état psychologique du cardinal cette regrettable affaire de l’A.F. ait eu sa part d’influence. Il se petit que l’épisode de la carte publiée et désavouée dans l’organe officiel du Vatican ait confirmé le cardinal dans l’opinion qu’il n’était pas fait pour prendre part au gouvernement supérieur de l’Église. »

Cependant Mgr Pucci émet l’hypothèse que « en ce qui concerne la forme de l’action énergique déployée depuis un an par le Saint-Siège pour combattre l’A.F. non pas en tant que parti politique mais en tant qu’école philosophique, le Cardinal Billot eut peut-être préféré une autre méthode moins rapide et moins directe ».

En effet, après la mort du R. P. Billot on devait publier une lettre de lui écrite à un de ses anciens élèves, le 12 janvier 1927, qui ne laisse aucun doute à cet égard :

 

« ... Je n’ai pas la force de vous en dire davantage, tant je suis abattu, accablé, consterné de tout ce qui s’est passé depuis le honteux réquisitoire de Bordeaux jusqu’au coup stupéfiant de ces jours derniers. Oh ! qu’il est dur de constater que durant cet interminable procès si piteusement emmanché et si gauchement mené, la raison, l’équité, le bon sens, la mesure, la dignité ont été constamment du côté des accusés, tandis que du côté du juge et de ses assesseurs... je n’ose pas le dire. Qu’il est douloureux d’avoir devant les yeux le cas de conscience affreux auquel on a réduit les catholiques... qui ont travaillé et souffert pour l’Église, qui dépensaient à son service tout ce qu’ils avaient de forces, d’énergies et d’activité ! Mais combien peut-être plus douloureux encore de songer au nombre de jeunes gens dont on aura fauché pour toujours la bonne volonté, qu’on aura profondément scandalisés et induits en graves tentations contre la foi pour faire d’eux des anticléricaux déclarés, de bons et généreux chrétiens qu’ils étaient ! De toutes parts il nous arrive des cris de détresse, et l’on ne sait que répondre, car tout se passe en haut lieu en dehors de toute consultation, de toute explication aussi, hormis celles qu’on a pu lire dans l’Osservatore Romano. HORA ET POTESTAS TENEBRARUM !

« Mais Dieu a son heure, il viendra au secours de son Église. Et nous, hâtons le moment de sa miséricordieuse intervention par nos pénitences et nos prières. »

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

Infimus in Christo servus. L. B.

 

Cette lettre était écrite treize jours après la condamnation du Saint-Office. Ce qui ne veut pas dire que le R. P. Billot, tout en souffrant dans son cœur de ce que Mgr Pucci appelle « la forme de l’action énergique déployée par le Saint-Siège », entendit pour cela qu’on put s’opposer à l’autorité de Pierre autrement que par « la pénitence et la prière », ainsi qu’il le recommandait à son ancien élève, car le 2 mars 1928, il écrira au R. P. Henri du Passage :

 

« ... Depuis le commencement de la douloureuse crise que nous traversons, j’ai toujours répondu, soit de vive voix, soit par écrit, à tous ceux qui me consultaient sur la ligne de conduite à tenir, qu’il leur fallait non seulement repousser avec soin tout ce qui aurait un semblant d’insoumission ou de révolte, mais encore faire le sacrifice de leurs idées particulières pour se conformer aux ordres du Souverain Pontife. Pour ma part personnelle, je me suis, tout le premier, tenu à cette règle.

« Si donc il est permis à un simple religieux qui a toujours eu un amour ardent pour la Sainte Église et pour son pays, de former un vœu au regard de la situation présente, c’est que tous, même au prix des plus douloureux sacrifices, finissent par se soumettre au Père Commun des fidèles ; car en dehors de là, on ne peut que s’égarer, s’engager dans une voie des plus périlleuses et par là même compromettre gravement son salut éternel... »

C’est là l’opinion traditionnelle de tous les théologiens. Prétendre, comme on l’a fait, que cette lettre ait été imposée au R. P. Billot et qu’il ne pensait pas ce qu’il écrivait, c’est faire injure à son caractère. Tout crie la vérité dans cette lettre et le vœu qu’elle formule n’infirme en rien les sentiments personnels que nous livrait la lettre précédente du 12 janvier 1927 ; elle précise au contraire de quel esprit surnaturel le Père Billot entendait que les fidèles supportassent cette rigueur qui les contraignait à se séparer de leurs alliés politiques.

La démission du R. P. Le Floch, nous apprend ensuite Mgr Pucci, a précédé celle du Cardinal ; elle aurait eu lieu fin juin, à la suite de la visite apostolique de l’abbé bénédictin de Saint-Paul-hors-les-Murs, Dom Hildephonse Schuster.

« Nous ne connaissons pas en détails les résultats de la visite apostolique, mais il est certain que, dès ce moment, le position du P. Le Floch parut très ébranlée. Le Supérieur quittait Rome vers le 20 juillet, démissionnaire ou démissionné, on ne saurait le dire avec une absolue précision. Du reste, en toute cette affaire, il n’y a rien qui puisse jeter une ombre sur les qualités personnelles ou porter atteinte à la dignité sacerdotale du P. Le Floch qui, pendant vingt-trois ans, a dirigé avec tant de zèle le Séminaire français de Rome. Peut-être sa position même de supérieur de cet établissement a-t-elle pesé pour déterminer sa retraite, plus que la valeur intrinsèque de ses aptitudes. S’il y a une charge délicate qui exige le maximum de prudence, de discrétion, de savoir-faire, outre naturellement les qualités morales et intellectuelles nécessaires à tout ecclésiastique qui est appelé à s’occuper de l’éducation du clergé, c’est bien celle d’un supérieur d’un Institut d’où doit sortir – et d’où sort – la fine fleur du clergé français... Or, surtout, en ce moment où – l’on ne saurait le dissimuler – un changement radical s’opère dans certaines attitudes du clergé et des catholiques français par rapport à la politique, on a jugé que le P. Le Floch ne semblait pas l’homme le mieux indiqué et le plus adapté non seulement pour se conformer aux nouvelles directives, mais pour en enseigner et diriger l’application. »

Une lettre du P. Le Floch à M. Lucien Corpechot, parue six mois auparavant dans le Figaro du 4 avril 1927, ne laissait plus de doute, en effet, sur les sentiments du P. Le Floch :

« J’ai donné ma démission pour les mêmes raisons que le cardinal Billot. On n’a pu trouver de moi ni une parole ni un acte, ni un écrit, mais on m’a supposé sympathisant du côté monarchique et A.F. J’avais contre moi depuis longtemps le cardinal Cerretti, d’abord nonce Cerretti. Il ne me trouvait pas à la page. Et de fait nous luttions contre le libéralisme, le laïcisme, les principes de la Révolution, au point de vue doctrinal. Or, il s’est rencontré que l’A.F. luttait contre ces mêmes fléaux, mais au point de vue politique. Le cardinal Cerretti n’a pas su faire cette distinction, et c’est le fond de la question.

« L’imagination, la jalousie, la méchanceté, se sont mises à chercher des motifs à mon éloignement de Rome. Et voici ce qu’elles ont répandu dans toute la France, principalement dans le clergé : comme consulteur de la suprême congrégation du Saint-Office, j’avais droit de demander les documents relatifs à l’Affaire Maurras sous le pape Pie X. Ces documents je les aurais gardés très longtemps pour les soustraire au Pape qui les cherchait en vain. Or un jour, le Pape appelle son camérier à 4 heures du matin, car il avait eu un songe providentiel ! Il lui commande de prendre deux gardes suisses et deux gardes nobles, de se rendre au Séminaire Français pour sommer le Père Le Floch de rendre les documents. Et il fallut le sommer trois fois.

« Inutile de vous dire que tout cela est inventé dans tous les détails. Mais cela court les presbytères, les évêchés et même les châteaux.

« Un évêque aussi, l’Évêque d’Oran, dans un entretien à son clergé contre l’A.F., a eu l’impertinence ingénue de faire écho à cette légende absurde. Tant que ce ne sont que des crétins qui disent ces choses, on hausse les épaules. Mais devant ce dernier incident je ne pouvais plus me taire. J’ai saisi l’occasion de la publication de cela dans un petit journal suisse pour lui envoyer un démenti.

« L’Évêque d’Oran devrait évidemment rétracter. Le fera-t-il ? Je n’en sais rien.

« Je vous donne tous ces détails pour que si vous écrivez un mot sur cette affaire vous ayez ce qui est utile.

« L’ensemble de cette affaire de ma démission est plus une affaire de doctrine, d’antilibéralisme qu’une question d’A.F. Ce sont nos idées antilibérales qui ne plaisent pas au nonce Cerretti. Déjà à Paris, il m’accusait d’influer contre lui et ses idées sur les évêques et même sur la curie romaine.

« Quand M. Herriot attaqua le Séminaire Français à la Chambre à propos des conférences de notre Académie libre de théologie, le Nonce Cerretti s’est montré très satisfait et ce ne fut pas de notre côté, mais du côté de M. Herriot.

« Si vous vouliez vous documenter encore, vous trouverez dans le Temps du 4 novembre un article d’un correspondant romain qui est assez exact dans la première partie ; mais à la fin, quand il dit que l’enquête que j’avais demandée me fut défavorable, il se trompe.

« Pardon de tout cela. Merci de ce que vous pourrez faire. En somme il s’agit d’anéantir cette puissance de mensonge qui s’exerce lamentablement. Voyez si vous pourrez tirer quelque chose de là. Il faudrait qu’on puisse cingler cette odieuse manie, et un grand journal, qui publierait un article sur le fond rendrait vraiment service, même à Rome. »

Mais nous ne pouvons quitter notre cher Mgr Pucci, car il a encore à nous révéler bien des choses.

« Qu’il nous soit permis de signaler un étrange préjugé qu’acceptent plus ou moins explicitement beaucoup de ceux qui sont enclins à critiquer l’attitude du Vatican dans cette question... On prétend que le Pape, en frappant l’A.F. en France, prend une sorte de revanche sur la condition où il se trouve de ne pouvoir combattre à fond le fascisme en Italie.

« Cette façon d’envisager les choses est très grossière et très superficielle. La diversité d’attitude du Pape vis-à-vis de la situation politique en Italie et de la situation politique en France n’est qu’apparente. En réalité cette diversité apparente est la confirmation la plus éloquente de la cohérence des principes dont le Saint-Siège s’inspire dans tous les États et en face des situations politiques les plus différentes ces principes sont : la reconnaissance du pouvoir qui, de fait, gouverne le pays et le loyalisme envers ce pouvoir, par conséquent la volonté absolue que l’Action religieuse catholique soit nettement en dehors et au-dessus de l’action politique.

« Or en France le pouvoir établi est la République et le mouvement monarchique fait figure d’un prétendant qui tâche de renverser le régime existant. D’où s’ensuit la nécessité, non pour les catholiques pris individuellement qui, tous et chacun, sont maîtres d’avoir leurs préférences politiques personnelles en se conformant toutefois aux prescriptions générales de la morale sociale chrétienne, mais pour les catholiques pris collectivement en tant que collectivité agissante dans la vie politique, de ne pas se solidariser avec ce mouvement. En Italie, au contraire – bien que l’avènement du fascisme n’ait pas changé la constitution du pays ni la forme monarchique du pouvoir – le régime parlementaire, au sens démocratique du mot, est dépassé pour faire place à une nouvelle forme de régime, n’ayant pas de précédents historiques, et qui s’appelle tout court « régime fasciste ». En face de ce régime, le parti populaire auquel les catholiques avaient adhéré avant le fascisme ne pouvait être qu’un parti d’opposition dont le seul but était de renverser le pouvoir fasciste. D’où la nécessité pour les catholiques italiens, en tant que tels, de se séparer de ce parti et de briser les liens qui les y attachait.

« En résumé : en France pouvoir de gauche, parti d’opposition de droite. Le Pape dit : Les catholiques doivent adhérer au pouvoir établi. Conséquences : nécessité pour les catholiques comme tels de sortir du parti de droite. En Italie, pouvoir de droite, parti d’opposition de gauche. Le Pape dit : les catholiques doivent adhérer au pouvoir établi. Conséquences : nécessité pour les catholiques comme tels de sortir du parti de gauche. »

On pourrait faire observer à Mgr Pucci que, ni à l’Action Française, ni ailleurs, les catholiques n’ont adhéré à un mouvement politique quelconque, en tant que catholiques, mais seulement en tant que citoyens et au nom de cette « juste liberté politique » reconnue jusqu’ici par le Saint-Siège et que cette distinction entre catholiques pris individuellement et catholiques pris collectivement, a bien l’air de n’être là que pour brouiller les cartes, comme si ces « nouvelles directives » dont nous parle Mgr Pucci avaient intérêt à confondre le respect dû en tout temps au pouvoir établi et un certain opportunisme dont les résultats jusqu’à présent, tout au moins en France, ne semblent guère avoir avancé la Paix du Christ.

Par ailleurs, un catholique n’a pu qu’être douloureusement déconcerté lorsqu’il a vu en 1931 que cet opportunisme si impérieusement exigé en certaines circonstances cessait soudain de l’être à l’occasion des élections espagnoles. Bien que la Monarchie fût alors le pouvoir établi et que, par conséquent, les catholiques eussent dû, selon ces nouvelles directives, être tenus de le soutenir, on vit non seulement les fidèles, mais le clergé en masse voter contre lui pour la République et renforcer la Maçonnerie dans son plan insurrectionnel. Les articles de la Croix, de l’Osservatore Romano, constatèrent cette hostilité sans le moindre blâme et le Roi n’avait pas encore franchi la frontière qu’une dépêche du Vatican s’empressait d’approuver le nouveau gouvernement populaire. Dans un article des Études du 5 mai 1931, le R. P. Lhande, sans songer un seul instant à mettre en cause la responsabilité des catholiques espagnols qui livraient ainsi leur pays à la Maçonnerie, préférait en rejeter la faute sur la dictature de Primo de Rivera et il écrivait avec sérénité : « Certes les hommes que la République espagnole a amenés, du premier coup, au pouvoir, ne répondent pas, nous en convenons, à l’idéal de ceux qui rêveraient de voir se perpétuer, sous un régime démocratique, tous les privilèges dont jouissait l’Église catholique sous l’Ancien Régime. Dès leur avènement, ils ont déclaré leur volonté de séparer l’État de l’Église et de donner à tous les cultes une égale liberté... Mais, malgré tout, n’est-il pas possible de concevoir, sans aucun détriment pour la conscience et pour l’honneur, une entente, même immédiate sur les bases de la liberté et d’une certaine égalité, avec les pouvoirs actuellement constitués... M. Alcala Zamora, président du Conseil, est un catholique pratiquant, M. Miguel Maura, fils du grand leader conservateur, l’est aussi. D’autres ministres que nous ne nommerons pas ont, en dépit de leurs étiquettes, le sens de la mesure, de la sagesse et de l’ordre. Que si nous rencontrons dans la liste ministérielle quatre ou cinq francs-maçons notoires, est-il permis de penser qu’ils se rallieront à la politique d’union et de sagesse qu’imposent les évènements ? » Et le Révérend Père recommandait « une adhésion loyale au régime actuel », persuadé du triomphe des éléments modérés dans l’élaboration d’un nouveau concordat. « Toute violence de parti pris, conseillait-il, toute imprudence même aurait pour conséquence immédiate de compromettre gravement cette nouvelle entente avec le Vatican. »

Il n’y eut ni violence de parti pris, ni imprudence, mais l’encre de l’article venait à peine de sécher que les couvents étaient pillés et incendiés, les églises profanées, la laïcité intégrale de l’État proclamée, tout concordat repoussé, les Jésuites expulsés, cependant que toutes ces belles choses se passaient sous l’œil indulgent de M. Alcala Zamora, catholique pratiquant, nommé à l’unanimité président de la République laïque...

 

                                      Ces choses-là sont rudes,

        Il faut pour les comprendre avoir lu les Études...

 

C’est qu’une République démocratique est une bête bien moins innocente que ne l’imagine un bon père Lhande devant son microphone. Il n’aurait eu pourtant qu’à ouvrir les livres des docteurs et des prophètes de cette nouvelle religion – car c’en est une – pour savoir ce qu’elle porte dans ses flancs. Un de ses pontifes les plus puissants dont le rôle international pendant la guerre fut parmi les tout premiers, le F.˙. Massaryck, président de la République Tchécoslovaque, a écrit dans son livre la Résurrection d’un État, à la page 435, au chapitre Démocratie et Humanité (Plon, 1930), ces lignes révélatrices :

« L’État Démocratique est un État nouveau. Les théoriciens l’ont défini et caractérisé de toutes sortes de façons : on le nomme constitutionnel, légal, bureaucratique, économique, culturel ; toutes ces définitions ont quelque chose de juste, mais ce qui fait que l’État démocratique est nouveau, c’est que ses fins et son organisation procèdent d’une nouvelle conception du monde, d’une conception non théocratique. Voilà la nouveauté. L’État moderne a pris les fonctions de la théocratie, surtout de l’Église, et c’est par là qu’il est un État nouveau. L’État d’autrefois ne s’occupait ni de l’école, ni de la culture des esprits ; toute l’éducation de la société était dirigée et donnée par l’Église : au contraire l’État nouveau a, pas à pas, pris la charge de tout l’enseignement. Comme la Réforme, l’humanisme et la Renaissance avaient fait naître une morale et une moralité nouvelles, laïques, l’État a repris à l’Église aussi la CHARITÉ pour la transformer en législation sociale. En face de l’État moderne, l’État d’autrefois était fort peu de chose ; je dirais volontiers qu’il ne pensait pas ; l’Église pensait pour lui. Si, sous la théocratie, la Philosophie (scholastique) était ancilla theologiæ, le vieil État médiéval était servus ecclesiæ. En se laïcisant l’État a dû commencer à penser. Il s’est chargé des fonctions de l’Église, il les a étendues et multipliées. C’est pour cela qu’il est un État nouveau et démocratique. »

 

Que celui qui peut comprendre, comprenne.

 

 

 

Robert VALLERY-RADOT, Le temps de la colère,

10e édition, Grasset, 1932.

 

 

 

 

 

 

 

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