Les violons sont retenus

 

(3e chapitre du Temps de la colère)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Robert VALLERY-RADOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Les églises jouent un rôle dans la vie de ce pays ; nos paysans y tiennent, ils s’y retrouvent chaque semaine ; elles sont pour eux des centres de marché. Devant l’église on se rencontre, on discute les affaires... »

(Paroles d’Aristide Briand, rapportées par Maurice Barrès dans la grande Pitié des Églises de France, p. 42.)

 

 

En France, la ferveur nationale avait été chauffée à une telle température qu’il eût été imprudent de lui révéler brusquement dans quelle espèce de boue glacée on voulait l’enliser sous le nom magique de Paix, d’autant qu’à cette époque-là l’écho des sermons belliqueux, entendu pendant cinquante mois dans toutes les chaires retentissait encore avec force dans le cœur des catholiques ; ceux-ci croyaient encore – on le leur avait tant répété – que la France, fille aînée de l’Église, venait de remporter une victoire spirituelle sur l’Allemagne protestante ; Luther, Kant, Nietzsche, avaient fui devant Saint Louis, Jeanne d’Arc et le général de Sonis. Des brochures subventionnées par le ministère des Affaires étrangères et signées par des prélats éminents et des théologiens en renom avaient enseigné aux fidèles, conformément à toute la tradition de l’Église, que, cette guerre étant pour nous la plus légitime des défenses, mourir sur le champ de bataille était un acte infiniment méritoire aux yeux de Dieu et pouvait effacer toutes nos fautes si nous offrions, dans les conditions requises, notre vie pour le salut de notre patrie ; pour ceux qui ne se battaient pas, des affiches de l’emprunt national, posées dans les églises à côté des mandements de carême et des horaires de messe, avaient sans cesse rappelé aux fidèles combien leurs pasteurs estimaient un devoir de souscrire aux Bons du Trésor qui permettaient à l’État d’alimenter notre ligne de feu en canons et en munitions.

Une maison d’éditions s’était montrée particulièrement zélée dans cette propagande ; elle s’était fait adjuger par le Quai d’Orsay une sorte de monopole en la matière ; elle avait à Barcelone, 38, Calle del Bruch, une importante succursale de son officine de la rue Garancière. C’était la maison Bloud et Gay, dont, avant la guerre, on connaissait les attaches modernistes et les sympathies pour le mouvement démocratique du Sillon. Mgr Baudrillart, qui dirigeait un Comité catholique de propagande française à l’étranger, y publiait des brochures fort habilement rédigées, entre autres un plaidoyer intitulé La France, les Catholiques et la Guerre, où, avec autant de verve que de mesure, il remettait au point certaines extravagances que plus tard la même librairie n’encouragera que trop. S’appuyant sur l’autorité de saint Thomas et les exemples des cardinaux Ximenès, Richelieu, Fleury, que leurs fonctions portèrent à préparer et mener des guerres, il y soutient qu’un prêtre catholique a le droit d’obéir à la loi civile qui l’oblige à combattre. « Si c’était un mal en soi, argumente-t-il, que de combattre, il est clair que le prêtre devrait tout souffrir plutôt que de se soumettre à une telle obligation. Mais, comme on l’a déjà fait voir, la guerre n’est pas un mal en soi, combattre n’est pas une faute en soi et peut même devenir un acte fort méritoire... Si donc l’Église le lui défend, c’est une question de suprême convenance, ce n’est plus une question de moralité proprement dite. Le prêtre qui combat ne commet pas un acte immoral, il commet un acte qui répugne à sa fonction... L’Église a mille fois raison de le dire et l’instinct du fidèle chrétien est juste... » Mais « nous n’apprendrons rien à personne en rappelant que, de tout temps, l’Église, implicitement ou explicitement, a autorisé ses prêtres à combattre dans des cas de suprême danger pour la chrétienté, pour la société, pour la nation ». Et il cite saint Magloire, évêque de Dol qui, les armes à la main, défendit les îles normandes contre les païens du Nord, les papes Jean VIII, Jean X, saint Léon IX, Jules II, Calixte III, Pie II, saint Pie V, sans compter ceux qui organisèrent les croisades, les évêques français Gozlin de Paris, saint Ebbon de Sens, saint Émilien de Nantes, Guérin de Senlis, Philippe de Beauvais, Richelieu de Luçon, le religieux saint Jean de Caspistran, les cardinaux italiens ou espagnols, Scarampa, Caraffa, Albormaz, Ximenès, qui, tous, commandèrent des armées, les curés des XIIe et XIIIe siècles, qui « conduisirent les milices des communes, firent triompher l’autorité royale de la tyrannie sanguinaire de certains féodaux et, en assurant la victoire de Philippe-Auguste à Bouvines, renouvelèrent, dans une communion nationale, le pacte conclu à Reims entre la France et l’Église ».

Mais le recteur de l’Institut catholique n’était pas seul à mobiliser ainsi l’âme catholique au service de la France ; des noms fort éloignés jusque-là des passions nationalistes prenaient feu et flamme contre l’envahisseur germain. On pouvait lire de véhémentes Lettres aux neutres de Georges Hoog, lieutenant de Marc Sangnier, où la conduite barbare des Allemands en Belgique, leurs mensonges, leurs cruautés envers les prêtres, étaient flétris avec horreur. Même les catholiques de cette nation, au dire de l’auteur, avaient perdu le sens de la foi chrétienne tandis qu’en France, l’anticléricalisme avait disparu comme par enchantement ; préfets et évêques transfigurés par l’Union Sacrée s’alliaient dans la même croisade contre un peuple déchu, manifestement maudit de Dieu. Le Belge Fernand Passelecq, lui, nous racontait comment les Allemands s’y prenaient pour « teutoniser » son pays et M. Dominique de Lagardette, dans Prisonnier civil, nous dévoilait les tortures infligées à un prêtre français, l’abbé Pradels ; cet ecclésiastique se trouvant en Westphalie, au début de la guerre, les autorités militaires l’avaient interné comme espion ; durant cinquante mois, il avait enduré dans les camps de concentration le régime le plus dur, soumis au travail forcé, même les dimanches, sans excepter le jour de Pâques ! Le cardinal Hartmann sortait de ce récit sous d’assez tristes couleurs ; d’ailleurs le captif nous affirmait que la barbarie de ses geôliers était une tare congénitale et concluait son réquisitoire en faisant siennes les paroles du poète souabe Hölderlin, dans son Hypérion : « Les vertus des Allemands ne sont que des vices déguisés et rien de plus, car elles ne sont qu’une tâche imposée, exécutée par crainte et lâcheté... Malheur au jeune étranger qui, prenant son bâton de voyageur, viendra guidé par l’amour chez un tel peuple !... » Raoul Narsy, à son tour, racontait le supplice de Louvain tandis que les abbés Desgranges, Ardent, Thellier de Poncheville, nous célébraient l’Éveil de l’âme française devant l’Appel aux armes.

Mais le plus fort était une brochure, Guerre de religions, de Frédéric Masson, où l’historien de Napoléon et les Femmes affirmait que le principal dessein des Allemands en nous déclarant la guerre, avait été « l’abaissement et l’écrasement de la religion catholique », afin d’imposer à l’Occident le culte du Dieu de la force brute, incarné dans les mythes germaniques de Thor et de Wotan : Arminius, Luther et Guillaume II étaient ses prophètes. « Désormais, disait le grave académicien, comment s’étonner que ce Dieu ait ordonné la destruction de Louvain, de cette Université coupable d’avoir contesté la parole du grand Allemand qui le premier affirmait le dieu allemand et nationaliste, l’Église allemande en la séparant violemment de la Rome pontificale et en légitimant la confiscation des biens ecclésiastiques ? » La même haine du luthérianisme germanique contre le catholicisme latin avait dicté le sacrilège bombardement de Reims. Par contre, dans l’armée française, on pouvait dénombrer, dès 1915, plus de 300 aumôniers titulaires ou agréés, 20 000 prêtres mobilisés. Cette armée était indubitablement une armée de croisés. D’ailleurs Guillaume n’était-il pas l’allié du Grand Turc ? À Jérusalem n’avait-il pas livré aux fidèles tous les établissements catholiques, laissé transformer les églises en mosquées, remplacé nos Frères de la Doctrine chrétienne par des professeurs allemands ? Vraiment on pouvait se demander si le général Sarrail, récemment débarqué à Salonique pour déjouer ses complots ténébreux, n’était pas un nouveau Renaud à qui d’ailleurs n’allait même pas manquer une Armide sous la forme plus moderne d’une infirmière-major...

Il y avait cent huit pages in-8° de cette pénétration critique.

Pour refroidir ce pieux chauvinisme, il fallait donc, de toute nécessité, agir par gradations insensibles. Il y eut trois années de flottement pendant lesquelles les radicaux, seuls détenteurs de l’orthodoxie maçonnique, procédèrent à ce qu’ils appelaient « un regroupement tactique » de leurs forces. Ils pressentaient qu’au lendemain de la guerre, comme il arrive toujours aux époques de reconstruction, le pays enverrait au Parlement une majorité de droite, surtout avec le mode adopté de représentation proportionnelle.

Tandis que les purs, restant dans l’opposition, se grouperont sous l’étiquette de « Parti républicain socialiste » avec, à leur tête, le maître escamoteur Aristide Briand, les opportunistes feindront de sacrifier leur extrême-gauche et s’infiltreront dans cette « Union républicaine nationale et sociale » plus connue sous le nom de Bloc national. Sacristies et boutiques, académies et conseils d’administration, dans un nouveau transport d’union sacrée y ont juré d’opposer un front unique contre le bolchevik, cet Homme-au-couteau-entre-les-dents dont la Bourgeoisie, qui a su digérer trois révolutions mais n’entend pas céder à celle-ci plus qu’à la Commune, a barbouillé le spectre effrayant sur tous les murs des villes de France. Alexandre Millerand, haut commissaire en Alsace, socialiste cossu, ancien adhérent de la Loge Diderot, ancien rédacteur en chef de l’anticléricale Lanterne, liquidateur des biens des Congrégations, mais revenu de bien des choses après avoir goûté du pouvoir, préside à ses destinées.

Sous son binocle de myope, carré, brusque, le grand avocat d’affaires a rassemblé, tambour battant, tous les honnêtes gens, dans son fameux discours du 4 novembre 1919. Une seule condition est requise pour les catholiques, c’est d’adhérer au dogme déjà formulé par Clemenceau à Strasbourg : « Nous tenons pour intangibles la République et la laïcité. » Ce pacte est proposé – ô ironie symbolique ! – boulevard Voltaire, sur les tréteaux du théâtre Bataclan. Dans ces conditions le F.˙. Mascuraud qui, comme par hasard, se trouve être le secrétaire de cette coalition de l’ordre moral pour le comité parisien, a toute raison d’écrire à l’intention de ses frères, dans la Presse de Paris du dimanche 16 novembre, sous ce titre : La France le veut, ces lignes toutes phosphorescentes de sous-entendus. « Oui, nous marchons contre les unifiés avec ceux qui marchaient contre nous quand nous demandions et soutenions toutes les réformes d’ordre social, selon notre programme initial, programme dont nous sommes fiers, dont nous ne retranchons rien et auquel rien ne nous rendra infidèles. Si les partis politiques sont tenus d’opérer aujourd’hui un regroupement tactique de leurs forces, c’est l’intérêt supérieur de la République qui l’exige ; la France le veut. »

En effet, selon les prévisions radicales, le pays a délégué une majorité de modérés et même de catholiques ; mais dans leur ensemble, ces catholiques sont de cette espèce qu’a jugée Donoso Cortès : « Cette école ne domine que lorsque la société se dissout ; le moment de son règne est ce moment transitoire et fugitif où le monde ne sait s’il choisira Barabbas ou Jésus et demeure en suspens entre une affirmation dogmatique et une négation suprême. La société alors se laisse volontiers gouverner par une école qui n’ose jamais dire « j’affirme », qui n’ose pas non plus dire « je nie », mais qui répond toujours « je distingue ». Tous ces entre-deux seront broyés par la Révolution ou rejetés avec dédain par la reconstruction. »

Le premier soin de ces « entre-deux » fut d’accepter un sectaire de la minorité au poste le plus important du Conseil, à savoir le ministère de l’Intérieur, où le maçon Steeg se chargea de servir « l’intérêt supérieur de la République », comme l’y avait convié le F.˙. Mascuraud.

Grâce à ce coup de maître du « regroupement tactique », une poignée de radicaux joua avec le Bloc National comme le chat avec la souris. Nous pûmes assister à la répétition des mêmes opérations prudentes et progressives qu’Augustin Cochin nous a lumineusement décelées dans le travail – l’Art Royal comme disent les initiés – de la petite société des frères de Dijon en 1789. Et comme alors les naïfs modérés n’y virent goutte, car leur journal, lié par tant de fils d’or, ne leur raconte pas ces choses et ils oublient qu’en démocratie ce n’est pas l’homme libre et responsable en face de son métier ou de sa mission qui décide des intérêts du pays, mais l’homme assemblé, c’est-à-dire amputé de ses moyens de réfléchir, de comprendre et de choisir, entraîné par les avis et les passions contradictoires, leurré sur la force de l’adversaire qui crie plus haut que lui, porté par là même aux plus périlleuses concessions dont il n’aperçoit la portée qu’une fois sorti de la cuve délirante où bouillonnent toutes les haines, toutes les rancunes, toutes les convoitises et toutes les peurs ; ils ne se rendirent pas compte qu’un groupe peu nombreux, mais décidé, sans scrupules, muni de mots d’ordre d’un parti puissant et dont les chefs secrets sont étrangers à cette assemblée, arrivant dans cette confusion, c’est ce groupe qui manœuvrera tous les autres.

En dépit des fureurs mystiques des Loges, il apparaissait que le problème de l’Alsace restée sous le régime concordataire ne pouvait se résoudre sans qu’on renouât des relations avec le Vatican ; il s’agissait donc de ne céder sur ce point aux revendications des catholiques qu’à la condition d’une reconnaissance éclatante de leur part des lois laïques, y compris la loi de séparation elle-même. Le moment était favorable car, abusés par les décorations qui pleuvaient sur les évêques et la condescendance du gouvernement à laisser rentrer les religieux dans leurs couvents et leurs collèges, les catholiques, du moins ceux qu’a peint Donoso Cortés, vivaient en pleine euphorie. On les voyait rôder dans les antichambres des ministères, nouant leurs alliances à la Sganarelle, s’efforçant de galvaniser à nouveau ces vieilles erreurs pourries du démocratisme religieux que l’épuisement nerveux de la nation faisait proliférer. Songez donc ! le cardinal Gasparri venait de rappeler que la politique de Léon XIII était « toujours maintenue, jamais révoquée ». Le Pape avait envoyé à Deschanel, lors de son élection à la présidence de la République, un télégramme dans lequel le Saint-Père lui disait qu’Il ne doutait pas que la divine Providence ne lui réservât la « mission magnifique et glorieuse de relever la France de ses ruines matérielles et morales, de donner à son pays la paix religieuse qui sera l’un des importants facteurs de son relèvement et de contribuer efficacement à cette pacification des peuples après laquelle soupire toute l’humanité ». Deschanel, un peu gêné par ces précisions, s’était borné à le remercier de ses vœux « pour la grandeur et la prospérité de la France » et feignant de croire que dans la pensée du Saint-Père la pacification des peuples ne saurait se traduire que par une gallophilie éperdue, il lui avait répondu qu’il attachait un haut prix « à ses vœux pour le bonheur de la France victorieuse et pour l’accomplissement de ses destinées historiques intimement liées à la cause de la justice ». Mais qu’importent ces petites divergences ! C’est une ère nouvelle qui s’ouvre. Pour la première fois depuis bien longtemps, le Pape a tenu à attirer les bénédictions du ciel non seulement sur la France en général, mais sur l’action présidentielle et le gouvernement ! Plus de doute ! la République laïque est reconnue de droit divin et M. Xavier de la Rochefoucauld, dans un banquet du Bloc national, s’écrie, le cœur enivré : « Dieu protège la France et la République ! » D’ailleurs la République de Deschanel et de Millerand n’a-t-elle pas pour les catholiques tous les sourires ? « Tous les Français s’uniront dans le respect de la République et l’amour de la France », a dit Millerand. Tous les Français, ils ne sont plus exclus ! Ils n’en reviennent pas ! Il y aura même pour eux peut-être quelques places de sous-secrétaires d’État ? Tenez, récemment un pasteur protestant, M. Soulier, a plaidé les motifs d’ordre politique qui, pour lui, commandent la reprise urgente des relations diplomatiques avec le Vatican, et le 11 mars 1920, Millerand, président du Conseil des Ministres, a déposé sur le bureau de la Chambre le projet de loi relatif au rétablissement de ces relations. Tout fait penser que le Saint-Siège sera des plus conciliants sur les susceptibilités laïques de la République une et indivisible.

Pauvre Benoît XV, sa compassion inquiète pour la multitude de ses enfants prodigues a quelque chose de tragiquement touchant. Au milieu de ces loups et de ces renards qui ravagent sa chrétienté, il ne peut que gémir, car nul ne répond à ses tendres avances. La Conférence de la Paix l’a ignoré et le 10 mars 1919 dans une allocution il a dû crier son angoisse au sujet de la Palestine que la convention Balfour menace de livret aux juifs : « Nous nous demandons avec la plus vive anxiété quelle décision va prendre à l’égard des lieux sacrés, dans quelques jours, la Conférence de la Paix qui siège à Paris... Ce serait assurément nous porter à nous-mêmes et à tous les fidèles un coup bien cruel que de créer une situation privilégiée aux infidèles en Palestine et notre douleur serait plus vive encore si ceux à qui on y livrera les augustes monuments de la religion chrétienne n’étaient pas chrétiens. »

Le 2 décembre 1919, la Fédération internationale des Associations pour la Ligue des Nations s’est réunie en conférence à Bruxelles. « Outre un certain nombre de rêveurs que l’on ne peut classer dans aucune école », nous apprend le R. P. de La Brière dans la Croix du 16 décembre, « les avocats professionnels de la Société des Nations se rattachaient à deux directions dominantes qui étaient celles du plus grand nombre des membres de la Conférence de Bruxelles : la conception humanitaire dérivée du Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau et représentée surtout par la Franc-Maçonnerie et d’autre part la conception prolétarienne et collectiviste dérivée du Capital de Karl Marx et représentée universellement par les groupements socialistes. »

Parmi les délégués on remarque Léon Bourgeois et Ferdinand Buisson, maçons notoires, Paul Doumer qui, dit-on, n’appartient plus aux Loges, mais en a gardé toute l’idéologie. Renaudel, Albert Thomas, Gustave Théry, d’Estournelle de Constans, Hennessy, dont les affinités ne sont pas douteuses. Dans la délégation belge, les maçons Solvay et Goblet d’Alviella sont heureusement neutralisés par des catholiques tels que Mgr Deploige et Carton de Wiart. Le bâtonnier Théodor, du barreau de Bruxelles, est parvenu à faire échouer le projet d’élire les délégués au suffrage universel ou même par la désignation du Parlement, en dépit des fureurs des F.˙. présents qui avaient adopté ce mode de représentation dans leur congrès de juin 1917. Mgr Deploige a réussi à faire adopter un texte qui laisse chaque membre de la Société des Nations « libre d’entendre comme il lui plaît le mode de nomination de ses délégués ». Mais les purs ont eu la précaution de joindre une motion de M. Hennessy qui souhaite que « ce mode de nomination soit le plus démocratique possible ». Le vœu de Mgr Deploige laissait en effet une petite porte par où pouvait se glisser un représentant du Saint-Siège, souveraineté autocratique par excellence puisqu’elle ne relève que de Dieu seul. Aussi quand un protestant de Bâle, M. Silbernager, vient proposer l’admission de la Papauté, M. Doumer objecte sèchement que « le Saint-Siège n’étant pas une nation, il ne peut faire partie de la Société ». En vain Mgr Deploige tente de relever ce parti-pris d’écarter, à l’aide de chinoiseries juridiques, « la première puissance morale du monde » dont la Souveraineté est réelle et sans l’avis de laquelle la Société des Nations sera impuissante à régler tous les conflits religieux qui, en Orient comme en Occident, troublent les peuples, on voit le Président, sir Dickinson, lever soudain la séance, laissant sans réponse sur le bureau la motion de Mgr Deploige : « Il est souhaitable que le Saint-Siège puisse faire partie de la Société des Nations. »

Mais le Pape ne se décourage pas ; il accepte cet humiliant dédain et timidement il essaye encore en juin de désarmer sa rivale. Il ne peut pas croire que l’Occident qui a tout reçu du christianisme ignore ou renie à cette profondeur son héritage spirituel et il parle comme si les nations avaient toujours foi dans le Christ et ne lui avaient pas substitué le culte de l’Humanité. (Un journal maçonnique qui s’appelait justement la Société des Nations avait écrit dans son numéro du 4 juillet 1915 : « Pour avoir le peuple, conquérez son âme, nourrissez-la de la foi, la foi humaine dans la divinité de l’Humanité. ») « Une fois cette Ligue entre les Nations fondée sur la loi chrétienne pour tout ce qui concerne la justice et la charité, écrit le Saint-Père, dans son Encyclique, ce ne sera certainement pas l’Église qui lui refusera sa contribution efficace car, étant le type le plus parfait de la Société universelle, l’Église est d’une efficacité merveilleuse pour amener la fraternité entre les hommes. »

Mais les promoteurs de la Société des Nations restent sourds à ces invitations paternelles. Comme la Maçonnerie a écarté Léon XIII de La Haye, elle écartera Benoît XV de Genève. Tout ce qu’il pourra faire, ce sera de bénir et d’encourager une Union catholique d’études internationales fondée le 9 février 1920 par le baron de Montenach, sorte de conseil de vigilance privé auprès du nouvel organisme et qui s’efforcera de lutter contre les influences maçonniques. Mais son action, comme toujours, restera purement négative. Elle neutralisera, parfois avec succès, une offensive de l’adversaire, elle ne prédominera jamais. La fraternité comme l’entend la Société des Nations n’est pas celle du Christ ; ses membres ne la veulent tenir que de leur raison aveugle et dure.

On croit entendre les Impropères du Vendredi Saint s’élever solitaires et déchirants devant l’universel reniement : « Mon peuple, que t’ai-je fait ? Je t’avais nourri de manne dans le désert et tu m’as abreuvé de fiel. »

Un mois plus tard, comme s’il était épouvanté par la vision de la contre-Église qui va dévorer la Chrétienté, le Saint-Père s’écrie dans son Motu Proprio du 25 juillet : « Voici que mûrit l’idée que tous les pires fauteurs de désordre appellent de leurs vœux et dont ils escomptent la réalisation, de l’avènement d’une République universelle, basée sur les principes d’égalité absolue des hommes et la communauté de biens d’où soit bannie toute distinction de nationalités et qui ne reconnaisse ni l’autorité du père sur ses enfants, ni celle du pouvoir public sur les citoyens, ni celle de Dieu sur la Société humaine. Mises en pratique, ces théories doivent fatalement déclencher un régime de terreur inouïe et aujourd’hui déjà une partie notable de l’Europe en fait la douloureuse expérience. »

 

 

Cependant, en France, comme les débats pour la reprise des relations avec le Saint-Siège ont commencé, on tient à bien marquer à « cette puissance morale » dans quels sentiments on entend renouer ces relations et pour que la leçon soit plus amère, c’est un catholique, M. Noblemaire, qui présentera le projet du gouvernement aux Chambres. Le 15 juillet 1920, cet honorable député, d’une dévotion irréprochable dans le privé, spécifiera dans son rapport à la Commission des Finances que « la reprise des relations ne saurait comporter aucune modification de la législation française existante en manière de culte, d’école et d’associations ». En outre, comme il était question d’un voyage du chef de l’État français à Rome, il est bien stipulé que celui-ci ne rendra visite au Souverain Pontife qu’après sa visite au Quirinal. Les « droits » de la Charbonnerie italienne acquis par l’ouverture de la brèche de la Porta Pia ne peuvent pas en effet être discutés.

« Il serait à coup sûr déplorable, ajoutait ce chrétien empressé à renier son maître devant César, soit de blesser en France, soit, et plus encore, de nous aliéner, au dehors, des esprits que les lendemains de la guerre trouvent politiquement plus avancés ou confessionnellement plus indépendants et qui veulent et aiment la France à l’avant-garde de la pensée libre. Mais, en toute vérité, il n’est aucunement question de cela, jamais le Gouvernement n’a songé à mener le pays vers les guêpiers de la politique confessionnelle. Jamais le Parlement ne s’y laisserait d’ailleurs entraîner. » Et comme s’il n’avait pas donné assez de gages à la maçonnerie, l’honorable Noblemaire répète à nouveau, sous la foi du serment, son reniement : « Oui, s’écrie-t-il, s’il y avait quelque certitude ou seulement quelque éventualité que le geste français produisît je ne sais quelle impression d’anachronisme ou de régression dans les esprits alliés, amis ou neutres mêmes, que le lendemain de la guerre trouve politiquement ou socialement plus avancés, philosophiquement plus affranchis et qui veulent et qui aiment la France de la pensée libre, à leur avant-garde, il faudrait y regarder à deux fois. » (Très bien ! Très bien ! à gauche, note l’Officiel).

C’est alors que, pour rassurer tout à fait les commères de la rue de Valois et les pontifes de la rue Cadet sur les intentions du Gouvernement, on voit sortir de l’ombre Briand qui, de sa place, intervient à sa manière. Fortement discrédité depuis la guerre par les malheureuses affaires de Grèce et la non moins maladroite affaire Lancken, c’était le moment pour lui de recommencer le jeu d’intrigues compliquées où il était passé maître et savait duper tout le monde. Or, l’ancien rapporteur de la Loi de Séparation de l’Église et de l’État avait à laver le vieil affront que le magnanime Pie X lui avait infligé en 1905 en refusant dédaigneusement de reconnaître l’organisation des cultuelles dont il s’était tant glorifié. Il se lève de sa place et déclare devant la gauche assez déconcertée qu’il estime urgente la reprise des relations avec le Vatican, ne serait-ce qu’à cause de l’Alsace-Lorraine où le Concordat est toujours en vigueur et où le statut religieux doit être réglé le plus tôt possible, d’autant que la Papauté, il le sait, semble revenir à des sentiments moins intransigeants qu’en 1905 : « Ses oreilles, insinue-t-il, sont à l’heure actuelle ouvertes à toutes les conciliations... La loi de Séparation dans son organisation des cultuelles a été frappée d’interdit par le Saint-Siège. Il faut que cet interdit soit levé. Il faut poursuivre les négociations. »

Avec quelques passes de ses belles mains caressantes qui font se pâmer les âmes femelles, en deux mois il aura mis le Bloc national dans sa poche et dès janvier 1921, se trouvera président du Conseil. Les catholiques à la Noblemaire ne jurent que par lui car, ayant à cœur d’effacer son humiliation romaine, il les aidera de toutes ses ruses à vaincre les dernières résistances des radicaux à courte-vue, pour faire aboutir la reprise des relations avec le Vatican cependant qu’il enverra comme ambassadeur à Rome pour négocier son affaire le très laïque Jonnart qui, à son départ, tient à déclarer : « Le choix dont j’ai été l’objet atteste de la part du gouvernement le ferme dessein de ne rien sacrifier des lois républicaines. »

Mais cette duplicité n’est pas suffisante : en sous-mains, ce « monstre de souplesse », selon l’immortelle expression de Barrès, se prépare, avec son nouveau compère solennel et retors, à étrangler doucement dans l’ombre le Bloc national.

La Maçonnerie, en effet, a jugé l’heure venue de procéder à l’épuration traditionnelle. Du 22 au 24 septembre, la Grande Loge de France a tenu ses assises rue de Puteaux, dans la crypte de l’ancien monastère des Franciscains ; elle a décidé de « passer à une action intensive pour s’opposer au Bloc National ». Un Israélite, Bernard Wellhoff, a été nommé Grand Maître en remplacement du Général Peigné. Le rapport de la Commission préconise « l’alliance de toutes les forces laïques et républicaines de la nation pour arriver, par le progrès social, à l’union intime de tous les citoyens ».

Quand, dans son jargon reconnaissable à cent lieues, la Maçonnerie parle ainsi d’union intime et de progrès social, on peut être sûr qu’elle a dans sa poche une nouvelle déclaration de guerre et, tout naturellement, sa première pensée est de constituer une ligue, la Ligue de la République, qui aura son siège 16, rue de la Sorbonne, à l’École des Hautes Études Sociales fondée par la juive Dick May, de son véritable nom Mlle Weill. Nous retrouvons ici les noms de Painlevé, d’Herriot, des généraux Gérard et Sarrail. C’est le coup de grâce pour la fragile Entente Républicaine démocratique, pivot du Bloc National, mais trop suspecte décidément de cléricalisme refoulé.

Le compère Jonnart, toujours lui, va se charger de l’exécution. Il a fondé, pour torpiller l’Entente, un Parti qui, aux épithètes républicaine et démocratique de sa victime en ajoute une autre aussi prudhommesque, celle de social, et qui, en outre, exigera de ses membres l’acte de foi formel dans « l’intangibilité des lois laïques ». Le premier soin de ce Parti a été de prononcer l’exclusive contre un de ses membres, le catholique César Caire, qui se présentait à la vice-présidence du Conseil municipal. Les considérations de la sentence sont ineffables. « Il a la réputation d’un fort galant homme et ferait sans aucun doute honneur à la fonction qu’il sollicite, mais politiquement son élection aurait une signification qui doit donner à réfléchir à tous les républicains de l’assemblée et leur faire préférer nettement M. Peuch. » Ce M. Peuch était un anticlérical notoire.

Résolument dressé, comme l’affirmait le manifeste, contre les révolutionnaires de droite et de gauche, ce parti allait compter des maçons militants comme Lafferre, Mascuraud (toujours lui), Rabier, Verlot, président des jeunesses laïques. À ces sectaires, M. César Chabrun, professeur à l’Institut catholique, n’hésitait pas à se joindre en compagnie de son coreligionnaire Louis Rollin. M. Chabrun allait d’ailleurs bientôt se ruer voluptueusement dans le reniement intégral à l’occasion de la cérémonie toute laïque du Soldat Inconnu, en proposant à la Chambre le transport solennel du cœur de Gambetta, l’insulteur de sa foi, au Panthéon, église profanée.

C’est qu’en haut lieu les gages d’apostasie politique étaient exigés de plus en plus impérieusement, et le 21 octobre 1921, Briand saura faire entendre le roulement de la charrette fatale. « Il y a des hommes, prononcera-t-il en se tournant vers les bancs de la droite et du centre où aussitôt les oreilles se couchent et les épaules se rentrent, il y a des hommes qui ont pris en face du régime une telle attitude que, sous prétexte d’union sacrée, il ne peut pas être question de les compter dans une majorité républicaine. Cela n’est pas possible. Messieurs, dans le groupe de cette Chambre qui est sorti le plus nombreux du suffrage universel, il faut qu’on se décide, il faut qu’on prenne une figure politique... Mais oui s’il y a dans ce groupe des hommes que gênent une certaine précision de formules ou certains votes, s’il y a des hommes qui ne peuvent pas supporter sans inquiétude et sans frissons nerveux les sommations que de certains côtés on leur adresse pour les entraîner dans une politique de réaction sous prétexte de République, CEUX-LÀ, IL FAUT S’EN SÉPARER. »

Six jours après, le compère Jonnart, dans une séance de son Parti Républicain, Démocratique et Social dont il est le président, renouvellera l’excommunication majeure en émettant le vœu d’une politique d’union des républicains sur un programme de reconstitution nationale excluant toute collusion réactionnaire ou révolutionnaire, et devant la Commission administrative du parti, rappellera que la reprise des relations avec le Saint-Siège est un acte purement diplomatique qui n’affecte « aucun changement dans la politique intérieure de la France et qu’il ne sera point touché ni à la loi de séparation ni aux lois de laïcité ». Quant aux congrégations, si une circulaire, pendant la guerre, a dû suspendre l’application des lois Briand afin de permettre aux religieux de venir se faite tuer pour le triomphe de la Démocratie universelle, il n’en est plus de même maintenant qu’on n’a plus besoin d’eux. Si cette circulaire n’a pas été abrogée, c’est que le ministère actuel a eu d’autres soucis. Mais cette situation ne peut se prolonger indéfiniment sans danger. « La question des congrégations soulève dans certains groupes de vives préoccupations et on attend du gouvernement qu’il fasse connaître nettement son sentiment en coupant court à tout malentendu et à toute équivoque. Il faut à la fois rassurer le parti républicain et fixer les congrégations sur les droits et les devoirs du Gouvernement ; ces droits et ces devoirs se résument dans l’application de la législation républicaine qui n’a subi aucune modification et à laquelle le représentant de la France auprès du Saint-Siège a nettement déclaré qu’il ne serait porté aucune atteinte. » « Il ne saurait donc être question d’autoriser les Congrégations enseignantes qui sont rentrées en France à rouvrir des écoles. Il est bon qu’elles ne puissent nourrir à ce sujet aucune illusion et que le gouvernement les en avertisse solennellement. Il éviterait ainsi d’être obligé de recourir pour assurer l’exécution des lois à des mesures auxquelles il lui répugnerait naturellement de procéder. » Seules, vu le grand esprit de conciliation du gouvernement, les congrégations hospitalières, charitables et missionnaires pourront être tolérées, moyennant certaines garanties.

Les catholiques Boissard, Lefas, Chabrun, entendent retentir ces soufflets sur le visage de leur Mère, mais ils ne bougent pas, et, impassibles, acceptent ces injurieuses sommations. Ainsi Alcantor fait la leçon à Sganarelle : « Les violons sont retenus, le festin est commencé, et ma fille est parée pour vous recevoir. »

Afin que la farce garde tout son sel, la reprise des relations sera votée sur un ordre du jour des radicaux bon teint tels que Monzie, Brard, Jouvenel, le F.˙. Rabier, ainsi conçu : « Le Sénat approuvant les déclarations du gouvernement et confiant en lui pour assurer le respect des lois de la République, repoussant toute addition, passe à l’ordre du jour. »

Ces lois de la République, M. Brard a soin de rappeler après tant d’autres le sens qu’un Briand entend leur donner. « Lorsqu’à propos de la reprise des relations avec le Vatican, nous parlons d’assurer le respect des lois de la République, il ne peut s’agir que des lois de séparation et de laïcité et non pas de lois quelconques étrangères à l’interpellation en cours. Aucune équivoque n’est permise et je ne fais pas au Sénat l’injure d’insister sur ce point. »

Briand viendra confirmer ce sens bien clair qui a toujours été le sien : la revanche de son échec de 1905, et il se glorifiera de ce que son gouvernement a eu l’occasion récemment de faire revivre la Loi de Séparation. « Il l’a appliquée dans bien des cas chaque fois que son application a été demandée. Si demain un débat s’institue sur les conditions dans lesquelles les lois laïques sont exécutées dans notre pays, le gouvernement ne s’y refusera pas. Il discutera la question avec vous. Mais pour le moment les lois de la République, connues du Saint-Siège, en pleine connaissance desquelles les conversations se sont engagées, ne sont nullement en péril, ne peuvent pas l’être... » Et il menace les radicaux de quitter le pouvoir si un fanatisme mal compris le prive du bon tour à retardement qu’il entend jouer aux mânes de Pie X. Un autre jour, il avait dit : « J’ai demandé au Saint-Siège s’il connaît les lois laïques et il m’a répondu : Je connais les lois laïques. »

Après cela Victor Bérard pourra bien ironiser en lui rappelant à la tribune du Sénat, le 28 décembre, les propres paroles qu’il prononçait quinze ans auparavant, en 1906, déjà Président du Conseil, alors qu’il refusait toute conversation avec Rome : « Quel genre de conversation pourrait s’engager, demandait-il alors, et à quoi pourrait aboutir l’entretien ? On sait que la conversation engagée est un engrenage, un engrenage redoutable... Ce sont deux forces redoutables qui se trouveraient en conflit : c’est une monarchie aux prises avec une République qui veut la liberté, qui veut sa dignité, c’est une grande puissance morale qui ne cède que peu à peu devant le progrès grandissant d’une démocratie et qui essayerait quand même d’imposer sa constitution monarchique à une partie des citoyens qui vivent dans ce pays. Ce qu’elle demanderait, je vais vous le dire : elle nous demanderait de nous substituer aux citoyens français en sorte que l’indifférence religieuse n’entraîne pas la décadence de l’Église ; elle nous demanderait le bras séculier, sans lequel j’en arrive à me demander si l’Église catholique peut vivre dans ce pays.... »

Victor Bérard peut s’étonner de le voir, à cette même place, plaider aujourd’hui le contraire ; le subtil commentateur de l’Odyssée trouve ici devant lui un Ulysse dont la « souplesse monstrueuse » laisse loin derrière elle les ruses innocentes du Laertiade. Briand a compris qu’il n’a plus devant lui les résistances qu’il avait rencontrées au temps de Pie X. L’heure lui semble venue enfin qu’il avait annoncée beaucoup trop tôt dans l’Humanité, en juillet 1905, lorsqu’il laissait déjà voir ce qu’il entendait par sa politique de conciliation religieuse : « L’Église, écrivait-il, est une citadelle endormie, ses remparts sont dégarnis de canons, ses arsenaux vides, ses armées dispersées, ses chefs assoupis. Si nous savons nous y prendre, nous tomberons à l’improviste sur cette citadelle sans défense et nous l’enlèverons sans combat comme les soldats de Mahomet enlevèrent Byzance. »

Aujourd’hui il n’a plus à craindre d’entendre s’élever des protestations indignées, lorsqu’il rassure ainsi les scrupules de l’orthodoxie républicaine au Sénat : « L’inquiétude manifestée par M. Paul Boncour dans le beau discours que l’on a évoqué si souvent, c’est que la France, renonçant à sa tradition révolutionnaire, ne devienne, par sa représentation au Vatican, le véhicule de la politique catholique dans le monde. Mais il ne s’agit pas de cela du tout, absolument pas. La France n’est pas là pour véhiculer une religion, mais pour surveiller les intérêts internationaux, pour les discuter là où l’on parle et pour chercher, parmi les solutions qui peuvent être apportées à certains problèmes, la plus favorable à ses intérêts. Telle est la situation. Elle est bien simple. »

Vifs applaudissements au centre et à droite, note l’Officiel. Pas un catholique ne viendra témoigner à la tribune qu’il lui est sans doute permis, même en République, de voir aussi dans cette représentation de la France auprès du Vatican, la reconnaissance forcée mais évidente d’intérêts spirituels plus purs, plus nobles que cette vague « surveillance des intérêts internationaux », définie dans une langue de bas maquignon.

C’est que tous les anciens condamnés de Pie X ont reparu partout, à toutes les avenues du pouvoir, entremetteurs infatigables. Ils parlent très haut maintenant. Ils sentent, eux aussi, que leur heure est venue ; en Briand ils ont reconnu un Maître à leur ressemblance ; son opportunisme n’est-il pas le lieu géométrique où se rencontrent toutes les équivoques parlementaires qui flattent les timidités de leurs âmes femelles ? Comme lui ils dosent, ils mélangent, ils édulcorent. Il n’y a plus de principes, il n’y a plus que des combinaisons de couloirs. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes sans Dieu, puisque des évêques sont décorés et que des prélats siègent à l’Institut. Tout fiers de s’agiter autour des puissants du jour, nos Sganarelles, armés de leurs pots de colle et de leurs gros pinceaux, placardent fièrement sur tous les murs des paroisses de France la reprise du Mariage forcé.

 

 

 

Robert VALLERY-RADOT, Le temps de la colère,

10e édition, Grasset, 1932.

 

 

 

 

 

 

 

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