La religion sous la terreur

 

LES GROTTES DE MORGAT

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Élie VERNON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pendant les premiers siècles du christianisme, la lecture la plus habituelle était les Actes des martyrs.

Le champ aujourd’hui s’est agrandi : à côté des livres qui enseignent à bien mourir se sont groupés en foule les livres qui enseignent à vivre selon la loi de Dieu ; mais les âmes chrétiennes n’en continuent pas moins à se fortifier par les précieux exemples de tous ceux qui ont vaillamment enduré les souffrances, les tortures et la mort plutôt que de renier leur foi.

Leur nombre, hélas ! est devenu de plus en plus considérable. Après les persécutions anciennes sont arrivées les persécutions modernes, et nulle part peut-être elles ne se sont appesanties sur la tête des fidèles plus cruellement qu’en Vendée et en Bretagne, pendant la Terreur. La funeste journée du 10 août, en sonnant la dernière heure de la monarchie, avait été le prélude des massacres de septembre et des excès odieux ou sanglants de la révolution déchaînée. Un décret de la Convention ordonna la déportation de tous les prêtres au-dessous de soixante ans, qui avaient courageusement refusé de prononcer un serment que leurs consciences leur défendaient. Ce fut pour eux le signal des supplices. Les uns furent traînés, la corde au cou, de cachots en cachots, et exposés aux fureurs d’une populace en délire, en attendant l’heure suprême du martyre ; les autres furent livrés à des bandes d’égorgeurs, dès qu’on put s’emparer de leurs personnes. Rien ne fut comparable à l’ardeur impie du massacre, sinon la généreuse ardeur qui, au prix de tous les périls, multiplia autour des persécutés une protection toujours respectueuse et dévouée et souvent efficace.

La mort de Louis XVI, l’exil, la proscription ou la mort des prêtres catholiques, avaient semé dans la population toute religieuse de l’Ouest de la France les germes d’une irritation profonde. Des soulèvements, partiels d’abord, éclatèrent sur différents points de l’Anjou, du Poitou et, de la Bretagne, et malgré de sanglantes répressions, l’esprit de résistance ne fit que s’accroître. Les intrépides habitants de ces provinces, en voyant leurs églises fermées, brûlées ou profanées, se demandèrent s’il ne valait pas mieux mourir les armes à la main, victimes d’une cause sainte, que vivre sans roi, sans religion et sans Dieu, esclaves d’une assemblée régicide qui exigeait en outre le sang de tous leurs enfants pour la défendre.

Après bien des années, cette guerre de la Vendée et de la Bretagne contre les troupes républicaines est de plus en plus considérée comme une des luttes les plus acharnées qu’ait enregistrées l’histoire. Partout l’ordre était donné de changer en désert le pays insurgé, d’incendier les villes, les bourgs, les châteaux, les maisons isolées, de raser les arbres et les genêts, de couper les moissons, et de faire disparaître les forêts du sol. La population entière était vouée à l’extermination, et les flammes devaient dévorer ce qu’avait épargné le tranchant de l’épée.

Empruntons ici quelques lignes aux Mémoires de madame la marquise de la Rochejaquelein. La scène retracée par l’illustre veuve servira de contraste aux tableaux que nous avons à présenter ensuite.

Il s’agit du passage de la Loire.

« Quatre-vingt mille hommes se pressaient sur la plage. Soldats, enfants, vieillards, blessés, tous étaient pêle-mêle, fuyant le meurtre et l’incendie. Derrière eux s’élevait la fumée des villages dévorés par les flammes. On n’entendait que des pleurs, des gémissements et des cris. Dans cette multitude confuse, chacun cherchait à retrouver ses parents, ses amis, ses défenseurs. On ne savait quel sort on allait rencontrer sur l’autre rive ; cependant on se pressait d’y passer, comme si au delà du fleuve se trouvait la fin de tous les maux. Une vingtaine de mauvaises barques portaient successivement les fugitifs qui s’y entassaient. Plusieurs cherchaient à traverser sur des chevaux ; tous tendaient les bras vers l’autre bord. Beaucoup comparaient ce désordre, ce désespoir, cette terrible incertitude de l’avenir, ce spectacle immense, cette foule égarée, ce fleuve qu’il allait traverser, aux images que l’on se fait du redoutable jour du jugement dernier. »

Scène de guerre, de désolation et de larmes ! Il y fait sombre comme dans la nuit. Mais, grâce à Dieu, l’aurore et l’espérance vont bientôt renaître. Tout était ténèbres et désolation dans l’œuvre humaine, tout sera lumineux et consolant dans l’œuvre divine, lorsqu’elle éclairera d’un éclatant rayon ces temps troublés.

Là encore il nous faut recourir aux témoignages authentiques, et nous laissons la parole à M. le vicomte de Quatrebarbes 1, en regrettant d’abréger un si beau récit.

« Tandis que la Vendée, le Maine et la Bretagne retentissaient une troisième fois du cri de guerre, une cérémonie, belle comme les agapes des premiers siècles du christianisme, jetait un jour de joie sur ces années de deuil. Depuis longtemps M. l’abbé Soyer préparait à leur première communion les enfants de Chanteaux. Tout l’hiver on l’avait vu parcourir les bois, les genêts, les fermes isolées, et braver toutes les fureurs de la persécution pour l’exercice de son saint ministère. Paraissant partout où il y avait du bien à faire, des larmes à essuyer, il quittait la nuit son secret asile, bénissait les malades au lit de mort, ou, entouré de petits enfants, il faisait entendre la parole de vie sous les ruines demi-couvertes d’une masure incendiée.

« Un mois s’était écoulé depuis que l’Église avait chanté le glorieux hymne de la résurrection du Fils de Dieu, et, parmi ces fidèles laboureurs, il n’en était pas un seul qui n’eût approché de la table sainte, lorsque M. Soyer fixa le jour de la première communion. Une fraîche prairie, située loin de tout chemin, dans une gorge ignorée, fut le lieu choisi pour cette fête touchante. Au milieu croissent deux vieux chênes. Ce fut sous leur dôme de verdure, à l’ombre des drapeaux blancs consacrés dans des batailles, que s’éleva le modeste autel. Une simple planche recouverte d’un tissu de lin fut appuyée entre leurs troncs creusés par l’âge ; les jeunes filles y ajoutèrent des guirlandes de lierre, des roses, des bluets et un agneau couché sur sa croix, doux symbole tracé avec la mousse des bois et la fleur de l’églantier.

« Les premières lueurs du jour n’avaient point encore blanchi l’horizon, lorsqu’un sourd murmure, comme un cliquetis d’armes, mêlé à un bruit courus de pas et de voix éloignées, annonça l’approche des fidèles. Une immense multitude couvrait déjà les coteaux voisins, ses longues files inégales s’allongeaient en suivant les étroits sentiers, disparaissaient dans l’ombre au fond des ravins, descendaient sans ordre les pentes escarpées, puis venaient se confondre dans la prairie.

« Un profond silence succéda bientôt à l’agitation de la foule. M. Soyer venait de revêtir les ornements sacerdotaux qu’une pieuse fraude avait dérobés au pillage et à l’incendie de l’église. Les saints mystères allaient commencer. Quatre ou cinq cents enfants, parés de leurs habits de fête, formaient deux à deux, autour de l’autel, une ligne demi-circulaire. L’innocence et la candeur brillaient sur leurs visages. Placées un peu en arrière, leurs mères attachaient sur eux des regards pleins de foi et d’amour. Hélas ! pour un grand nombre, c’était la première joie depuis leur veuvage. De l’extrémité de la prairie au sommet des coteaux, les hommes, un genou en terre, tenant d’une main leur fusil, de l’autre leur chapelet, contemplaient avec attendrissement cette admirable scène, et des larmes involontaires coulaient sur ces figures basanées, endurcies depuis longtemps aux spectacles de la guerre....

« Les échos de la vallée avaient seuls répété les divins cantiques. La crainte de donner l’éveil aux républicains, et d’ensanglanter par un combat cette pieuse cérémonie, avait arrêté les voix des fidèles. Mais bientôt rien ne put contenir l’enthousiasme de la multitude. Les conseils de la prudence furent oubliés, et plusieurs milliers de voix firent retentir les collines des louanges du Dieu trois fois saint. »

Telle fut, sous la Terreur, la religion en Vendée et en Bretagne : une source inépuisable de consolations et d’espoir au milieu des plus horribles catastrophes.

Nous venons d’assister à la première communion de quatre cents enfants dans une prairie ; assistons maintenant à la célébration du saint sacrifice de la messe du fond des grottes de Morgat.

Ici le crayon remplace la plume, et la gravure que nous avons sous les yeux nous dispense d’une longue description.

Morgat est un petit port de mer de cent cinquante habitants ; Morgat a vu son église ravagée, sa religion proscrite, et s’est réfugié, pour prier, dans des grottes voisines, où l’Océan gronde, mais où ne viendront pas rugir les fureurs révolutionnaires !

Ô sublime spectacle ! ainsi autrefois le christianisme célébrait ses divins mystères au sein des catacombes de la Rome des empereurs. Ici, le prêtre officie en plein jour, en pleine lumière, mais dans une grotte inaccessible aux regards des persécuteurs, et où les fidèles Bretons, accourus dans leurs embarcations vers ce port du salut des âmes, invoquent le Tout-Puissant et lui demandent la fin de leurs maux.

Il y aurait un beau livre à faire sous ce titre : la Religion sous la Terreur. Nous n’aborderons pas ce vaste sujet dans son ensemble et ses innombrables détails ; mais les divers épisodes auxquels nous nous sommes arrêtés montreront sous un jour exact le rôle du catholicisme durant ces temps funestes : aux persécutions les ministres du culte répondirent par le sacrifice de leurs existences et le dévouement le plus absolu à la religion ; quant aux fidèles, bien peu renièrent leur foi, même passagèrement, et le catholicisme sortit de ces persécutions comme il est sorti de toutes celles qu’il a subies, plus respecté, plus universellement répandu et plus fort.

« Malheur au peuple, s’écrie avec l’éloquence la plus sensée l’écrivain que nous venons de citer, malheur au peuple qui courberait la tête sous le joug du crime, et verrait tranquillement briser tous les liens qui l’attachent au passé, renverser sa religion et sa constitution antique, traîner à l’échafaud ses rois, ses prêtres, ses meilleurs citoyens, baigner de sang la terre natale, proscrire la science, la richesse et la vertu, et faire l’apothéose de tous les forfaits, sans qu’un seul de ses enfants tirât l’épée et protestât par sa mort contre ce triomphe momentané du génie du mal ! S’il en était ainsi, il faudrait à jamais désespérer de la patrie, et l’esclavage n’aurait pas de chaînes assez pesantes. Grâces à Dieu, en France il n’en fut pas ainsi : lorsque l’anarchie, levant sa tête hideuse, voulut mettre à la place de cette grande civilisation chrétienne des ruines sanglantes et la confusion du chaos, la Vendée entière se leva pour vaincre ou pour mourir. Certes, le sacrifice fut grand, mais il ne fut pas stérile. Comme dans les premiers siècles du christianisme, le sang innocent fit germer des héros et désarma la colère de Dieu. De l’Ouest à l’Est, du Midi au Nord s’opéra cette grande réaction morale qui força Napoléon, au faite du pouvoir, de conserver le catholicisme en France. Du jour où s’accomplit ce fait qui dominait tous les autres, la guerre de la Vendée fut terminée. La France lui dut ses temples ouverts, ses autels rétablis et sa réconciliation avec le ciel. »

Il y a un sens politique très profond et très juste dans ces réflexions de M. le comte de Quatrebarbes. Le soulèvement de la Vendée a été une leçon pour les révolutionnaires à venir. Excepté pendant les démences de la Commune, ils n’ont plus jamais, lorsqu’ils se sont emparés éphémèrement du pouvoir, osé parler d’abolir Dieu. C’eût été pour eux une trop grosse affaire, devant laquelle ils ont reculé. Certes, la religion catholique est toute de mansuétude, de rédemption et d’amour ; elle ne combat point, elle ne se défend, quand on l’attaque, que par sa sainteté, ses bienfaits et les hautes vertus de ses ministres. Mais il est bon qu’on sache qu’elle a des défenseurs, dont les innombrables légions, si elle était menacée, se lèveraient autour d’elle comme un inexpugnable rempart.

 

 

Élie VERNON.

 

Paru dans La Semaine des Familles en 1875.

 

 

 

 

 



1 Une paroisse vendéenne sous la Terreur. Collection Lecoffre.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net