La montée de Saint-Exupéry

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Auguste VIATTE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La France pleure un grand écrivain. Mieux qu’un écrivain : un homme. Et si vraiment – comme on n’en peut plus guère douter –1’aviateur Saint-Exupéry a trouvé la mort dans le raid au-dessus des lignes ennemies dont il n’est pas revenu l’été dernier, cette mort achève de sceller une destinée exemplaire. Mozart pouvait-il mieux mourir qu’après son Requiem ? Pascal, qu’en écrivant les Pensées ? Et Péguy, qu’aux premières aubes d’une « juste guerre », sur le champ de bataille, selon son vœu ?

L’œuvre écrite de Saint-Exupéry n’est qu’une expression de sa vie d’action. C’est son règne sur les sables, à l’escale mauritanienne de Juby, où il doit dépanner les pilotes égarés parmi les déserts et les tribus insoumises, qui lui dicte son premier livre, Courrier Sud ; c’est le pionnier des envolées nocturnes au-dessus de la Patagonie qui nous donnera Vol de nuit ; c’est un convalescent, au lendemain d’un accident grave, qui emploiera ses loisirs forcés à revivre et à méditer, dans Terre des Hommes, ses expériences les plus saisissantes ; et il faudra les nouveaux loisirs forcés d’après l’armistice pour que le Pilote de guerre nous relate ses exploits. Hésitant, un moment, au milieu du tourbillon, à lui peu familier, des idées et des controverses politiques, il reprendra les armes sitôt que se reconstituera son escadrille en Afrique du Nord, et l’éternité viendra le changer en lui-même dans cette attitude de soldat. Ses deux premiers ouvrages revêtaient une fiction romanesque ; ensuite, il rejettera tout déguisement, et se confiera, d’âme à âme.

Il a subi pourtant des influences littéraires. Chez lui coulent bord à bord deux courants qui souvent se repoussent dans la pensée contemporaine. Nietzsche, que cite deux fois Courrier Sud (et il ne prodigue guère les citations) n’est pas étranger à son goût de l’énergie ; André Gide, qui préfacera Vol de nuit, lui communique son tourment et sa curiosité de l’homme, son art de rendre toute chose délectable :

 

« Et ce printemps ! Te souviens-tu de ce printemps après la pluie grise de Toulouse ? Cet air si neuf qui circulait entre les choses. Chaque femme contenait un secret : un accent, un geste, un silence. Et toutes étaient désirables. Et puis, tu me connais, cette hâte de repartir, de chercher plus loin ce que je pressentais et ne comprenais pas, car j’étais ce sourcier dont le coudrier tremble et qu’il promène sur le monde jusqu’au trésor. »

 

Quoi de plus gidien ? Mais, beaucoup plus que ses lectures, son métier a été son maître. Il lui doit même son optique « jugeant l’homme à l’échelle cosmique, examinant ces civilisations qui ornent des fonds de vallées, et parfois, par miracle, s’épanouissent comme des parcs, là où le climat les favorise ». Cette vision « vingtième siècle », verticale, dans une condensation de temps et d’espace, à laquelle Paul Morand se guinde péniblement, il y atteint sans effort ; il retrouve à l’état vivant ce que le collège lui avait appris, sous forme « de chiffres morts », il s’exalte de savoir comprendre à mi-mot, comme un primitif, le langage secret de la nature – les insectes annonçant l’ouragan, encore imperceptible, qui les chasse devant lui, – il a savouré quelquefois l’ivresse de la découverte, premier à s’être posé sur des plateaux inaccessibles, et il peut dire de ces régions interdites : « Elles n’offraient qu’une heure de ferveur – notons encore le terme gidien, – et c’est nous qui l’avons vécue. » Surtout, son métier l’a obligé à manier la nature, à la prendre corps à corps comme un être qui résiste et qu’on dompte, y engageant lui-même toutes ses facultés au lieu de la contempler en dilettante comme un tableau ou un spectacle : ainsi la révélation est double et il s’éprouve du même coup lui-même ; « la terre nous en apprend plus long sur nous-mêmes que tous les livres, – parce qu’elle nous résiste ». L’aviateur, échappé aux comptabilités des villes, « retrouve une vérité paysanne. On fait un travail d’homme et l’on connaît des soucis d’homme. On est en contact avec le vent, avec les étoiles, avec la nuit, avec le sable, avec la mer. On ruse avec les forces naturelles ». On « rejoint, d’emblée, de plain-pied, la noblesse du montagnard ».

Voilà le point de départ : la répugnance aux limitations du sédentaire – fût-ce celle de la mère prisonnière de son enfant, – et, d’autre part, le goût de vaincre, qui ne comporte pas nécessairement la lutte armée, mais peut se rassasier de triomphes pacifiques comme celui du médecin ; un thème gidien, un thème nietzschéen, l’un et l’autre susceptibles de conséquences excessives s’ils restent isolés, mais, ici, équilibrés et tempérés l’un par l’autre. Vol de nuit orchestrait surtout le deuxième : on se rappelle la dureté du chef « si fort qu’il ne craint pas d’être injuste » et pour qui le subordonné idéal est celui qui se conforme aux règlements en automate (« il ne pense pas, ça lui évite de penser faux » ) ; aux yeux de ce chef une seule chose compte, le but ; et cette dureté, cette subordination de l’intelligence à des fins actives, concordaient, pour un instant, avec ce culte de l’énergie pour elle-même où se reconnaissent les fascistes. Il y a eu là, peut-être, chez Saint-Exupéry, la minute de tentation contre l’humanité. Vous vous rappelez Rivière congédiant Roblet, le vieil ouvrier, pour la première faute, la seule, qu’il ait commise en sa vie, sa persuasion qu’il faut frapper le Mal, force anonyme, sans se soucier des individus, et ses doutes pourtant – « je ne sais pas si ce que j’ai fait est bon » – et ce conflit qu’il pressent entre deux ordres d’exigences :

 

« Il était parvenu à cette frontière où se pose, non le problème d’une petite détresse particulière, mais celui-là même de l’action. En face de Rivière se dressait, non la femme de Fabien, mais un autre sens de la vie. Rivière ne pouvait qu’écouter, que plaindre cette petite voix, ce chant tellement triste, mais ennemi. Car ni l’action, ni le bonheur individuel n’admettent le partage : ils sont en conflit. Cette femme parlait elle aussi au nom d’un monde absolu et de ses devoirs et de ses droits. Celui d’une clarté de lampe sous la table du soir, d’une chair qui réclamait sa chair, d’une patrie d’espoir, de tendresses, de souvenirs. Elle exigeait son bien et elle avait raison. Et lui aussi, Rivière, avait raison, mais il ne pouvait rien opposer à la vérité de cette femme. Il découvrait sa propre vérité, à la lumière d’une humble lampe domestique, inexprimable et inhumaine. »

 

Malgré tout, son idéal reste humain : il rêve de forger les hommes, pour qu’ils dépassent les évènements, de les pétrir – je reproduis ses propres termes – pour les lancer hors d’eux-mêmes, de leur faire savourer « une vie forte qui entraîne des souffrances et des joies, mais qui seule compte ». Au surplus, Gide, dans sa préface, acquiesce : il aime qu’on lui montre, plutôt que nos déchéances, « ce surpassement de soi qu’obtient la volonté tendue », qu’on restaure la notion de l’héroïsme : « le bonheur de l’homme n’est pas dans la liberté, mais dans l’acceptation d’un devoir ».

Mais alors, poursuit Saint-Exupéry, « si la vie humaine n’a pas de prix, nous agissons toujours comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine... Mais quoi ?... Il existe peut-être (en nous) quelque chose d’autre à sauver et de plus durable... » À ce « mais quoi ? » Terre des Hommes essaie de répondre en définissant ce « quelque chose d’autre », en approfondissant la notion d’homme. – Il a moins d’indulgence que jamais pour le bureaucrate « petit bourgeois », que nul n’a fait évader, qui s’est construit sa paix en s’aveuglant, qui, roulé en boule dans sa sécurité, oublie sa condition d’homme. Mais il n’admet pas non plus l’action pour l’action. Gide nous le montrait se ralliant à la théorie du philosophe ancien pour qui le courage n’est que la plus basse des vertus. Le mépris de la mort, renchérit-il, n’est beau que s’il vient d’une responsabilité acceptée : rien de plus triste qu’un suicide. Et la devise mussolinienne « vivre dangereusement » lui paraît prétentieuse : « Ce n’est pas le danger que j’aime. Je sais ce que j’aime. C’est la vie. » Enrichir sa vie, « prendre conscience de nous-même et de l’univers », voilà le but, afin de mourir en paix comme le paysan inséré dans sa lignée ; car « ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort ». C’est pourquoi Saint-Exupéry rejette les « idoles carnivores » du totalitarisme, négatrices de la vie, dégradantes pour l’homme ; il faut au contraire « rendre à un homme sa dignité d’homme », libérer en lui « un grand seigneur qui s’ignorait » : à cela nous reconnaîtrons les vraies valeurs. « La vérité pour l’homme, c’est ce qui fait de lui un homme. »

Reste-t-il là du pragmatisme ? Pour Saint-Exupéry, les idéologies se démontrent toutes, et sous leurs mots contradictoires recouvrent souvent les mêmes élans : il s’agit, il est vrai, des idéologies politiques, éminemment relatives, résultantes inscrivant dans les passions humaines les forces qui travaillent insoupçonnées les esprits et la société. Par-dessus elles, « la vérité, dira-t-il, ce n’est pas ce qui se démontre, c’est ce qui simplifie ». De même, il agrandit la notion de l’amour : « Aimer, ce n’est point nous regarder l’un l’autre, mais regarder ensemble dans la même direction. » Nous retiendrons ces considérations pour nous prononcer sur le monde moderne. Il vaut ce que vaut son contenu humain. Ne jetons pas l’anathème à la machine, comme tant de penseurs à la suite de Gandhi : la machine ne représente pas une fin, elle n’est qu’un moyen, un moyen d’affranchissement. Demandons-nous plutôt si la technique, substituée dans l’éducation à la culture, n’a pas fermé les hommes à la vie intérieure. Méditons sur les dégradations infligées aux travailleurs manuels. Saint-Exupéry réfléchit en contemplant les ouvriers polonais qu’on rapatrie :

 

« Un enfant tétait une mère si lasse qu’elle paraissait endormie. La vie se transmettait dans l’absurde et le désordre de ce voyage. Je regardai le père. Un crâne pesant et nu comme une pierre. Un corps plié dans l’inconfortable sommeil, emprisonné dans les vêtements de travail, fait de bosses et de creux. L’homme était pareil à un tas de glaise. Ainsi, la nuit, des épaves qui n’ont plus de forme pèsent sur les bancs des halles. Et je pensai : le problème ne réside pas dans cette misère, dans cette saleté, ni dans cette laideur. Mais ce même homme et cette même femme se sont connus un jour et l’homme a souri sans doute à la femme : il lui a, sans doute, après le travail, apporté des fleurs. Timide et gauche, il tremblait peut-être de se voir dédaigné. Mais la femme, par coquetterie naturelle, la femme sûre de sa grâce, se plaisait peut-être à l’inquiéter. Et l’autre, qui n’est plus aujourd’hui qu’une machine à piocher ou à cogner, éprouvait ainsi dans son cœur l’angoisse délicieuse. Le mystère, c’est qu’ils soient devenus ces paquets de glaise. Dans quel moule terrible ont-ils passé, marqués par lui comme par une machine à emboutir ? Un animal vieilli conserve sa grâce. Pourquoi cette belle argile humaine est-elle abîmée ? »

 

« Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme » : ainsi conclut Terre des Hommes ; et c’est à cette étape que la guerre va saisir Saint-Exupéry. Il aborde la guerre avec la même préoccupation de lui donner son sens humain, comme, à travers l’épreuve de 1940, il va méditer le sens de la France. C’est l’épreuve qui nous renseigne sur nous-mêmes, individus ou peuples. Et nous avons droit à savoir pourquoi nous mourons. « Il faut que la signification de la mort équilibre la mort. » Nous rechercherons cette vérité, non descriptive, mais sentie, tel un beau visage qu’en vain les intellectuels analyseront s’ils n’en savent plus percevoir le sourire. « Connaître, ce n’est point démontrer, ni expliquer. C’est accéder à la vision. » Nous toucherons à cette « vérité plus haute que les énoncés de l’intelligence », à ces « vérités qui sont évidentes bien qu’informulables », – les vérités d’un arbre dans la montée interne de sa sève. Anti-intellectualisme encore ? Sans doute : mais que nous avons dépassé les thèmes initiaux ! L’énergie nietzschéenne ne suffit plus, ni le danger couru : « La guerre n’est point une aventure véritable, elle n’est qu’un ersatz d’aventure. L’aventure repose sur la richesse des liens qu’elle établit, des problèmes qu’elle pose, des créations qu’elle provoque... La guerre n’est pas une aventure. La guerre est une maladie. Comme le typhus. » L’évasion gidienne ne satisfait pas davantage : « Fuir, voilà l’important », disait Courrier Sud ; mais maintenant, « dans telle petite ville silencieuse, sous la grisaille d’un jour de pluie », le Pilote de guerre considère « une infirme cloîtrée qui médite contre sa fenêtre. Qui est-elle ? Qu’en fera-t-on ? Je jugerai, moi, la civilisation de la petite ville à la densité de cette présence. Que valons-nous, une fois immobiles ? » Même la poursuite de l’Homme ne le contentera plus à moins qu’il ne la définisse. « Je souhaiterais les hommes fraternels, libres et heureux. Bien sûr. Qui n’est d’accord ? Je savais exprimer « comment » doit être l’homme. Et non « qui » il doit être. »

Reprenant une distinction – quelquefois un peu obscure – de certains philosophes chrétiens d’aujourd’hui, Saint-Exupéry distingue en son être, « tant bien que mal, l’individu que je combats, de l’homme qui grandit » ; l’individu préoccupé de son petit bonheur fermé, l’homme (la « personne humaine », disent les autres) tendu vers un idéal où il s’accomplit. Dans cette notion se rencontrent celles que nous avons déjà reconnues çà et là. L’homme est plus étoffé qu’une froide intelligence : « Qu’est-ce qu’un homme, s’il manque de substance ? S’il n’est qu’un regard et non un être ? » Il ne s’agite pas seul, en atome ; il est une cellule d’un groupe organique : le Groupe « est ma substance même. Je suis du Groupe. Et voilà tout ». Il obtient la victoire en s’effaçant devant l’œuvre à réaliser : « Celui-là qui s’assure d’un poste de sacristain ou de chaisier dans la cathédrale bâtie, est déjà vaincu. Mais quiconque porte dans le cœur une cathédrale à bâtir, est déjà vainqueur. »

Bâtir une cathédrale... L’admirable, dans la France angoissée de 1940, c’est que loin de s’abandonner à la défaite, elle s’est plus que jamais éprise de grandeur ; elle n’a pas mendié la pitié, ni douté d’elle-même, mais s’est proposé, du fond même de l’abîme, un renouveau de son œuvre civilisatrice. Saint-Exupéry réfléchit sur l’essence de cette civilisation. Civilisation reposant sur l’Homme, mais non sur l’égoïsme des hommes dispersés ; également éloignée de l’individualisme dont il a vu l’extrême dans l’anarchie espagnole – les hommes, jonchée de pierres dans un champ – et des totalitarismes qui cimentent les pierres en un tas massif, en une termitière ; enseignant le sacrifice de l’individu à la communauté, mais aussi de celle-ci, s’il en est besoin, au salut d’un seul homme, – d’une seule âme ; fondant l’amour sur le sacrifice, et l’épanouissement de chacun sur sa participation à la vie commune : ce souci de l’humain – quelles qu’aient pu être les fautes de détail, même graves, et les crises momentanées, – lui confère sans doute sa note proprement française au travers des transformations successives de la société, à l’époque des monarchies absolues comme à celle des démocraties et de l’expansion coloniale ou, demain, à celle des socialismes. Par lui, la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » prend son vrai sens ; en la creusant, Saint-Exupéry remonte aux valeurs chrétiennes dont elle est issue ; citons longuement, car il nous donne ici, pour ainsi dire, son testament spirituel :

 

« La contemplation de Dieu fondait les hommes égaux, parce qu’égaux en Dieu...

« Je comprends clairement pourquoi cette égalité, qui était l’égalité des droits de Dieu au travers des individus, interdisait de limiter l’ascension d’un individu : Dieu pouvait décider de le prendre pour route. Mais comme il s’agissait aussi de l’égalité des droits de Dieu « sur » les individus, je comprends pourquoi les individus, quels qu’ils fussent, étaient soumis aux mêmes devoirs et au même respect des lois. Exprimant Dieu, ils étaient égaux dans leurs droits. Servant Dieu, ils étaient égaux dans leurs devoirs.

« ...Je comprends l’origine du respect des hommes les uns pour les autres. Le savant devait le respect au soutier même, car à travers le soutier il respectait Dieu, dont le soutier était aussi l’Ambassadeur. Qu’elle que fût la valeur de l’un et la médiocrité de l’autre, aucun homme ne pouvait prétendre en réduire un autre en esclavage. On n’humilie pas un Ambassadeur. Mais ce respect de l’homme n’entraînait pas la prosternation dégradante devant la médiocrité de l’individu, devant la bêtise ou l’ignorance, puisque d’abord était honorée cette qualité d’Ambassadeur de Dieu. Ainsi l’amour de Dieu fondait-il, entre hommes, des relations nobles, les affaires se traitant d’Ambassadeur à Ambassadeur, au-dessus de la qualité des individus. »

 

De même, la fraternité, la charité, l’humilité :

 

« Je comprends la signification profonde de l’Humilité exigée de l’individu. Elle ne l’abaissait point. Elle l’élevait. Elle l’éclairait sur son rôle d’Ambassadeur. De même qu’elle l’obligeait à respecter Dieu à travers autrui, elle l’obligeait de le respecter en soi-même, de se faire messager de Dieu, ou route pour Dieu. »

 

Ainsi encore, la solidarité, l’espérance, la liberté.

De cette compréhension des vertus chrétiennes, Saint-Exupéry serait-il parvenu à la pratique de la religion chrétienne, aurait-il reçu la grâce surnaturelle de la foi ? Ou bien serait-il resté sur le seuil, mystérieusement suspendu entre deux mondes, comme Barrès ? Question superflue, si la mort l’a tranchée, en interrompant la courbe. Tel quel il nous offre le spectacle émouvant d’un cheminement sans détours, sans réclame ni précipitation, dans une vie sans cesse élargie, à la façon de Barrès en effet, ou de Bergson. Et voilà en quoi, malgré son goût de l’énergie, il s’éloigne des fascistes. Ceux-ci en sont restés au culte de l’énergie, célébrée pour elle-même, oubliant qu’elle est une qualité de l’homme, non tout l’homme, un moyen adaptable à plusieurs fins, et bon ou mauvais selon sa fin ; ils commettaient le péché d’idolâtrie, qui consiste non pas à aimer les créatures, ces moyens, mais à les substituer à la Fin suprême, au Créateur. D’une vertu partielle, Saint-Exupéry s’est élevé à l’homme entier, de l’homme individuel à l’Homme en soi ; il rejoignait la grande tradition française, penchée sur l’humain ; et son œuvre se couronne comme elle par des accents religieux, situant l’Homme à son tour dans la Cathédrale dont l’authenticité se reconnaît à ce que, loin de l’écraser, elle le dilate – tout comme l’Homme parfait n’est pas celui qui atrophie ses facultés, mais celui qui, en les coordonnant, les enrichit l’une par l’autre.

 

 

Auguste VIATTE.

 

Paru dans Gants du ciel en juin 1945.

 

 

 

 

 

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