Pascal,

 

NON L’ÉCRIVAIN, MAIS L’HOMME 1.

 

 

 

par

 

 

 

Alexandre VINET

 

 

 

 

 

De quels éléments se composait cette individualité rare qui a paru dans le monde sous le nom de Blaise Pascal ? C’est à cette recherche, messieurs, que nous avons consacré les derniers instants de notre dernier entretien. La vie extérieure de Pascal nous est de quelque secours dans ce travail ; mais ses écrits, ses Pensées surtout, monologues secrets, ou dialogues intimes de Pascal avec lui-même, nous y aideront davantage. Au reste, pour abréger, il m’a paru bon de procéder par synthèse, c’est-à-dire de commencer par énoncer les résultats, en faisant suivre les preuves, ou tout au moins les indices.

Au premier rang des attributs de cette individualité si remarquable, j’ai placé l’individualité elle-même. Quoique décrédité dès sa naissance par un usage très-indiscret 2, le mot ne m’a point fait peur. Je n’ai pas craint qu’aucun de vous confondît dans une fraternité imaginaire deux ennemis jurés, l’individualisme et l’individualité : le premier, obstacle et négation de toute société ; la seconde, à qui la société doit tout ce qu’elle a de saveur, de vie et de réalité. Nous sommes tous d’accord sur un point : c’est que des membres morts ne peuvent former un corps vivant, et que la société ne peut valoir que ce que nous valons nous-mêmes. Ni les uns ni les autres nous ne divinisons cette force brutale des âges civilisés, qu’on appelle, par abus, l’opinion publique ; despote pour despote, autant vaut un homme, un Napoléon, que ces miasmes qui se prennent à l’esprit, infectent le monde moral, et ne sont guère, sous le beau nom d’idées, que des souvenirs, des craintes ou des espérances. La pensée de l’individu ne se forme ni hors de la société ni sans elle ; mais c’est l’individu, non la société, qui pense, qui croit et qui aime, et s’il lui emprunte, comme on ne peut en douter, plusieurs des éléments de sa pensée, il ne lui emprunte pas sa pensée elle-même. À cet égard, il doit, tout ensemble, se servir de la société et se défendre contre elle ; il doit même, lorsqu’il ne s’est pas bien défendu, faire ce qui dépend de lui pour se reconquérir sur elle, et c’est une des gloires du christianisme que d’avoir, dans la sphère la plus haute, consacré cet important devoir. Il n’a point, en le consacrant, affaibli la société ; il l’a bien plutôt affermie ; et si vous prenez le mot de société dans toute l’énergie de sa signification, vous pourrez dire que c’est de lui qu’elle date et de lui qu’elle procède. Tout ce qui développe dans les âmes le principe de la foi, du devoir, de la pensée et de la liberté, choses individuelles, ajoute à la force de la société.

Je ne craindrai donc point de mettre au rang, et au premier rang, des traits qui rendent si éminent le personnage de Pascal, sa profonde individualité, par où je n’entends autre chose que le don d’être soi-même, le privilège d’avoir des pensées et des sentiments à soi et de ne pas vivre d’emprunt sous ces deux rapports, ainsi que le font trop souvent des hommes d’ailleurs bien organisés. Tout homme, bon gré mal gré, a son individualité, mais tout homme n’a pas de l’individualité. On est bien, dans un sens passif, autre que son voisin, autre que tout le monde, et nos défauts, dans leurs différents degrés et dans leurs différentes combinaisons, ne nous rendent, hélas ! que trop individuels. Je parle d’un certain degré d’indépendance ou d’activité intérieure, qui ne nous permet pas de nous réduire à la simple réceptivité, et qui, sans nous faire repousser les idées et les opinions du dehors, nous met en état de réagir sur elles, de telle sorte qu’elles deviennent notre propriété plutôt que nous ne devenons la leur. J’ai parlé d’activité, parce qu’en matière d’intelligence et de morale, être et agir sont une même chose, et j’ajoute que ce n’est pas au fréquent emploi, mais à l’intensité de cette activité ou de cette réaction, que l’individualité se mesure. – L’individualité est la base de notre valeur propre ; car pour que nous soyons quelque chose, il faut d’abord que nous soyons, ou, en d’autres termes, que nos qualités soient à nous. Dans ce sens l’individualité est rare ; et l’on n’exagère pas en disant que la plupart des hommes, au lieu d’habiter chez eux, vivent chez autrui, et sont comme en loyer dans leurs opinions et dans leur morale, à plus ou moins long terme ; mais cette différence n’est rien. – L’intelligence et le développement de l’esprit ne sont pas des gages tout à fait assurés de l’individualité ; Pascal ne la trouvait pas commune chez les écrivains : « Certains auteurs, dit-il, parlant de leurs ouvrages, disent : Mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc. Ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux de dire : Notre livre, notre commentaire, » notre histoire, etc., vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur. »

Quant à Pascal, il a pignon sur rue, et rien n’empêche qu’il ne dise : mes pensées. Sa voix n’est pas un écho, ou, si c’est un écho, c’est celui de la conscience, j’entends de la conscience intellectuelle aussi bien que de la conscience morale. Tout esprit a probablement des idées à soi 3 ; mais tout esprit ne pénètre pas jusqu’à ses propres idées à travers ces couches successives formées des idées d’autrui ou de tout le monde, dont les nôtres sont toujours recouvertes à une certaine hauteur. Il s’agit donc d’arriver jusqu’à soi-même. La sonde de cette espèce de puits artésien n’est ni la logique, ni l’analyse, qui peuvent bien, en certains sujets, nous conduire jusqu’à la vérité, mais non pas jusques à nous-mêmes. Cette sonde, à laquelle je ne cherche pas à donner un nom, est quelque chose de plus natif et de moins compliqué. C’est un certain courage d’esprit et peut-être de caractère, qui ne distingue pas toujours les plus habiles ni les plus savants, et qui, pour ne pas conduire immédiatement à la vérité, n’en est pas moins un des plus précieux instruments de cette recherche, parce que, avant de chercher, et pour bien chercher, il faut d’abord avoir trouvé ce moi qui est l’agent de la recherche. Nous avons une grande obligation à ceux qui ont su démêler et reconnaître leur propre voix au milieu du mélange confus de tant de voix étrangères, où la nôtre se perd si facilement, jusqu’à nous devenir la plus étrangère de toutes.

L’éducation de Pascal vint, sous le rapport de l’individualité, en aide à sa naissance. Il fut, au moins nous avons lieu de le croire, du nombre de ces hommes qui ont été élevés conformément à leur nature. Ajoutons que les études auxquelles il consacra la première partie de sa carrière concoururent, avec sa nature et son éducation, à préserver son individualité. Je sais qu’il a professé plus tard pour ces études-là, je veux dire pour les sciences abstraites ou objectives, un mépris au moins relatif. « La science des choses extérieures ne me consolera pas de l’ignorance de la morale au temps d’affliction ; mais la science des mœurs me consolera toujours de l’ignorance des sciences extérieures. » Il est allé ensuite plus loin ; il a dit, au sujet de l’étude de l’homme, si supérieure, selon lui, à l’étude des sciences abstraites : « N’est-ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir, et qu’il lui est meilleur de l’ignorer pour être heureux ? » Tout cela peut être vrai, mais ne nous empêchera pas de croire que l’application exclusive de Pascal aux mathématiques et à la physique pendant sa jeunesse fut pour lui la sauvegarde de l’individualité. Ces sciences, je le crois, l’exercent peu, mais elles ne la compromettent pas ; les sciences d’une autre sorte, la littérature par exemple, l’excitent, la développent, mais la menacent, parce que, faisant sortir de sa retraite l’homme intérieur, elles le mettent davantage en contact avec la vie de tous, et l’obligent à recevoir d’eux peut-être plus qu’il n’en doit recevoir. Les mathématiques ont si peu cet inconvénient qu’elles en auraient un autre tout opposé, si l’homme pouvait être exclusivement mathématicien. Pascal, qu’il en faut croire, n’a-t-il pas dit quelque part : « C’est un bon mathématicien, dira-t-on ; mais je n’ai que faire de mathématiques ; il me prendrait pour une proposition. » C’est un grand défaut, assurément, de prendre des hommes pour des propositions ; mais enfin peu de gens sont tout géomètres ; la nécessité, la nature y ont pourvu jusqu’à un certain point ; on peut être géomètre, et ne pas laisser d’être homme ; un mème homme, vous devez le savoir, messieurs, peut être tout ensemble bon géomètre et bon poète. Mais il ne s’agit pas pour le moment des dangers des sciences abstraites, il s’agit d’un de leurs avantages : elles ménagent l’individualité, et c’est ainsi que fut conservée, d’une manière si remarquable, l’individualité de Pascal.

On ne s’étonnera pas qu’un tel homme ait protesté avec force contre l’abus de l’autorité en matière de science. C’est le propre sujet de la préface qu’il a mise en tête de son Traité du vide, préface qui caractérise à la fois l’époque et l’auteur. L’autorité sera bien toujours, dans les questions qui se débattent entre les savants, quelque chose de plus qu’elle ne doit être ; toutefois on ne plaiderait plus la cause que Pascal a plaidée ; et pourquoi ? parce qu’il l’a gagnée. Mais elle n’était pas gagnée d’avance lorsqu’il la prit en main, et sa préface ne fut point un hors-d’œuvre. La science était réellement aux prises avec le principe d’autorité ; la liberté de la pensée, ou, si vous l’aimez mieux, la souveraineté des faits, avait besoin d’un défenseur, et qui pouvait l’être mieux que Pascal ? Ce petit traité le réfléchit tout entier. Jamais conviction ne ressembla davantage à un sentiment intime, jamais le tempérament et la pensée ne se trouvèrent mieux d’accord. Il soutient ici, longtemps avant les Provinciales, la même doctrine que vous l’avez vu défendre dans la XVIIIede ces lettres 4. Il est d’autant plus fort contre l’autorité qu’il lui fait d’abord sa part, et que rien, dans cette légitime et nécessaire concession, ne respire la complaisance. Ce qu’on ne peut savoir que par révélation, il l’adjuge à la révélation ; ce qui tombe sous les sens, il en fait, sans réserve aucune, la part de l’observation, souveraine dans sa sphère comme la révélation dans la sienne : il n’admet pas d’ailleurs que l’observation et la révélation, c’est-à-dire deux vérités, puissent être en contradiction, longtemps du moins ou définitivement. Au sujet des anciens, il dissipe ce qu’on pourrait appeler une illusion d’optique très-commune. « Comparant toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, à un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement », il en conclut que « ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses et formaient l’enfance de l’humanité » ; ce qui réduit leur autorité sur nous à celle que des enfants peuvent avoir sur des hommes faits.

Lorsque l’auteur des Pensées s’engagea dans des recherches dont la vérité religieuse était l’objet, son individualité, bien loin d’abdiquer, se redressa plus haute et plus fière 5. L’acte de la plus parfaite soumission lui parut, à bon droit, réclamer la plus parfaite liberté. Personne, dans ces questions d’une importance souveraine, n’a écarté plus péremptoirement tout parti pris, toute opinion faite. Plus l’autorité du christianisme, lorsque Pascal l’aura reconnue, sera absolue sur son esprit et sur sa vie, plus, dans la recherche de cette autorité, il écarte l’autorité. Il se relire, il se renferme en lui-même ; il défend sa porte à toutes les suggestions, à toutes les sollicitations ; il veut, pour cette grande affaire, demeurer seul avec soi-même. Descartes, dans une recherche du même genre, ne s’isola pas plus sévèrement. Sous les formes les plus différentes, l’appel à l’individualité en matière de religion se reproduit fort souvent dans le livre des Pensées : « Tant s’en faut, dit-il par exemple, que d’avoir ouï dire une chose soit la règle de votre créance, que vous ne devez rien croire sans vous mettre en l’état comme si vous ne l’aviez jamais ouïe. C’est le consentement de vous-même à vous-même, et la voix constante de votre raison et non des autres, qui doit vous faire croire. » Les paroles suivantes ne disent-elles pas indirectement la même chose ? « Le monde ordinaire a le pouvoir de ne pas songer à ce qu’il ne veut pas songer. Ne pense pas aux passages du Messie, disait le Juif à son fils. Ainsi font les nôtres souvent. Ainsi se conservent les fausses religions, et la vraie même à l’égard de beaucoup de gens. Mais il y en a qui n’ont pas le pouvoir de s’empêcher ainsi de songer, et qui songent d’autant plus qu’on le leur défend. Ceux-là se défont des fausses religions, et de la vraie même, s’ils ne trouvent des discours (raisonnements) solides. »

Dès ce moment, l’individualité ne nous apparaît plus comme un simple don, mais comme une vertu, et se confond pour nous avec l’amour de la vérité. Si vous cherchez dans la vie de Pascal une passion, la voilà : il avait la passion de la vérité, ou, pour parler plus exactement, la passion, l’impérieux besoin du vrai. Sous ce nom d’amour de la vérité, on ne désigne souvent autre chose que le désir ardent de connaître, ou une espèce de haute curiosité. L’amour du vrai est encore autre chose ; il peut se trouver dans des esprits peu avides de connaître et assez contents d’ignorer, mais que le faux repousse et que le vrai ravit. Pascal est à la tête de ces nobles esprits. Sans doute il aima la vérité concrète, ou les vérités de tout ordre ; mais les convoitises de la pensée purent s’affaiblir en lui, jamais l’amour et le besoin du vrai. C’est par là, non par une certaine indolence de l’esprit ou une certaine insouciance du cœur, que s’explique le courage de sa pensée, l’attention avec laquelle, sur tous les sujets, il prête l’oreille aux plus légers murmures de sa raison, la tranquillité froide avec laquelle il confie au papier des choses que tout autre se fût à peine confiées à soi-même, cette impartialité dont ses éditeurs, quelque amis du vrai qu’ils fussent eux-mêmes, ne se sont pas crus obligés de conserver toutes les traces, enfin ces contradictions qu’ils n’ont pas toutes effacées, et dont l’admirable sincérité de l’écrivain peut seule nous expliquer la présence. Il les eût fait disparaître en publiant son livre : je le crois bien ; mais ce n’eût pas été avant de les avoir résolues ; on ne peut être faux avec son lecteur après avoir été si vrai avec soi-même : nul n’est menteur à demi. Pascal n’eût pourtant pas imprimé, mais enfin il a écrit ces mots remarquables : « S’il y a jamais un temps auquel on doive faire profession des deux contraires, c’est quand on reproche qu’on en omet un. Donc les jésuites et les jansénistes ont tort en les celant, mais les jansénistes plus, car les jésuites ont mieux fait profession des deux. »

Ce qu’on admire comme profondeur dans le livre de Pascal, et ce qui est bien de la profondeur en effet, nous paraît dû en grande partie à ce courage de la pensée ou à cet amour passionné du vrai. On a remarqué que la pensée de l’enfant est quelquefois profonde, parce que la naïveté et la profondeur doivent se rencontrer : oserons-nous dire que, bien souvent, Pascal est profond parce qu’il est naïf, ou parce que, comme l’enfant, mais avec plus de mérite, puisque l’enfant n’a que le courage de l’imprudence, il regarde en face les objets et sa propre pensée, et la suit sans hésiter partout où elle l’entraîne. Je sais fort bien qu’elle ne conduirait pas si loin un génie moins vigoureux ; mais que de choses d’une nouveauté surprenante et d’une valeur incomparable Pascal, avec tout son esprit, n’eût point dites, n’eût point pensées, si son amour de la vérité eût été moins ardent, moins impérieux !

Cet amour passionné du vrai lui fait prendre en mépris tout ce qui, dans la vie, dérobe sous des attributs accidentels l’attribut par excellence de l’homme, je veux dire sa qualité d’homme. C’est cette qualité qui lui plaît et qu’il cherche avant toutes les autres, et peu s’en faut qu’il ne s’irrite lorsque l’accident lui dérobe la substance, lorsque l’homme, ou l’honnête homme, dont il avait affaire, disparaît sous la profession, l’art ou le rang. « L’homme, dit-il, est plein de besoins : il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous. Il me faut donc un honnête homme, qui puisse s’accommoder à tous mes besoins généralement. » – « Il faut qu’on ne puisse dire d’un homme ni il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent, mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Ne quid nimis, de peur qu’une qualité ne l’emporte et ne fasse baptiser. » Et certes, il a raison. Chaque homme, pour être quelque chose, se résout trop facilement à n’être que cette chose-là. Nous sommes tout autant d’abstractions vivantes, et pour mieux nous souvenir que nous sommes artistes ou hommes de lettres, hommes d’affaires ou hommes d’État, nous oublions tout simplement d’être hommes, qualité universelle qui seule donne du prix à nos qualités particulières. Ainsi Pascal faisait consister la vérité de la vie humaine à tout réunir, à ne rien exclure, à être en quelque sorte universelle. Cette vue peut, je le suppose, nous donner la clef d’une pensée qu’on ne rencontre pas sans quelque étonnement chez Pascal, et dont, à un certain point de vue, il est permis de contester la justesse : « Puisqu’on ne peut être universel et savoir tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de tout. Car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose. Cette universalité est la plus belle. »

Cette passion du vrai, ou cette fierté de l’esprit, explique la haine de Pascal pour tout ce qui, dans le langage ou dans l’imitation des objets, est hyperbolique, enflé, ou de pure convention. Sa mauvaise humeur contre ce mauvais style se trahit en beaucoup d’endroits. On doit la sentir dans ces mots jetés avec une négligence qui en augmente l’énergie : « Masquer la nature et la déguiser 6 : plus de rois, de pape, d’évêques, mais auguste monarque, etc. Point de Paris : capitale du royaume. » Fidèle à sa maxime, qu’il faut parler de toutes choses en honnête homme et comme à des honnêtes gens (nous dirions aujourd’hui : humainement et comme à des hommes), il écarte l’attirail qui revêt les objets d’une fausse apparence de grandeur, et il croit en cela rendre service à l’étude ; car, dit-il, « l’une des raisons qui éloignent le plus ceux qui entrent dans ces connaissances, du véritable chemin qu’ils doivent suivre, est l’imagination que l’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Je voudrais les nommer basses, communes, familières... je hais ces mots d’enflure. – Ce n’est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l’excellence de quelque genre que ce soit. On s’élève pour y arriver, et on s’en éloigne : il faut le plus souvent s’abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu’ils auraient pu faire 7. La nature, qui seule est bonne, est toute familière et commune. »

Veut-on avoir, je ne dis pas toute la rhétorique de Pascal, mais la clef ou le résumé de cette rhétorique ? En peu de mots, le voici : « Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu’on entend, laquelle on ne savait pas qu’elle y fût, en sorte qu’on est porté à aimer celui qui nous le fait sentir. Car il ne nous a pas fait montre de son bien, mais du nôtre. » Voilà, selon Pascal, en quoi consiste cette éloquence dont il a dit, avec une brusque familiarité, « qu’elle se moque de l’éloquence » ; c’est à nous donner conscience de nos propres sentiments et de nos propres pensées. Tel est l’effet d’un discours naturel, espèce de miroir dans lequel nous n’avons qu’à nous regarder. Loin, bien loin donc tous les artifices ! Il ne s’agit que d’être vrai, et la profondeur, le pathétique, le sublime, ne sont que les différents degrés et les différentes formes du vrai.

Qu’on lise les pensées de Pascal sur l’éloquence et sur le style ; on verra que la rhétorique de ce grand homme était presque de la morale. L’amour du vrai en est la base et l’esprit. Il ne s’y trouve pas un précepte qui ne respire le dédain des beautés convenues et des artifices du langage, je dis même des plus innocents. Qui n’a remarqué cette phrase, qu’on chercherait en vain dans toutes les rhétoriques : « Quand dans un discours se trouvent des mots répétés, et qu’essayant de les corriger, on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il les faut laisser : c’en est la marque, et c’est là la part de l’envie, qui est aveugle, et qui ne sait pas que cette répétition n’est pas faute en cet endroit ; car il n’y point de règle générale. » Il ne vous a peut-être pas échappé que Pascal donne ici l’exemple dans la règle même : (quand il se trouve des mots, et qu’on les trouve.)

Quand on a voulu louer le style de Pascal, on n’a trouvé qu’un éloge, quand on a voulu le caractériser, on n’a trouvé qu’un mot ; mais cet éloge, ce mot, d’autant plus significatif qu’il n’est accompagné d’aucun autre, distingue entre tous les styles celui de Pascal : c’est un style vrai. Tout ce qu’on a dit de plus ne sont que des variantes de ce simple mot ; mais M. Faugère a sans doute rencontré l’une des plus heureuses lorsqu’il a parlé de ce style « naïf, tellement identifié avec l’âme de l’écrivain, qu’il n’est que la pensée elle-même, parée de sa chaste nudité comme une statue antique 8 ». Mais le moment n’est pas venu de parler du style de Pascal ; nous ne voulons y voir, pour le moment, que l’irrécusable empreinte d’une des qualités distinctives de son caractère.

Un trait qui se rattache étroitement à celui que je viens de signaler, c’est la place, disons mieux, le rang que la pensée occupe dans l’existence de Pascal. D’autres peuvent avoir pensé autant que lui ; mais je doute que chez aucun la pensée ait été mêlée dans une proportion aussi forte avec les autres éléments dont se compose toute vie d’homme. Certes, nous ne dirons pas de lui ce qu’on a dit, bien ou mal à propos, du plus grand personnage du XIXesiècle.

 

« Sans haine et sans amour, il vécut pour penser. »

 

Une grande intensité de vie intellectuelle n’est pas incompatible avec la profondeur des affections. Pascal du moins en jugeait ainsi ; car s’il a dit que « la pensée fait la grandeur de l’homme » (II, 83), il a dit aussi que « bien penser est le principe de la morale ». Même avant sa conversion, Pascal n’était pas tout pensée, bien moins encore le fut-il depuis ; car c’est alors qu’il distingua solennellement trois ordres de grandeur, entre lesquels la grandeur intellectuelle n’occupe que le second rang ; et c’est alors aussi qu’il a dit cette parole remarquable : « On se fait une idole de la vérité même : car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu ; c’est son image, et une idole qu’il ne faut point aimer ni adorer. » Mais si Pascal, sous ce rapport, n’était point tout pensée, on pourrait presque, dans un autre sens, dire qu’il l’était, tant il a peu vécu de la vie des sens. Il semble qu’il n’ait guère connu que par la souffrance que la nature l’avait pourvu ou embarrassé d’un corps. Même dans le travail de la pensée il n’empruntait que le moins possible aux sens ou aux objets du monde extérieur avec lequel les sens nous mettent en communication. C’est aux choses directement, jamais aux images des choses, presque jamais aux choses par leurs images, que son esprit va se prendre. Il agite par sa pensée le monde des phénomènes, il ne permet pas au monde des phénomènes d’agiter, encore moins d’altérer sa pensée.

Ce n’est point ici un système dont je rends compte, mais une constitution particulière que je signale. Toutefois la constitution devient système dans bien des endroits du livre de Pascal. Le discours sur les passions de l’amour en est un curieux monument. Personne aujourd’hui ne pourra sans surprise lui entendre dire « qu’à mesure que l’on a plus d’esprit les passions sont plus grandes ; que la netteté d’esprit cause la netteté de la passion ; et que l’amour ne consistant que dans un attachement de la pensée, il est certain qu’il doit être le même par toute la terre ». Après ces citations, que je ne commenterai pas, j’ajouterai seulement que Pascal m’a fait concevoir ou du moins admettre que la pensée a ses passions comme l’âme, comme le corps. La pensée de Pascal est passionnée, non pas en vertu de tel objet particulier qui la préoccupe, mais comme pensée. Ou, si vous le voulez, il attache à la pensée pure le même genre et le même degré d’intérêt que le commun des hommes attache à de tout autres objets. Sa pensée n’est pas seulement une perception distincte, mais un vif sentiment de la vérité. Elle souffre et jouit, elle aime et elle hait, comme ferait le cœur. Elle aime la vérité, et elle s’aime aussi elle-même. Elle a, pour son propre compte, des désirs véhéments et des ambitions immenses ; et ce que Pascal a dit quelque part de l’esprit humain, il l’eût pu dire encore plus justement du sien : « Il n’y a point de bornes dans les choses : les lois y en veulent mettre, et l’esprit ne peut le souffrir. »

Les bornes ou les barrières que la pensée de Pascal a reconnues sont celles d’une haute raison, dont il nous a, sans le vouloir, décrit les deux excellents caractères. Lisez son discours sur les passions de l’amour, et son traité sur l’esprit géométrique, et vous apprendrez qu’il y a deux genres d’esprit, l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, c’est-à-dire, pour parler un langage plus moderne, l’analyse d’une part, et cette synthèse rapide et sûre, qui n’est autre chose probablement qu’un bon sens exquis. « Le premier, dit Pascal, a des vues lentes, dures et inflexibles, mais le dernier a une souplesse de pensée qu’il applique en même temps aux diverses parties aimables de ce qu’il aime. » Et l’auteur ajoute : « Quand on a l’un et l’autre esprit tout ensemble, que l’amour donne de plaisir ! » Un peu plus loin ces deux sortes d’esprit sont encore mieux définies dans les paroles suivantes :

« Les géomètres étant accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit. Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusqu’à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres... Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres.

« Le jugement est celui à qui appartient le sentiment comme les sciences appartiennent à l’esprit. La finesse est la part du jugement, la géométrie est celle de l’esprit 9. »

À travers les légers nuages d’une nomenclature abolie, vous avez saisi, je n’en doute pas, la pensée de Pascal, et je serai compris moi-même en disant que ce qui achève, à mes yeux, de caractériser cet éminent esprit, c’est la réunion, dans les proportions les plus justes, de l’esprit de géométrie et de l’esprit de finesse. Ils peuvent sans trop de peine se réunir dans une intelligence ordinaire ; mais ce qui est rare c’est que l’un des deux, porté au degré le plus élevé, ne nuise pas à l’autre, et lui permette même de s’élever à une hauteur égale. Un esprit éminemment géométrique et aussi fin qu’il est géométrique, voilà une apparition devant laquelle il vaut la peine de s’incliner. Pascal nous offre en sa personne ce beau phénomène ; vous ne me demanderez pas sans doute de vous en administrer la preuve ; vous la chercherez vous-mêmes dans le livre des Pensées, et je serais bien trompé si cet heureux et rare tempérament ne vous y paraissait pas aussi remarquable qu’à moi.

Parmi les éléments de la combinaison desquels résulte le caractère intellectuel de Pascal, devons-nous compter la poésie ? Quand Pascal aurait blasphémé contre elle, ce qu’on a prétendu et ce que je ne crois pas, il ne s’ensuivrait nullement qu’il n’a pu être poète : il l’eût été, comme quelques autres, à son corps défendant. De fait, il y a de la poésie dans le livre des Pensées, et ce n’est pas peut-être dépasser de beaucoup les bornes du vrai que de prétendre que certains passages du livre des Pensées sont des strophes d’un Byron chrétien. Mais, en général, c’est Pascal lui-même qui est la poésie de son livre. Ce qu’il y a d’emporté dans sa pensée, de souverain dans ses mépris, de tragique, oserons-nous dire, dans la position qu’il prend devant nous comme individu et comme homme, voilà la poésie de Pascal. Elle est là plutôt que dans sa pensée, où le comble de la vérité ne laisse pas de produire quelques-uns des effets de la poésie. Comparez, sur les mêmes sujets, Bossuet et Pascal ; vous saurez alors ce que peut la plus sublime poésie et ce que peut l’extrême vérité ; mais enfin Bossuet est poète et Pascal ne l’est pas. Peut-on, ne l’étant pas, ou ne voulant pas l’être, comprendre toute la vie humaine, et, pour tout dire, être homme tout à fait ? Ne faut-il pas que l’honnête homme (nous parlons ici le langage de Pascal lui-même) soit poète jusqu’à un certain point et de quelque manière ? La poésie vit d’associations d’idées, au-moyen desquelles elle modifie la vie assez profondément ; or Pascal associait les idées selon des lois plus sévères, et ne se prêtait pas volontiers à celles que l’imagination a instituées dans son royaume. Toutefois, il est toujours quelques points par où la passion communique avec l’imagination ; la passion ne peut pas éternellement se passer d’images, et c’est ainsi que de temps en temps, entraînant Pascal dans le pays des figures, elle le fait poète.

Faut-il encore ajouter le scepticisme aux éléments primitifs dont se compose le caractère intellectuel de l’auteur des Pensées ? Poser une telle question, c’est d’un même temps définir le scepticisme ; c’est désigner par ce mot quelque chose qui est à l’esprit ce que l’irrésolution est au caractère, une sorte d’incapacité de conclure, un goût de temporisation indéfinie qui considère des arguments contradictoires sans en faire jamais la balance, une faiblesse en un mot ou une paresse de l’intelligence. Tout ceci n’a convenu à Pascal à nulle époque de sa vie. Pascal ne fut point de ceux qui naissent sceptiques, s’il est vrai qu’on naisse sceptique. Il n’était pas sceptique, mais il douta. On a pu se demander si la lecture assidue de Montaigne et de Charron ne l’engagea pas dans cette douloureuse voie. Peut-être a-t-il subi leur influence, peut-être aussi les a-t-il rencontrés plutôt qu’il ne les a suivis. Son scepticisme, si l’on veut le nommer ainsi, lui appartient, et ce scepticisme n’est point chez lui affaire d’humeur, mais de réflexion. C’est d’un jugement libre et raisonné qu’il ne croyait point à la morale de l’esprit (rappelez-vous cette expression, que nous avons déjà remarquée), mais seulement à la morale du jugement, c’est-à-dire, après tout, du cœur. Et par le mot de morale, il faut entendre ici tout le monde moral, tout l’ordre moral, tout ce qui n’est point du ressort du calcul, et ce dont les principes ne peuvent se découvrir par la voie de l’observation. Je suis fondé à penser qu’il fut sceptique à cet égard, c’est-à-dire que, dans un certain sens, il ne crut jamais à la philosophie. Cette boutade qu’on trouve à la fin d’un assez singulier passage sur Descartes : « Et quand tout cela serait vrai, nous n’estimons pas que la philosophie vaille une heure de peine », exprime sa conviction, et, nous le croyons, sa conviction réfléchie. Il s’était persuadé que les vérités métaphysiques échappent à notre raison (entendement, raison discursive) et que c’est au cœur, sinon à nous les révéler immédiatement, du moins à nous placer à l’entrée de la route qui conduit vers ces vérités. Il le croyait d’autant plus qu’il trouvait dans son propre cœur une réponse très-claire et très-vive aux questions de cet ordre, et volontiers sans doute il eût appliqué à cette route nouvelle ce qu’il a dit quelque part des rivières : « Les rivières sont des chemins qui marchent, et qui portent (transportent) où l’on veut aller. » Je n’ai pas besoin d’ajouter, messieurs, qu’il regardait comme étant du ressort de la raison tout ce qu’il y a d’historique dans l’apologétique du christianisme. Ce qu’il nia toujours, du moins je le crois, c’est la preuve métaphysique des vérités métaphysiques. Si, dans son indignation contre les témérités et contre l’arrogance de la raison humaine, il dépassa son propre système, on pourrait, de la part d’un génie véhément, n’en être pas trop étonné ; et quand on l’entend s’écrier, dans son entretien avec M. de Saci : « Je vous avoue, monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur (Montaigne) la superbe raison froissée par ses propres armes, et j’aimerais de tout mon cœur le ministre d’une si grande vengeance... », quand Pascal, dis-je, parle ainsi, on sent que la passion s’est mêlée à la conviction, et l’on prévoit quelques excès. Mais le moment de nous en enquérir plus exactement n’est pas encore arrivé.

On ne doit pas craindre d’avouer que l’érudition, mais plus encore l’estime de l’érudition, a manqué à Pascal, et que cette lacune se fait sentir dans ses écrits. Si tout se devinait, il importerait peu, car Pascal aurait tout deviné ; mais l’histoire ne se devine pas, et l’histoire eût rectifié ou modifié plus d’un de ses jugements. Si ce vigoureux penseur eût été savant, quelle place, parmi les génies qui ont éclairé l’humanité, serait assez haute pour lui ? S’il n’en est aucune, malgré cela, de plus haute que la sienne, il faut pourtant convenir que Pascal plus qu’un autre avait besoin de lire ; qu’à lire plus qu’il n’a fait, un tel homme hasardait peu ; et que de tous les reproches qu’il a subis, je parle des reproches fondés, il n’eût peut-être encouru aucun, si son érudition eût égalé son génie. Il semble que Pascal n’ait beaucoup lu que Montaigne ; il a été ce qu’un ancien appelait avec énergie : vir unius libri : mieux eût valu peut-être ne rien lire du tout. Car ne lire qu’un livre, c’est bien souvent, quelque fort que l’on soit, se mettre à la merci d’un livre.

Essaierons-nous maintenant de pénétrer plus avant dans l’âme de Pascal ? Passerons-nous du domaine de l’intelligence proprement dite dans le domaine des affections ? Ce ne sera pas sans quelque appréhension. Ce second moi est encore plus difficile à sonder que l’autre. Je n’ai su découvrir dans Pascal aucune trace de vanité, ni même d’amour-propre, au sens ordinaire du mot, mais une certaine hauteur, en quelque sorte impersonnelle, dont la rencontre probablement n’était pas plus agréable à ceux qui la subissaient que si la personnalité y eût joué un plus grand rôle. Ce n’était pas du haut de son importance individuelle, mais, pour ainsi dire, du haut de ses convictions et de la vérité, que Pascal accablait les esprits, mais il les accablait. Il était plus fait, ce me semble, pour dominer et pour entraîner que pour plaire. J’aime à recueillir, à cette occasion, un passage remarquable de son traité sur l’art de persuader : « La manière (ou l’art) d’agréer est bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable (que l’art de démontrer) ; aussi, si je n’en traite pas, c’est parce que je n’en suis pas capable ; et je m’y sens tellement disproportionné que je crois la chose absolument impossible. Ce n’est pas que je ne croie qu’il y a des règles aussi sûres pour plaire que pour démontrer, et que qui les saurait parfaitement connaître et pratiquer ne réussit (réussirait) aussi sûrement à se faire aimer des rois et de toutes sortes de personnes qu’à démontrer les éléments de la géométrie. Mais j’estime, et c’est peut-être ma faiblesse qui me le fait croire, qu’il est impossible d’y arriver. » Je ne vous dis pas, messieurs, d’en croire ici Pascal sur parole ; mais je ne puis m’empêcher de penser qu’en cet endroit il s’est bien connu et bien jugé. Sans doute qu’il sait inspirer pour ses idées une vive et profonde sympathie, mais, à le prendre en lui-même et dans l’ensemble de l’action où sa force s’est employée, il a sûrement exercé plus de puissance que d’attrait.

Quelques lecteurs s’en sont indignés. Ils avaient pour cela, peut-être, des raisons qu’ils n’avouaient pas. Voltaire ne se rendait pas compte, mais nous nous rendons compte pour lui, du sentiment qui lui faisait écrire : « Pascal, génie prématuré, voulut se servir de la supériorité de ce génie comme les rois de leur puissance ; il crut tout soumettre et tout abaisser par la force. Ce qui a le plus révolté certains lecteurs dans ses pensées, c’est l’air despotique et méprisant dont il débute 10 : il ne fallait commencer que par avoir raison. » Au fait, personne ne savait alors comment ni par où Pascal avait débuté : nous ne le savons pas même aujourd’hui avec une entière certitude ; mais il continue à peu près comme il débute, et les lecteurs dont parle Voltaire trouveraient presque partout de quoi se révolter. Mais appelez autorité, ascendant, l’air despotique dont Voltaire est choqué, vous revenez à dire, avec moi, que d’autres nous gagnent insensiblement et que Pascal nous subjugue.

Pour ce qui est de ce qu’on appelle communément des passions, la trace en est difficile à découvrir dans la carrière et dans les écrits de Pascal. Et pourtant il était passionné, et c’est même à cela que tient en grande partie l’incomparable puissance de son style ; mais ses passions, je l’ai déjà dit, sont essentiellement des passions intellectuelles ou des passions de l’esprit. Je crois que les affections particulières ont pris peu de place dans sa vie. Je ne me prévaux pas, pour parler ainsi, de ce qu’il a pu dire ou penser depuis sa conversion. Si j’alléguais en preuve ce qu’il a dit du mariage, qu’il appelle « la plus périlleuse et la plus basse des conditions du christianisme » ; si je citais ces paroles : « Nous n’avons pas perdu mon père au moment de sa mort : nous l’avons perdu pour ainsi dire dès qu’il entra dans l’Église par le baptême » ; vous m’opposeriez avec raison les dates, et l’influence d’un système ou d’une doctrine, qu’il ne faut pas confondre avec la complexion naturelle de cette âme extraordinaire. Mais je le prends avant sa conversion et en dehors de tout système. Et c’est là que je trouve une âme capable sans doute des attachements particuliers, mais attirée plus haut par sa nature, et plus faite pour les affections générales. On trouve, car il faut tout dire, quelques traces d’emportement dans certains moments de la vie de Pascal ; et il semblerait aussi que, dans des affaires de famille, il se montra trop exclusivement géomètre, et prit pour la justice le summum jus qui en est bien loin 11. Il n’était pas besoin d’être tendre pour s’en abstenir ; mais plus de tendresse de cœur l’eût à coup sûr rendu plus juste. Notre justice n’est souvent pas autre chose ; et il vaut mieux, après tout, que le déficit soit comblé par la tendresse que par la crainte. Quoi qu’il en soit, les besoins de Pascal dans l’ordre des attachements particuliers, ne semblent pas avoir été très-vifs ; ses amitiés naquirent sur le terrain des plus hautes sympathies ; elles furent philosophiques ou religieuses dans leur origine comme dans leur caractère. S’il fut sociable suffisamment, il fut surtout humain, et c’est dans cette affection générale que se déploie toute la tendresse de son cœur. Un mot jeté comme par hasard parmi ses pensées sur l’éloquence et le style me frappe sous ce rapport : « Il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et tendres. » Cherchez cette règle dans les rhétoriques et les poétiques que vous pouvez connaître ; personne ne s’en est avisé ; et plus d’une maxime enseignée par les littérateurs implique le contraire, précisément, de la règle de Pascal. Vous n’attacherez peut-être pas moins de prix, comme révélation du caractère de Pascal, à cette autre pensée : « Faut-il tuer pour empêcher qu’il n’y ait des méchants ? C’est en faire deux au lieu d’un. » Je pourrais citer encore quelques belles paroles sur la tolérance ; mais ici, ou je suis bien trompé, c’est le chrétien qui parle, et nous n’en sommes pas encore au chrétien.

Mais j’oserai le répéter : Pascal était fait pour aimer en grand, et les affections générales étaient seules capables de remplir son cœur. Peut-être sa nature profondément intellectuelle le voulait ainsi. Il y a en effet quelque chose d’intellectuel dans les affections générales qui n’est pas dans les attachements particuliers. Nous ne craignons pas d’être accusé d’éconduire la grâce et de trop donner à la nature, si nous ajoutons que le caractère de Pascal demandait ce que sa conversion lui a donné, nous voulons dire un Dieu à aimer. Ce qu’il y avait en lui de passionné, et qui n’avait pu guère jusqu’alors s’assouvir que sur des idées, trouva en Dieu de quoi se satisfaire ; car il y trouvait à la fois un Être et la Vérité. La piété de Pascal a tout le caractère d’une passion. Ce n’était pas à un seul ni même à quelques-uns de ses besoins intérieurs que répondait cette rencontre presque inopinée d’un Dieu : c’était à tous les besoins à la fois que l’homme peut avouer et dont il peut s’honorer. Besoins ou facultés, n’importe, car des facultés sont des besoins. C’est donc avec toutes ses facultés, avec toutes ses puissantes facultés, comme avec des bras immenses, que Pascal s’empare de la proie divine qui lui est livrée. Il l’embrasse par l’intelligence, comme par le cœur, comme par l’amour de soi, sans rien distinguer, parce que tout cela, dans la joie de la nouvelle naissance, est plus intimement uni que ne peuvent l’être la lumière et la chaleur dans un rayon du soleil. Mais c’est pourtant de toutes ces joies à la fois que se compose le ravissement sublime que Pascal fait éclater dans le fragment singulier dont on a tant parlé, dans l’amulette mystique qu’un philosophe incrédule 12 devait faire connaître au monde chrétien.

« Il y a », dit l’excellent littérateur qui vient, par une nouvelle édition des Pensées, d’attacher inséparablement son nom à l’illustre nom de Pascal, « il y a des heures décisives où l’homme sent s’éclore en lui le germe d’une vocation nouvelle ; un monde s’ouvre tout à coup à son esprit, et, saisi d’une passion impérieuse comme la voix de Dieu même, il prend dans sa conscience l’engagement de poursuivre l’œuvre qui sera désormais le but de sa vie. Ainsi, saint Augustin est séduit par la voix d’en haut, qui le subjugue et l’entraîne ; ainsi Pascal, las des dissipations du monde, se résout à les quitter, et, dans une veille d’angoisse et d’extase, il se trouve soudainement et pour toujours revenu à la religion.

» L’apôtre de la raison, celui qui éleva le bon sens à la hauteur d’une méthode philosophique, Descartes, n’eut-il pas aussi son heure de lyrique enthousiasme ?..... »

Le ciel lui-même, nous n’en doutons pas, avait marqué dans la carrière de Pascal ce moment suprême, et Dieu, dans le secret, assistait à cette veille d’armes. Mais je n’ai voulu remarquer ici qu’une seule chose. L’homme, créature relative et dépendante, n’est complet que par la passion ; mais chez les uns, la passion endormie s’éveille à la rencontre de son objet ; chez d’autres, la passion, dès longtemps éveillée, active, inquiète, incapable de distraction, attend avec impatience et cherche avec ardeur son objet. Pascal est du nombre de ces derniers. On pourrait dire que chez lui la passion, soutenue au-dessus des objets vulgaires par le caractère intellectuel qui lui était propre, ne trouvait devant elle, à cette hauteur, que le vide ou le néant ; elle franchit ces espaces désolés, inania regna, et s’arrêta, ou, pour mieux dire, se fixa dans la religion. La religion fut dès lors la passion de Pascal ; la religion de Pascal fut passionnée, et par-là même communicative et entraînante 13. Sa logique, chose admirable, n’en devint que plus sévère et plus acérée, mais elle se trempa aussi dans la passion, et ces deux attributs, chacun poussé aussi loin qu’on peut le concevoir, composent le caractère inimitable du livre des Pensées.

Une phrase eût pu remplacer cette longue et imparfaite analyse. Lisez, eussé-je pu vous dire, les écrits où M. Sainte-Beuve et le docteur Reuchlin ont, avec tant d’érudition, de sincérité et de finesse, interrogé les documents relatifs à notre Pascal. Que de secrets n’a pas surpris l’auteur de Port-Royal dans son commerce prolongé et familier avec une époque qui n’a rien à refuser à une curiosité si sagace ! Mais si je viens trop tard pour ce sujet, je viens trop tard pour tous, et je n’aurais donc, sur chacun, qu’à vous citer mes autorités, ou à les faire monter à ma place dans ma chaire. Je n’en ai pas le droit, et je l’aurais, que je n’en userais pas. Sans rien dire de la nécessité d’un enseignement oral, un cours rassemble ce qui est épars, un cours abrège, résume et conclut, un cours enfin est toujours assez nouveau s’il exprime des impressions vraiment personnelles ; car, dans chacune des âmes qui la reçoivent, la vérité redevient nouvelle. Où il y eut nécessité, il ne peut y avoir audace, et le rôle d’écho, même d’écho vivant et sympathique, ne peut passer pour téméraire.

 

 

A. VINET.

 

Paru dans la Revue suisse

et chronique littéraireen 1845.

 

 

 



1 Ce morceau inédit est tiré du cours que M. Vinet donne en ce moment à l’Académie de Lausanne sur Pascal et le XVIIe siècle.

2 « Domine, jam faetet, quatriduanus est enim. » Jean XI, 39.

3 Est-ce peut-être ce que Pascal a voulu faire entendre lorsqu’il a dit : « À mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux ? » C’est qu’avec de l’esprit on les oblige à l’être ou à se montrer ce qu’ils sont. Descartes avait déjà dit : « En la corruption de nos mœurs, il y a peu de gens qui veuillent dire tout ce qu’ils croient ; mais c’est aussi à cause que plusieurs l’ignorent eux-mêmes ; car l’action de la pensée par laquelle on croit une chose, étant différente de celle par laquelle on connaît qu’on la croit, elles sont souvent l’une sans l’autre. » Discours de la Méthode.

4 M. Faugère a pourtant raison de dire que « Pascal a toujours évité d’engager son opinion sur le système de Copernic et de Galilée ; car, dans cette XVIIIe lettre, il ne dit que ceci : « Ce fut aussi en vain que vous obtîntes contre Galilée un décret de Rome qui condamnait son opinion touchant le mouvement de la terre. Ce ne sera pas cela qui prouvera qu’elle demeure en repos ; et si l’on avait des observations constantes qui prouvassent que c’est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient pas de tourner, et ne s’empêcheraient pas de tourner aussi avec elle. »

5 « On a beau dire, il faut avouer que la religion chrétienne a quelque chose d’étonnant ! C’est parce que vous y êtes né, dira-t-on. Tant s’en faut ; je me roidis contre par cette raison-là mème, de peur que cette prévention ne me suborne. » T. II, p. 357, édit. Faugère.

6 Montaigne dit à peu près : « Ils ont artialisé la nature : que n’ont-ils naturalisé l’art ? »

7  Le P. Desmolets, incapable de se résigner à une syntaxe aussi inculte, a écrit ainsi : « Les meilleurs livres sont ceux qui, lorsqu’on les lit, font croire aux lecteurs qu’ils auraient pu les faire. »

8 Il me semble que Pascal nous a dit le secret de son éloquence dans le passage suivant : « L’on écrit souvent des choses que l’on ne prouve qu’en obligeant tout le monde à faire réflexion sur soi-même et à trouver la vérité dont on parle. C’est en cela que consiste la force des preuves de ce que je dis. »

9 Voyez encore, sur le même sujet, une pensée à la page 251 du tome Ier, édition Faugère. (Page 120 de l’édition Firmin Didot, 1843.)

10 « Que ceux qui combattent la religion apprennent du moins quelle elle est, avant que de la combattre, etc. » Pensées. Au lieu de quelle elle est, le manuscrit porte quelle est, leçon que M. Reuchlin adopte en ajoutant, pour le sens, une apostrophe au premier des deux mots. (Pascal’s Leben, p. 224). Il me semble qu’il est plus naturel de supposer que Pascal ou son copiste a sauté un mot, La suite des discours ne vient pas au secours de la leçon de M. Reuchlin, qui la soutient d’ailleurs avec esprit.

11 M. Sainte-Beuve, dans Port-Royal, et M. Cousin, dans son livre sur Jacqueline Pascal, ont donné des détails. Je n’essaierai point d’idéaliser. Pascal se montra attaché à son intérêt, peut-être seulement à son sens. Il avait dans le caractère quelque chose de si impérieux et une humeur si bouillante, dit sa sœur Jacqueline, qu’il ne crut, plus tard, pouvoir s’en sauver qu’en se défaisant de sa volonté. Mais enfin, dans cette affaire même, qui nous le montre sous un jour moins favorable, il revint de son propre mouvement à la justice et mème à la générosité. C’est sa sœur qui nous l’apprend : « Il fut touché de confusion, et, de son propre mouvement, il se résolut de mettre ordre à cette affaire, s’offrant même de prendre sur lui tous les risques et les charges du bien, et de faire en son nom pour la maison (le couvent) ce qu’il voyait bien qu’on ne pouvait omettre avec justice. » Jacqueline Pascal, page 205.

12  Condorcet.

13 Ce qui se passa dans une conférence relative au formulaire montre quelle était la vivacité de ses impressions. Celle conférence avait lieu chez Pascal. « La majorité des assistants, dit M. Cousin, entraînée par l’autorité de Nicole et d’Arnauld, se prononça pour la signature. Ce que voyant, dit le Recueil d’Utrecht d’après mademoiselle Périer, M. Pascal, qui aimait la vérité par-dessus toutes choses, et qui, malgré sa faiblesse, avait parlé très-vivement pour faire sentir ce qu’il sentait lui-même, en fut si pénétré de douleur qu’il se trouva mal et perdit la parole et la connaissance. » Jacqueline Pascal, page 397. Ce personnage de Jacqueline Pascal, si semblable à celui de son illustre frère, sera mieux connu encore lorsque nous aurons (et nous l’aurons bientôt) le travail plus complet que nous a promis M. Faugère.

 

 

 

 

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