La vie et l’œuvre de Gogol

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Eugène-Melchior de VOGÜÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mérimée a révélé à la France le nom de Gogol ; il a dit, avec la sagacité habituelle de son jugement, ce qu’il fallait admirer dans le premier des prosateurs russes. Toutefois, Mérimée ne connaissait qu’une partie de l’œuvre de son ami ; et, dans cette œuvre, il a surtout étudié une rareté littéraire. Nous exigeons davantage, aujourd’hui ; notre curiosité s’attache à l’homme ; à travers l’homme, elle poursuit le secret de la race. L’écrivain consacré par les suffrages de ses compatriotes nous apparaît comme un gardien à qui tout un peuple a confié son âme pour un moment. Que veut cette âme dans ce moment ? Quel est le rôle historique du gardien ? Dans quelle mesure a-t-il préparé les transformations ultérieures ? C’est ce que j’essaierai de chercher dans les livres de Gogol, dans les polémiques passionnées soulevées par ces livres depuis bientôt un demi-siècle.

 

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Il était Petit-Russien, fils de Cosaques. Donnée à des lecteurs russes, cette simple indication n’a pas besoin de commentaires ; elle éclaire le plus particulier de l’homme, elle dessine à l’avance le trait saillant que nous relèverons dans son caractère et dans son œuvre : une bonne humeur maligne avec un dessous de mélancolie. Pour comprendre cet écrivain, il faut connaître la terre qui le porta comme son fruit naturel. Cette terre – l’Ukraine, la frontière – est un objet de dispute entre les influences de l’extrême Nord et de l’extrême Midi. Durant quelques mois, le soleil s’empare d’elle en maître, il y accomplit ses miracles constants. C’est l’Orient, des jours lumineux sur des plaines enchantées de fleurs et de verdure, des nuits douces dans un ciel enchanté d’étoiles. Le sol fertile porte d’incomparables moissons, la vie est facile, partant joyeuse, dans cet éveil universel de la sève et du sang. Le grand magicien fond la tristesse avec la neige, il élabore des esprits plus ardents et plus subtils, il tire de l’âme tout ce qu’elle contient de gaieté, chaleur qui monte aux lèvres en rires bruyants.

La Petite-Russie a subi le Turc, et, d’un long contact avec lui elle a gardé bien des traits orientaux. Puis, la Pologne l’entraîna dans son orbite agitée ; cette Italie du Nord a laissé à son ancienne vassale quelque chose de ses mœurs magnifiques et turbulentes. Enfin, les ligues cosaques lui ont fait une âme républicaine ; de cette époque, datent les traditions les plus chères au Petit-Russien, le fonds de liberté et de hardiesse qui décèle son origine. On sait ce qu’étaient les Cosaques Zaporogues : un ordre de chevalerie chrétienne, recruté parmi des brigands et des serfs fugitifs, toujours en guerre contre tous, sans autres lois que celles du sabre. Dans les familles qui descendent directement de cette souche, – et la famille de Gogol en était, – on retrouve les révoltes héréditaires, les instincts errants, le goût de l’aventure et du merveilleux.

Il fallait noter les éléments complexes de cet esprit semi-méridional, plus jovial, plus prompt et plus libre que celui du Grand-Russe ; notre écrivain va le faire triompher dans la littérature de son temps, il le représentera avec d’autant plus d’exactitude que son cœur tient plus fort à la terre natale. Il y plonge par toutes ses racines ; la première moitié de l’œuvre de Gogol n’est que la légende de la vie de l’Ukraine.

Nicolas Vassiliévitch naquit en 1809, à Sorotchinzy, près de Poltava, au centre des terres noires et de l’ancien pays cosaque. Son premier éducateur fut son grand-père. Ce vieillard avait été écrivain régimentaire des Zaporogues. Malgré son intitulé, cette charge d’épée n’avait rien à voir avec les lettres, c’était une des dignités de la milice républicaine. L’enfant fut bercé aux récits de l’aïeul, survivant des époques héroïques, intarissable sur les grandes guerres de Pologne, sur les hauts faits des écumeurs de la steppe. La jeune imagination s’emplit de ces histoires, tragédies militaires et féeries paysannes ; elles nous ont été transmises presque intactes, – Gogol l’a souvent répété, – dans les Veillées du Hameau et, surtout, dans le poème de Tarass Boulba. Ce que le grand-père racontait, l’enfant l’apprenait sous une autre forme en écoutant les kobzars, ces rhapsodes populaires qui vont chantant l’épopée ukrainienne. Tout, dans ce milieu, lui parlait d’un âge fabuleux à son déclin, d’une poésie primitive encore vivante dans les mœurs. Quand l’artiste condensera pour nous cette poésie flottante dans l’air qu’il respire, on devinera qu’elle a passé à travers deux prismes : celui de la vieillesse, qui se rappelle avec regret ce qu’elle narre ; celui de l’enfance, qui imagine avec éblouissement ce qu’elle entend.

Ce furent là, paraît-il, les premières classes du jeune Gogol et les plus profitables. On le plaça, par la suite, au gymnase de Niéjine, on lui montra le latin et les langues étrangères ; ses biographes nous assurent qu’il fut un détestable écolier. Les biographes agrémentent volontiers de ce trait la vie de tous les grands hommes, c’est un siège fait. Il ne faut pas le repérer trop haut, on pourrait être lu dans les collèges, D’ailleurs, si l’éducation première de l’écrivain eut des lacunes, il y pourvut plus tard ; tous ses contemporains témoignent de sa vaste lecture, de sa connaissance approfondie des littératures d’Occident. Comme il va quitter les bancs de l’école, ses lettres à sa mère nous déclarent déjà les inclinations de son esprit : une verve observatrice et satirique, exercée aux dépens de ses camarades, un fonds de piété sérieuse, le désir d’une grande destinée.

Un Russe qui voulait faire le bonheur de ses semblables sous l’empereur Nicolas n’avait pas le choix des moyens ; il devait entrer au service de l’État et gravir laborieusement les degrés de la hiérarchie administrative : depuis Pierre le Grand, ce mandarinat obligatoire aspire toutes les forces vives de la nation. Après avoir terminé les études qui y donnent accès, Gogol partit pour Pétersbourg. Ses lettres nous instruisent de son histoire morale. C’était en 1829, il avait vingt ans ; léger de bourse, riche d’illusions, il entra dans la capitale comme ses pères les Zaporogues dans les villes conquises, persuadé qu’il n’avait qu’à étendre la main avec hardiesse pour saisir toutes les félicités.

En quelques semaines, Nicolas Vassiliévitch fit son apprentissage. Non seulement on ne lui offrait rien de ce qu’il attendait, mais on refusait partout ce provincial sans appuis. Il apprit que la grande Ville était un désert plus inclément que sa steppe natale ; il connut les portes sourdes au débutant qui frappe, les vaines promesses, toute la défense inerte de l’établissement social contre l’assaut des nouveaux arrivants.

Après bien des démarches, il obtint une modeste place d’expéditionnaire au ministère des apanages. Il ne passa qu’une année dans les bureaux ; elle exerça une influence décisive sur son esprit. Tandis qu’il copiait la prose de son chef de division, la bureaucratie russe posait devant lui ; les silhouettes des tchinovniks se gravaient dans sa mémoire, il étudiait le monstre qui devait hanter toute son œuvre ; Akaky Akakiévitch, le triste héros qui personnifiera dans le Manteau, ce monde de misère, lui apparut là en chair et en os. Bientôt las de ce métier, Gogol en essaya quelques autres. Il se croyait un grand talent d’acteur, il offrit ses services à la direction des théâtres ; on ne lui trouva pas assez de voix. Le comédien, rebuté, se fit précepteur ; il entreprit sans grand succès des éducations dans des familles de l’aristocratie pétersbourgeoise. Enfin, des amis lui procurèrent une chaire d’histoire à l’Université : le professeur dépensa tout son feu dans un brillant discours d’ouverture ; dès la seconde leçon, ses élèves ne le reconnurent plus, il ne réussissait qu’à les endormir. Au bout de tant de naufrages, cette épave ne pouvait manquer d’arriver à la littérature : c’est le refuge habituel, là tombeau des propres à rien et le tremplin des propres à tout. Plus souvent le premier.

De timides essais, publiés dans les journaux sous le couvert de l’anonymat, avaient procuré au jeune tomme quelques relations. Pletnef l’encourageait, Joukovsky l’introduisit chez Pouchkine. Gogol a raconté avec quelles palpitations il sonna, un matin, à la porte du grand poète. Celui-ci dormait encore, ayant veillé toute la nuit ; comme le visiteur ingénu s’excusait de troubler un pareil travailleur, le valet de chambre lui certifia que son maître avait passé la nuit à jouer aux cartes. C’était une désillusion, l’émule de Byron ne les épargnait pas à ses admirateurs ; mais l’accueil fut si cordial ! Si Pouchkine a tant fait pour les lettres russes, c’est peut-être plus encore par sa bonté que par ses chefs-d’œuvre. Exempt d’envie, libéral de son trop-plein d’idées et de gloire, il aimait naturellement le succès d’autrui, comme on aime le soleil sur les fleurs ; c’est la vraie marque du génie, celle qui est au cœur. Son ardente sympathie, prodigue d’encouragements et d’éloges, a fait lever des légions d’écrivains ; entre tous, Gogol demeura son préféré. Pour commencer, Pouchkine l’engagea à traiter des scènes tirées de l’histoire nationale et des mœurs populaires. Gogol suivit le conseil ; il écrivit les Veillées du Hameau.

 

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Les Veillées dans un Hameau, près de Dikanka, c’est toute l’enfance du jeune auteur, tout le souvenir et l’amour de la terre d’Ukraine, épanchés de son cœur dans un livre. Un vieil éleveur d’abeilles est censé conter ces histoires à la veillée ; il bavarde au hasard, et la Petite-Russie se déroule devant nous sous tous ses aspects : paysages et foules, tableaux de mœurs rustiques, dialogues populaires, légendes grotesques ou terribles. Deux éléments assez contradictoires font corps, dans ces récits : la gaieté et le fantastique. Il y a beaucoup de diablerie, il y en a trop ; les sorcières, les ondines, pâles spectres de noyées, le Malin sous tous ses déguisements, passent et repassent sans cesse, effrayant les villageois. Mais on ne les prend guère au sérieux ; la gaieté l’emporte, saine et robuste. Rien encore du rire amer qui creusera bientôt son pli sur la lèvre de Gogol ; seulement, le bon et franc rire d’un joyeux Cosaque, gavé d’une copieuse écuelle de gruau, et qui s’étire au soleil en écoutant les farces dont se vante son compère ; entreprises galantes de jeunes gars ; bons tours joués au Juif ou aux autorités du village, soûlaisons rabelaisiennes avec force gourmades. Tout cela est conté dans une langue grasse et savoureuse, chargée de mots petits-russiens, de locutions naïves ou triviales, de ces diminutifs caressants qui rendraient seuls la traduction impossible dans un idiome plus formé.

L’effet du livre fut considérable ; il avait, par surcroît, le mérite de révéler un coin de Russie inconnu. Gogol se trouva classé d’emblée. Pouchkine, dont l’âme claire aimait par-dessus tout la bonne humeur, porta aux nues l’œuvre qui l’avait fait rire. Les Russes la tiennent, jusqu’à présent, pour un de leurs meilleurs titres littéraires. Je demande à faire quelques réserves. Serait-ce que nous sommes trop vieux pour nous plaire aux contes de nourrices, trop moroses pour nous réjouir avec les bonnes gens ? Je ne sais ; mais malgré toutes les qualités incontestables que je signale, les Veillées me laissent assez indifférent.

En 1834, l’auteur leur donna une suite sous ce titre : Récits de Mirgorod. C’était son règlement de comptes avec le romantisme.

L’œuvre capitale, dans ce recueil, celle qui assura la célébrité de l’écrivain, c’est Tarass Boulba. Tarass est un poème épique en prose, le poème de la vie cosaque d’autrefois. Gogol se trouvait dans d’heureuses conditions refusées à tous les modernes faiseurs d’épopées. En empruntant le cadre et les procédés consacrés depuis le vieil Homère, il les appliquait au pays, aux hommes, aux mœurs qui offrent le plus de ressemblance avec le monde homérique. Il avait eu l’impression directe de ce qu’il chantait ; il avait vu mourir autour de lui ces débris attardés du moyen âge. Comme il l’a dit, il ne faisait que rédiger les récits de son aïeul, témoin et acteur de cette Iliade. A l’époque où le poète écrivait, il ne s’était guère écoulé plus d’un demi-siècle depuis la dissolution du camp des Zaporogues, depuis la dernière guerre de Pologne, où Cosaques et Polonais avaient fait revivre les exploits, la licence et la férocité des grands compagnons du temps de Bogdan.

Cette représentation animée nous en apprend plus sur la république du Dniéper que toutes les dissertations des érudits.

 

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Nous en avons fini avec la période douteuse où Gogol se cherchait. Tout ce que la terre natale lui avait suggéré, tout ce qu’il avait senti et entendu dans sa jeunesse, tout cela est, maintenant, sorti de lui, pieusement embaumé dans les Veillées et dans Tarass, avec les rites de l’ancien culte. La vie va lui montrer d’autres expériences, qui nécessitent un langage nouveau.

En 1835, Nicolas Vassiliévitch résigna ses fonctions universitaires et quitta définitivement le service public. « Me voici redevenu un libre Cosaque », écrit-il à cette date. C’est le moment de sa plus grande activité littéraire. Il mène de front des nouvelles, des comédies, des essais d’inspiration très variés. Il publie le Manteau, il fait jouer le Reviseur.

Le Manteau, c’est le souvenir et la vengeance de l’année de galères passée par Gogol dans les bureaux du gouvernement, le premier coup porté au minotaure administratif ; le Reviseur fut le second. L’écrivain avait toujours eu de l’inclination pour le théâtre, sa verve satirique l’appelait de ce côté ; il esquissait, à cette époque, plusieurs scénarios de comédie, assez mal venus, d’ailleurs ; celui du Reviseur fut le seul qui aboutit. L’intrigue de la pièce est un simple quiproquo de vaudeville. Les fonctionnaires d’un chef-lieu de province attendent un inspecteur qui doit venir incognito passer la revue des services publics ; un voyageur tombe à l’auberge ; plus de doute, c’est le redoutable justicier. Les consciences bureaucratiques sont terriblement lourdes ; aussi chacun d’accourir en tremblant, de plaider sa cause, de dénoncer un collègue et de glisser à l’inspecteur des roubles propitiatoires. Abasourdi, d’abord, l’inconnu entre dans son rôle et empoche l’argent. La confusion augmente jusqu’au coup de foudre final : l’arrivée du véritable commissaire.

Le Reviseur n’est ni une comédie de sentiments, ni une comédie de caractères ; c’est un tableau de mœurs publiques. Dans cette nombreuse galerie de coquins, aucun ne pose pour l’ensemble, comme disent les peintres ; l’artiste ne dessine de ses personnages qu’un seul trait, identique chez tous, il les met à contribution pour un vice unique. Ou, plutôt, il n’y a qu’un personnage, abstraction toujours présente à nos yeux sur le devant de la scène : c’est la Russie administrative, dont on met à nu la plaie honteuse, la vénalité let l’arbitraire.

Ce qu’il y a de plus étonnant dans cette comédie, c’est qu’elle ait été jouée. Avec les idées tout d’une pièce que nous avons sur l’empereur Nicolas, on a peine à se figurer pareille satire de son gouvernement, applaudie à Pétersbourg en 1836 ; aujourd’hui, sur le théâtre russe, je doute que la censure tolérât des attaques analogues. Heureusement, l’audacieux satirique eut l’empereur lui-même pour censeur. Le tsar lut le manuscrit, porté au palais par une amie ; il éclata de rire, il ordonna à ses comédiens de jouer la parodie de ses fonctionnaires. Le jour de la représentation, il vint donner de sa loge le signal des applaudissements.

L’année 1836 fut climatérique pour Gogol. En plein succès, sa vie s’empoisonne ; les peines d’imagination, aigrissant un mal physique, commencent à ravager cette âme ; des deux éléments qui en faisaient l’équilibre, gaieté et mélancolie, le premier s’appauvrit, le second prend le dessus. Le monde pétersbourgeois avait applaudi le Reviseur : il fallait bien applaudir après l’empereur. Mais la coalition de rancunes suscitée par une telle œuvre ne devait pas épargner l’auteur. Il eut à subir des vexations, des attaques ; le regard chagrin qu’il portait déjà sur toutes choses vit dans ces misères une persécution.

« Tous sont contre moi, écrit-il à un ami : fonctionnaires, gens de police, marchands, littérateurs ; tous déchirent ma pièce... Je l’ai prise en horreur, ma pièce ! Je vous jure que personne ne peut soupçonner ce que je souffre. Je suis las d’âme et de corps. »

Il ressentait les premières atteintes de l’affection nerveuse, compliquée d’hypocondrie, qui allait miner son organisme. Tourmenté par l’instinct de la migration, comme au temps de son adolescence et de la fugue à Lübeck, il résolut de partir ; il disait : « de fuir ». Cette fois, la fuite fut plus sérieuse ; il ne revint dans sa patrie qu’à de lointains intervalles, et, enfin, pour y traîner ses dernières années. Il prétendait, comme le fit plus tard Tourgueniev, qu’il ne voyait bien le pays, objet de ses études, qu’alors qu’il en était loin. Le voyageur parcourut diverses parties de l’Europe, puis il se fixa à Rome.

Le transfuge emportait de Russie l’idée du livre souverain, du livré essentiel où il devait « tout dire ». Quel écrivain aux ambitions un peu hautes ne l’a rêvé, ce livre où l’on doit tout dire ? Du jour qu’on l’entrevoit, il vous tient jusqu’à la mort, il devient le confident de toutes les pensées, le maître et, parfois, le tyran de toute l’existence.

Le poème des Âmes Mortes devait avoir trois parties. La première parut en 1842 ; la seconde, inachevée et rudimentaire, brûlée par l’auteur dans un accès de désespoir, fut imprimée après sa mort sur une copie échappée à l’autodafé. Quant à la troisième, le poète la rêve peut-être sous le bloc de pierre qui porte son nom dans un cimetière de Moscou.

 

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Je ne puis songer à passer en revue les types innombrables créés dans cette œuvre par Gogol : foule qui monte de tous les points de l’horizon, et dont chaque figure se grave dans notre mémoire par des traits et des gestes originaux. Une pointe de caricature accuse la silhouette ; pourtant, elle est réelle et vivante. La Russie se lève de ce livre comme le peuple d’une composition de Callot. Dès les premières pages, voici des exemplaires choisis avec soin, représentants des espèces les plus répandues dans le monde de province : Sobakiévitch, le frondeur universel, hargneux et mauvaise langue ; Nozdref, le viveur bruyant et vantard, toujours pris de vin, corrigeant volontiers la fortune « à cette table de jeu qui est la consolation de toute la Russie » ; la dame Korobotchka, têtue et intéressée, refusant de comprendre le troc singulier qu’on lui propose, ramenant tout à son idée fixe : vendre son miel et son lard ; bonne femme, d’ailleurs, et scrupuleuse observatrice des règles de l’hospitalité.

Mais le plus curieux de ces types, le plus laborieusement calculé, c’est le héros du poème. Tchitchikof n’est pas, comme on pourrait le croire, un cousin de Robert Macaire, un vulgaire filou ; c’est un Gil Blas sérieux et sans esprit. Ce pauvre diable est né sous une mauvaise étoile :

« La vie le regarda, dès le début, d’une fenêtre chargée de neige. »

Fonctionnaire chassé de quelque bureau, il exploite sa trouvaille, dont il ne paraît pas sentir l’immoralité ; au fond, il ne fait de tort à personne, il compte bien mourir dans la peau d’un honnête homme ; exact et correct en toutes choses, il est sans portée et sans énergie quand on le sort de soit affaire d’âmes mortes. Le signalement physique du personnage est purement négatif ; rien en lui que d’ordinaire et d’indéterminé.

« Un monsieur ni beau ni laid, pas trop gros, pas trop mince ; on ne pouvait pas dire qu’il fût vieux, mais ce n’était plus un jeune homme... »

Et tout le reste à l’avenant. Gogol s’efforce d’élargir le type pour y faire rentrer une série plus nombreuse d’individus, et nous devinons bientôt l’intention de l’auteur. Tchitchikof doit avoir aussi peu de personnalité que possible, car ce n’est pas tel ou tel homme qu’on veut nous montrer en lui ; c’est une image collective, c’est le Russe, irresponsable de sa dégradation.

Ce que j’eusse voulu montrer dans ce livre, c’est le réservoir de la littérature contemporaine, l’eau mère où sont déjà cristallisées toutes les inventions de l’avenir.

Fond de caractères et fond d’idées. Les grands courants qui vont féconder l’esprit russe sortent du livre initiateur. Je me m’attacherai qu’au principal, à celui qui donne à la littérature slave sa physionomie particulière et sa haute valeur morale. Nous trouvons, dans maint passage des Âmes Mortes, palpitant sous le sarcasme du railleur, ce sentiment de fraternité évangélique, d’amour pour les petits et de pitié pour les souffrants, qui animera toute l’œuvre d’un Dostoïevski.

Quand la première partie des Âmes Mortes parut, en 1842, ce fut un cri de stupeur chez les uns, d’indignation chez les autres. C’était donc cela, la patrie ! Une caverne de coquins, d’idiots et de misérables, sans une exception consolante ! Un mot fameux de Pouchkine avait déjà averti l’auteur :

« Je lui lisais les premiers chapitres de mon livre. Il s’apprêtait à rire, comme il faisait toujours quand il entendait quelque chose de moi. Mais je le vis devenir soucieux, son visage s’assombrit par degrés. Quand j’eus fini, il s’écria, d’une voix accablée :

 » – Dieu ! que notre Russie est triste ! »

Chacun répéta l’exclamation du poète. Beaucoup de lecteurs refusèrent de se reconnaître aux portraits noirs de leur ressemblance : ils accusèrent l’écrivain de les avoir vus à travers sa bile de malade, ils le traitèrent de diffamateur et de renégat. On lui objectait, avec raison, que, malgré les mœurs du servage et la corruption administrative, il ne manquait pas de braves cœurs et d’honnêtes gens dans l’empire de Nicolas. Le malheureux Gogol comprit qu’il avait frappé trop fort. À partir de ce moment, il multiplie les lettres publiques, les explications, les préfaces ; il conjure ses lecteurs d’attendre, pour le juger, la seconde partie de son poème, le contraste de la lumière avec les ténèbres du début.

 

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Gogol revint de Rome vers 1846. Sa santé déclinait rapidement, les accès de fièvre lui rendaient tout travail difficile. Il se reprenait, avec une passion désespérée, à ses Âmes Mortes ; sa plume, errante au gré de ses nerfs, le trahissait. Ce fut dans une des crises de son mal qu’il brûla tous ses livres et le manuscrit de la seconde partie du poème. Les choses de la foi l’absorbèrent bientôt tout entier. Il désirait faire le pèlerinage de Terre Sainte ; pour se procurer les fonds nécessaires, dit-il dans une préface, et pour solliciter les prières de ses lecteurs, il publia son dernier écrit : les Lettres à mes Amis. Ce sont des épîtres de direction spirituelle, entremêlées de plaidoyers littéraires. Aucun de ses ouvrages satiriques ne lui valut autant d’ennemis et d’injures que ce traité de morale religieuse.

Le point de départ de l’écrivain était le même que celui de Tchaadaïev, dans la Lettre Philosophique : la nécessité d’une vie spirituelle. Mais il prenait la thèse inverse. La Lettre Philosophique avait plu, par une pointe d’opposition, au gouvernement et à l’Église établie ; les Lettres à mes Amis exaltaient ce gouvernement et cette Église, elles déniaient toute vertu régénératrice aux panacées à la mode en Occident, au moment même où les cerveaux russes se grisaient de ces dernières.

On trouve de tout dans cet écrit : pas mal de fatras philosophique, aussi nuageux que celui du camp adverse ; des vérités anciennes, toujours bonnes à dire parce qu’elles sont toujours oubliées, et quelques idées nouvelles sur lesquelles on vit aujourd’hui dans le monde slave. Comme il est d’usage, ce fut précisément pour ces dernières qu’on traita l’auteur de réactionnaire. La presse, représentée alors par les revues littéraires, se déchaîna contre l’imprudent qui remontait le courant du jour.

Je laisse ces querelles obscures. On sera plus curieux d’apprendre ce que devenait le pauvre écrivain au milieu de la tempête qu’il avait soulevée. Il fit le voyage de Jérusalem, il erra quelque temps à travers ces ruines grises, paysage tentant et dangereux pour les âmes en détresse. De retour à Moscou, il fut recueilli dans des maisons amies. Le Cosaque ne pouvait parvenir à se fixer. Il ne possédait rien, donnant tout aux pauvres. Dès 1844, il avait abandonné le produit de ses œuvres à la caisse des étudiants nécessiteux. Ses hôtes le voyaient arriver avec une petite valise, bourrée d’articles de journaux, de critiques et de pamphlets dirigés contre lui ; ce bagage de gloire et d’amertume était tout son avoir. Une personne qui grandissait alors dans une des familles où il fréquentait le plus me retrace le portrait de Gogol à cette époque. C’était un petit homme, trop long de buste, marchant de travers, gauche et mal mis, assez ridicule avec sa mèche de cheveux battant sur le front et son grand nez proéminent. Il se communiquait peu, avec difficulté. Par instants, il retrouvait des éclairs de son ancienne gaieté, surtout près des enfants, qu’il aimait. Bientôt, il retombait dans son hypocondrie.

À trente-trois ans, après la publication des Âmes Mortes, les facultés productrices étaient déjà ruinées chez Nicolas Vassilievitch ; à quarante-trois, il finissait de s’éteindre, le 21 février 1852. L’incident fit peu de bruit. La faveur impériale avait oublié ce littérateur ; depuis 1848, ils portaient tous ombrage. On blâma le gouverneur de Moscou, qui avait revêtu les cordons de ses ordres et accompagné le cercueil. Tourguéniev fut exilé dans ses terres en punition d’une lettre où il appelait le défunt : grand homme.

 

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La postérité s’est chargée de ratifier ce titre. Quelle place faut-il assigner à Gogol dans le Panthéon littéraire ? Mérimée la trouvait « entre les meilleurs humoristes anglais ». Le rang me semble modeste, à moins que le critique ne fît allusion à Swift, ce qui serait honorable et juste. Je voudrais rapprocher l’écrivain russe de ses maîtres naturels et le rencontrer à mi-hauteur entre Cervantes et Le Sage. Mais il est encore trop tôt. Goûterions-nous le Don Quichotte, si les choses d’Espagne n’étaient pas entrées depuis trois siècles dans notre littérature ? Dès l’enfance, nous nous apprêtons à rire quand on nous parle d’un alguazil ou d’un alcade. Gogol nous entretient d’un monde trop nouveau. L’abord en est pénible ; des mœurs ignorées, une armée de personnages sans lien commun, des noms d’autant plus étranges qu’ils comportent des intentions comiques. Qu’on ne s’attende pas à trouver là les séductions qui recommandent Tolstoï et Dostoïevski.

Quant aux idées, j’ai assez dit ce qu’il en fallait rapporter à Gogol. Il a surgi au moment où sa patrie, incertaine de ce qu’elle allait être, s’ignorait elle-même et enfantait obscurément ; ce médecin brutal l’a délivrée, il lui a montré ce qu’elle devait aimer en flétrissant ce qu’elle devait haïr. L’écrivain réaliste, au meilleur sens de ce terme, a fourni l’outil convenable à la pensée et à l’art de notre temps ; il en a vu l’emploi futur d’un regard très clair ; il a même aperçu l’aboutissement dernier, au moins en Russie, de cette enquête exacte sur les : phénomènes et sur l’homme, inaugurée par lui. Si l’on en doute, qu’on retienne cette phrase, l’une des dernières tombées de sa plume, dans la Confession d’un Auteur :

« J’ai poursuivi la vie dans sa réalité, non dans les rêves de l’imagination, et je suis arrivé ainsi à Celui qui est la source de la vie. »

 

 

 

E.-Melchior de VOGÜÉ.

 

Paru dans Les Annales politiques

et littéraires en 1909.

 

 

 

 

 

 

 

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