Sainte Radegonde

 

(vers 520-587)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Edward Ingram WATKIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’époque où l’Empire d’Occident tomba aux mains des Barbares, ainsi que la sombre période qui a suivi, sont souvent considérées comme comparables à la nôtre. Dans les deux cas, la sécurité et la prospérité font place au désordre et au danger. Ces deux périodes témoignent d’une souffrance immense et épouvantable, et de la destruction des restes sans prix de la culture ancienne. Elles ont été toutes deux troublées par des guerres, ou par la crainte de la guerre : « le cœur des hommes était dominé par la peur de ce qui pouvait arriver sur la terre ». À d’autres égards, cependant, ces deux périodes sont l’opposé l’une de l’autre. Car en notre temps triomphe toujours plus « l’esprit du siècle », dont la force réside dans les sciences physiques et dans leurs applications. Et jamais l’État n’a été aussi puissant, n’a régné sur les masses aussi despotiquement, en les sacrifiant aussi délibérément à ses desseins économiques ou militaires, sans qu’il soit possible de lui résister. Dans une civilisation de masses mécanisées, où les valeurs économiques priment tout, les individus sont réduits à l’impuissance et les valeurs spirituelles disparaissent.

Aux temps qui suivirent l’époque romaine, le pouvoir et le progrès dépendaient de la religion et de ses représentants. Les plus sages et les meilleurs sur le plan moral, quelque culture qu’ils eussent conservée dans la destruction progressive et dans l’anarchie persistante, servaient l’Église. Comme l’Arche dans le déluge, l’Église préserva – en même temps que ses trésors religieux, en même temps que la culture et les agréments de la vie cultivée – la décence élémentaire inhérente à un comportement civilisé ; et elle le fit en face de la violence extérieure, et en dépit de l’indignité intérieure de ses serviteurs.

À cette époque, si pareille à la nôtre et si différente pourtant, vécut cette grande femme vénérée sous le nom de sainte Radegonde. Elle naquit vers 520, environ deux ans avant que ce général anglo-normand, mal connu par la postérité sous le nom du roi Arthur, eût remporté la dernière des nombreuses victoires par lesquelles la cavalerie qu’il avait formée et instruite triompha de l’envahisseur saxon ; elle mourut dix ans avant que saint Augustin débarquât à Ebbsfleet pour convertir le Kent.

Pourtant, sainte Radegonde n’est pas un personnage obscur, plus légendaire qu’historique. Comme celle de tant de saints de son temps, sa vie ne nous apparaît pas si décousue qu’un hagiographe des siècles passés ait dû la retracer en suivant une méthode conventionnelle, et souvent en plagiant honteusement la vie des autres saints. Son existence est connue d’après les sources qui lui sont contemporaines, et racontée par des personnes qui la connaissaient intimement. Son ami de toujours, le poète Fortunat, écrivit cette vie ; et, un peu plus tard, une nonne du couvent qu’elle fonda, et qui fut élevée par la sainte, nonne nommée Baudonivia, écrivit un supplément à ce récit. Ni l’un ni l’autre, il faut le reconnaître, n’ont saisi l’occasion qui leur était donnée. Aucun ne nous a donné le portrait en grand dont il possédait les matériaux. Chacun a cru de son devoir de ne pas décrire cette femme si bien connue, et depuis si longtemps, mais de dessiner un vitrail en son honneur, pour édifier ses lecteurs.

En conséquence, l’essentiel de ces récits est composé des deux éléments de l’hagiographie telle qu’on la pratiquait alors : le compte rendu des austérités de la personne vénérée et celui de ses miracles. Fortunat ne mentionne même pas, à la différence de Baudonivia, que Radegonde fonda le couvent de Poitiers ; ni l’évènement qui donna à ce couvent son nom, à savoir l’arrivée d’une relique de la Vraie Croix que l’empereur byzantin Justin envoya à la demande de Radegonde. Cependant çà et là, la personnalité de la sainte transparaît dans un mot ou dans un acte.

Dans ses poèmes, Fortunat a révélé un autre aspect du caractère de Radegonde, femme attirante humainement par ses moments d’abandon et de chaude amitié, indulgente (trop peut-être) pour les faiblesses des âmes faites d’une étoffe moins solide que la sienne.

Enfin, pour replacer sa vie et son œuvre dans son cadre d’époque, nous avons les renseignements de saint Grégoire, évêque de Tours, qui eut un rôle très important dans la vie publique de son temps, et dont les écrits éclairent très vivement le tableau historique de la Gaule du vie siècle. Grégoire connaissait bien la sainte et ce fut lui qui déposa sa dépouille au tombeau.

Radegonde était une princesse allemande, fille de Berthaire, roi de Thuringe, pays alors gouverné par trois frères. Un des trois, l’oncle de Radegonde Hermenefred, assassina le père de celle-ci, puis, avec l’aide du roi de France, le fils de Clovis, Thierry Ier, il vainquit le troisième frère et resta seul à régner. L’enfance de Radegonde fut ainsi assombrie par un crime, d’une sauvagerie habituelle dans les annales de ces royaumes barbares. Mais, bien qu’il eût tué son père, Hermenefred ne manifesta aucune malveillance envers elle ; peut-être voulait-il la marier à son fils Hamalafred. Pour Radegonde, Hamalafred fut le grand frère des années d’enfance ; l’affection qu’elle lui portait s’exprime dans un poème écrit en son nom par Fortunat : il fut pour elle un père et une mère, une sœur et un frère. Elle se rappelle avec tendresse que son cousin la prenait dans ses bras pour l’embrasser.

Cependant, cette époque de vie familiale ne dura pas longtemps. Son oncle Hermenefred rompit son traité avec ses alliés francs, Thierry Ier, aidé de son frère Clotaire, attaqua et écrasa le chef thuringien. Hamalafred s’enfuit vers l’est, pour entrer, semble-t-il, au service de l’empereur d’Orient. Radegonde avait dix ou douze ans : Clotaire l’enleva et l’emmena à Athis, en vue d’un mariage possible. J’ignore si elle reçut le baptême à ce moment ou si elle était déjà chrétienne, car la conversion des Francs était toute récente.

Radegonde reçut une éducation aussi bonne que le temps et le lieu le permettaient, et acquit cette connaissance des lettres qu’on lui verra plus tard ; mais surtout elle acquit la dévotion profonde qui la conduisit à la sainteté. Au moment de son mariage, elle est déjà en esprit une religieuse et son goût est cultivé, son allure royale et sa beauté remarquable. Dès qu’il la jugea en âge de se marier, Clotaire décida de l’épouser. Elle eut un mouvement de fuite, mais s’inclina devant l’inévitable ; ils furent mariés à Soissons. Une jeune fille moins sensible, moins raffinée, moins sainte et moins modeste que Radegonde aurait bien pu frémir devant un tel époux. Car, comme la plupart de ceux de sa race, Clotaire était un sauvage, aux passions violentes. Bien que traditionnellement monogames, les chefs francs avaient toujours eu droit à un harem ; et leur conversion ne les avait pas amenés à renoncer à ce privilège. Il est souvent impossible de dire laquelle des femmes d’un roi fut sa femme, dans le sens où l’entend l’Église. Et les prêtres gaulois, bien que beaucoup d’entre eux fussent considérés comme saints, n’entreprirent aucune action contre leurs chefs polygames. Clotaire n’était sûrement pas monogame. On lui attribue six concubines, dont Radegonde aurait été la deuxième.

De ses propres mains, il avait massacré deux des fils de son frère Clodomir. Peu avant sa mort, il mit le feu à une hutte qui abritait son fils rebelle. Il avait, il est vrai, pardonné une première rébellion. Il le brûla vivant avec sa femme et ses filles. Tel était l’homme auquel cette jeune fille sensible, cultivée et dévote se trouva liée par les liens du mariage.

Reine, elle mena, nous dit-on, une vie qui convenait plus à une religieuse dans un cloître. Elle donnait argent et nourriture aux pauvres et aux religieux. Elle distribuait une part de ses revenus. À Athis, elle fit construire, pour les malades pauvres, un hospice où elle baignait elle-même les femmes, lavait la tête des hommes, enfin donnait aux malades une boisson chaude. À la table royale, elle refusait le banquet qu’on déployait devant elle et s’efforçait de manger en cachette un repas de légumes sans viande. Puis, elle se levait de table pour assister ou chanter à l’office divin. La nuit, elle quittait le lit de son mari pour prier dans son oratoire, s’étendait sur une toile de sac et revenait engourdie par le froid. Pendant le Carême, elle portait une chemise de poils sous ses robes royales ; quand Clotaire était absent, elle doublait la longueur et la ferveur de ses dévotions. Elle passait des nuits entières à prier, dans des chapelles éclairées par des bougies qu’elle avait faites de ses propres mains. Quelquefois, Clotaire remarquait qu’elle était absente de sa table, et on lui disait qu’elle faisait ses dévotions. Un mari de tempérament plus doux aurait pu protester contre ces austérités et s’opposer à ce qu’elle quittât sa place à côté de lui. Mais, chose bizarre, sa violence envers elle n’était que verbale ; même, il s’en excusait et faisait des cadeaux pour se la faire pardonner. Sans nul doute, il se consolait avec des femmes plus terrestres ; mais c’est un fait que ce sauvage déchaîné était plein de crainte devant Radegonde. Il percevait chez elle un pouvoir surnaturel qu’il craignait d’offenser ; quand cela lui arrivait, il avait peur. Car la religion catholique, superstitieusement et grossièrement comprise, était une réalité pour ces chefs mérovingiens. Le comportement humain n’est mas toujours logique. Les ouvrages si vivants de saint Grégoire de Tours se situent à mi-chemin des Acta Sanctorum et de la presse quotidienne.

Clotaire éprouvait pour Radegonde non seulement de la crainte, mais aussi du respect. Elle obtint de lui la grâce de bien des criminels condamnés et la destruction d’un sanctuaire païen. Cette union mal assortie continua pendant six ans ; elle aurait pu durer indéfiniment si son mari n’avait, pour un motif inconnu, fait assassiner son frère. C’en était trop ; Radegonde, qui n’avait pas d’enfant pour la retenir, décida de quitter Clotaire et de suivre sa vocation religieuse. Elle se dirigea vers Novon où saint Médard était évêque et elle demanda à prendre le voile. Mais lui hésita d’autant plus à séparer la reine de son royal époux qu’une bande de nobles francs le menaçait dans sa cathédrale. Radegonde se retira à la sacristie, se revêtit de l’habit religieux et, retournant à l’autel, dit à Médard que si, par respect humain, il repoussait sa demande, il serait responsable de son âme devant Dieu. Médard craignait Dieu. Il consentit et la consacra diaconesse.

À cette minute d’angoisse et d’exaltation, Radegonde fut réconfortée par une vision qui lui promettait une place dans le sein de Notre-Seigneur – nous dirions aujourd’hui : dans Son Cœur. La première chose qu’elle fit fut de donner aux pauvres, et pour l’ornement des églises, toute sa garde-robe royale, ses beaux vêtements et ses bijoux. Après une visite au sanctuaire de saint Martin à Tours – le plus saint de la Gaule – elle se retira à Saix, résidence que Clotaire lui avait assignée. Elle accentua l’austérité de sa vie. Fortunat nous dit que, dès l’instant de sa conversion, elle ne mangea plus que des légumes, s’abstenant même de poisson, d’œufs et de fruits, et ne but que de l’eau avec du miel ou du jus de poires. Pourtant, il lui adressa un poème accompagné d’un cadeau de fruits. Radegonde continua et développa son activité charitable. Chaque jeudi et chaque samedi, elle lavait la tête d’une foule de pauvres répugnants, les débarrassait de leurs poux, nettoyait leurs plaies, enlevait la vermine et versait de l’huile sur les blessures. Elle lavait les femmes des pieds à la tête avec du savon, leur donnait des vêtements propres et un repas qu’elle servait elle-même, essuyait les mains et la bouche de ceux qui étaient trop faibles pour le faire. Elle nourrissait à la cuillère les malades et les aveugles tous les dimanches, elle donnait un repas aux pauvres auxquels elle tendait elle-même le premier verre de vin.

Mais son grand bonheur était de s’occuper des lépreux. Elle les servait à table, lavait leurs visages, leurs mains, leurs ongles et leurs blessures à l’eau chaude, s’occupait de chacun de ses invités, et les renvoyait avec un présent d’argent ou de vêtement. Elle baisait le visage des lépreuses. Une servante lui en fit la remontrance : « Ma révérende mère, qui vous embrassera si vous embrassez les lépreux ainsi ? – Si vous ne m’embrassez pas, répondit-elle, je m’en passerai. »

Radegonde alla ensuite à Poitiers, où elle devait demeurer jusqu’à la fin de sa vie. Elle y construisit un couvent, d’abord appelé couvent de Sainte-Marie, plus tard consacré à la Sainte-Croix. Elle y réunit deux cents nonnes, parmi lesquelles beaucoup étaient de noble famille franque ou gallo-romaine, et certaines de sang royal. Elle adopta la règle de saint Césaire dont elle obtint copie du jeune saint Césarée. Le couvent était clos de murailles afin que les religieuses ne pussent sortir. Les nonnes ne purent pas même suivre leur fondatrice jusqu’au cimetière, mais elles regardèrent du haut des murs passer le cortège funèbre. Cependant, il n’y avait aucune règle concernant les visites de l’extérieur. Fortunat, comme nous le verrons, pouvait déjeuner dans le parloir en compagnie de Radegonde et de l’abbesse Agnès. Le couvent possédait des bains bien organisés. Ils avaient vraisemblablement la forme normale des bains romains, où l’air chaud jouait un rôle considérable, comme dans les bains turcs modernes. Ces bains n’ont pas toujours dû se trouver à l’intérieur de l’enceinte. Car les serviteurs du couvent, les ouvriers et les journaliers avaient le droit de s’en servir, du début du Carême à la Pentecôte. Malgré son austérité, et à la différence de beaucoup d’autres saints, Radegonde ne supportait pas la saleté.

Radegonde nomma abbesse Agnès, jeune femme charmante, aimable, avenante et cultivée qu’elle avait élevée et qui était, comme Fortunat ne se lasse pas de le répéter, sa fille spirituelle. L’humilité de son dessein est hors de doute ; mais il est clair que Radegonde était la supérieure réelle, bien qu’elle n’en portât pas le titre. Agnès n’était pas femme à imposer sa volonté a sa mère spirituelle, et Radegonde était avant tout une femme de tête. Elle savait ce qu’il fallait faire et le faisait.

Elle refusa catégoriquement de laisser la fille du roi Chilpéric quitter le couvent, à la demande de son père, et faire un mariage politiquement avantageux. Beaucoup, parmi ses deux cents nonnes, étaient de saintes femmes. Mais d’autres étaient fort éloignées de la sainteté. Plusieurs étaient de naissance noble ou royale, et ne considéraient pas un mariage mérovingien comme une perspective attrayante, aussi préféraient-elles le célibat dans une communauté aristocratique. Radegonde, c’est peu douteux, fit en leur faveur des concessions à la faiblesse humaine.

Pendant ce temps, Clotaire n’avait rien fait pour reprendre sa femme et la punir de sa désertion. Comme nous l’avons vu, Radegonde lui faisait éprouver une crainte à l’origine de laquelle il y avait une foi superstitieuse, mais authentique.

Cependant, le moment vint où le ressentiment d’une fierté blessée, à laquelle se mêlait peut-être une véritable affection pour sa reine perdue, le fit agir. Il partit pour Tours, avec l’intention de continuer jusqu’à Poitiers pour la ramener. Radegonde écrivit à saint Germain, évêque de Paris, qui avait accompagné le roi, en lui demandant d’intervenir ; et elle se mit en prières. Germain implora le roi d’abandonner son projet. Il eut gain de cause. Non seulement Clotaire laissa Radegonde tranquille, mais il lui écrivit une lettre où il lui demanda de lui pardonner. Puis, il dota et protégea son couvent. Après la mort de Clotaire, Radegonde obtint de ses quatre fils une garantie solennelle de protection pour son abbaye, garantie signée de leur main, et elle plaça en même temps la sainte maison sous la protection spéciale des évêques de France.

Son austérité s’accentua. Elle jeûnait tous les jours de semaine ; toute l’année, sauf à Pâques et aux grandes fêtes, elle couchait sur un sac de toile et sur des cendres. Elle participait plus qu’elle n’aurait dû aux travaux les plus vils ; elle balayait les planchers, même les plus sales. Elle tirait l’eau, épluchait et cuisait les légumes, lavait les ustensiles de cuisine ; elle apportait du bois et allumait les feux ; elle soignait les malades ; elle nettoyait même les latrines. Cela parut exagéré à un historien, qui écrit : « Les devoirs les plus grossiers, les plus dégoûtants, qu’aucune femme d’aujourd’hui n’oserait même décrire, étaient accomplis par une reine de France. » Mais elle n’était plus une reine ; pas même officiellement une abbesse. Ce travail dégoûtant – un millier d’années avant que le filleul de la reine Élisabeth d’Angleterre inventât les water-closets – devait être fait par quelqu’un. Nous devrions plutôt admirer l’humilité qui ne recule pas devant la tâche la plus déplaisante.

Radegonde n’oubliait pas non plus le bien-être du pays. Elle écrivait aux rois, alors constamment en guerre ; elle les exhortait, malheureusement sans grand résultat, à faire et à maintenir la paix.

La règle de Césaire encourageait – et même exigeait – l’éducation. Chaque nonne devait savoir lire et connaître le Psautier par cœur ; et deux heures par jour étaient consacrées à la lecture. Cela était du goût de Radegonde, qui aimait les livres. Elle lisait les deux Grégoire, celui de Nysse et celui de Nazianze, Basile, Athanase, Hilaire, Ambroise, Gérôme, Augustin, Sédule et Orose. Nous ne savons pas si elle lisait les Pères grecs dans l’original ou dans la traduction latine. Le temps qui lui restait en dehors des offices ou des travaux domestiques, elle le consacrait à lire ou à écouter lire ; elle commentait souvent pour ses nonnes ce qu’elles lisaient. Elle réduisait son sommeil au minimum. Même quand elle se couchait pour se reposer un peu, une nonne était chargée de lire jusqu’à ce qu’elle s’endormît. « Quand la lectrice pensait qu’elle avait sombré dans le sommeil et s’arrêtait de lire... elle disait : – Pourquoi vous taisez-vous ? Continuez à lire et ne vous arrêtez pas. » Baudonivia, à qui nous devons ce détail, fut peut-être la lectrice en question. Cela est un peu sans gêne, pensez-vous. C’est possible. Comme je le remarquais plus haut, le comportement humain n’est pas d’une pièce, et même les saints ne font pas exception à cette règle.

Dans l’ensemble, cependant, Radegonde, si sévère pour elle-même, était indulgente pour les faiblesses d’autrui. « Sévère et impitoyable pour elle-même, remarque Baudonivia, elle était pleine de compassion pour les autres. »

Nous pouvons étoffer ce jugement de quelques détails concrets, grâce aux poèmes que Fortunat adressait à Radegonde et à Agnès. Radegonde apparaît comme une humaniste chrétienne, tolérant les amitiés, aimant les conversations cultivées, permettant – et même encourageant – chez un ami le plaisir, qu’elle se refusait à prendre elle-même, de la bonne chère et du bon vin. L’amitié entre Radegonde, Agnès et Fortunat faisait du parloir de Sainte-Croix une oasis de science, de paix et de vie cultivée, dans un désert de guerre et de barbarie. Toutefois, cet aspect de la vie de Radegonde ne peut être étudié si l’on ne connaît pas l’ami qui était au centre de cette vie, le poète Venantius Fortunatus ou, pour lui garder son nom entier : Venantius Honorius Clementianus Fortunatus.

Fortunat était un Italien, né près de Trévise et élevé à Ravenne. Il vint en France vers 565 pour remercier saint Martin d’avoir soigné son œil malade. Il se rendit populaire auprès des évêques, des nobles et des princes en leur adressant des poèmes dédicatoires. Et Grégoire de Tours en particulier le prit en amitié. Il finit par s’installer à Poitiers, et ce fut le début de son amitié pour Radegonde et Agnès. On célèbre sa fête dans plusieurs diocèses. Il a donc droit au titre de saint, encore qu’on obtînt facilement les honneurs de la sainteté au vie siècle : en vérité, lorsqu’un évêque mérovingien ne figure pas parmi les saints, c’est qu’il était loin d’être un évêque parfait. Quand il mourut, Fortunat était évêque de Poitiers. Dans sa jeunesse, il essaya sûrement de tirer le meilleur parti de ce monde et de l’autre. Sa première règle de vie fut d’éviter d’être mêlé à des choses désagréables. Comme parmi ces choses désagréables pouvait se trouver la mort ou la torture, je suis loin de l’en blâmer.

Caractéristique de Fortunat est le portrait qu’il nous fait de lui-même, au début d’une lettre adressée à saint Félix, évêque de Nantes. Étendu sur la plage, il bâille et somnole, tenant à la main un livre de son ami ; il lit ce livre paresseusement, jusqu’à ce que, nous dit-il, l’éloquence de Félix l’oblige à sortir de sa torpeur. Les œuvres les plus connues de Fortunat sont les hymnes du temps de la Passion, Vexilla regis et Pange, lingua, gloriosi. Il écrivit aussi le Salve, festa dies, poème qui célèbre si joyeusement la résurrection de la nature, sortant de la tombe hivernale pour saluer le Seigneur ressuscité, hymne qu’on chantait en procession avant les messes de Pâques et de l’Ascension.

Ses nombreux poèmes adressés à Radegonde et à Agnès sont d’une tout autre veine : ce sont des vers de circonstance et des témoignages d’amitié. Il considérait Radegonde nomme sa mère spirituelle et Agnès, qui avait à peu près le même âge que lui, comme sa sœur spirituelle. Et son amitié pour sa « mère » et pour sa « sœur », aussi pure que la lumière, n’en était pas moins chaude. Quand Radegonde commençait sa retraite de Carême, le ciel se couvrait pour lui de nuages, jusqu’à ce que le soleil – Radegonde, « ma lumière » – fit sa réapparition à Pâques et l’entraînât, dès avril, à chanter de nouveau la moisson et les vendanges ! Quant à Agnès, elle était la joie de son cœur, « delicae animae meae », son « miel ». Il voulait pouvoir aider Radegonde à la cuisine et au lavoir, au jardin, ou à chercher de l’eau au puits. Il exprimait le plaisir qu’il avait à écouter chanter ses amies, le jour de la fête de saint Martin. Loin de chez lui et troublé par l’inquiétude, il désirait pouvoir endosser les ailes de Dédale et voler voir ses amies. Il se joignait à Agnès pour obliger Radegonde à boire un peu de vin pour sa santé.

Ils se faisaient des cadeaux, que Fortunat accompagnait de vers. Si la saison l’avait permis, il aurait envoyé des lis ou des roses. Mais il ne pouvait envoyer que des vesces, sorte de pois de senteur sauvages, aux couleurs brillantes, et des violettes. Un poème tout à fait charmant s’excuse d’un bouquet de violettes et de crocus : choses insignifiantes, remarque-t-il, mais « entre amis, les choses insignifiantes font plaisir bien au-delà de leur valeur » ; et il s’excusait pour le pauvre panier dans lequel il envoyait des fruits.

Il remerciait souvent pour toutes les sortes de cadeaux aussi bien que pour les repas qu’on lui servait dans le parloir. Il remerciait ses amies pour les légumes qui nageaient dans le miel et qui étaient accompagnés d’une montagne de viande entourée de fruits de mer. Tout, disait-il, est maintenant dans mon estomac. Il remerciait pour la viande servie sur un plat d’argent, pour les légumes nageant dans le jus, pour les légumes servis sur un plat de marbre et aussi savoureux que le miel qui les parfumait, pour les volailles servies sur un plat de verre, pour les pommes qui sentaient si bon, et pour un pot de lait. Il y avait un gâteau à la crème qui portait la trace des doigts d’Agnès. Il remerciait Agnès pour les œufs et pour les prunes. Radegonde et Agnès lui avaient dit de manger deux œufs, mais il avouait qu’il en avait bu quatre en lait de poule. Il parlait d’un dîner au couvent où la table était jonchée de roses ; et d’un autre dîner où il espérait que, par sa conversation, Radegonde doublerait le plaisir procuré par ce festin de lait, de légumes, d’œufs et de beurre, qui, comme il le disait assez grossièrement, lui avait distendu l’estomac. Mais les critiques se scandalisent tous devant un poème où il avouait avoir bu plus que de raison, si bien que le vin lui était monté à la tête. Il avait les idées troubles et pouvait à peine garder les yeux ouverts. Il n’était plus en état d’écrire des vers. La table semblait nager dans le vin. Cependant, de retour chez lui, avant de se coucher, il envoya ces vers d’excuse. Quel étrange spectacle, en vérité, que celui d’un saint dînant avec une autre sainte, au couvent de Sainte-Croix ! J’espère qu’aucun de mes lecteurs, lorsqu’ils entendront le Vexilla regis le Vendredi Saint, ne seront distraits à la pensée que, chez l’auteur de ce chant, l’homme et le poète eurent des aspects bien différents.

À cette occasion, en tout cas, Radegonde semble avoir poussé l’indulgence trop loin, bien que nous ne sachions pas ce qu’elle écrivit ou dit à Fortunat quand il redevint lucide. Mais il faut nous rappeler que l’ivresse, quand elle se tenait dans certaines limites, n’était considérée à l’époque que comme un péché véniel. Le biographe de saint Sampson, saint celtique contemporain, raconte, à l’avantage de celui-ci, qu’il ne le vit jamais complètement ivre.

Cependant, ainsi qu’il le dit lui-même, Fortunat appréciait la conversation de ses amis plus que le menu du couvent ; elles le satisfaisaient davantage. La conversation n’était pas toujours sérieuse. Il parle de l’humour « délicieux et versatile » de Radegonde ; c’est dans le même esprit qu’elle jouait à un jeu de hasard, qui présentait, semble-t-il, quelque rapport avec le jeu de dames.

Il est indéniable que Fortunat fut un épicurien et un « bon vivant 1 », bien qu’il ait su rendre hommage à l’abstinence de Radegonde, mais ses hymnes révèlent une solide foi chrétienne et une dévotion personnelle. Nous ne pouvons mieux résumer son caractère que par ces mots d’une épitaphe du xviiie siècle : « Il unissait la jouissance naturelle des plaisirs de ce monde à une espérance religieuse des plaisirs du monde futur. »

Radegonde partagea pleinement la dévotion contemporaine pour les reliques. La plus célèbre de celles qu’elle vénéra fut celle de la Vraie Croix ; elle écrivit à Constantinople pour la demander à l’empereur Justin II. Ce fut probablement à cette occasion que la lettre en vers, composée par Fortunat en son nom, fut envoyée à son cousin Hamalafred, lui demandant, où qu’il fût, de répondre. On avait certainement des raisons de supposer qu’il était au service de l’empereur. Malgré quelques phrases absurdes de rhétorique, c’est un document émouvant ; l’affection d’une enfant pour un cousin plus âgé y est évoquée et ravivée.

Justin fit bon accueil à la demande de Radegonde. Il envoya une relique de la Croix dans un reliquaire orné d’or et de bijoux, avec d’autres reliques, et une copie des Évangiles dorée sur tranche et ornée de joyaux. Mais il semble qu’on apprit alors la mort d’Hamalafred. Car une autre lettre en vers fut écrite au nom de Radegonde, à un parent nommé Artachis, lettre où il est question de cette mort et du chagrin de Radegonde.

Ces précieuses reliques étaient arrivées quand un obstacle se dressa ; l’évêque de Poitiers, Mérovée, refusa d’ordonner la cérémonie de leur réception solennelle. Le motif de son hostilité envers Radegonde, sentiment qu’il manifesta encore en d’autres occasions, est obscur. Peut-être désapprouva-t-il la façon dont elle dirigeait son couvent, ou bien était-il jaloux d’une fondation royale placée sous la protection officielle des rois francs et de l’épiscopat des Gaules, et la considérait-il comme un indésirable imperium in imperio. La seule chose à faire était d’inviter un évêque de l’extérieur à présider cette cérémonie. Cela signifiait l’intrusion d’un évêque dans le diocèse d’un autre ; aujourd’hui, pour une affaire de ce genre, on en référerait au Saint-Siège ; mais Rome était loin, et l’Église de Gaule, bien qu’unie à Rome et soumise en principe à la suprématie du pape, était gallicane avant la lettre. Radegonde se tourna donc vers son beau-frère, le roi Sigebert. Celui-ci lui envoya l’évêque Euphronius de Tours, pour régler l’affaire.

C’est ainsi que la Croix fit son entrée triomphale dans le couvent qui porte son nom, et qu’elle y fut solennellement enchâssée. C’est alors que Fortunat profita de l’occasion pour composer les deux hymnes qui, depuis lors, célèbrent, dans toute l’Église d’Occident, la victoire gagnée sur le calvaire : le Vexilla regis et le Pange, lingua, gloriosi. Le Pange, lingua fut adapté, et l’est toujours, au chant de marche des légionnaires romains, qui se chante depuis que ces légionnaires suivirent Jules César dans ses conquêtes.

Il est tout à fait fréquent de nos jours – peut-être en réaction contre les excès du passé – qu’un biographe passe sous silence de nombreux miracles, mentionnés dans ses sources ; les miracles constituent, semble-t-il, des orties, que même les chrétiens ont peur de toucher. Un historien fidèle ne peut cependant rejeter sans les examiner ou ignorer ces miracles que racontent, en détail, des contemporains comme Fortunat et Baudonivia, en citant souvent des noms des personnes en cause. Dans le cadre limité de cette courte étude, il est impossible de passer en revue les nombreuses guérisons accomplies par Radegonde ; certaines furent peut-être le résultat de ses traitements médicaux, renforcés par l’autosuggestion ; mais, pour d’autres, d’après des témoins oculaires, aucune cause naturelle ne peut être évoquée.

Un an avant sa mort, nous dit Baudonivia, Radegonde rêva qu’elle voyait un jeune homme élégant, richement habillé. Comme il s’approchait et lui parlait en termes pleins d’affection, elle prit peur et repoussa les avances de l’inconnu. Il lui dit qu’Il était le Fiancé céleste qu’elle avait tant aimé, et qu’elle serait un bijou précieux de Sa couronne.

La substance et même, dans une certaine mesure, la forme des visions dont l’origine est authentiquement divine viennent du subconscient du sujet. L’intuition authentique d’une récompense céleste peut très bien avoir pris la forme imaginée par la sainte dans son désir d’une affection pure pour un homme qu’elle aimerait véritablement. Ce désir s’était déjà manifesté dans son amour pour son frère assassiné ou pour son cousin, ainsi que dans son amitié pour Fortunat ; et son union avec Clotaire l’avait frustré et sali. Et cependant, comme le rêve le montre aussi, à ce désir se mêlait la certitude qu’il avait été et devait être sacrifié à l’amour du Christ. Ce rêve, raconté peut-être à Baudonivia, révèle à cette époque la femme dans la sainte, et montre comment sa condition de femme fut à l’origine de sa sainteté.

Malade, étendue, sur ce qui devait être son lit de mort, elle demandait qu’on lui chantât les psaumes, ou bien elle parlait du jugement et du ciel, même quand elle semblait délirer.

Le 13 août 587, ce fut la fin. L’évêque Mérovée était heureusement allé en tournée et n’était pas près de revenir. Les funérailles ne pouvaient l’attendre, et l’on ne pouvait faire appel au pouvoir civil. Une fois de plus, on appela l’évêque de Tours ; c’était maintenant l’historien saint Grégoire. Baudonivia et lui ont fait, l’un et l’autre, un récit des funérailles. Tous deux parlent de la beauté du visage de la morte : « Il était aussi beau qu’un lys ou une rose », dit Baudonivia. « Il surpassait la beauté des lis et des roses », dit saint Grégoire. Et Baudonivia remarque que cette vue remplissait saint Grégoire de respect, « comme s’il avait contemplé la très sainte mère du Seigneur Jésus elle-même ».

Autour de la bière, les nonnes se tenaient en pleurs. Mais le panégyrique trop éloquent qu’on leur attribue doit beaucoup aux conventions du temps, et peut-être aussi à Grégoire. En pleurant, elles se rassemblèrent près du mur, au passage du cortège funèbre ; leurs sanglots interrompirent les psaumes et les répons des religieux. Le corps fut étendu, enveloppé d’épices, dans un cercueil de bois que Radegonde avait préparé ; on laissa le couvercle ouvert pour que l’évêque ordinaire le fermât lui-même quand il célébrerait la messe funèbre.

Fortunat n’écrivit pas d’élégie ; son malheur était trop profond pour qu’il fît des vers. Nous n’avons plus entendu parler d’Agnès : sans doute suivit-elle sa mère spirituelle dans la tombe. Deux années plus tard, il y avait une autre abbesse au couvent de Sainte-Croix.

 

 

Quand Catherine de Sienne fut réprimandée, pour l’indulgence qu’elle manifesta envers Francesco Malavolti, disciple qui, en son absence, était retombé dans la vie qu’il menait avant sa conversion : « Peu importe, répondit-elle, un jour j’attacherai à son cou un tel lien qu’il ne s’échappera jamais plus de moi. » Elle le fit. Après sa mort, Malavolti devint un moine olivétain. C’est ainsi, je pense, mutatis mutandis, que Radegonde aurait répondu, si on l’avait blâmée d’avoir toléré que Fortunat s’adonnât aux plaisirs de la table et, parfois, aux excès de boisson. Après sa mort, elle le tint serré et le rapprocha d’elle en le rapprochant de Dieu.

Il fut sans doute jugé digne, peu après la mort de Radegonde, d’être nommé évêque de Poitiers, car c’est dans cette dignité qu’il mourut, en odeur de sainteté.

O fortunatus nimium Venantius.

 

 

 

 

 

Edward Ingram WATKIN.

 

Recueilli dans Les saints que nous aimons,

textes réunis par Clare Boothe Luce

et traduits par Mme de Saint-Phalle

et Mlle Bernus, 1954.

 

 

  

 

 

 



1 En français dans le texte. (N. des Tr.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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