Mes rencontres avec Reymont

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alfred WYSOCKI

 

ancien ambassadeur de Pologne en Suède

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PENDANT l’automne 1903, je me trouvais sur les bords de la Seine. On parlait beaucoup alors du théâtre Antoine, des magnifiques et nouveaux effets de lumière, des draperies et des décors de l’Anglais Gordon Craig. J’occupais, rue St-Jacques, une petite chambre qui sentait la lavande, la poussière et la vieillesse. Je ne voulais pas perdre de temps. Je devais, me semblait-il, aller d’abord m’asseoir au Café de la Paix pour tâter « le pouls du monde » puis passer ma soirée chez Antoine. Avant tout, chez Antoine ! Je demandai alors à la patronne de l’Hôtel, une forte dame en robe de soie noire, où se trouvait Antoine.

– Antoine ? Antoine ? répétait-elle d’un air d’indifférence. Connais pas, connais pas. Consultez le livre téléphonique.

Je découvris enfin l’adresse et, avant neuf heures, j’étais au théâtre. J’avais cru qu’il y aurait foule, qu’il faudrait se battre pour avoir une place, qu’il y aurait de la bagarre... Cela se passait peut-être ainsi autrefois, dix ans plus tôt, lorsqu’un modeste employé de la Compagnie du Gaz de Paris avait eu l’audace de jouer Les Puissances des Ténèbres de Tolstoï et de monter cette pièce avec le seul concours de comédiens amateurs. Ses premiers acteurs étaient : un fonctionnaire de police, un fonctionnaire du Ministère des Finances, un architecte, un représentant en vins, un chimiste, une couturière, une brodeuse et une vendeuse de magasin. « Chez le comédien, le métier est l’ennemi de l’art », disait Antoine, répétant volontiers la boutade de Dumas fils selon laquelle il est plus facile de faire un acteur d’un pompier que du meilleur élève du Conservatoire.

Mais, avec le temps, les élans novateurs d’Antoine s’étaient calmés. Toutefois, il était resté fidèle au principe qui interdit à un acteur moderne de jouer sur scène selon les modèles anciens, lesquels doivent céder la place à l’unique et véritable école qu’est la vie. Aussi le théâtre Antoine était-il ou s’efforçait-il d’être la copie fidèle de la vie telle qu’elle est en réalité, sans aucune retouche et sans embellissement. Pour atteindre ce but, tous les rôles, même les plus petits, devaient être étudiés et travaillés dans leurs plus infimes détails et le jeu de la troupe devait être nivelé au point qu’aucun acteur ne se fît remarquer même un instant, qu’aucun comédien ne jouât mieux ou plus mal que les autres.

En rentrant du théâtre, je m’arrêtai au Café Capoulade, au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Soufflot. Il était déjà beaucoup plus de minuit. Il n’y avait qu’une vingtaine de personnes dans la salle. Je voulus avoir l’air d’un vieux Parisien et je commandai un café noir avec un cognac que je bus avec une joie de jouvenceau. En face de moi, ce n’était pas une scène de bohème mais de vrais étudiants avec leurs amies. Ils avaient devant eux une pile de soucoupes. Le bruit s’apaisa un moment et voilà que j’entendis l’écho d’une conversation en polonais. Je regardai autour de moi et, en face, j’aperçus Reymont en compagnie de trois amis. Reymont avait un peu grossi mais, comme toujours, il avait l’air distingué. Il me présenta à sa femme, une belle blonde, potelée, et ils m’invitèrent à venir déjeuner chez eux. Le lendemain, je m’y rendais donc. Je longeais le Luxembourg et j’avais devant moi la perspective de la rue parisienne, vraiment unique au monde. Elle était voilée par une petite brume bleuâtre qui adoucissait les durs contours des maisons et des arbres dénudés en les recouvrant d’une patine particulière, composée de toute une gamme de couleurs les plus délicates où brillait l’or du soleil d’automne. Toutes les lignes s’amollissaient et s’arrondissaient en devenant lumineuses. En marchant d’un pas allègre, je respirais à pleins poumons les odeurs de la terre et des feuilles fanées du jardin du Luxembourg. Je sonnai chez les Reymont, Boulevard du Montparnasse, un quart d’heure trop tôt.

Je fus reçu par la maîtresse de maison habillée d’une robe de chambre séduisante. Elle me pria d’attendre car Reymont, comme elle l’appelait, travaillait jusqu’à une heure et il était interdit de le déranger.

Je m’assis alors dans un coin et feuilletai des hebdomadaires polonais posés sur la table. Quand sonna une heure, j’entendis dans la pièce voisine retentir un juron et le bruit d’une chaise qu’on repoussait. Au bout d’un instant, Reymont vint jeter un coup d’œil dans la pièce. Il était vêtu d’une riche robe d’intérieur orientale et sanglé d’une cordelière à frange. Il m’invita à entrer.

–     Voyez comment je bûche ici ! De neuf heures à une heure et parfois aussi tout l’après-midi. Je suis en train d’écrire la troisième partie des Paysans. J’en ai déjà préparé le plan. – Et il me montra un cahier à couverture de toile cirée, rempli d’une écriture serrée et soulignée au crayon bleu. – Je suis paresseux, ajouta-t-il. Alors je m’impose une tâche quotidienne et je ne sors pas tant qu’elle n’est pas terminée. L’après-midi, je vais au café. Le croiriez-vous ? Sur les boulevards parisiens, c’est mon cher village que je vois. J’entends Antek parler avec Hanka ou avec Jagna. Je les vois partir pour la forêt ou bien labourer et semer. Je vois les souches ambrées des pins, le sous-bois s’endormant dans le silence, le chaume doré ou la verdure des bosquets où coulent les eaux rapides d’un torrent. L’un me parle d’Anatole France ou des « nouvelles » du Journal ; l’autre me conseille fortement de faire connaissance de tel critique ou de tel peintre. Et moi, cher monsieur, je suis assis comme à un « sermon turc » : je n’écoute que ce qui se murmure en moi, ce qui s’y joue et ce que j’y chante.

–     J’ai peur pour mes Paysans. Quand j’en aurai assez de ces critiques, je partirai et j’irai me fixer à la campagne. Et, de ma vie, je ne prendrai plus jamais une plume en main.

Le déjeuner était servi et nous nous mîmes à table. Je me souviens combien je fus surpris par les talents de maître de maison de Reymont ; son regard critique ne laissait échapper aucun des détails de la table. Ici, il relevait une fleur qui allait tomber du vase ; là, il regardait à contre-jour la carafe de cristal pleine de vin. Moi qui avais fréquenté et connu les intérieurs de différents bohèmes de Berlin, je croyais qu’un véritable artiste ne prête aucune attention à ces formes de vie petites-bourgeoises. Reymont, qui avait connu toutes les étapes de la misère, n’avait rien en lui d’un bohème. Par contre, il avait les plaisirs d’un authentique gentilhomme dont, d’ailleurs, il avait physiquement l’allure. Il était méthodique à l’excès, ponctuel, fidèle à ses engagements, propre aussi bien physiquement que moralement.

Quand il disait : je serai à la « Rotonde » à deux heures et demie – et il y allait tous les jours prendre son café – on pouvait être sûr de l’y rencontrer à cette heure.

 

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Un jour, Reymont arriva rayonnant. Il venait d’achever un chapitre des Paysans qui lui importait tout particulièrement. Plein de verve, la flamme de l’inspiration dans les yeux, il se mit à m’encourager à écrire un roman policier. – « À quoi vous servira d’étudier les coulisses d’Antoine et d’écrire à leur sujet des essais à trois sous la ligne ? Je vous donnerai un sujet et même une scène culminante qui décidera du succès du livre. » – Et il commença à développer devant moi l’histoire de la préparation et de l’attaque du Crédit Lyonnais dont la succursale, à côté, brillait de toute son enseigne dorée.

Reymont était si troublé par son histoire qu’il frémissait. Sa voix s’élevait et s’abaissait. Il gesticulait avec les deux bras. Ses yeux étaient brûlants. De sa bouche tombaient des paroles brèves de commandements, puis des dialogues et des descriptions comme en « a parte » des hommes et du lieu de l’action.

En cet instant, c’était un comédien remarquable qui jouait son rôle « con amore » et, en même temps, un authentique écrivain habitué à revêtir ses idées de formes plastiques colorées, renflées. Si bien qu’on avait sous les yeux non seulement les gens que Reymont voulait décrire mais aussi le lieu de l’action et les entourages.

Reymont, avec une énergie de plus en plus grande, repoussait ses cheveux de son front, remettait en place ses lunettes et continuait le récit de plus en plus fort. Moi, j’écoutais, amusé et curieux sans apercevoir un quidam assis pas très loin de nous et se dissimulant derrière un journal.

Lorsque je fus sur le point de quitter le café, avant Reymont, le patron ou le gérant s’approcha de moi et me demanda qui était l’homme auprès duquel j’avais été assis. Je répondis que c’était un célèbre écrivain polonais...

–Ah ! un écrivain polonais – répéta-t-il après moi comme avec un grand soulagement. – On vient de me demander d’alerter la police parce qu’on préparait ici l’attaque d’une banque. C’est vraiment un écrivain ? – Voulant lui inspirer confiance, je lui montrai ma carte de journaliste et mon passeport. Ainsi se termina cet amusant incident.

Nous nous rencontrions souvent à la « Rotonde » et nous parlions presque exclusivement de la Pologne, de ses hommes, de ce qu’elle publiait et de ses affaires. Je m’aperçus alors que Paris n’intéressait pas beaucoup Reymont. Il n’allait presque jamais au théâtre, il ne lisait pas les journaux et il ne fréquentait que ses compatriotes. Je lui demandai alors pourquoi il ne restait pas à Varsovie ou à Cracovie où il lui eût été sûrement plus facile d’écrire les Paysans. C’est alors qu’il me répondit : – « Il n’y a pas en Pologne l’atmosphère de travail qui règne ici. Chacun y fait quelque chose. La vie est partagée en heures de travail professionnel et de loisirs. Ici, on se concentre plus facilement et on écrit plus aisément... En Pologne, il vous arrive un « ami » dès le matin et il va vous barber pendant des heures. Tout l’élan de l’inspiration, le diable l’emporte dans ces continuelles discussions, dans ces disputes et ces histoires. Ici, je vis comme bon me semble et personne ne m’en empêche. »

 

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Et, de nouveau, plusieurs années s’écoulèrent. La guerre de 1914 survint. Je fus mobilisé. En 1924, je fus nommé ministre plénipotentiaire à Stockholm.

C’était une période assez difficile pour notre politique étrangère et intérieure : rien d’étonnant que, dans les instructions que je recevais, on oubliât ce qui concernait le Prix Nobel. Je ne savais pas, non plus, que l’Académie Polonaise avait présenté en temps voulu la candidature de Stefan Zeromski et que celle-ci avait été soutenue jusqu’en 1924 par notre Légation. Le personnel ayant été changé entre-temps, je ne fus pas prévenu, dès mon arrivée, des démarches faites par notre Académie.

Ce ne fut qu’au déjeuner d’adieu offert en l’honneur du ministre plénipotentiaire iranien que mon attention fut attirée sur la date proche de l’attribution du Prix Nobel de littérature qui, cette année-là, rencontrait des difficultés particulières par suite de la diversité des candidats et des divergences d’opinions à leur sujet.

En vertu du statut de la fondation, les noms des membres du comité et des conseillers littéraires sont gardés dans le plus grand secret et il est impossible de les découvrir étant donné l’extrême discrétion et le peu de loquacité des Suédois. Malgré cela, le ministre italien qui présentait la candidature de Grazia Deledda réussit à savoir que, cette année, les experts étaient le professeur Henryk I.E. Schuck, le secrétaire de l’Académie M. E.A. Karfeld et le critique du journal Svenska Dagbladet, le professeur Fryderyk Book. Le président du comité devait être l’archevêque d’Upsal : Nathan Söderblom.

Il importait donc, avant tout, d’atteindre ce dernier et d’examiner la situation des candidatures. L’éminent théologien et savant, ancien précepteur de l’héritier du trône et son ami personnel, Söderblom, était l’une des figures les plus honorables de la Suède.

Lorsque je me trouvai dans l’appartement de l’archevêque d’Upsal, j’eus tout d’abord envie de faire demi-tour en voyant une multitude de chapeaux, de parapluies et de manteaux, car je crus être tombé en pleine réunion. Mais le domestique m’expliqua qu’il n’y avait personne d’autre que la proche famille.

L’archevêque m’attendait déjà au salon ; c’était un petit homme blond, aux cheveux épais et clairs, aux yeux rieurs et intelligents. Je fus invité à déjeuner. Autour de la table vinrent s’asseoir une vingtaine de personnes dont les neuf fils et filles de l’archevêque. Profitant de ce que l’une de ses filles fût étudiante en lettres, j’aiguillai la conversation sur notre littérature et sur ses deux plus brillantes lumières : Zeromski et Reymont. Je préparais ainsi mon sujet afin d’attirer l’attention de Söderblom qui se laissa faire en m’avouant toutefois que l’auteur des Paysans lui était tout à fait inconnu. Par contre, il exprima des critiques au sujet de Zeromski. « Ce n’est pas un écrivain que je désirerais présenter aux lecteurs suédois », termina-t-il avec netteté.

J’appris ainsi que le président du comité du Prix Nobel était opposé à Zeromski. Il fallait alors étudier l’opinion du lecteur des œuvres concurrentes. La lutte était âpre. Les Anglais, soutenus par la cour de Suède, avançaient l’éminent écrivain Thomas Hardy ; les Italiens, Grazia Deledda qui était très estimée par la reine de Suède qui passait une partie de l’année à Capri. L’œuvre de Zeromski, qui venait alors d’être traduite en allemand, était sévèrement critiquée en tant que « document hostile à la propagande allemande ».

Le professeur Book était un type d’écrivain dont les convictions politiques n’influençaient en aucune façon les opinions littéraires et artistiques. En tant que feuilletonniste de la revue pro-allemande Svenska Dagbladet, Book combattait souvent la France et ses alliés ; mais, en tant que critique, il oubliait toutes ses antipathies et toutes ses sympathies et il atteignait alors à une objectivité idéale dans les seules questions artistiques. Cependant, l’impartialité nous oblige à reconnaître que son intervention fut d’un grand secours dans l’attribution aux Paysans du Prix Nobel.

Au cours d’une conversation que j’eus avec le professeur Book, j’appris que le comité n’admettrait jamais que ce prix fût décerné à une œuvre consacrant telle ou telle thèse politique. Qu’il n’honorerait jamais des ouvrages pouvant être considérés comme les instruments d’une propagande quelconque. Pour l’instant, l’Anglais Thomas Hardy avait le maximum de chances mais il avait aussi des adversaires.

–     Ne pouvait-on, par exemple, présenter la candidature de Reymont ? – demandai-je. Book répondit : « Reymont ? Excellente idée ! »

C’est ainsi que, le 24 avril 1924, c’est-à-dire six mois avant l’attribution du prix, la candidature de Reymont posée dès 1918 fut ressuscitée. Pendant ce temps, le professeur Book avait publié un article dans lequel il appelait Reymont « le premier des écrivains modernes européens » et les Paysans « une grande œuvre de la littérature contemporaine ». Il reconnaissait dans la technique de l’écrivain l’influence de Zola, mais il admirait la composition extraordinairement originale et forte. Il parlait de la richesse des détails, de l’étonnant sentiment de la nature et de la majesté que respirait chacune des descriptions. « En lisant les Paysans, on pense instinctivement à Homère. C’est un talent épique qui sculpte des figures monumentales dans de la pierre. Jusque-là, la Pologne avait eu une littérature riche décrivant la vie de la noblesse. Reymont complète cette histoire des mœurs polonaises en donnant une épopée sur les paysans. » Book admirait aussi la subtile délicatesse avec laquelle l’auteur brossait un tableau de la vie quotidienne paysanne dans son rapport avec l’Église et l’humour qui jaillissait des divers épisodes de l’œuvre.

Ainsi, le jugement bienveillant du critique suédois le plus éminent, en même temps membre du comité du Prix Nobel, avançait beaucoup les chances de la candidature polonaise.

Pour la première fois, j’écrivis à ce sujet à Reymont qui me répondit le 6 mai 1924 : « C’est avec la plus vive émotion que l’ai lu votre bonne lettre. Je vous dirai sincèrement que je n’espérais pas cela. J’ai perdu l’habitude que quiconque s’occupe de mon activité littéraire. Et je ne veux pas vous assommer avec de telles affaires. Quant à ma santé, elle était hélas ! bien mauvaise et elle est encore déplorable. J’ai passé tout l’hiver à Nice. Je me suis soigné comme j’ai pu et, à mon retour, je ne me sens pas beaucoup mieux. Cette maladie m’ennuie. Je préfèrerais être déjà mort car c’est ce que je dois attendre à tout instant. À la fin, cela me dégoûtera aussi. J’écris ceci de mon lit après de longues nuits d’insomnie, toujours épuisé et sans forces. Mais j’irai mieux et je vous promets de plus longues conversations écrites. D’accord ? Pour le moment, je remets mon affaire à vos bons soins et à votre bon cœur. Et je vous remercie. »

Le 1er août 1924, Reymont m’écrivait de nouveau en me priant de proposer au gouvernement polonais de décorer Mme Elle Wester, excellente traductrice des Paysans et très dévouée propagatrice de la littérature polonaise en Suède. Puis il ajoutait :

« ... Depuis juin, je suis à la campagne et j’y resterai jusqu’au 25 aout. Puis, à Varsovie. Je rêve de passer l’hiver dans le midi mais jusqu’à maintenant ce n’est qu’un rêve. Grabski (ministre des finances) m’a écrasé sous une telle avalanche d’impôts qu’elle me semble être le couvercle de ma bière financière. Je ne pourrai plus le soutenir. Y a-t-il des chances quelconques pour le Prix Nobel ? »...

Pendant ce temps venait de paraître la traduction en suédois des deuxième et troisième volumes des Paysans qui s’attiraient de très bienveillantes critiques. Le 18 novembre 1924, c’est-à-dire après la décision du comité, je reçus de l’archevêque d’Upsal la lettre suivante : « Mon cher Envoyé ! Étant parti visiter et consacrer un sanctuaire dans le nord de mon diocèse immédiatement après l’importante session de l’Académie, j’ai l’honneur de féliciter Votre Excellence du prix Nobel décerné à votre éminent compatriote Ladislas Reymont, dont vous esquissez dans votre lettre de main de maître les qualités littéraires. Je fais mes vœux les plus sincères pour le rétablissement de la santé de votre compatriote si intéressant et si sérieux dans son art. Le voyage que j’ai fait l’année dernière me fait comprendre combien un livre de lui sur les Polonais en Amérique serait à souhaiter. Et il est tout à fait dans l’idée de notre Académie, si le prix Nobel peut faciliter la création ultérieure de celui qui l’a reçu. Sachez-moi, Excellence et cher Envoyé, vôtre, avec la plus haute considération, dévoué – Nathan Söderblom. »

De Pologne, je recevais des nouvelles de la grave maladie de Reymont.

 

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Le 13 novembre, jour du Prix, j’appris par téléphone – du secrétariat du comité du Prix Nobel – notre victoire. Le lendemain, je fus réellement ému par l’attitude de la presse et de la société suédoises. Dès le matin, sans discontinuer, je reçus des coups de téléphone de félicitations et des visites. La presse louait et portait aux nues Reymont et la Pologne. Le jugement du professeur Book dans le Svenska Dagbladet donnait le ton. Celui-ci affirmait que, dans la description de la vie paysanne, Reymont était allé plus haut que Zola dans La Terre. Son œuvre, sans aucun artifice, s’élevait à la hauteur d’une épopée. Le paysan polonais, avec toutes ses faiblesses et tous ses défauts, s’offrait aux yeux des lecteurs comme la partie la plus saine et la meilleure de la nation polonaise. « Nous sommes heureux – écrivait Book – que la plus haute distinction littéraire ait été décernée au représentant de la renaissante Pologne. Quand l’Académie a couronné Sienkiewicz, l’État polonais n’existait pas encore. Ainsi, aussi bien dans les années d’humiliation que dans celles de triomphe, la Suède a donné l’expression de sa sympathie et de son estime à la nation polonaise. »

Le Stockholm Dagblad affirme que la Pologne a deux œuvres éminemment nationales : Pan Tadeusz et Les Paysans. C’est l’épopée polonaise en chair et en os et on peut la comparer à celle d’Homère.

Le libéral Dagens Nyheter compare Reymont à Hamsun. Les Paysans sont le monument d’un peuple qui a souffert de la faim, qui a été en haillons et qui, malgré tout, a toujours vaincu. C’est un hommage épique offert à la Pologne spoliée et ressuscitée.

Le conservateur Nya Dagligt Allehanda constate que la Pologne doit sa position en Europe en grande partie à sa littérature.

De tels articles, il y en eut beaucoup ! Des portraits de Reymont paraissaient en première page des journaux avec sa biographie et l’aperçu de son activité littéraire.

En réponse au télégramme de félicitations que je lui envoyai, je reçus de Reymont une lettre datée du 14 novembre 1924 et ainsi conçue :

« Cher monsieur, je vous écris vingt-quatre heures après la nouvelle du Prix Nobel. Je n’ai pu le faire plus tôt. Je manquais de forces. Depuis une semaine, je me sentais plus mal et ne sortais plus. Je vous avoue que la nouvelle de ce prix m’a frappé comme la foudre. Car, malgré tous les espoirs, au fond de moi, je n’y croyais pas. Je n’avais pas eu un seul instant la conviction que je recevrais ce prix. Quand cela s’est produit, je me suis senti écrasé par l’émotion, ce qui, dans mon état, m’a mené une fois de plus au lit et est cause que mon départ pour le midi est retardé au mardi 18 novembre... Je vous suis infiniment reconnaissant. Je vous dirai autre chose : c’est que, au pays, ce prix a fait une énorme impression. Il y a encore des gens qui sont prêts à lire mes livres.

« Autre question : J’ai appris aujourd’hui par la Légation suédoise la nouvelle officielle et j’ai reçu une invitation pour le 10 décembre à la cérémonie de Stockholm. J’en suis confus ; mais je souffre beaucoup et je ne pourrai m’y rendre. Je suis malade et n’ai même plus la force de traverser ma chambre. Aussi, je n’ose même pas rêver de voyager au-delà des mers, d’assister à des réceptions, à des solennités. Je suis donc obligé de répondre négativement à la Légation en donnant les raisons les plus authentiques... Envoyez-moi les adresses des personnes que je voudrais remercier personnellement sans en omettre aucune... Je vais traverser Paris incognito pour atteindre le midi et me soigner de nouveau. C’est terrible ! Un prix Nobel, de l’argent, une gloire mondiale ! Et moi, je n’arrive même pas à me déshabiller sans fatigue. C’est une véritable ironie du sort, insultante et réellement diabolique. Et peut-être est-ce autre chose ? J’ignore si vous le savez – mais je suis profondément croyant ; aussi, j’accepte tout ce qui tombe sur moi comme une grâce divine. Que parfois je me rebiffe, rien à cela d’étrange. Mais après, je tire ma brouette avec humilité... Je vous embrasse bien amicalement. Votre dévoué et reconnaissant W.L. Reymont. »

Le 10 décembre 1924, à la session du comité, le président de l’Académie, le professeur Schuck, me remit au titre de représentant de Reymont un chèque de 116.718 couronnes, un diplôme et une médaille frappée dans de l’or pur. J’envoyai tout cela à Reymont à Nice. Reymont me répondit : « Ici, depuis un mois, le temps est continuellement chaud et ensoleillé. Il y a une foule terrible. Des ventres et des diamants obstruent la Promenade. En un mot, cela sent mauvais les devises chères. Par contre, je ne rencontre pas beaucoup de visages humains. Je ne suis pas bolchevik. Mais les foules stupides, repues et dorées sur cette promenade éveillent ma colère. Partout, à chaque pas, des dancings. Le reste des palmiers sur la côte semble se dessécher de dégoût. Et surtout, ces gueules de la finance internationale peuvent donner des calculs au foie tant elles traînent d’ennui avec elles. »

En janvier 1925, le diplôme et la médaille atteignirent enfin Reymont ; mais la douane de Nice demanda mille francs de frais. Il fallut que notre consulat remuât ciel et terre pour arriver à libérer Reymont de cette grotesque dîme !

C’étaient malheureusement les dernières lettres que je recevais de Reymont car sa mort devait survenir bientôt.

 

 

Alfred WYSOCKI.

 

Paru dans Liaison en mars 1948.

 

 

 

 

 

 

 

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