Saint Serge de Radonège

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Boris ZAÏTZEFF

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

 

Plus de six cents ans se sont écoulés depuis la naissance de saint Serge1, plus de cinq cents depuis sa mort. Sa vie calme, sainte et pure, a duré près d’un siècle. Le modeste adolescent, qui s’appelait d’abord Barthélemy et qui prit plus tard le nom de Serge, devint une des plus grandes gloires de la Russie.

Par sa sainteté, Serge est grand pour l’univers, car il a vécu pour l’humanité entière. Mais son harmonie parfaite avec son peuple, ce qu’il y a de typique dans sa nature, qui réunit les traits disséminés du caractère russe, lui donnent quelque chose de particulièrement émouvant pour nous. De là proviennent la vénération tout exceptionnelle dont il est entouré en Russie et la canonisation tacite dont il a été l’objet, et par laquelle le peuple russe le reconnaît pour son saint par excellence ; privilège que personne d’autre ne partage avec lui.

Saint Serge vivait aux temps du joug tartare. Il n’en souffrait pas personnellement : les forêts de Radonège l’en préservaient. Mais il n’est pas resté indifférent à l’oppression tartare. Tout ermite qu’il fût, il n’en éleva pas moins la croix pour la Russie avec la résolution calme qui caractérisait tous ses actes ; il bénit Dimitri Donskoï, en l’envoyant à la bataille de Koulikovo2 qui, grâce à son geste, a gardé un sens symboliquement mystique jusqu’à nos jours.

Par ce combat avec le khan mongol où s’engagèrent les Russes, le nom de Serge est resté lié à jamais à l’œuvre de la construction de la Russie.

Aussi bien était-il doué pour l’action comme pour la contemplation. Cinq siècles ont considéré son œuvre comme la juste cause.

Tous ceux qui venaient vénérer ses reliques à la Laure (couvent de la Sainte-Trinité et de saint Serge) y étaient émus par la simplicité et la sainteté qui y régnaient. L’esprit héroïque du moyen âge qui donna naissance à tant de sainteté se manifestait là.

Rien de plus naturel que de juger d’une société et d’une époque d’après leur manière d’apprécier un homme comme celui-là.

Saint Serge est un ennemi pour tous ceux qui haïssent le Christ, qui s’affirment en niant la vérité. Ils sont nombreux de notre temps où les « déchirures » du monde sont devenues si grandes. Les Tartares, s’ils s’étaient approchés de son couvent, ne l’auraient probablement pas attaqué ; ils savaient respecter la religion. Le métropolite Pierre (contemporain de saint Serge) avait obtenu une charte de protection pour le clergé russe de la part du khan Ouzbec.

Mais notre siècle s’est cru en droit de démolir la Laure, d’insulter les reliques du saint. Pourtant il est hors de son pouvoir d’obscurcir son image. Ceux qui habitent les environs du couvent ont déjà créé une légende, d’après laquelle les reliques authentiques se seraient enfoncées dans la terre : le saint se serait ainsi éloigné de ce monde grossier, comme il l’avait fait jadis, dans l’expectative de temps meilleurs.

Qu’on le croie ou non, il reste indiscutable que l’image de Serge, après la profanation de ses reliques, répand une lumière encore plus pure et plus attirante. Le Christ a vaincu après sa crucifixion.

B.Z.

 

 

 

 

I

 

LE PRINTEMPS

 

 

La connaissance que nous avons des gens de cette époque est plutôt limitée. Aussi, l’enfance de saint Serge, sa vie dans la maison paternelle se dessinent-elles pour nous indistinctement, comme enveloppées de brume. Néanmoins, grâce aux descriptions qu’on trouve dans la Vie de saint Serge, composée par l’Épiphane, son disciple et son premier biographe, on peut en saisir l’esprit.

Selon une ancienne tradition, la propriété des parents de Serge, Cyrille et Marie, boyards de Rostov, se trouvait à quatre verstes (kilomètres) de la ville de Rostov-le-Grand, sur la route menant à Iaroslav, là où est à présent le couvent de Varnitzy.

Les parents de Serge, « éminents boyards », menaient une vie simple, étaient des gens calmes et doux, aux mœurs sérieuses et solides. Cyrille, qui accompagnait souvent son prince, en qualité d’homme de confiance, dans « la Horde » (pays des Tartares vainqueurs), n’avait pas su accumuler de richesses. Leur vie ne ressemblait en rien à l’existence luxueuse et pleine de divertissements d’un riche propriétaire. Tout au contraire, il y a lieu de croire que leur vie domestique se rapprochait de celle des paysans aisés. On envoyait souvent le petit Serge, qui portait alors le nom de Barthélemy, garder les chevaux dans les champs, et l’on en peut conclure qu’il savait déjà mettre la bride, lier les pieds de devant d’un cheval, ou bien le saisir par la crinière, sauter adroitement dessus et trotter ensuite triomphalement vers la maison. Peut-être restait-il à garder les chevaux pendant la nuit ; en tout cas, ce n’était pas la vie d’un petit seigneur fainéant.

On se représente les parents de Barthélemy respectables, justes, extrêmement pieux, observant les vertus de l’hospitalité, venant au secours des pauvres et des pèlerins. Ces derniers, rêveurs et rebelles à l’ordre de tous les jours, ont dû jouer un rôle considérable dans la destinée de Barthélemy.

Le biographe de saint Serge hésite quant à la date exacte de sa naissance ; elle pourrait être placée entre 1314-1322 ; mais il s’arrête avec plus d’exactitude sur les miracles qui précédèrent l’apparition du « Juste ».

Un dimanche, selon son récit, sa mère assistait à la messe, se tenant avec d’autres femmes à l’entrée de l’église. Quelques instants avant la lecture de l’Évangile, au milieu du silence général, on entendit le cri d’un enfant. Plusieurs voisines se retournèrent. Pendant l’hymne des Chérubins, le cri se répéta plus fort et, au moment solennel qui précède la communion de l’officiant, quand il prononça le Sancto sanctorum, la mère fut frappée d’effroi, en entendant crier pour la troisième fois, et faillit tomber en pleurant. Tous les assistants furent témoins de ce fait. Les femmes l’entourèrent, lui demandant l’enfant pour le calmer, mais la mère, toute troublée, dut leur déclarer qu’il se trouvait encore dans son sein.

Cet incident fit une grande impression sur Marie, qui formula le vœu de consacrer son enfant à Dieu, si c’était un fils.

Un fils lui naquit le 3 mai, il reçut du prêtre le nom de Barthélemy, celui du saint du jour. Des signes de prédestination le distinguèrent dès les premières années de sa vie. Quand il arrivait à sa mère de manger de la viande aussi bien les mercredis que les vendredis, l’enfant refusait de prendre le sein. Le croyant d’abord malade, la mère s’en inquiéta ; mais l’enfant restait calme et gai ; alors elle l’observa de près et renonça complètement à la viande. Désormais l’enfant prit le sein sans dégoût, sauf les jours maigres.

À sept ans, on envoya Barthélemy avec son frère à l’école ecclésiastique. Étienne, l’aîné, apprenait bien, mais le cadet ne faisait pas de progrès. Il avait beau faire preuve de l’assiduité et de la persévérance qui devaient toujours caractériser saint Serge, ses études ne réussissaient pas. Il s’en affligeait beaucoup ; son maître le punissait, ses parents le grondaient ; resté seul l’enfant se mettait à pleurer, mais tout était inutile.

Or, voici la scène rustique qui jusqu’à nos jours est restée présente dans l’esprit populaire, malgré les six siècles écoulés : on avait laissé les poulains de ses parents errer dans les bois où ils s’étaient perdus. Le père de Barthélemy l’envoya chercher les fugitifs, ce qui ne lui arrivait probablement pas pour la première fois ; l’enfant devait avoir l’habitude de parcourir les champs et les bois, ou bien de longer le lac de Rostov, appelant ses poulains, faisant claquer son fouet, traînant après lui les brides et les cordes. Malgré son grand penchant pour la solitude, la contemplation et la rêverie au sein de la nature, il remplit consciencieusement sa besogne : un trait du caractère de saint Serge qui a marqué toute sa vie. Plongé dans de tristes réflexions, à propos de ses études manquées, l’enfant trouva sous un chêne un vieux moine qu’il ne s’attendait pas à y rencontrer. Ce vieillard qui était prêtre le comprit du premier regard et lui demanda ce qu’il désirait. Alors Barthélemy tout en larmes lui raconta son malheur et le conjura de prier le Seigneur de le secourir.

Sous le même chêne, le vieux prêtre se mit en prière, l’enfant à son côté, portant toujours ses brides sur l’épaule. L’oraison terminée, l’inconnu sortit de dessous sa soutane une petite boîte et en retira du pain bénit qu’il fit manger à Barthélemy.

« Je te le donne comme signe de la grâce qui te fera comprendre les Saintes Écritures. Tu devanceras tes frères et tes amis. »

Le reste de leur conversation reste un secret pour nous ; mais Barthélemy invita le vieillard à visiter la maison paternelle, où il fut accueilli, suivant l’usage, avec aménité. Le visiteur fit venir le garçon dans la chapelle de famille et lui ordonna de lire à haute voix des psaumes ; l’enfant refusa, répétant qu’il ne savait pas lire ; le vieux prêtre réitéra son ordre, en lui tendant le livre.

Et tout à coup Barthélemy se mit à lire, si bien que les parents en furent frappés. On invita le moine au repas, pendant lequel la mère lui raconta les miracles qui avaient accompagné la naissance et les premiers jours de la vie de son fils ; le vieillard répéta à plusieurs reprises que l’enfant comprendrait les Écritures mieux que ses frères et les devancerait dans l’étude. Il ajouta en outre : « Cet adolescent sera dans les temps à venir un temple de la Sainte Trinité, il guidera les autres à la compréhension des commandements divins. »

Dès ce jour, Barthélemy commença à lire couramment tout ce qu’on lui donnait. Son biographe affirme qu’il laissa loin derrière lui ses camarades.

Cette histoire est vraiment symbolique. En effet, la modestie et l’humilité de ce grand saint ne lui permirent pas d’atteindre naturellement les plus simples connaissances ; son frère Étienne, garçon de capacités médiocres, fut, au contraire, un bon élève à l’école, et c’était le petit Barthélemy que l’on avait le plus souvent puni. Son biographe a beau ajouter qu’il a fait des progrès dépassant ceux des autres élèves, il faut convenir que la force de saint Serge ne tenait pas à son savoir : il n’a jamais rien créé dans le domaine des lettres. Épiphane, homme érudit, auteur des biographies de saint Serge et de saint Étienne de Perm, surpassait sensiblement son maître en culture purement intellectuelle. Mais la communion vivifiante et constante avec Dieu s’est manifestée dans Barthélemy peu lettré depuis sa plus tendre enfance.

Saint Serge appartient à la catégorie des hommes qui surmontent difficilement les petits problèmes du jour, mais possèdent la faculté de la révélation du sublime et de l’extraordinaire. Leur génie plane dans les sphères plus élevées.

Celui du jeune Barthélemy l’a mené par les voies où la science est le moins nécessaire ; dès le début, on aurait pu découvrir en cet enfant les traits d’un ermite, d’un ascète, d’un moine. Il préférait à toute autre occupation les offices divins auxquels il assistait sans se sentir jamais fatigué, et la lecture des Livres saints ; trop sérieux pour son âge, il paraissait ne plus être un enfant, mais un être exclusif, tout individuel. La piété n’a pas été un résultat de l’éducation ou de l’influence de son entourage : personne ne le contraignait à l’ascétisme, qui l’a fait jeûner les mercredis et les vendredis, ne manger que du pain, ne boire que de l’eau pure ; sa vocation le guidait. Serein et silencieux, doux avec les autres, mais avec une nuance spéciale, vêtu plus que modestement, mais prêt à donner son dernier habit au pauvre. Son attitude envers ses parents est aussi remarquable. Sa mère (peut-être son père aussi) comprenait depuis longtemps ce qu’il y avait d’extraordinaire dans ce fils promis à Dieu avant sa naissance. Comment n’aurait-elle pas prévu son élection ? Mais son cœur maternel n’en fut pas moins inquiet de le voir exténué par le jeûne et l’abstinence. Elle le suppliait de ne pas se contraindre, elle lui faisait peut-être même des reproches, des discussions s’ensuivaient (ce n’est qu’une supposition), mais jamais la mesure n’a été dépassée. Barthélemy a toujours été un fils obéissant : sa vie et ses actes le confirment ; il est resté un être harmonieux, fidèle à lui-même, il a su éclairer ses parents et n’a jamais rompu avec sa famille ; il ne connut pas les extases de saint François d’Assise : cet état d’âme lui était étranger. Pour son entourage russe, « un bienheureux » devenu extatique aurait dégénéré en un « innocent », un « fou en Jésus-Christ ». Il restait donc dans la famille, où on le respectait, comme lui-même il respectait ses parents ; la rupture ou la fuite n’auraient pas répondu à sa nature.

Sa vocation devait l’appeler dès cet âge à quitter le monde avec ses bassesses et ses médiocrités pour se plonger dans la contemplation, s’adonner à la communion parfaite avec le Divin ; mais ses vœux ne devaient s’accomplir que plus tard, et en d’autres lieux que ceux qui virent son enfance.

 

 

 

 

II

 

L’ENTRÉE DANS LA VIE ACTIVE

 

 

La vie humaine n’a jamais été facile. Les périodes plus ou moins heureuses qu’on croit trouver dans l’Histoire ne sont souvent qu’une illusion ; mais quant aux époques sombres et dures, celles-ci laissent des traces ineffaçables. Sans exagération on peut affirmer que le quatorzième siècle, le temps de la domination tartare, pesait comme un rocher sur le cœur du peuple russe.

La période des grandes invasions du treizième siècle était close, les khans vainqueurs exerçaient leur pouvoir de loin ; mais les tributs à payer, les baskaks (fonctionnaires tartares) à amadouer, les humiliations constantes auxquelles on se sentait exposé par chaque aventurier, chaque commerçant surgissant des domaines tartares, sans parler des autorités, tout cela demeurait. À la moindre révolte, les bordes du khan Ahmet et les régiments de Taralyk partaient en expéditions, se livrant aux violences, aux incendies, aux pillages.

Cependant, la Russie subissait le travail lent et douloureux de la concentration de petits États en un seul. Les princes de Moscou Jean Kalita et son frère Georges qui y ont collaboré n’ont pas su garder leurs mains sans tache et l’on éprouve un grand malaise à justifier tant de violences, tant de sang versé pour la reconstruction du pays. Lorsque Georges assistait à la torture de son adversaire, le prince Michel de Tver, promené tout un mois le joug au cou dans le campement des Tartares, ou bien lorsque Jean Kalita faisait périr sans pitié son cousin Alexandre dans la Horde, – comprenaient-ils seulement la dignité de leur rôle ? Était-ce haute politique de leur part ou tout simplement tendance à augmenter leur patrimoine de Moscou ?

L’Histoire a pris parti pour leur politique, car en un siècle on a vu Moscou devenir un grand État, s’élever au-dessus des guerres intérieures des petits princes, briser les chaînes de l’esclavage mongol et se mettre à la tête de la Russie.

Saint Serge a été dans sa jeunesse témoin de scènes pénibles qui se déroulèrent à Rostov, sa ville natale. Jean Kalita, prince de Moscou, venait de marier ses deux filles : l’une à Basile de Iaroslav, l’autre à Constantin de Rostov, et exigeait la soumission de deux villes, les prenant « sous la main de Moscou », ce qui semblait bien dur à la population et encore plus à ses princes, privés de leur indépendance et d’une grande partie de leur patrimoine, obligés de sacrifier à Moscou leur honneur et leur gloire.

Il vint de Moscou comme gouverneur un certain Basile Kotcheva et son acolyte surnommé Mina. Ces Moscovites n’hésitèrent pas à oppresser le peuple, usant des pleins pouvoirs que Moscou leur avait donnés, en sorte que plusieurs familles de qualité durent leur abandonner leurs maisons et leurs biens et tombèrent dans la misère. Ces intrus poussèrent l’insolence si loin qu’ils s’emparèrent d’un boyard vénérable, Averky, chef de la ville, pour le traîner à la potence. Le peuple eut beau murmurer, toute la région gémit sous leur joug, disant que « Moscou les tyrannisait » !

La ruine venait de tous côtés : des ennemis, autant que des compatriotes. Les parents de Barthélemy, selon toute évidence, furent victimes des deux partis. Cyrille dépensait son bien dans les expéditions périlleuses, où il accompagnait son prince, appelé dans la Horde (le péril en était jugé si grand qu’on faisait son testament au départ) ; les troupes de Taralyk ne l’avaient pas épargné, mais le Kotcheva et les Mina avaient probablement contribué aussi à sa ruine. Aussi ne rêvait-il que de quitter au plus vite la région natale.

Il s’exila avec sa famille pour aller s’établir à Radonège, grand village à douze verstes du couvent de la Sainte-Trinité (fondé plus tard par saint Serge).

Radonège appartenait au fils cadet de Jean Kalita, André, encore mineur ; son père y envoya en qualité d’intendant un certain Térence Rtichta. Ce dernier, pour peupler cette région à moitié déserte, avait promis des facilités et des privilèges aux colons qui y viendraient habiter. Épiphane énumère les noms des familles très connues à Rostov qui se sont laissé tenter par cette proposition. Cyrille obtint toute une propriété ; mais trop vieux pour servir son nouveau maître, il se fit remplacer par son fils Étienne, déjà marié ; Pierre, son second fils, trouva également femme ; Barthélemy seul continuait sa vie contemplative, en demandant à plusieurs reprises à ses parents la permission d’entrer dans un couvent.

Le spectacle des violences et des injustices qui se présentaient à ses yeux ne servait qu’à le fortifier dans son intention de se faire moine, d’autant plus que son âme aspirait toujours à la prière, à la solitude, au ciel.

Probablement, en rêvant cette retraite tant désirée, il avait déjà l’intuition de la grande tâche qui l’attendait, sans se rendre complètement compte qu’il s’agirait non seulement de sauver son âme par l’abnégation et la vie solitaire avec les ours de Radonège, mais d’exercer une influence sur une société avide et misérable. Entrevoyait-il qu’en renonçant à ce monde il entreprendrait une longue et lourde tâche dont le but serait de 1’éclairer et l’ennoblir ?

Nous doutons fort qu’il visât si loin : il était modeste, sans ambition, plongé dans la communion avec le Seigneur. Son esprit calme et pondéré se montra dans l’histoire de sa retraite.

Son père l’avait prié de ne pas se hâter : « Nous sommes vieux et malades, nous n’avons personne pour nous soigner, tes frères ont leur famille à nourrir. Nous nous sentons heureux d’avoir un fils dévoué à Dieu, mais ta meilleure part restera intacte si tu nous sers encore un certain temps, jusqu’à ce que le Créateur nous rappelle à Lui. Conduis-nous jusqu’à notre tombe et personne ne t’empêchera de suivre ta vocation. »

Barthélemy leur obéit. Il sut se vaincre et attendre. Qu’aurait-il entrepris si le délai s’était prolongé ? Sa destinée se réalisa simplement. Ses parents décidèrent de finir leurs jours dans un couvent voisin à Khotkovo, où il y avait deux communautés : l’une pour les hommes et l’autre pour les femmes. Étienne, en attendant, perdit sa femme et se fit moine dans le même couvent. Après le décès de ses parents, Barthélemy, libéré de toute obligation, fut prêt à remplir son dessein. Mais les liens de famille étaient encore assez forts en lui ; au moment suprême, le dernier de sa vie dans le monde, il n’oublia pas de léguer tout ce qu’il possédait à son frère Pierre.

Puis il se rendit à Khotkovo pour voir son frère Étienne, comme s’il voulait rester soumis à son aîné ; il le persuada de se joindre à lui afin qu’ils allassent ensemble dans la solitude des forêts de Radonège.

Il ne manquait pas de forêts en Russie à cette époque. Chacun avait le droit de bâtir sa masure où il voulait, ou de creuser une caverne pour en faire une cellule. La plus grande partie des terres n’étaient pas propriété privée ; quand plusieurs ermites s’associaient pour bâtir une église, il leur suffisait de demander la permission du prince local, la bénédiction de l’évêque, et ils pouvaient s’installer définitivement dans la vie monastique.

Barthélemy et Étienne choisirent une petite colline, dont la forme ressemblait au sommet d’une tête et qui, pour cela, était surnommée Makovitza (le sinciput). Entourée de pins et de sapins séculaires, cette colline présente un aspect d’une beauté exceptionnelle ; les annales en parlent comme d’un lieu saint : « Les anciens, dit-on, l’ont aperçue s’illuminant d’une clarté surnaturelle et répandant un parfum céleste3. »

Les frères se mirent à construire une masure de branches et à bâtir une petite chapelle et une cellule en bois. Comment s’y prirent-ils ? Louèrent-ils un charpentier au village voisin pour leur enseigner à manier la hache et à mettre les poutres ensemble ? Nous l’ignorons, mais ce travail par lequel débuta la vie active de saint Serge a quelque chose de symbolique. Cet apprentissage du métier au milieu des bois de pins lui donne l’allure d’un saint constructeur d’églises et de cellules ; sa sainteté s’exhale comme un parfum de la sciure et des copeaux frais du sapin. Saint Serge pourrait être nommé le saint protecteur de ce métier russe par excellence.

Prudent et modeste, comme toujours, Barthélemy hésite avant de choisir le patron de leur église. Il consulte son aîné, qui, se souvenant de la prédication du mystérieux vieillard et du triple appel à l’Église, se décide pour la Sainte Trinité. Barthélemy l’accepte et met l’œuvre de sa vie équilibrée et tranquille sous la protection de la Trinité, l’idée de la plus parfaite harmonie dans le christianisme.

Nous verrons plus tard la vénération dont saint Serge entourait la Mère de Dieu ; néanmoins, dans son ermitage, il se laisse guider non par la Sainte Vierge, ni même par le Christ, mais par la Trinité.

Le métropolite Théognoste, chez qui les deux frères se rendirent à Moscou pour obtenir sa bénédiction, leur envoya un prêtre avec le saint « antimense » et les reliques de martyrs pour consacrer l’église.

Mais l’existence des deux frères dans la solitude de Makovitza ne parvint pas à s’organiser. Le cadet fit preuve de plus de persévérance et de force que l’aîné. Celui-ci n’avait accepté la vie de moine que sous l’impression de la mort de sa femme, il possédait un caractère ombrageux. Il s’ensuivit qu’Étienne se sentit mal à l’aise dans cette vie austère, où l’éloignement du monde extérieur était si complet qu’on n’acquérait qu’avec beaucoup de peine le strict nécessaire, ne mangeait que du pain et ne buvait que l’eau de la source ; aucun chemin, aucun sentier visible ne menant à leur ermitage. Il partit donc pour Moscou, et entra au couvent de l’Épiphanie où il respira plus à son aise. Barthélemy demeura seul pour remplir son vœu.

 

 

 

 

III

 

L’ERMITE

 

 

Non loin de l’ermitage de saint Serge habitait un vieux prieur nommé Mitrophane, que Barthélemy avait connu de longue date. Dans les annales il est question d’un prêtre qu’il invitait pour officier dans sa chapelle : il est fort probable qu’il s’agit de ce prieur. Un jour, Barthélemy le pria de rester avec lui pendant quelque temps et lui confia son désir d’entrer dans l’état monastique. Cédant à sa prière, le vieux prêtre accomplit le rite usuel le jour de saint Serge et saint Bacchus et lui donna le premier de ces noms, qu’il accepta et sous lequel il entra dans l’Histoire. Le jeune moine communia, et Mitrophane resta huit jours avec lui, disant la messe tous les matins. Pendant cette semaine Serge ne quitta pas la chapelle, ne mangeant que le pain bénit ; quoique laborieux, il ne s’occupa d’aucun travail manuel, craignant de se distraire, et ne chanta pas même les psaumes, mais, quand Mitrophane s’apprêta à le quitter, il lui demanda de bénir sa vie d’ermite : « Tu t’en vas et m’abandonnes, c’est depuis longtemps que j’aspire à rester dans la solitude et que j’implore Dieu de me le permettre, me souvenant des mots du Prophète : « Je me sauvai en courant et m’installai dans le désert. » Donne-moi donc ta bénédiction, humble serviteur, et prie pour moi quand je resterai seul. »

Le prieur le consola, le soutint moralement autant qu’il était en son pouvoir, et le jeune moine resta seul au milieu des sombres forêts.

Il y a lieu de croire que ce temps fut une dure épreuve pour lui. L’expérience millénaire de la vie monacale prouve que les premiers mois du jeune moine sont les plus difficiles. On ne s’adapte pas d’un seul coup à l’ascétisme ; il existe toute une science de l’éducation spirituelle, toute une stratégie des combats intérieurs pour conquérir, discipliner l’âme humaine, afin qu’elle passe des vanités du monde à la loi céleste.

La vertu ascétique ressemble à un redressement de l’âme qui facilite son union avec l’Amour éternel et permet au courant divin de la traverser. On parle de la conductibilité de la chaleur dans les corps physiques ; pourquoi n’admettrait-on pas un courant spirituel, auquel l’âme serait susceptible de s’ouvrir ? Outre l’action de la grâce, il existe une culture, une discipline pour rapprocher l’âme de la divinité. Même les natures d’élite comme celle de Serge n’entrent pas facilement dans cette voie et éprouvent de grandes agitations, ou plutôt des tentations.

Quand un homme aspire à de telles hauteurs, unifiant toutes les complexités de son être pour s’élever plus directement vers Dieu, des tentations contraires et la lassitude le guettent.

Dieu seul est la force ; la faiblesse, c’est le mal. Dieu est le flux ; le démon, le reflux. Les ascètes qui n’ont pas encore trouvé la mesure savent que la plus grande élévation est suivie des plus grandes chutes, de déceptions, de désenchantements ; l’imagination déprimée s’affaisse et tout ce qui est facile et agréable acquiert pour elle un attrait spécial. L’idéal semble inaccessible, la lutte désespérée. Le siècle et ses richesses, la vanité, la femme se succèdent comme des mirages devant l’esprit fatigué.

Tous les ermites ont passé par là. Saint Basile le Grand, dit « le chef des Moines », a laissé des instructions aux ermites pour lutter contre leur faiblesse. C’est un entraînement perpétuel de l’esprit : la lecture suivie des Saintes Écritures et des vies des saints, la réflexion de chaque soir, la révision de toutes ses pensées du jour (examen de conscience), la pensée de la mort, le jeûne, la prière, la culture du sentiment de la présence constante de Dieu, etc.

Saint Serge connaissait ces instructions du grand évêque de Césarée mais il n’évita point les visions terrifiantes et douloureuses. Il voyait (d’après son biographe) des bêtes et des reptiles repoussants qui se jetaient sur lui avec des sifflements et des grincements de dents. Une nuit, qu’il chantait les matines dans sa chapelle, Satan lui-même entra par le mur, conduisant toute une troupe de malins esprits coiffés de casques pointus à la manière des Lithuaniens. Ils s’attaquèrent à lui, le contraignant de quitter le lieu, le menaçant ; mais il répétait toujours : « Que Dieu ressuscite et que ses ennemis se dissipent ! » et les démons disparurent.

Une autre fois, toute sa cellule se remplit de serpents, on entendit un grand bruit du dehors, comme si toute une armée de malins s’élançait par le bois. Des cris retentirent : « Va-t’en, que viens-tu faire ici, dans ce lieu sauvage ? N’espère pas y rester longtemps ! N’as-tu pas peur de mourir de faim ou par la main des brigands ? » On voit que les tentations de Serge comportaient toutes le sentiment de la crainte, de la terreur et n’étaient, comme on le disait naïvement, usant d’une langue surannée, que des « intimidations ». Les faiblesses dont il s’est senti envahi après l’abandon de son frère ont été le doute, l’incertitude, la peine de l’âme.

Aurait-il la force de rester tout seul pendant l’automne et les bourrasques d’hiver, dans cette forêt énorme, puisque son frère n’avait pu l’endurer ? Mais Serge avait une nature persévérante, patiente et pieuse ; le secours divin ne le quittait pas, Dieu répondait à son appel : il vainquit.

D’autres tentations, si fréquentes dans la vie des ermites célèbres, comme celle de saint Antoine dans sa Thébaïde, – tentations de luxure et de sensualité, naturelles dans le climat de l’Égypte non loin d’Alexandrie et chez des hommes au sang méridional, – furent étrangères aux saints de notre Thébaïde du Nord.

Serge a vécu toute sa vie simple et pauvre en une parfaite tempérance, il n’a jamais connu ni le luxe ni les distractions du monde. Le saint charpentier de Radonège a été exempté de beaucoup de faiblesses par la sévérité même du climat de son pays et par son éducation austère. Son expérience de moine a été probablement plus facile que celle des autres, son caractère calme, son tempérament peu porté à l’extase le préservaient. Il n’y avait rien de maladif dans sa nature. L’esprit de la Sainte Trinité le guidait dans sa voie âpre mais pure au milieu des parfums résineux des sapins de Radonège. Il resta dans sa solitude un temps indéfini. Épiphane évite de le préciser, il dit avec une simplicité charmante : « Il resta seul dans le désert une ou deux années, peut-être plus, peut-être moins, Dieu le sait. » Aucun évènement extérieur ne vint troubler sa croissance spirituelle, et il sortit de la retraite mûri et armé pour la vie plus complexe de chef d’un couvent et de directeur spirituel de toute la Russie.

Peut-être reçut-il de rares visites de prêtres venant chanter la messe. La prière, le travail dans son petit jardin, la vie de la forêt qui l’entourait (il ne prêcha pas aux oiseaux et ne convertit pas un loup comme saint François) remplissaient sa vie. Cependant, d’après les annales de Nikone, il avait un ami dans la forêt : il rencontra un jour un ours énorme, affaibli par la faim, eut pitié de lui, et, se souvenant des traditions de la maison paternelle, il lui fit l’aumône d’une grosse croûte de pain comme à un mendiant. Le pèlerin velu mangea sa part et se mit à le fréquenter. Serge continua à partager avec lui sa nourriture et l’apprivoisa.

Malgré l’éloignement total du saint, les rumeurs de sa vie vertueuse se répandirent. Les gens de tous les États prirent l’habitude de venir le voir, d’autres le prièrent de les accueillir pour travailler ensemble au salut de leur âme. Serge leur montrait les difficultés et les privations qui les attendaient, leur rappelait l’exemple de son frère. Plus tard il céda et accepta quelques hommes : un certain Basile le Sec, venu des sources du fleuve Doubna, et le cultivateur Jacques Iakout, qui dans les cas urgents servait de facteur. Le reste du temps, on préférait s’arranger sans le secours du dehors. Il y avait encore un diacre, Onésime, et Élysée son père, Sylvestre d’Obnorsk, Méthode et Andronic, tous des gens du pays natal de Serge : Rostov.

Ils construisirent des cellules, les entourèrent d’une enceinte contre les bêtes féroces. Onésime, dont la cellule était proche de la porte, fut nommé portier.

Les maisonnettes se trouvaient à l’ombre de sapins énormes.

Des troncs d’arbres coupés les entouraient dans cet enclos, la nouvelle communauté cultivait les quelques légumes nécessaires à sa vie austère.

Serge donnait l’exemple de cette vie : il coupait les arbres, il charpentait, il traînait le bois, écrasait le blé dans un moulin à main, cuisait la nourriture, cousait les vêtements et les chaussures, travaillait « comme un serf acheté », selon le mot de son biographe. À force d’expérience, il était devenu sans doute un charpentier excellent. L’été et l’hiver, il portait le même habit, ne craignant ni froid, ni chaleur. Malgré l’insuffisance de la nourriture, il restait sain et sa force semblait redoubler en comparaison de celle des autres.

Il arrivait le premier aux offices qui commençaient à minuit, se renouvelant à l’aube ; aux matines, aux heures, aux vêpres. Dans les intervalles, on chantait les prières pendant que l’on travaillait au jardin, que l’on copiait des livres ou peignait des icônes. Pour la liturgie on invitait toujours le vieux Mitrophane qui avait initié à l’état monacal saint Serge et se joignit à la communauté, en fut le premier prieur et mourut dans le couvent.

C’est ainsi que l’ermite contemplateur, plongé dans la prière, se développa en Serge actif, qui n’était d’abord ni le supérieur, ni même le prieur de son couvent.

Au fond, tous le reconnaissaient pour chef de la communauté, qui devait rappeler celle des Apôtres par le nombre de ses membres, son esprit, sa pauvreté et son rôle historique.

 

 

 

 

IV

 

LE SUPÉRIEUR DU COUVENT

 

 

Les années s’écoulaient. La confrérie Radonège se trouvait sous la direction de Serge et personne ne le contestait. Il avait introduit un règlement très simple, mais rigoureux, quoique moins formel que celui de Théodose de Kief, qui exigeait une obéissance absolue à sa volonté et l’accomplissement minutieux de ses ordres. Mais Théodose, qui n’ôtait jamais son cilice, qui par mortification s’exposait aux piqûres des mouches et des moustiques, était un ascète ardent : il possédait un autre tempérament. L’œuvre de saint Serge, l’organisation de la vie autour de lui, se réalisait toujours sans effort exagéré, sans contrainte visible. Quelquefois même elle allait plus loin que sa volonté.

Le couvent se développait, la vie se compliquait, on sentait que le moment de la constitution définitive approchait ; les frères insistèrent pour que Serge devînt leur supérieur en titre, mais il éluda cette question : « Le désir de devenir un supérieur ne serait-il pas le début et la racine de l’ambition ? »

Mais on continuait à le pousser à une décision, on l’admonestait, on insistait de plus en plus : c’était lui le fondateur, le constructeur de la chapelle, quel autre pourrait devenir le chef de son œuvre, célébrer la messe ? Jusqu’alors, on invitait un prêtre voisin, tandis que l’usage des anciens couvents exigeait que le supérieur et le prêtre fussent une seule et même personne.

Les moines en vinrent aux menaces, déclarant que sans un supérieur ils préféreraient se disperser. Alors Serge, cédant comme toujours au sentiment de la juste mesure, donna son consentement, mais avec quelques réserves.

« Je voudrais, dit-il, apprendre et non enseigner, obéir plutôt que commander ; mais, craignant le jugement de Dieu, je me remets à sa volonté, qu’elle soit accomplie. »

Il décida de s’en rapporter à l’autorité de l’administration ecclésiastique. Le métropolite Alexis étant absent de Moscou, Serge se mit en route, à pied, avec le plus vieux de ses moines, pour se rendre auprès de son remplaçant, l’évêque Athanase de Pereioslav, Zalessky.

Il arriva très tôt le matin avant la messe, tomba à genoux devant l’évêque et sollicita sa bénédiction.

À l’époque où les saints voyageaient à pied, où même il n’y avait pas près du couvent de Serge de route accessible pour un équipage, à l’époque où l’on pénétrait chez un évêque sans être annoncé, ce dernier ne pouvait s’étonner de voir à ses pieds un moine aux vêtements couverts de boue et de poussière.

Il se borna à lui demander son nom et, ayant appris qui il était, sans la moindre hésitation, il lui commanda d’accepter le titre de supérieur, de sorte que Serge ne put se dérober. Tout se passa le plus simplement du monde, selon l’esprit du temps.

Athanase se rendit directement avec ses abbés à l’église, revêtit son surplis et ordonna à Serge de prononcer à haute voix le Credo nicéen, puis, le signant de la croix, le nomma sous-diacre. Pendant la messe, il fut sacré diacre et, le lendemain, prêtre. Deux jours après, il chantait sa première messe, après laquelle l’évêque prononça les prières réglementaires qui lui conféraient la dignité de supérieur.

Ensuite, après un grave entretien dans la cellule de l’évêque, ce dernier le congédia, lui confiant, de la part de l’Église, la mission de former et de guider sa famille monacale. Il se consacra entièrement à cette œuvre sans rien changer à sa vie ou à ses habitudes, restant comme jadis un « serf acheté » pour servir les autres ; comme jadis on le voyait toujours occupé : tantôt à fabriquer les cierges, tantôt à moudre le froment.

Vers les années cinquante du quatorzième siècle, un certain archimandrite Siméon, de la région de Smolensk, ayant appris la vie sainte de Serge, vint se joindre à sa communauté, apportant avec lui tout ce qu’il possédait, ce qui donna la possibilité de construire une église de la Sainte-Trinité plus belle et plus vaste.

Dès lors, le nombre des novices s’accrut, les cellules se multiplièrent, selon un plan défini, l’activité du supérieur en redoubla : il maintint toujours le règlement de Théodose Stoudite, accepté à la Laure de Kiev.

Jamais il n’autorisa personne à entrer prématurément dans l’état monacal ; il observait et éprouvait l’esprit de chaque nouvel aspirant, il étudiait la formation graduelle de son âme. Il ordonnait tout d’abord (selon son biographe) de revêtir le nouvel arrivant d’un caftan de drap noir grossier et lui imposait quelque « obéissance » (travail) en compagnie d’autres moines, afin de l’habituer au rythme de la vie monastique. Le novice ne recevait que beaucoup plus tard la soutane, et ce n’est qu’après une longue épreuve que, devenant moine, il avait droit au voile et à la mante. Lorsque le supérieur s’apercevait que le niveau moral et l’expérience spirituelle d’un moine dépassaient l’ordinaire, sans être sollicité il l’honorait du premier titre de la hiérarchie monacale – la « schime ».

Malgré la nouvelle église et le nombre considérable des moines, le couvent restait pauvre et menait une existence plus qu’austère. Le régime de la vie en commun n’était pas encore introduit : chaque moine pourvoyait individuellement à ses besoins, il y en avait de très pauvres à côté de plus aisés, vu que, provisoirement, Serge ne leur défendait pas de garder quelques biens privés dans leurs cellules. Il se contentait du rôle de directeur spirituel et restait toujours le confesseur unique de tous les frères. Il répartissait lui-même entre eux, selon leurs capacités et leur force, les travaux et les exercices de piété ; il observait leur vie intérieure et veillait à la discipline extérieure : il prescrivait aux moines d’employer le temps qu’ils passaient dans leurs cellules en réflexion, en prière, en examen de conscience, en lecture ou en copie des Livres saints, mais leur défendait toute causerie privée.

Le soir, et même très tard dans la nuit, ayant terminé ses litanies, le supérieur visitait les cellules et regardait par les petites fenêtres mobiles. S’il trouvait deux moines ensemble, il frappait de sa canne à la fenêtre et le matin suivant convoquait les coupables pour les admonester ; mais il le faisait avec douceur, sans froisser, préférant agir par la parole et n’infligeant les punitions que dans les cas extrêmes.

Son charme personnel, son esprit élevé et sa beauté spirituelle inspiraient en général une profonde vénération et non la crainte ; mais l’on sait que les fautes pèsent beaucoup plus sur la conscience en présence d’un juste. Ses vertus sont restées celles du jeune Barthélemy : laborieux, il exigeait du travail et défendait de demander l’aumône en dehors du couvent ; en cela il différait sensiblement de saint François. Le bienheureux d’Assise ne sentit jamais la terre sous ses pieds ; toute sa vie, il s’envola en extase vers les hommes à qui il prêchait l’amour du Christ, comme un apôtre, se rapprochant le plus possible de l’exemple donné par Jésus. Il n’avait pas le don de l’organisation (les autres s’en sont chargés pour lui). Le labeur, l’application qui sont à la base de toute constitution ne l’intéressaient pas.

Contrairement à lui, Serge n’était nullement un prédicateur ; ni lui ni ses disciples n’ont passé avec une parole ardente et une sébile à la main par les routes de leur Ombrie russe. Cinquante ans durant, il est resté au fond des forêts, servant de leçon vivante par son « action paisible », mais jamais il n’en sortit en missionnaire.

Avec la discipline spirituelle il imposait toujours un lourd travail manuel qui soutenait matériellement la communauté. Peut-être réalisait-il inconsciemment une œuvre culturelle, si on comprend sous ce terme le travail, l’ordre et la discipline, dans les forêts désertes de Radonège. Quant à saint François, né dans un pays saturé de culture, nous le voyons renier la civilisation, s’élever au-dessus d’elle.

Or, la communauté de Serge restait toujours une des plus pauvres ; elle manquait souvent du nécessaire : vin pour le sacrifice de la messe, cire pour les cierges, huile pour les lampes, parchemin (même vieux) pour les copies.

Quelquefois, on se voyait obligé de supprimer l’office divin, ou de brûler des copeaux en guise de cierges. Voici un spectacle familier au nord de la Russie, et que nous connaissons dès notre enfance : une masure de paysan éclairée par le copeau allumé, spectacle qu’on a revu depuis la révolution.

Mais l’on priait saintement à la lumière vacillante, au craquement et à la fumée de ces flambeaux primitifs, dans le couvent de saint Serge, entouré d’une Sainte Pauvreté que François d’Assise n’aurait pas reniée.

Les livres se fabriquaient avec l’écorce des bouleaux, inconnue dans l’Italie lumineuse ; jusqu’à nos jours, on a conservé à la Laure le pauvre calice en bois et les surplis en toile grossière ornés des croix bleues, dont se servait saint Serge.

On mangeait peu et mal, souvent on était privé de farine, de sel, d’huile ; on ne trouvait même pas un morceau de pain.

Deux récits de la vie de saint Serge donnent l’idée de cette pénurie et du rôle du supérieur, rôle qui serait inadmissible en Occident.

En un temps de grande disette, saint Serge, après avoir jeûné trois journées, prit sa hache et se rendit à la cellule d’un certain Daniel. « Frère, j’ai entendu dire que tu voulais agrandir le vestibule de ta maison. Donne-moi ce travail pour que mes mains ne restent pas oisives. » – « Tu as raison, lui répliqua Daniel, j’avais bien cette intention et j’ai déjà fait les préparatifs nécessaires, j’attends un charpentier du village voisin. Mais j’hésiterais à te charger de cette besogne, tu me demanderais un prix trop élevé. » – « Ce travail ne te reviendra pas cher, dit Serge, j’ai besoin du pain noir (moisi), tu en trouveras chez toi et je n’exigerai rien de plus. Ne sais-tu pas que je travaille mieux qu’un charpentier professionnel, pourquoi en faire venir un ? »

Alors Daniel lui apporta un tamis plein du pain moisi dont il ne voulait plus lui-même, en disant : « Voilà tout ce que j’ai en pain noir, mais ne m’en demande pas davantage. » – « C’est bien assez pour moi, mais garde-le jusqu’à la neuvième heure, je n’ai pas l’habitude de prendre la récompense avant d’avoir fini le travail. »

Et, serrant sa ceinture, il se mit à l’ouvrage : il sciait, rabotait, tournait les piliers et termina le tout avant le soir.

Daniel lui donna le pain promis comme prix du travail de toute une journée, et ce n’est qu’alors que saint Serge en mangea.

Vous voyez ce supérieur, ce confesseur général et directeur d’âmes, traité comme un « serf acheté », aussitôt qu’il s’agit de ses intérêts personnels.

Daniel commence par craindre qu’on ne lui demande trop. Comment a-t-il pu admettre que son supérieur travaillât une journée entière sans partager tout simplement son pain avec lui ? Comment lui a-t-il donné ce qu’il trouvait immangeable ? Cela prouve que, malgré toute l’influence, toute l’éducation morale qu’ils recevaient de saint Serge, il se trouvait parmi les moines des âmes viles et rapaces, comme ce frère qui, tout en venant se confesser à saint Serge, se croyait autorisé à lui payer sa journée avec le pain qu’un simple charpentier aurait dédaigné. On peut en conclure aussi que Serge lui-même ne s’immisçait pas dans les affaires matérielles de ses moines, dégageant son rôle spirituel de toutes préoccupations terrestres.

D’ailleurs, la modestie et l’humilité restaient toujours les vertus capitales.

L’autre récit fait ressortir également la pauvreté de la confrérie, la fermeté et la patience de son supérieur au milieu de la faiblesse générale.

Une fois, après quarante-huit jours de jeûne, il se trouva parmi les moines des mécontents qui se révoltèrent et murmurèrent. « Vois-tu, dit un moine délégué auprès du supérieur, nous t’avons obéi et nous mourons de faim, parce qu’on a suivi ton ordre de ne jamais sortir du couvent pour demander l’aumône. Nous allons attendre encore un jour, et demain nous te quitterons pour ne plus rentrer ; nous ne pouvons plus supporter cette pauvreté, ce pain moisi. »

Saint Serge parla doucement aux rebelles, les exhortant à prendre patience ; mais il n’eut pas le temps de finir : on entendit frapper à la porte du couvent. Le portier ouvrit sa petite fenêtre et aperçut tout un convoi, qui apportait du pain.

Oubliant sa faim, il se précipita vers le supérieur :

« Mon père, on apporte des pains, permets-tu de les accepter ? Grâce à ta sainte prière, ils sont là à la porte ! »

Serge donna son autorisation, et plusieurs voitures chargées de pain, de poisson et d’autres provisions entrèrent par la porte. Il s’en réjouit et ordonna aux moines affamés d’inviter ceux qui leur apportaient des provisions pour leur repas.

Mais d’abord on frappa à la planche de fer qui remplaçait alors les cloches, et l’on se rendit à l’église pour chanter un Te Deum de grâce.

Ensuite on se mit à table : les pains étaient frais, tout chauds, comme s’ils sortaient du four.

« Où est le frère qui s’est plaint tantôt du pain moisi ? demanda le supérieur. Faites-le goûter au repas que Dieu nous a envoyé. »

Il demanda à voir ceux qui avaient apporté les provisions, mais on lui répliqua que cela devait être le don d’un inconnu, que les hommes s’étaient déclarés pressés, appelés par une affaire urgente, et qu’ils avaient déjà quitté le couvent.

Cet incident des pains arrivés à temps se grava dans la mémoire des frères comme une manifestation de la Providence en un moment difficile de la vie du saint.

Il nous amène à traiter la question des miracles de saint Serge.

 

 

 

 

V

 

SAINT SERGE OPÉRANT DES MIRACLES ET INSTRUISANT

 

 

On peut dire que Dieu soutient, ranime et protège les hommes dans la mesure où ils s’élèvent vers Lui, brûlent d’amour pour Lui, le vénèrent et s’ouvrent à la vie spirituelle. Chaque croyant est capable d’éprouver l’action de la Providence, il n’a pas besoin d’être un saint pour le sentir. Mais le pouvoir de faire des miracles, de transgresser les lois naturelles (ce cadre superficiel où tout semble enfermé dans un ordre inviolable et qui ne sert qu’à dissimuler les forces invisibles et spirituelles en mouvement) n’est pas plus accordé aux simples mortels que le don des visions.

Le miracle est pareil à un jour de fête égayant des jours monotones, à une réponse de l’amour, à la conquête d’une science supérieure à celle qu’on enseigne à l’école.

L’élément miraculeux dans notre vie ne dément point les lois de la vie ordinaire ; il prouve seulement que ces lois ne sont pas uniques. Ce que nous appelons le « miraculeux » est naturel pour le monde supérieur, il n’étonne que des êtres absorbés par les faits quotidiens et qui ne s’élèvent pas au-dessus d’eux.

Pour un mollusque, la musique de Beethoven serait un miracle, comme le paraît jusqu’à présent une goutte d’eau sous le microscope, goutte dont on ne voit pas la vie à l’œil nu.

La vision de l’avenir ou de l’invisible nous frappe comme un prodige, mais il y a un miracle que notre raison admet encore moins, parce qu’il supprime d’un coup une toute petite loi : c’est la résurrection après la mort, cette tourmente suprême provoquée par l’amour de l’au-delà, répondant à l’appel d’ici-bas.

Saint Serge, au début de sa carrière, n’avait pas de visions et n’opérait pas de miracles. C’est par de longues et dures épreuves ascétiques que son âme s’est formée et préparée à ses visions éblouissantes, dont il a reçu le don dans sa maturité. (Il est à remarquer que les apparitions terrifiantes des premières années ne le hantèrent jamais à partir du moment où il arriva à l’harmonie.) Il est un exemple d’ascension graduelle, sans secousses ni drames, comme si sa sainteté crût organiquement avec son être. La destinée de Saul transformé subitement en Paul n’a jamais été la sienne.

Intérieurement mûri, il a opéré son premier miracle, celui de la source, cédant aux exigences de la vie ordinaire.

Lorsqu’il habitait seul sa colline boisée, la question de l’eau ne le troublait pas ; mais il vint un jour où la source voisine ne suffit plus aux besoins de la communauté, ou fut jugée trop éloignée du couvent, et les moines se plaignirent de la difficulté qu’il y avait à se procurer de l’eau.

Alors saint Serge invita un frère à le suivre, descendit la colline et, trouvant une petite mare formée par la pluie, il se mit en prières auprès d’elle, demandant au Seigneur de lui envoyer de l’eau comme Il l’avait fait jadis pour Moïse.

Il fit ensuite un signe de croix, et tout à coup une source jaillit de la terre, formant un ruisseau que les moines voulurent baptiser de son nom, mais il s’y opposa.

Le second miracle se produisit sur un enfant malade. La renommée du saint attirait alors beaucoup de visiteurs qui venaient le saluer ou lui demander conseil dans leurs peines. Épiphane raconte qu’un homme apporta dans ses bras son enfant gravement malade et conjura saint Serge de prier pour lui. Mais, pendant que ce dernier s’apprêtait à la prière, l’enfant expira. Désespéré, le père reprocha au saint de ne l’avoir pas laissé mourir à la maison : au moins sa foi n’aurait pas été éprouvée. Il sortit pour préparer la bière, mais en revenant il rencontra saint Serge qui lui dit : « Tu t’es troublé en vain ! L’enfant n’était pas mort. » En effet, le petit était en vie, et le père se prosterna devant Serge. Mais, celui-ci s’efforça de le persuader que ce n’avait été qu’une forte attaque de maladie, et que, réchauffé, l’enfant se serait remis. Malgré les remerciements enthousiasmés du père, le saint lui interdit d’en parler.

Épiphane ne l’apprit que beaucoup plus tard du frère lai, attaché au supérieur.

Il raconte encore le cas d’un malade qui n’avait ni mangé ni dormi pendant vingt et un jours et que saint Serge guérit en l’aspergeant d’eau bénite ; celui d’un grand seigneur possédé du démon, et qu’on avait amené des bords du Volga où s’était répandue sa renommée de guérisseur.

On dut amener ce malheureux par force et l’entraîner, parce qu’il se débattait et ne voulait pas entendre parler du saint. S’approchant du couvent, il rompit ses liens et ses cris retentirent jusque dans l’enceinte. Serge ordonna de convoquer les frères à la prière dans l’église, où ils chantèrent un Te Deum.

Cependant le possédé s’était un peu calmé, mais, lorsque le supérieur sortant de la porte fit le signe de la croix, il se jeta dans une mare en vociférant : « Je brûle, je brûle ! Quelle flamme terrible ! »

Il ne s’en remit pas moins et, lorsque sa raison fut revenue, il raconta qu’il avait vu une grande flamme sortir de la croix et l’envahir et que, pour l’éviter, il s’était jeté dans l’eau.

Tous ces épisodes répandaient largement la gloire de Serge. Des gens de toutes les conditions se rendaient au couvent pour voir un saint et un sage, des princes et de simples paysans se succédaient. Le couvent se développa et s’enrichit, mais Serge restait le même vieillard, doux, simple d’allure, toujours prêt à conseiller, à consoler et parfois à juger.

Il lui arrivait quelquefois d’infliger des châtiments. Près du couvent un riche paysan s’empara de l’unique porc de son pauvre voisin, qui s’en plaignit au supérieur. Ce dernier fit venir le coupable et parvint à le persuader de rendre ce qu’il s’était approprié. Mais, rentré à la maison, le riche se ravisa. C’était au milieu d’un hiver rigoureux ; ayant tué le porc, il le mit dans un garde-manger ; peu d’instants après, il s’aperçut que la chair en était toute mangée des vers.

Une autre fois la cécité frappa un évêque grec qui avait douté de la sainteté de Serge, au moment où il s’approchait de lui dans l’enceinte du couvent. Serge dut le prendre par la main pour le mener dans sa cellule. Là le Grec avoua sa défiance et son manque de foi, il le supplia de prier pour lui, et Serge le guérit.

Les visiteurs et les quémandeurs l’assiégeaient probablement. La plupart venaient pour le consulter ou se confesser, si quelque chose oppressait leur âme.

Épiphane ne raconte que les faits dont il se souvient, mais nous savons combien l’âme humaine se sent entraînée vers la purification, vers la pénitence. Au monastère d’Optino, nous avons été témoins des pèlerinages ininterrompus de gens de toutes les conditions : de grands auteurs comme Gogol, Léon Tolstoï et Soloviev, avec leurs inquiétudes spirituelles, aussi bien que de simples paysannes croyant naïvement y trouver la réponse à leurs soucis de famille – mariage de leur fille, conduite de leur mari, etc.

Pendant la révolution russe, n’a-t-on pas vu des soldats de l’armée rouge chercher l’absolution de leurs blasphèmes et de leurs atrocités chez un prêtre de paroisse ?

Saint Serge a consacré la seconde moitié de sa vie au rôle d’instructeur populaire, consolant et encourageant tous ceux qui venaient chez lui.

Il n’existait pas encore en Russie, officiellement du moins, cette institution purement orthodoxe qu’on appelle présentement le « startchestvo » ; elle est née au dix-huitième siècle avec Païssy Velitchkovsky.

Mais le type du vieux « moine sage qui instruit » est déjà ancien ; il existait dans les couvents grecs ; chez nous on a connu au quinzième siècle un Philothée de Pskov.

Dans les couvents de nos jours les « startzi » représentent une catégorie de sages contemplatifs qui conservent la tradition pure de l’orthodoxie, sans être mêlés à la vie générale du monastère.

Serge, qui a été un supérieur modeste, un homme de grande influence politique et sociale (nous le verrons plus tard), pourrait être considéré également comme l’initiateur de l’institution des « startzi » en Russie.

 

 

 

 

VI

 

LA VIE DE LA COMMUNAUTÉ ET SES ÉPINES

 

 

On ne saurait dire au juste si du vivant de saint Serge la communauté possédait déjà des terres provenant de donations ; il semble que la réponse doive être plutôt négative, quoique le supérieur n’interdît point de recevoir des dons, ne se plaçant nullement au point de vue de saint François (que les franciscains n’ont d’ailleurs pas observé jusqu’au bout). Il ne défendait que de solliciter l’aumône, mais, ennemi de toute exagération, il acceptait ce que Dieu lui envoyait, par exemple les chariots de pain et de poisson du bienfaiteur resté inconnu.

On sait avec certitude que, presque à la veille de sa mort, un riche boyard fit présent au couvent de la moitié d’une grande saunière et d’un puits salifère dans les environs de Soligalitch.

Le monastère n’était plus si pauvre qu’au début. Saint Serge seul resta indifférent aux biens terrestres jusqu’à sa mort. Ni le pouvoir ni les distinctions ne le tentèrent jamais ; toutefois, ne voulant pas se faire remarquer, il agissait simplement, naturellement.

Cinq siècles nous en séparent, mais, s’il nous était permis de le voir, il est probable que rien en lui ne nous frapperait : la voix est peu sonore, le geste tranquille ; la figure calme est celle d’un saint charpentier russe ; c’est ainsi qu’on le représente sur les icônes, où, malgré les traits hiératiques, on sent le charme tout particulier d’une âme, d’un paysage de nos contrées. C’est l’impression que nous donnent les blés et les bluets de nos champs, les bouleaux et les eaux transparentes, les hirondelles et les croix des églises : tout le parfum incomparable de la Russie, avec une finesse et une pureté qui la rehaussent jusqu’à la perfection.

Les moines qui vécurent longtemps avec lui ont raconté à Épiphane que saint Serge ne portait jamais de vêtements neufs, qu’il s’habillait de grossières étoffes de laine si usées que personne ne voulait plus s’en servir. Le plus souvent, il se confectionnait lui-même son froc.

Un jour, le couvent manqua de bon drap ; il ne restait plus qu’un coupon mal tissé et mal teint, « tout en rayures » ; personne ne voulant le prendre, il passa sept fois d’un moine à l’autre, jusqu’à ce que Serge le gardât ; il s’y tailla une soutane et ne la quitta que vers la fin de l’année, quand elle tomba en lambeaux. On comprend qu’en le voyant on pouvait facilement se tromper et le confondre avec le dernier des novices.

Mais écoutons un récit textuel d’Épiphane, qui nous donne un portrait véridique de saint Serge.

« Maintes gens venaient de loin pour jeter seulement un regard sur le saint. Il arriva un jour qu’un simple laboureur, en entrant dans l’enceinte du couvent, pria les frères de lui montrer leur supérieur. Saint Serge travaillait à ce moment dans le jardin potager, où il préparait la terre pour les légumes.

« Attends un peu, il va sortir », lui dirent les moines. Le paysan jeta un regard par une fente de la clôture, et vit un vieillard au vêtement reprisé qui travaillait à une plate-bande. Il ne put croire que cet humble petit vieux fût le supérieur qu’il était venu voir. Alors il insista auprès de la confrérie, exigeant qu’on lui montrât le supérieur : « Je viens de loin pour le consulter sur une affaire urgente. »

– « Eh bien, nous te l’avons désigné, parle-lui toi-même, si tu ne nous crois pas. »

Le paysan attendit près de la porte et, quand saint Serge parut, on lui répéta : « Le voici, celui-là même que tu cherches. » Alors le visiteur se détourna tout chagriné : « Je viens de loin pour voir un prophète et vous me montrez un mendiant ! Je ne suis pas un fou pour croire que ce petit vieux est le célèbre Serge. »

Froissés, les moines faillirent jeter l’insolent dehors ; mais Serge alla à sa rencontre, le salua jusqu’à terre et l’embrassa, puis il le mena au réfectoire. Le paysan se plaignit à lui de sa mésaventure qui l’empêchait de voir le supérieur.

« Ne t’afflige pas, mon frère, lui répondit Serge. Dieu est bon pour nous, personne ne nous quitte en remportant sa tristesse ; Il va te montrer celui que tu cherches. »

Comme il parlait, le prince arriva avec sa suite ; saint Serge se leva pour aller à sa rencontre, et les nouveaux arrivés repoussèrent le paysan loin du prince et du supérieur. Le prince salua celui-ci jusqu’à terre ; saint Serge le bénit, l’embrassa, et tous les deux s’assirent à la table, tandis que les autres se tenaient respectueusement debout. Tournant parmi eux pour apercevoir enfin saint Serge, le paysan demanda enfin : « Qui est ce moine assis à la droite du prince ? »

Celui qu’il interrogeait répondit d’un ton de reproche : « Es-tu donc étranger au point de ne pas connaître le révérend Père Serge ? » Alors il comprit son erreur et, le prince parti, il se jeta aux pieds du supérieur, lui demandant pardon. Il va sans dire que le « petit vieux » ne lui fit aucun reproche. Selon Épiphane, il dit seulement : « Ne t’afflige pas, mon enfant, ton opinion est juste, ce sont les autres qui se trompent. »

On croit généralement qu’Épiphane a été témoin de cet incident qu’il raconte avec tant de détails.

Comme saint Serge paraît simple et sérieux. Il est vrai que la vie d’un saint est presque toujours présentée sous une forme hiératique. Mais, autant qu’on en peut juger à travers les siècles et les récits fragmentaires, saint Serge ne souriait jamais. Saint François avait toujours son sourire venu du fond de l’âme pour le soleil, les fleurs, les hirondelles et même le loup de Gubbio. Saint Séraphin de Sarov, le grand saint russe du dix-neuvième siècle, avait aussi le don du sourire, qui répandait autour de lui la chaleur et la vie. Mais calme, gracieux, hospitalier, bénissant la nature, aimant l’ours qu’il avait rencontré et prenant la défense des simples, saint Serge ne souriait jamais. Ce n’est pas qu’il fût triste ; non, mais il restait réservé, comme entouré d’une atmosphère pure et fraîche. C’est un génie du Nord.

Nous avons vu un prince venir à lui ; cette visite prouve que l’histoire du paysan s’est passée quand la voix du « petit vieux » se faisait entendre dans le pays, quand il s’était déjà rapproché du métropolite Alexis, quand il remplissait déjà sa mission de propagande monastique. Cependant, dans son propre couvent, on ne se sentait pas tout à fait à l’aise : la lutte des deux principes de la vie monacale y battait son plein.

De tradition grecque, la vie monastique en Russie était à l’origine purement individuelle.

Antoine et Théodose de Kiev tentèrent de la transformer, d’y introduire les règles de communauté, mais le principe individuel garda le dessus.

Saint Serge fut le premier qui établit définitivement le principe de la vie en commun, mais cette réforme ne réussit pas immédiatement.

Au début, son petit couvent de Makovitza conservait l’organisation individuelle ; il était permis aux moines de jouir de quelque aisance personnelle. Mais, à mesure que le monastère se développait, cette organisation ne put se prolonger, car elle maintenait la différence des positions matérielles et suscitait avec l’envie un état d’esprit indésirable.

Saint Serge se vit donc obligé d’introduire un ordre plus austère, plus conforme au christianisme des premiers siècles. Tous devaient être égaux et également pauvres, personne ne devait rien avoir à soi et le couvent devait devenir une « communauté ».

Ami du métropolite Alexis, saint Serge comprenait déjà que son monastère aurait une mission à remplir, qu’il servirait d’exemple à tous les couvents à venir.

Son biographe raconte une vision, la première qu’il ait eue, se rapportant à la transformation du monastère.

Un soir, très tard, le saint priait dans sa cellule, comme de coutume, quand il entendit une voix qui l’appelait : « Serge ! » Il ouvrit la petite fenêtre, une lumière miraculeuse entra dans sa cellule et le saint vit des milliers d’oiseaux de race inconnue qui remplissaient le sillon lumineux. La même voix lui dit :

« Serge, tu pries pour tes enfants spirituels ; le Seigneur entend ta prière ; regarde autour de toi et vois quelle multitude de moines sont assemblés sous ta direction, au nom de la Sainte Trinité. »

Les oiseaux volaient et chantaient doucement dans la lumière.

« C’est ainsi que va grandir le troupeau de tes disciples, et il ne s’amoindrira point après ta mort. »

Dans sa joie, saint Serge appela l’archimandrite Siméon, qui habitait la cellule voisine, pour lui montrer cette scène, mais celui-ci n’aperçut que la lumière céleste ; quant au reste, le saint le lui raconta. Cette vision fortifia saint Serge dans sa résolution de donner des bases plus solides, des coutumes plus régulières à son couvent et à ceux qui allaient naître.

Il semble que le métropolite Alexis ait approuvé ses intentions, mais dans le couvent même il se trouva des esprits opposés à la réforme.

Il est probable que le métropolite recourut à la diplomatie et que ce fut sur sa prière que le patriarche de Constantinople envoya à Serge des présents : une croix, le voile et les insignes de la « schime », plus une lettre, où il conseillait d’introduire dans le couvent le régime des communautés.

Ce message fortifia la position de Serge et il se décida à entreprendre la réforme.

Il fit beaucoup de mécontents, gênés par le nouvel ordre des choses ; quelques-uns quittèrent même le monastère.

Cette réforme compliqua les devoirs et les responsabilités de saint Serge. Il fallut bâtir un réfectoire, une boulangerie, des garde-manger, des hangars et appliquer les règles de l’économie domestique.

Jusque-là sa direction avait été purement spirituelle : les moines venaient à lui comme à leur confesseur et leur directeur d’âmes. À partir de la réforme, il dut répondre de l’existence journalière du couvent.

Tous ceux qui étaient capables de travailler eurent une tâche à remplir et la propriété privée fut strictement interdite.

Pour gérer la communauté, Serge se choisit des auxiliaires et assigna à chacun son rôle. Après le supérieur venait immédiatement le Père trésorier, dont la fonction avait été introduite dans les couvents russes par Théodose de Kiev. C’est lui qui administrait les finances et veillait à l’ordre, d’abord à l’intérieur du couvent et, plus tard, quand le couvent reçut des terres, dans toutes ses propriétés. Les procès, la justice lui incombaient aussi. Déjà du vivant de Serge, le couvent possédait des champs cultivés, labourés en partie par les moines et les paysans loués, en partie par des ouvriers volontaires travaillant à titre gracieux. Les Pères trésoriers ne manquaient pas de soucis ! Un des premiers trésoriers de la Laure fut saint Nicone – plus tard son supérieur. Venait ensuite le Père confesseur, moine possédant la plus grande expérience spirituelle. Savva, fondateur du couvent de Zvenigorod, fut le premier confesseur de la Laure, et, après lui, Épiphane, biographe de saint Serge.

La surveillance du rite fut confiée au Père « ecclésiarque » (emprunté à celui de Jérusalem, ce rite était très solennel et compliqué) : le nombre suffisant des prêtres permettait d’officier tous les jours. Les fonctions de second ordre revenaient au « para-ecclésiarque » qui veillait à la propreté de l’église et au « canonarque » qui dirigeait les chœurs et gardait les livres.

Les règles de la vie restaient au fond les mêmes : elles recommandaient la prière et le travail dont saint Serge était le premier à donner l’exemple. Quand le paysan est venu le voir, nous avons lu qu’il travaillait au potager. Quelquefois il faisait des chaussures ou cousait les frocs des moines, souvent il préparait les plats de froment qu’on mange après la messe des morts ; cependant jamais, jamais on ne le vit occupé à copier des livres ou à peindre : ce n’était ni un homme de lettres, ni un artiste, mais un simple charpentier ou jardinier... Par contre, son neveu Théodore, moine depuis sa plus tendre jeunesse, montre un grand talent de peintre, et l’on croit qu’il a introduit son art au couvent d’Andronic, à Moscou, d’où est sorti plus tard le célèbre André Roublev.

La copie des livres prospérait à la Laure. Jusqu’à nos jours, nombre de livres reliés en cuir et de manuscrits de l’époque sont restés dans le trésor du couvent (l’Évangile par Nicone, le Bréviaire écrit de sa main en 1381 sur du parchemin, les Instructions du Père Dorothée en 1416, écrites de la main du « grand pécheur, le moine Antoine » ; l’Échelle, en 1411, recopiée par le « dernier des moines, méchant et obsédé de maints péchés, Warlaam »).

Quelques-uns de ces manuscrits sont ornés d’excellentes miniatures et rehaussés d’or, par exemple le Psautier, recopié sous le supérieur Nicone.

Ainsi vivaient et travaillaient les frères de la communauté de saint Serge dans leur couvent déjà célèbre, où menaient plusieurs chemins et où l’on pouvait s’arrêter, se reposer, passer quelques jours, suivant les traditions de l’hospitalité observées par saint Serge, depuis son enfance, dans la maison paternelle.

Cette hospitalité donnait l’occasion de dépenser « l’excédent ». Le premier asile pour les pauvres, « la maison de Dieu », fut créé encore durant la vie de Serge, fondateur de la philanthropie monastique, rendue possible par le régime de la communauté.

Mais, sous un calme de surface, la vie ne s’organisait pas toujours aisément. Les frères n’aspiraient pas tous à la sainteté. Dès les premiers jours saint Serge eut affaire à des hommes très ordinaires en habit de moines. Son frère Étienne fut le premier qui l’abandonna ; quand le couvent manqua du nécessaire, quelques-uns menacèrent de s’en aller ; d’autres quittèrent leur supérieur après la réforme.

Parmi ceux qui restèrent il se trouva des mécontents, de là une lutte sourde, dissimulée et qui explique le fâcheux incident qui eut lieu au monastère.

Ni Épiphane ni les annales ne nous apprennent rien sur les fêlures que la réforme causa. Peut-être Épiphane les passe-t-il exprès sous silence, évitant de parler de choses « trop humaines ».

En tout cas, on est mal préparé à son récit qui surgit inopinément du fond de quelque chose d’inconnu. C’est Étienne, de nouveau le frère aîné de Serge, qui en est le centre.

Un jour, pendant les vêpres, lorsque saint Serge officiait et se trouvait à l’autel, son frère, amateur de chant, se tenait dans le chœur. Le saint l’entendit tout à coup demander au canonarque : « Qui t’a donné ce livre ? » – « Le supérieur », et Étienne de reprendre d’un ton irrité : « Qui est-ce, le supérieur ? N’est-ce pas moi qui suis venu le premier en ces lieux ? » Il continua en disant des paroles qu’il n’eût pas dû prononcer.

Après les vêpres, le saint ne rentra point dans sa cellule ; il sortit du couvent et, sans dire un mot à personne, il se dirigea seul, à pied, vers la Kinèle. À cause de quelques paroles grossières de son frère, allait-il abandonner son œuvre, la fondation où il avait passé tant d’années ? C’était peu probable. Nous connaissons sa sérénité, sa tranquillité ordinaires. Agir spontanément, sous la suggestion d’une première impression désagréable, n’était pas dans le caractère d’un homme qui acceptait avec humilité le pain noir de Daniel et qui répugnait aux gestes immodérés. L’incident à l’église n’était, évidemment, que la dernière manifestation du mécontentement général, causé par les rigueurs que le régime de la communauté imposait aux moines. Il fallait entreprendre quelque chose.

Du point de vue ordinaire, sa résolution peut sembler mystérieuse. Renoncer à son poste de supérieur, abandonner sa direction ! On ne saurait se représenter Théodose à sa place : il aurait su dompter les rebelles. On ne saurait non plus imaginer quelque chose de pareil dans l’Église catholique : les coupables auraient été punis, mais le supérieur nommé par l’archevêque n’aurait pas quitté le couvent.

Mais le « petit vieux », humble et pauvre, que le paysan n’avait pu reconnaître, sortit de la Laure par une soirée brumeuse, le bâton à la main, et de ses pieds habitués à la marche commença à cheminer le long des voies boisées de Radonège.

Qui pourrait expliquer ses sentiments ou deviner ses pensées ? Il est permis de supposer respectueusement qu’une intuition, une voix intérieure le dirigeait, une conviction sereine que c’était pour le mieux, même quand ses actes sembleraient aller contre nos petits raisonnements.

Si les passions s’allumaient, si quelqu’un était tourmenté par l’envie, mieux valait s’en aller pour ne pas l’induire en tentation. « Si l’on m’aime, l’amour vaincra avec le temps. » « Le Seigneur qui me le commande sait mieux que moi, il n’y a pas à réfléchir. » Et, ne craignant rien, le vieil ermite, ami de l’ours, passa la nuit dans la forêt, priant après un court sommeil. À l’aube, comme autrefois devant l’archevêque de Pereioslav, il arriva, couvert de boue et de poussière, à la porte du couvent de Makhrichti. Là, apprenant la visite du saint, son ami Étienne (moine de la Laure de Kiev), fondateur et supérieur du couvent, fit sonner les cloches et courut au-devant de lui avec ses moines. Ils se saluèrent, s’embrassèrent, mais aucun ne voulut se lever le premier. Ce fut Serge qui donna la bénédiction et entra dans le monastère comme un hôte d’honneur. Il passa plusieurs jours auprès d’Étienne ; puis, accompagné du moine Siméon, il se rendit à pied par les forêts en une région inconnue, pour y fonder un autre couvent au bord du fleuve Kirjatch et s’y installer.

Mais sa solitude ne dura guère. La Laure était plongée en un grand trouble. Profondément émus, la plupart des moines s’étaient mis à rechercher le saint. L’un d’eux apprit, au couvent qu’il venait de visiter, que le saint s’était rendu encore plus loin. Il revint à la Laure et le raconta aux autres. Peu à peu, tous les moines dévoués à leur supérieur se rendirent à Kirjatch. Telle était toujours sa destinée : attirer par le respect, l’adoration, l’amour sans jamais contraindre personne ; il ne pouvait fuir sa gloire, pure, spirituelle, et, quoiqu’il cherchât toute sa vie la solitude, la prière, le travail et non le pouvoir ou l’influence, il ne devait nulle part rester seul.

Il reprit sa hache au nord de Kirjatch, aida les moines à construire des cellules, à creuser les puits et à édifier une église qu’Alexis permit de consacrer. Les dons et les présents affluèrent de toutes parts. Il introduisit dans ce couvent le régime des communautés.

Mais ce n’était pas encore la fin. On ne pouvait pas se faire à l’idée de son abandon de la Laure. Les moines sollicitèrent l’intervention du métropolite auquel ils firent probablement de son départ un récit inexact. Le métropolite en fut mécontent et envoya deux archimandrites, Paul et Géronte, pour persuader saint Serge de revenir, persuasion qui avait le caractère d’un ordre.

Serge resta trois ans à Kirjatch. Son retour fut aussi libre et aussi simple que l’avait été son départ. Le métropolite aurait pu le contraindre, mais n’en fit rien. Il renonça même à éloigner de la Laure les mécontents. Il attendit avec Serge le moment propice, pour que le problème fût tranché dans un esprit de bonne volonté et d’amour.

Le couvent de Kirjatch fut consacré à l’Annonciation, le métropolite lui fit présent de vases précieux et nomma comme supérieur le disciple de Serge, Romain.

Serge rentra dans la Laure. Épiphane raconte ce retour avec maints détails, en témoin oculaire. Ce fut un spectacle émouvant de voir tous ses disciples verser des larmes de joie et de pénitence à genoux, baiser ses mains, ses pieds, ses vêtements, courir au-devant de lui, comme de petits enfants, pour le bien regarder en face, pour admirer leur père si longtemps attendu. On se signait de joie, on répétait : « Dieu soit loué, qu’il soit loué, le Pourvoyeur de tous, qui daigna nous permettre à nous, orphelins, de revoir notre père !... »

En admettant même que le biographe se laisse un peu entraîner par son éloquence, on peut se représenter exactement cette scène d’un saint prieur involontairement offensé revenant dans le monastère qu’il a fondé et dont il est la gloire.

Étienne n’était pas présent. Il se rendit probablement à Moscou au couvent d’Épiphanie où il était jadis. Mais, après la mort du saint, il revint à la Laure, et c’est de lui que le biographe de saint Serge apprit l’histoire de sa première jeunesse. Saint Serge sortit vainqueur de la lutte avec la simplicité et le calme qui caractérisent sa vie. Ce ne fut pas en vain qu’il obéit à la voix qui lui disait : « Éloigne-toi ! » Si sa victoire ne fut pas immédiate, elle fut complète.

Il agit non en supérieur, mais en saint et, ayant préféré à la discipline formelle la liberté et l’amour, il a retrouvé la gloire de l’orthodoxie et obtenu « la meilleure part ».

 

 

 

 

VI

 

SAINT SERGE ET L’ÉGLISE

 

 

L’histoire de la retraite volontaire de saint Serge que nous venons de raconter met en relief ses relations avec l’Église orthodoxe et la place qu’il y a occupée.

Pour rendre en quelques mots l’état de l’Église russe à cette époque, la formule suivante suffit : « Paix dans les idées ; mouvement, activité et troubles dans la politique. »

En effet, les discordes théoriques n’existaient presque pas du vivant de saint Serge ; l’hérésie des « tondeurs » n’avait eu aucun succès, les discussions entre Joseph Volokolamsky et ses adversaires, le patriarche Nikone et les « Vieux croyants », étaient réservées à un avenir lointain. On n’avait pas de cause à défendre, ni d’ennemi à attaquer.

Mais les problèmes nationaux touchaient de près à la vie de l’Église, les luttes des princes russes contre les Mongols, les souffrances de la patrie respirant à peine sous le joug tartare étaient toujours présentes à l’esprit, et l’Église ne pouvait se soustraire à la tâche difficile de défendre l’État.

Le quatorzième siècle nous a laissé deux noms remarquables de métropolites de Moscou : Pierre et Alexis. Le premier, originaire du midi (Volynie), vint s’installer au nord, d’abord à Wladimir, ensuite à Moscou qui avait reçu de lui sa première bénédiction et à l’élévation de laquelle il voua toute son existence. Pierre se rendit dans la Horde pour obtenir du khan Ouzbec la charte protégeant le clergé orthodoxe ; il aida inlassablement le prince de Moscou Jean Kalita dans ses desseins ; enfin ce fut lui qui consacra notre première cathédrale en pierres, l’orgueil de notre Kremlin, la cathédrale de l’Assomption et l’église de l’Archange où plus tard les tsars de la Russie ont trouvé le repos. Il consacra encore le couvent de Saint-Sauveur-sous-Bois, dont les murailles restent l’unique vestige du passé. Ce fut le métropolite Pierre qui contribua à concentrer la Russie autour de Moscou ; il a été le palladium de cette ville, le lutteur politique, le missionnaire, le guérisseur, le juge et le diplomate reconnu de son siècle. Il n’a pas assez vécu, pour voir son pays libéré, mais le temps le plus dur, qui avait précédé l’aurore, a pesé sur les épaules inflexibles de ce chef spirituel qui n’a ni cédé ni plié sous son poids.

Le métropolite Alexis était d’une ancienne famille de boyards de Tchernigov. Ses aïeux avaient partagé avec leurs princes les soucis du gouvernement et de la défense militaire de leurs terres.

Élevé à la dignité de métropolite de toute la Russie, Alexis choisit la voie de l’« Ecclesia militans » : conseiller successif de trois grands princes de Moscou, président de la Douma (conseil d’État), diplomate adroit dans les relations avec la Horde, pasteur érudit, il savait gagner les khans et châtier ses ennemis.

Sur les icônes on voit ces deux évêques, l’un à côté de l’autre, la tête couverte du voile blanc, la figure brunie par le temps, la barbe grise, longue ; ils sont liés par leur travail de constructeurs infatigables, de défenseurs de la cause nationale. Serge était encore tout jeune quand Pierre accepta la chaire de métropolite ; de longues années d’amitié sincère et de bonne entente le lièrent à Alexis ; mais son sort fut tout différent : celui d’un ermite voué à la prière, ami du silence, de la nature sauvage des bois.

La vie à la cour de Moscou, les intrigues, les hautes distinctions, le pouvoir justicier, tout cela n’était rien pour celui qui, dès la jeunesse, avait abandonné ce monde avec son mal. Fils obéissant de l’Église, il n’avait pas été créé pour être son chef, il pouvait attirer à l’orthodoxie, mais non la diriger, il était un saint, mais non un défenseur du dogme.

Cependant le métropolite Alexis se rendit souvent à la Laure, ne fût-ce que pour se reposer des luttes et des agitations politiques auprès d’un homme serein. Serge n’avait aucun penchant pour Moscou. On ne l’y voyait que dans les occasions urgentes, convoqué par l’autorité, et il y allait toujours à pied, n’ayant jamais recours à d’autres moyens de locomotion. Une de ces convocations de saint Serge à Moscou est des plus mémorables.

Alexis se sentant déjà vieux et faible cherchait un successeur pour occuper sa chaire après sa mort. Son prédécesseur Théognoste l’ayant désigné d’avance, il voulut suivre son exemple. Mais sa position était plus compliquée.

Le grand prince Dimitri penchait visiblement en faveur de Michel, archimandrite du couvent Novospasky (surnommé Mitiaï). Alexis n’approuvait pas ce choix ; selon lui, entré récemment dans l’état monacal, Michel ne possédait pas encore l’expérience spirituelle et n’était qu’un novice auquel une longue épreuve était encore nécessaire.

D’ailleurs, il refusait d’accepter cette candidature sans l’approbation du patriarche de Constantinople, d’autant plus que ce dernier, cédant aux insistances des princes de Lithuanie, avait déjà nommé à Kiev le métropolite Cyprien pour la Russie d’Occident et voyait probablement en lui un successeur légal au titre de métropolite de toute la Russie.

Le grand prince se montrait hostile à Cyprien, dont il se méfiait, comme d’un ennemi reconnu d’Alexis ; il aurait préféré voir dans la chaire de Moscou un homme sûr et connu de lui.

Par contre, Mitiaï avait la réputation d’un homme orgueilleux et outrecuidant, et Alexis le jugeait indigne d’occuper cette chaire.

Il avait donc choisi Serge, connu par sa vie pure, et, quand ce dernier arriva, il fit apporter pour la lui donner une croix en or, ornée de pierres précieuses. Mais le saint répondit avec simplicité :

« Dès mon enfance, je n’ai jamais porté d’or sur moi ; il me sied de rester en ma vieillesse dans l’état de pauvreté. » – « Je sais, répliqua le métropolite, tu l’as bien prouvé ; mais montre à présent ton obéissance et accepte cette croix. »

Et il la passa au cou de Serge, comme s’il l’engageait par cet acte à accepter la haute dignité qui l’attendait.

Il lui tint un long discours, expliquant qu’il ne saurait se fier à Cyprien, que c’était lui, Serge, qu’il avait choisi pour lui succéder et que ce choix serait approuvé non seulement par le grand prince, mais par le peuple entier. On le sacrerait d’abord évêque, ensuite on l’élèverait à la dignité de métropolite.

Nous savons déjà, par la biographie de saint Serge, qu’en quittant la maison paternelle il aspirait à devenir un simple moine ; il avait pris l’initiative d’inviter le vieux prieur Mitrophane pour le consacrer à la vie monacale et bénir son obscurité. Ce n’avait été qu’après une longue résistance que l’évêque Athanase était parvenu à vaincre sa modestie pour en faire un supérieur. Mais, blanchi par les années et mûri par l’expérience, il montra une volonté inébranlable dans cette discussion avec son ami célèbre qui lui proposait la croix d’or comme symbole de la haute dignité dont il voulait l’investir.

Pour mettre fin au débat, refusant nettement l’honneur qui l’attendait, il dit à son chef : « N’ajoute plus rien, si tu ne veux pas que ma pauvreté s’éloigne de ta sainteté. Ne permets pas aux autres de me contraindre : jamais tu ne trouveras en moi ce que tu cherches. »

Il lui était déjà arrivé de se sauver à Kirjatch. Bien qu’il eût plus de soixante ans, qui l’empêcherait de faire la même chose et, prenant son bâton de pèlerin sans dire un mot à personne, de s’en aller à pied dans les forêts lointaines ?

Alexis le comprit ; il n’insista plus, le laissa partir, sentant que c’était pour le mieux. Serge ne devait-il pas se connaître et aurait-il pu suivre une autre vocation que celle qui lui était imposée par la voix intérieure ?

Serge ne se rebella jamais contre l’autorité, il respectait la hiérarchie, mais il sut faire comprendre à Alexis que l’Église gagnerait à le laisser suivre son devoir.

Ainsi sa carrière ecclésiastique se termina par un renoncement tranquille à ce qui eût été un objet de convoitise pour beaucoup d’autres. Mais le temps prouva qu’il était dans le vrai.

Après la mort d’Alexis, en 1378, une lutte de plus de dix ans s’engagea autour de la chaire de Moscou. Les personnages de ce drame, celui qu’on appelait « Mitiaï » et les évêques Dionyse et Cyprien, se trouvent inscrits aux pages les plus tristes de l’histoire de notre Église. Grecs et Russes se montrèrent également indignes : à Constantinople, la chancellerie du patriarche vendit ouvertement des titres et des droits. La figure la plus intéressante du drame est celle du fougueux et insolent Mitiaï, confesseur du grand prince Dimitri qui, en attendant la sanction patriarcale, l’avait nommé provisoirement métropolite. Son caractère n’est pas exactement établi par l’histoire ; mais c’était un homme extraordinaire. Les annales de Nikone blâment sa conduite (disant « qu’il se permettait des actes terribles et inconvenants à la cour d’un métropolite ») ; tandis que d’autres lui attribuent de grands talents comme au réformateur de l’Église.

Tous ces prétendants s’entre-dévoraient ; et chacun d’eux s’efforçait par maintes tentatives de gagner Serge à sa cause, comprenant la portée de son autorité morale.

Fidèle au jugement d’Alexis, Serge condamnait Mitiaï, d’autant plus que ce dernier était en opposition avec son caractère personnel. Grand ambitieux ou violent réformateur, il ne répondait nullement à la simplicité et à la modestie du saint qui régénérait son couvent par la paix et l’amour.

Mitiaï châtiait non seulement les archimandrites, mais encore les évêques ; il invectivait contre Dionyse de Souzdale et le menaçait : « Je vais te dépouiller de tes insignes d’évêque ! » Conduite blâmable pour un moine. Serge se rangea du côté de Dionyse, et se fit son garant, lorsqu’on voulut l’arrêter. Mais, trompant sa confiance et abusant de sa bonté, Dionyse s’enfuit à Constantinople pour y défendre ses droits. Furieux contre Serge, son adversaire Mitiaï menaça de détruire le couvent ; Serge se borna à répondre : « Du fond de mon cœur contrit, je conjure le Seigneur de ne pas permettre notre exil et la ruine de ce lieu saint. »

Cependant Mitiaï ne réussit point : il mourut subitement à Constantinople, où son compagnon de voyage, l’archimandrite Pimène, obtint pour une somme considérable le titre de métropolite ; ce qui l’engagea dans une lutte immédiate contre Cyprien.

Ce dernier, métropolite des églises occidentales, n’a pas eu dans toutes ces intrigues un rôle brillant. Aux moments les plus troublés, il s’adressait à Serge (par exemple, dans son conflit avec un certain boyard Nicéphore, qui, l’ayant dépouillé de tout son bien, jusqu’à son vêtement, le chassa de Moscou sur un chariot traîné par de vieux chevaux aux harnais d’écorce). Plusieurs de ses missives à Serge ont été conservées jusqu’à nos jours : il se plaint, il demande du secours, du réconfort.

Serge savait consoler, il l’a toujours fait et l’on comprend de quelle sagesse, de quelle profonde conscience de sa vocation il fit preuve, quand il retira de son cou la croix précieuse du métropolite.

 

 

 

 

VIII

 

SAINT SERGE ET L’ÉTAT

 

 

Saint Serge a commencé sa vie active quand le pouvoir mongol était sur le point de se briser. Les temps de Batyï, de la ruine de Vladimir, de Kiev, de la bataille de Sity étaient déjà loin. Deux mouvements s’accentuaient : la dissolution de la Horde et la consolidation du jeune État russe ; tandis que la première s’émiettait, le second s’unissait. Plusieurs prétendants luttaient dans la Horde pour le pouvoir, se séparaient, s’égorgeaient, affaiblissant l’État. Par contre, la Russie se relevait : la modeste ville de Moscou, « honnête » dans sa douceur, humble dans sa « douceur », suivant les expressions de la Vie de saint Serge, se développait comme la boule de neige, grossissant de tout l’entourage qu’elle s’annexait. Il lui fallut parfois se servir de procédés difficiles, voire criminels et dont on connaît des exemples, comme cette marche de Georges (frère de Jean Kalita) contre la principauté de Tver à la tête des Tartares, pendant la lutte acharnée entre Moscou et Tver. Kalita recourut de même aux Tartares pour réprimer l’émeute d’Alexandre Mikaïlovitch et, à cette occasion, il s’empara des villes Ouglisch, Galitch et Bélozersk, pour agrandir ses domaines. On sait que Georges fit étrangler le prince Constantin de Riazan, emprisonné par son père, et que, grâce aux intrigues de leurs rivaux de Moscou, les princes de Tver périrent dans la Horde.

Toute leur histoire est une tragédie pleine d’horreurs shakespeariennes. Faut-il citer le cas du vieux Michel de Tver, qu’on promena tout un mois sous le joug dans la Horde, en le mettant au pilori, pour le tuer finalement, et celui de son fils Dimitri, aux « yeux de foudre », qui vengea son père sur le lieu même, en tuant son ennemi Georges, et mourut à son tour ?

Faut-il citer encore l’histoire de cet autre prince de Tver qui savait que la mort l’attendait dans la Horde, et qui s’y rendit quand même, quoique (dit la légende) le fleuve Volga s’y opposât : le vent lui fut contraire, tout le temps qu’il descendit en longeant les rives russes, et changea quand il quitta la Russie. Courageusement et priant Dieu pendant trois jours, il attendit sa fin dans la Horde. La veille de son exécution, il passait encore à cheval devant les Tartares, en demandant : « Quand va-t-on me tuer ? »

Du point de vue « poétique », les princes de Tver sont plus beaux que les Moscovites rusés et perfides. Ils ont un caractère chevaleresque un peu aventureux, tandis que les Danilovitchi de Moscou ne sont que d’habiles politiciens à l’esprit mercantile. Mais leur ligne de conduite était fausse et devait les perdre, parce qu’elle nuisait à la cause générale de la Russie. Les Moscovites (consciemment ou non) menaient le grand jeu de la politique d’État russe, à laquelle ils se lièrent à jamais.

L’Église se fit l’alliée de Moscou. Nous avons déjà mentionné les métropolites Pierre et Alexis. Lutter pour Moscou était lutter pour la Russie ; et, selon la légende, quoiqu’il vécût sous le pouvoir intégral de la Horde, Pierre prédit à Moscou sa grandeur future ; Alexis voyait déjà quelques étincelles d’espoir ; mais c’est à Serge que revint la joie de bénir la première conquête des Russes. Le saint n’a été ni un politicien ni un prince de l’Église. Grâce à sa pureté et à sa simplicité, sa destinée le plaça loin des intrigues politiques. Si l’on considère sa vie du point de vue de ses relations avec l’État, on trouve plutôt en lui un pacificateur, un consolateur, une de ces « images saintes » que l’on expose ou que l’on vient chercher dans les moments difficiles.

Il n’était plus jeune, quand il apparut sous ce jour. On le mentionne pour la première fois en 1358, sous le règne de Jean II (fils de Kalita), lorsqu’il fait le voyage de Rostov, sa ville natale, pour amener Constantin à reconnaître le pouvoir du grand prince. Quelques années plus tard, en 1363, quand la Horde octroya l’autonomie à Constantin, saint Serge renouvela son pèlerinage aux « reliques miraculeuses » de Rostov ; c’est alors qu’il réussit à empêcher Constantin de lever les armes contre le grand prince.

En 1365, le prince Boris de Souzdale s’empara de la ville de Nijni-Novgorod. Elle appartenait à son frère qui reconnaissait le pouvoir de Moscou. Celui-ci porta plainte devant le grand prince ; Moscou désapprouva profondément cette usurpation, et Alexis (le métropolite) envoya saint Serge en mission pour intervenir auprès de Boris, mission difficile, même pour le saint. Il recourut alors à la sévérité ; il ferma les églises de Nijni, en même temps que le prince Dimitri faisait avancer ses troupes. Boris céda, mais ce fut l’unique circonstance où Serge assuma le rôle de justicier ; et, comparées aux mœurs féroces de l’époque, ses mesures répressives semblent infiniment douces.

Dans ces conjonctures, Serge avait été guidé par Alexis, mais bientôt, après la mort du métropolite, il dut agir seul. Jetons un coup d’œil sur cette période historique. Le centre de la tragédie du siècle était la lutte entre Moscou et Tver, qui commença pendant le règne des frères Danilovitchi et à laquelle Dimitri Donskoï mit fin en vainqueur. Le règne de Jean Kalita a été plus ou moins calme ; on évitait les invasions tartares en s’humiliant devant les khans. Mais, guidé par le métropolite Alexis, la politique de Dimitri prit un autre cours : il s’agissait de l’indépendance et, pour atteindre ce but, Tver devait être sacrifiée. Le premier acte de la politique autocrate de Dimitri fut la construction de la forteresse intérieure (le Kremlin) de Moscou en pierres (1367). La destination en était évidente : « Dès ce temps, disent les annales, il commença à soumettre tous les princes à sa volonté, en l’imposant à ceux qui ne lui obéissaient pas. »

Son nival le plus dangereux était Michel de Tver, le petit-fils de celui qui périt dans la Horde, marié à la sœur du prince lithuanien Olguerde, dernier représentant de cette famille tragique et fougueuse. Deux fois il tenta de combattre Moscou, s’alliant aux Lithuaniens, mais le Kremlin fortifié sauva Dimitri. Il parvint à obtenir du khan une charte le nommant grand prince ; mais, sans témoigner aucun respect à la Horde, Dimitri continua à exiger le serment de fidélité de la part de toutes les villes russes. Psychologiquement, l’heure était favorable. Comprenant que « Moscou » et « Russie » étaient synonymes, on ne craignait plus les Mongols. Michel avait l’opinion publique contre lui.

Tout le « cœur » (centre) russe était du côté de Dimitri qui avançait contre l’usurpateur de ses droits. Il prit Micouline, assiégea Tver et força Michel à une paix humiliante par laquelle il renonçait à toutes ses prétentions.

Cependant, un nouveau khan s’éleva dans la Horde : Mamaï, qui considérait d’un œil malveillant la défaite de Tver et le succès de Moscou. Il envoya des expéditions vengeresses contre les villes qui aidaient Dimitri. En 1377, le petit prince tartare Arapcha mit à sac la ville de Nijni-Novgorod ; l’année suivante, le mourza Beguitch se dirigea vers Dimitri qui marcha vaillamment contre lui et le battit à la Voja : ce fut sa première victoire contre les Tartares.

Alors Mamaï prit la grande décision de mettre fin à l’indépendance de Dimitri, de lui rappeler « les jours de Batyï ». Il rassembla toutes ses hordes, tous les peuples voisins, fit alliance avec le prince de Lithuanie, Jaguello, et les colons génois, et alla camper près de l’embouchure du fleuve Voronège.

Le moment était dangereux. Le métropolite Alexis mort, Dimitri devait agir sous sa responsabilité personnelle, d’autant plus que la chaire de Moscou restait vacante, le prétendant Mitiaï étant chez le patriarche de Constantinople. Ce fut l’heure où saint Serge dut agir ou plutôt donner sa bénédiction à Dimitri qui, la veille du terrible combat, vint chercher son appui et ses conseils.

Ainsi le doux ermite, le saint charpentier, le modeste supérieur, le bienheureux instructeur se vit forcé par les circonstances de bénir le sang versé ! Le Christ aurait-il béni une guerre si patriotique ? Et, dans un cas pareil, quelqu’un se serait-il adressé à saint François d’Assise ? Saint Serge était à peu près étranger aux intérêts du monde. Son refus des hautes dignités hiérarchiques et ses difficultés avec les moines désobéissants nous ont suffisamment prouvé combien il préférait « l’œuvre purement spirituelle, le parfum de la sciure dans les bois de Radonège ». Néanmoins il n’était pas homme à se dérober à la tragédie de la vie qui l’appelait : il bénit le parti qui, selon lui, possédait la vérité. Il ne se mit pas du côté de la guerre, mais du côté du peuple, de la Russie, de l’orthodoxie. Rester indifférent ne pouvait convenir à son caractère de consolateur et défenseur de la Russie. Le 18 août 1380, Dimitri arriva, avec son cousin Vladimir et d’autres princes, à la Laure. Le moment fut grave et solennel : c’est la Russie qui s’assemblait pour la première fois, toutes ses villes faisaient avancer leurs forces, non à la légère, mais en comprenant toute la portée de leur geste.

Un Te Deum commença, durant lequel les messagers ne cessaient d’arriver, apportant des nouvelles de l’ennemi, dont les mouvements obligeaient à ne pas perdre de temps. Néanmoins Serge pria Dimitri de rester jusqu’au repas.

Il lui dit au préau : « Tu ne porteras pas encore la couronne de la victoire en descendant au repos éternel ; mais des couronnes de martyrs se préparent déjà pour un très grand nombre de tes guerriers. »

Après le repas, il aspergea d’eau bénite les princes et leur suite, et même, en ce moment décisif, il prononça des paroles de paix, comme s’il avait pitié de tous ces guerriers jeunes et brillants.

« Ton devoir, seigneur, exige avant tout que tu te tiennes à la défense de tes sujets, que tu sois prêt à offrir ton âme et à verser ton sang pour eux. Mais va d’abord au-devant du khan, comme un vassal, tâche de l’arrêter par la soumission et la vérité. L’Écriture nous enseigne que, si les ennemis nous réclament l’honneur et la gloire, s’ils désirent nous prendre notre or ou notre argent, nous pouvons les leur céder ; n’offrons notre âme, ne versons notre sang que pour notre foi et au nom du Christ ! Écoute, seigneur, rends-leur ta gloire et tes richesses, et Dieu ne permettra point ta défaite ; Il te relèvera, voyant ton humilité et abaissera leur orgueil indomptable. »

Le prince lui répondit qu’il était trop tard, que toutes les tentatives pour éviter la guerre avaient été vaines.

« Alors, reprit Serge, ils périront ; Dieu viendra à ton secours ; Sa grâce, Sa gloire soient avec vous ! »

Dimitri se mit à genoux devant saint Serge, qui fit sur lui le signe de la croix. « Va, ne crains rien, Dieu t’aidera ! » et, se penchant vers lui, il lui dit à l’oreille : « Tu vaincras ! »

Les larmes jaillirent des yeux du prince. On peut le croire, même si la légende est inexacte : Dimitri ne se préparait-il pas à une lutte mortelle ? Ce qui rend cette entrevue majestueuse et même tragique, ce sont les deux moines Peresvet et Osliabe, que Serge donna comme compagnons de bataille à Dimitri. Dans le monde, ils avaient été des guerriers, mais ils ne s’armèrent point pour aller contre les Tartares ; ils conservèrent leurs mantes monacales et leurs voiles avec la croix blanche. Évidemment, il s’agissait pour eux d’une croisade. Les moines guerriers ne se seraient pas associés à une guerre civile.

Le 20 août, Dimitri était déjà à Kolomna ; le 26 et le 27, il traversa l’Oka et s’approcha du Don ; le 6 septembre, il hésitait encore, ne sachant s’il fallait franchir le fleuve ou attendre les Tartares.

Quelles que fussent les erreurs de Dimitri pendant son règne, on peut dire que sur le champ de bataille de Koulikovo il sentait sa force et que son élan fut irrésistible : il incarna le génie de la jeune Russie. Vu la force considérable de Mamaï, du prince Oleg de Riazan et de la Lithuanie, les commandants, plus vieux et plus expérimentés que lui, parlèrent de temporiser. Mais Dimitri passa le Don, malgré leurs conseils. Les chemins se trouvèrent coupés : il fallut donc avancer vers la victoire ou vers la mort.

Saint Serge, qui durant tous ces jours se sentait comme inspiré, eut l’idée de faire parvenir un message, au prince : « Avance, seigneur, avance toujours, Dieu et la Sainte Trinité viendront à ton secours. »

Le 8 septembre 1380, une aube couverte se leva sur le Don et la petite rivière Nepriadva qui encadrent la plaine de Koulikovo, où planait l’esprit du Chant d’Igor4.

La Russie sortit tout entière pour se mesurer avec la bête féroce. Heure profondément grave, pleine de « tension morale ». On fit la prière avant le combat, on lut la lettre de saint Serge devant les rangs des guerriers. Le drapeau noir orné de l’image dorée du Sauveur flottait au-dessus du camp du prince dans la brume de l’automne à l’aube lente, froide et comme argentée par la rosée du matin. Des sons indistincts, des gémissements se faisaient entendre des bords opposés du fleuve. Les soldats se levèrent, pansèrent leurs chevaux, mirent des chemises propres, tâtèrent leurs épées pour la dernière fois ; les rangs se formèrent. On allait vers la mort, la fatalité ; il n’y avait plus de retour possible.

Débordant les cadres historiques, le combat de Koulikovo fait aujourd’hui partie de ces légendes où l’on trouve des détails incohérents, mais dont l’esprit est plus fidèle à la vérité que la science officielle. On peut contester certains épisodes, comme celui où Dimitri échange sa mante de prince contre le vêtement d’un guerrier ordinaire, se bat comme un simple soldat et, après la poursuite de l’ennemi, est trouvé évanoui et blessé à la lisière d’un bois à trente verstes du champ de bataille.

Il est possible que personne ne sût exactement le nombre des soldats de Dimitri, ni des Tartares de Mamaï. Mais une chose certaine, c’est que cette bataille détermina les destinées des deux mondes ennemis.

Les Tartares parurent vers midi. Selon l’usage, Dimitri s’avança à la tête de ses hommes dans la première attaque. Il ne reçut pas de blessures, mais son armure fut endommagée. La légende raconte qu’au même moment un chevalier tartare provoqua les Russes et que l’un des moines guerriers sortit des rangs à sa rencontre ; tous les deux tombèrent, transpercés par les lances.

Alors commença la grande bataille sur un front, immense pour l’époque, de dix verstes au moins.

Saint Serge avait eu raison de prédire que la couronne du martyre se préparait pour un grand nombre de combattants.

Durant toute la lutte, entouré de ses frères, il se tint dans son église, racontant ce qui se passait au cours de la bataille, nommant les morts et priant pour leurs âmes. Vers la fin, il déclara : « Nous avons vaincu ! »

Dès l’enfance nous connaissons l’histoire de cette bataille de Koulikovo. Nous nous souvenons du moment où les païens enfoncèrent le front des Russes et où, désorientés, ceux-ci commencèrent à battre en retraite, tandis que, placés en embuscade avec un régiment de réserve, le prince Vladimir de Serpouhov et le commandant Bobrok observaient ce qui se passait.

Bouleversé, le prince voulut s’élancer au secours de ses troupes, mais Bobrok le retint : « Attendons, dit-il, que le vent leur soit contraire », et, bien que, pressés par les ennemis, les Russes se sauvassent déjà, il attendit le moment où les Tartares tournèrent sur les derrières. Alors il lança son régiment et, Mamaï n’ayant pas de réserves, ce fut pour lui la défaite.

Les Asiatiques s’étaient jetés sur l’Europe, mais ils se heurtèrent à une manœuvre connue des Européens depuis les campagnes d’Annibal, manœuvre qui consiste à cerner le flanc ennemi.

La poursuite dura toute une journée jusqu’au fleuve de Krasna Metch. La prédiction de saint Serge se trouvait accomplie : Dimitri rentra victorieux à Moscou ; sur son passage il visita de nouveau la Laure, où l’on chantait des Te Deum de reconnaissance et des messes mortuaires pour les soldats tombés sur le champ de bataille. Les pertes étaient énormes ; mais l’Église n’oublie pas les héros. « Les samedis de Dimitri », vers le 26 octobre, jour de fête du prince vainqueur, anniversaire de la grande épreuve qui suivit la victoire, toute la Russie prie pour eux.

L’histoire nous montre la signification morale de cette victoire ; le monde européen chrétien montra sa force et son indépendance. Après la défaite des Mongols sur le champ de Koulikovo, l’esclavage des Russes ne pouvait plus durer.

Mais le cours de l’histoire est lent ; pour lui la vie de plusieurs générations n’est rien. Ni saint Serge ni Dimitri ne purent voir le triomphe définitif de la Russie. Au contraire, ils furent témoins de nouvelles horreurs : l’invasion inattendue du khan Tohtamych que Dimitri ne put arrêter ; il dut se replier sur le Nord, le Kremlin fut pris par trahison ; ses défenseurs périrent, les environs de Moscou furent brûlés, les couvents célèbres saccagés et les villes de la région moscovite détruites. Rentré à Moscou avec une armée fraîchement reconstituée, Dimitri trouva sa capitale en ruines, le Kremlin rempli de cadavres qu’il fallut enterrer, ce qui lui coûta 300 roubles – un rouble par quatre-vingts sépultures.

Saint Serge lui-même fut obligé de se sauver à Tver avec les frères du couvent ; mais les Tartares n’atteignirent pas la Laure et, aussitôt les Mongols partis, la communauté y rentra.

Cette tragique défaite entraîna pour Dimitri des expéditions nouvelles et de nouvelles humiliations.

Très tard dans l’automne de 1385, saint Serge se rendit à pied, comme pacificateur, chez le prince de Riazan Oleg, ennemi acharné de Moscou, qui, poussé par la rancune, s’était mis du côté de Mamaï. Perfide et dur, ce prince passait sa vie à intriguer et à entreprendre des campagnes, tantôt contre les Moscovites, tantôt contre les Mongols. Sa principauté, qui se trouvait entre les steppes et la Russie, était facilement envahie. Pour ne pas perdre définitivement ses sujets, il se voyait souvent obligé de ruser, de s’humilier et, après une vie d’épreuves, il eut des jours difficiles.

Mais « le petit vieillard » de Radonège le conquit, après avoir fatigué ses pieds de septuagénaire dans ce voyage de 200 verstes.

« Serge, racontent les annales, le saint supérieur, le vieillard miraculeux, usant de paroles douces et tendres, s’entretint, avec le prince, de l’âme, de la paix et de la charité. Et, changeant sa férocité en douceur, le prince se calma, se dompta, et son âme s’attendrit. Devant un homme si saint il eut honte de ses actes et, avec son amitié, il promit au grand prince Dimitri Ivanovitch la paix pour toutes les générations à venir... »

Pour affermir ce pacte, Oleg maria son fils à la fille de Dimitri.

Mais ce fut la dernière intervention du saint dans le domaine politique.

Il défendait toujours les intérêts de Moscou, l’identifiant avec la Russie. De sa voix moins forte que juste, il soutenait les actes d’équité.

Mais jamais il ne permit aux pouvoirs laïque ou ecclésiastique de se servir de son influence à leur gré, comme d’une arme.

Sa pauvreté, sa vieillesse, son indifférence au succès, son union constante avec Dieu, son travail, ses prières et sa contemplation le rendaient indépendant et libre, comme le fut Théodose de Kiev qui ne craignit pas d’appeler « Caïn » le grand prince Sviatoslav, meurtrier de son propre frère.

Saint Serge n’agit pas en accusateur. Mais qui aurait pu forcer l’ermite de Radonège à aller contre sa conviction, contre la voix de Dieu, quand il refusa la chaire de métropolite, donna un abri à Dionyse persécuté, rival accrédité du fougueux Mitiaï, ou quand, avant de bénir Dimitri à la veille de la bataille, il lui prêcha la paix ?

Lorsque le prince Sviatoslav de Kiev, irrité, menaça d’exiler saint Théodose, celui-ci répondit : « J’en serais heureux ; ce serait le meilleur pour moi : nu je suis entré dans la vie, nu j’en sortirais ! »

L’existence de saint Serge fut plus calme et plus simple, personne ne le menaça ; mais, si l’occasion s’était présentée, il aurait su à sa manière tranquille et lapidaire répondre aussi bien que Théodose.

Mais la lumière du soir descendit sans qu’il eût besoin de se défendre.

 

 

 

 

IX

 

LA LUMIÈRE DU SOIR

 

 

Jadis les hommes d’action, les politiciens, les guerriers, tels que Dimitri, Jean Kalita, Oleg, éprouvaient à la fin de leur vie une grande lassitude. Les petits intérêts de ce monde leur répugnaient, leurs passions les ébranlaient, leurs fautes les oppressaient. Voyant la mort approcher, un grand nombre de princes se jetaient dans la vie monacale, faisant un dernier appel à la sainteté, après une vie de tempêtes et d’erreurs.

À la suite d’un règne difficile, encore mal remis de l’invasion de Tohtamych, brisé prématurément par le poids de sa destinée historique, Dimitri Donskoï mourut très jeune.

Après la victoire de Koulikovo, il s’était rapproché de saint Serge qui avait baptisé son fils, en 1385. Quatre ans plus tard, à son lit de mort, Dimitri avait écrit son testament, en présence de « ses Pères le supérieur Serge et le supérieur Sébastien » ; il avait souligné tout particulièrement le principe de l’autocratie pour lequel il avait toujours combattu. Plus de petites principautés engagées en des guerres civiles, plus de luttes pour le trône du grand prince ! L’hérédité devait être désormais la base de la monarchie. Dimitri mourut en des circonstances douloureuses, mais, pour l’histoire qui a oublié ses erreurs et ses échecs, il est resté à jamais le jeune et vaillant héros de Koulikovo, qui le premier a réussi à vaincre la bête féroce des steppes.

Le sort de saint Serge a été tout différent.

Quand on se battait à Koulikovo, il était déjà un saint reconnu, un modèle de pureté et de simplicité, c’était le pasteur fidèle ayant atteint la sublime lumière, l’idéal vivant du moine. Il laissait derrière lui les luttes, les tentations, et même les épreuves de la vie active, retiré comme il l’était dans la contemplation et les mortifications spirituelles.

Contrairement aux hommes de ce monde bouillonnant d’activité, il ne connut jamais ni la lassitude, ni l’amertume du désappointement. Pénétré de l’Esprit, transfiguré durant sa vie même, il semble avoir été plus qu’un homme.

La plupart de ses visions et de ses miracles eurent lieu dans ses dernières années ; des révélations sublimes ont marqué le crépuscule de son existence : il en eut souvent au cours des offices. Un jour, son disciple Isaac attendait sa bénédiction pour s’exercer à la vertu du silence ; saint Serge lui dit : « Mets-toi près de la porte du nord de l’autel, c’est là que je te donnerai ma bénédiction. »

Le moment venu, après s’être recueilli dans une prière intérieure, saint Serge fit un signe de croix, et tout à coup Isaac s’aperçut qu’une flamme jaillissait de ses mains et l’envahissait.

Désormais, par ce feu sacré et les prières de son maître, il se sentit préservé de la tentation de transgresser son vœu. Mais il lui fut permis de le raconter aux autres.

Il est arrivé au même Isaac d’apercevoir, près de l’autel où saint Serge officiait avec son frère Étienne et son neveu Théodore, un quatrième personnage en surplis étincelant, qui suivait Serge pendant l’entrée avec l’évangile. L’éclat de sa figure obligea Isaac à se couvrir les yeux des deux mains. Il s’adressa à son voisin Macaire, pour lui demander s’il connaissait ce quatrième officiant. L’autre le voyait bien et croyait que c’était un prêtre de la suite du prince Vladimir, présent à l’église. Mais le prince leur dit que personne n’était venu avec lui. Après l’office, Isaac et Macaire allèrent trouver saint Serge pour éclaircir le mystère, persuadés que l’inconnu était un ange. D’abord, le saint voulut éluder la réponse, enfin il leur avoua la vérité : « Si Dieu a daigné vous révéler le secret, ce n’est pas à moi de le taire. Celui que vous avez vu est un ange qui, indigne que je suis, m’assiste à l’office. Mais gardez-vous de le dire à qui que ce soit avant ma mort. »

La lumière et la flamme légère ! Leur affinité avec le saint prouve qu’il était déjà à demi hors du monde.

On est à peine surpris en lisant le récit de l’ecclésiarque Siméon, qui vit une flamme céleste descendre sur les saintes espèces quand Serge les consacrait, « éclairer l’autel et envelopper de lumière le pain, le vin et le prêtre officiant ».

Au couchant de sa vie, le saint eut encore une vision miraculeuse.

Jamais aucune femme n’avait paru à l’horizon de son existence qui a duré plus de quatre-vingts ans. Une des plus grandes tentations lui a été ainsi épargnée dans sa jeunesse, lors de son épreuve sur la colline de Makovitza. Sa vie n’a jamais été traversée par une femme, ne fût-ce qu’une supérieure de religieuses, une fille spirituelle, une sœur vouée à son service, comme sainte Claire l’a été pour saint François. Il semble que, dans les forêts austères et remplies de fraîcheur, le nom même de femme ait été oublié. Nous voyons affluer au couvent du saint des princes, des supérieurs, des évêques et de simples paysans à qui Serge dispense des consolations et des conseils ; mais dans sa biographie on n’entend jamais parler de princesses, de religieuses ou de vieilles paysannes. On pourrait croire que le saint charpentier se réservait exclusivement pour les hommes et ne se préoccupait jamais de la piété féminine.

En réalité, c’est peu vraisemblable, mais telle est l’impression que l’on dégage de son histoire.

Cependant, le culte de la perfection féminine, de la Mère de Dieu, a rempli la vie du saint qui, sous ce rapport, représente un type purement médiéval (dans le genre russe). Chaque nuit, il chantait dans sa cellule les litanies de la Sainte Vierge et, vers sa fin, l’Immaculée daigna répondre à son appel et descendre vers lui.

Cette visite miraculeuse eut lieu pendant l’Avent, dans une nuit du vendredi au samedi, entre les années 1379-1384. Saint Serge chantait, comme de coutume, les litanies de la Vierge, en la conjurant de protéger son monastère. Il s’était assis un moment pour se reposer. Tout à coup, il s’adressa à son frère lai Michée, et lui dit : « Aie courage ! tu verras un miracle. » Là-dessus une voix retentit : « La Très Pure arrive ! »

Saint Serge sortit précipitamment dans le vestibule et, au milieu d’une lumière éclatante, il vit s’avancer la Mère de Dieu, accompagnée des apôtres Pierre et Jean. Éperdu, il tomba à ses pieds ; mais la Vierge l’encouragea, promettant sa protection au couvent : il ne devrait plus avoir d’inquiétudes, ses prières seraient exaucées.

Ayant dit, la Mère de Dieu s’éloigna et Serge se releva pour rentrer dans sa cellule, où Michée gisait par terre, couvrant ses yeux d’un pan de sa soutane. Il n’avait rien vu, excepté la lumière qui lui avait inspiré une grande terreur.

Saint Serge envoya chercher Macaire et Isaac, à qui il fit part de sa vision. Alors tous les quatre se mirent à prier, à chanter des hymnes à la Sainte Vierge, et Serge passa le reste de la nuit sans dormir, méditant sur l’apparition.

Cette exaltation spirituelle était le signe de la fin qui approchait. Il en eut le pressentiment six mois à l’avance. Rassemblant ses disciples autour de lui, il remit la direction du couvent à Nikone et se plongea dans le silence.

Au mois de septembre, il se sentit gravement malade. Les frères se réunirent encore une fois autour de lui pour recevoir ses instructions sur la vie monacale, l’amour, la paix, la vertu de l’hospitalité, qu’il appréciait tant dans sa jeunesse. Il s’éteignit le 25 septembre, muni des saints sacrements.

Fidèle à lui-même jusqu’au dernier soupir, il recommanda qu’on l’enterrât au cimetière avec les simples moines. Mais sa volonté ne fut pas accomplie, car, sur la sollicitation de la communauté, le métropolite Cyprien donna l’autorisation de déposer ses restes dans l’église.

 

 

 

 

X

 

L’OEUVRE ET L’ÂME

 

 

Quand saint Serge fit l’ascension de la colline Makovitza, c’était un adolescent simple et peu connu ; lorsqu’il la quitta, il était couvert de gloire. Avant son arrivée, Makovitza ne comprenait que des forêts épaisses, une petite source et des ours qui habitaient les broussailles.

À l’époque de sa mort, c’était un lieu réputé dans toute la Russie : le lieu occupé par la Laure de la Sainte-Trinité, une des quatre Laures de notre patrie. Les forêts avaient été défrichées, des villages et des champs s’étendirent à leur place ; durant la vie même de saint Serge, la colline boisée de Radonège avait eu le privilège d’attirer vers elle des milliers d’hommes. Trente ans après on découvrit ses reliques, et depuis, pendant plusieurs siècles, des pèlerins se pressèrent pour les vénérer : des monarques et des femmes du peuple en espadrilles d’écorce passèrent également par les sentiers qui menaient au « possade »5 de saint Serge.

L’homme qui avait goûté le moins au miel de l’existence fut celui qui versa le plus de douceur dans la vie des autres.

Essayons donc de faire ressortir ce qu’il a laissé après lui. Tout d’abord son couvent, le premier et le meilleur des monastères de la Russie septentrionale.

Au midi, la même tâche a été accomplie par saint Antoine et saint Théodose de Kiev. La Laure de Kiev a été l’aïeule de tous les couvents russes ; mais, pendant la domination tartare, toute la culture de cette région et la ville elle-même se sont trouvées en dehors de la Russie centrale.

Kiev n’a plus été en état de reprendre son rôle de capitale représentant tout un pays.

C’est alors que toutes les difficultés de la concentration des terres russes ont surgi à Moscou, qui surpassa Kiev non seulement par sa position politique, mais aussi par ses sanctuaires. Au treizième siècle, les métropolites ne pouvaient plus considérer l’ancienne capitale du sud comme leur résidence ; il n’en restait que des ruines.

Cyrille et Maxime portaient encore le titre de métropolites de Kiev, mais n’habitaient pas cette ville. La capitale religieuse fut transportée définitivement au nord, d’abord à Vladimir, plus tard à Moscou. C’est ainsi que le cours de l’histoire en fit le foyer de la culture spirituelle qui, à cette époque, n’existait que dans les monastères.

La chaire de Moscou a été le centre de l’administration ecclésiastique ; la Laure de saint Serge, la source du développement religieux de l’État naissant. Telle a été l’œuvre principale de saint Serge. Ni homme politique ni administrateur ecclésiastique, son destin l’a amené à prendre une part active dans toutes les peines, toutes les joies de la Russie de son temps ; sans aucun pouvoir officiel, il a soutenu l’État russe par sa parole et ses prières.

Homme d’élection, il était prédestiné à représenter son pays.

La Laure n’a pas été l’unique couvent qu’il ait fondé. Il travailla personnellement à l’érection du monastère de l’Annonciation à Kirjatch, tandis que, munis de sa bénédiction, ses disciples s’en allaient par toute la Russie, fondant partout de grands et de petits couvents pénétrés de son esprit.

S’isolant dans la région déserte près du lac Tchoudov, un de ses premiers moines, Abraham de Galitch, mena la vie d’un ermite sur une montagne, où il garda dans une petite chapelle l’image miraculeuse de « Notre-Dame des Cœurs Adoucis ». La renommée de cette image arriva jusqu’au prince qui invita Abraham à Galitch. Il traversa le lac dans un bateau, en emportant l’image, et la légende affirme que pour indiquer son passage un sillage est resté à jamais dans l’eau. Il fonda le couvent de l’Assomption à Galitch, puis, à trente verstes de là, celui de la Sainte Ceinture de la Vierge. Mais à peine se voyait-il entouré de disciples, qu’il s’en allait ailleurs et fondait d’autres communautés monastiques, toujours au nom de la Sainte Vierge, dont il était le fidèle serviteur. En souvenir de saint Méthode, disciple de saint Serge, qui à l’exemple de son maître transporta sur ses épaules les poutres nécessaires à la construction des cellules, en franchissant à pied la petite rivière, un couvent a reçu le nom de « Piechnoche » (piéton porteur de fardeau).

Le « doux et silencieux » Andronic fonda, au bord de la rivière Yaousa, non loin de Moscou, un couvent ; de nos jours, la ville s’étend beaucoup plus loin que l’humble demeure d’Andronic ; mais les bâtisses blanches de son couvent, où fut élevé le grand peintre André Roublev, auteur de la célèbre image de la Sainte-Trinité, continuent à regarder le Kremlin de leur colline.

Le monastère de saint Siméon, au delà de la Moskova, a été créé par Théodore, neveu et disciple favori de Serge. Partout dans la région de Moscou, et plus loin vers le nord, on trouve des traces de l’activité de saint Serge.

La ville de Zvenigorod, entourée de la forêt séculaire, au-dessus de la Moskova, possède le couvent de la Nativité de la Sainte Vierge, érigé par Savva Storojevsky. À Serpouhov, sur les bords de l’Oka aux perspectives bleues et larges, le monastère Vyssotzky dresse sa blanche façade au fond des sables et des pins. Il a eu pour fondateur Athanase, le copiste zélé, autre disciple de Serge. Les couvents les plus éloignés au nord et au sud de ce pays, tout pénétré des fondations de saint Serge, sont ceux de Cyrille de Bielozersk et de Kalouga, surnommé Borovensky. Il serait difficile d’énumérer tous les pionniers de l’œuvre de saint Serge et d’en donner les noms et les surnoms souvent pittoresques et beaux dans leur forme archaïque : tous ils ont porté la lumière dans les régions les plus obscures, les plus lointaines.

Ils travaillaient et peinaient, construisant des chapelles et des cellules, organisant les communautés, à l’exemple de celle de saint Serge, éclairaient la population à moitié sauvage, posaient les bases de la culture spirituelle pour l’avenir.

Ils faisaient avant tout œuvre de colonisateurs. Autour d’eux la vie se répandait, ceux qui les entouraient se sentaient plus forts, leur vie devenait plus heureuse. On compte plus de quarante couvents fondés par les disciples de saint Serge et plus de cinquante monastères s’y rattachant ; presque tous ont été fondés en des lieux déserts et sauvages, des forêts épaisses. Ils ne s’unissaient pas à la vie civilisée, mais la faisaient naître, grandir dans les régions inhabitées et restaient, au centre de cette vie nouvelle, comme une forteresse, un appui, un foyer d’instruction et de justice.

La vie économique se trouvait même fortement influencée par les couvents. La Laure possédait au temps de sa prospérité des milliers d’hectares de terre, des propriétés, des villages, des moulins et des saunières, il ne lui manquait que sa propre monnaie. Dans les moments difficiles, les monarques empruntaient de l’argent à ses caisses.

Ses Pères trésoriers étaient de vrais ministres des finances et de l’agriculture. Les monastères situés dans les régions éloignées du nord de la Russie se transformaient en petites principautés indépendantes.

Mais cet état de choses ne se développa que plus tard, après la mort de saint Serge. Durant sa vie, il se borna à la communion constante avec ses fils spirituels ; il visita par exemple Méthode, le « piéton porteur de fardeau », et lui conseilla de bâtir la chapelle en un lieu plus sec ; mais, le plus souvent, ses disciples venaient le voir, car vers la fin de son existence on le considérait partout comme un inspirateur. Non seulement des supérieurs de couvents venaient le consulter, mais des princes, des boyards, des commerçants, des prêtres, des paysans, des hommes de tout état.

Il représentait le type du « religieux-instructeur » (directeur des âmes) qui a pénétré de Byzance en Russie. Ce n’était pas encore une « institution consacrée », mais l’idée même répondait aux exigences de l’âme populaire, et se trouvait en harmonie avec l’orthodoxie en général.

À partir du dix-huitième siècle, quand l’instructeur spirituel Païssy Velichkovsky commença cette tradition, elle ne s’interrompit plus, entrant « de facto » dans la pratique de la vie monacale.

Les Russes qui ont fréquenté la Russie centrale gardent à jamais gravées dans leur mémoire les images de ces sages modestes et profonds, dont les traits ont été saisis et incarnés par le génie de Dostoïevski dans la personne du « staretz Zossima ».

Saint Serge peut être considéré comme leur ancêtre spirituel, en cette époque obscure où la Russie était opprimée par le joug tartare et où, la lumière semblant éteinte, les hommes soupiraient après un réconfort, comme l’habitant des villes soupire après l’air des bois. Le pèlerinage de la Laure devenait pour eux un tonique. Saint Serge représentait cet air vivifiant. Il communiquait le sentiment du vrai, toujours courageux et guidant vers l’activité, vers la vie, vers la lutte. Il élevait les âmes dans un esprit de liberté et non d’esclavage en face des khans. Tel a été son rôle historique, et les Tartares se sont trompés en protégeant le clergé et les couvents russes, car c’est aux humbles saints du type de Serge que l’on doit ces hommes croyants et pleins de vaillance qui ont remporté la victoire de Koulikovo. L’influence personnelle du saint autant que la multiplication des couvents ont joué un rôle dans l’évolution historique.

C’est ainsi que, en s’isolant dans les bois de Makovitza, le jeune Barthélemy s’est trouvé d’abord à la tête d’un couvent, ensuite de tout un ensemble de monastères, et enfin de toute la vie monastique d’un pays immense.

Il était loin de ces grands projets sociaux, quand il travaillait à l’érection de sa petite chapelle, loin de croire qu’un jour il deviendrait le maître, le pacificateur, le consolateur des princes et le juge de leur conscience, comme il l’a été quand il parla au prince Oleg.

Le vieillard, pris par un paysan pour un simple ouvrier du couvent, était devenu l’âme des affaires politiques et de tous les détails de l’existence. Travailleur infatigable, voyant, qui saluait à plusieurs lieues de distance saint Étienne de Perm sur la route, « ami du feu céleste » et de l’ours des bois, saint Serge dépasse les cadres historiques. Après avoir accompli la tâche de sa vie, il demeure comme un symbole. Tout a disparu : les princes, les Tartares, les moines et même la Laure célèbre que les bolcheviks ont fermée, même les reliques du saint, qui ont été retirées du tombeau. Mais son esprit, son âme restent vivants, il continue à nous éclairer, nous instruire, nous guider.

Nous avons vu saint Serge sous la forme d’un adolescent obéissant et pensif, puis d’un jeune ermite, d’un supérieur, d’un instructeur renommé. Nous avons vu comment il s’éleva doucement, sans hâte, sans exaltation, vers la sainteté ; comment il travailla et pria, soit dans les circonstances ordinaires, soit dans les circonstances historiques, qui ont marqué la transition entre deux époques.

Transmises, et parfois sans doute inexactement, dans la langue surannée des annales, ses paroles nous arrivent du fond de notre histoire. Il ne nous est point permis d’entendre sa voix, ni donné de pénétrer dans la lumière et « la flamme légère » de son esprit ; cependant, malgré le caractère fragmentaire et incertain de nos connaissances, nous sentons passer sur nous le souffle simple et parfumé de la sciure des bois de pins.

Saint Serge est l’enfant élu du Nord. La fraîcheur, l’abstinence, le calme, l’harmonie des paroles et des actes saints ont créé ce type incomparable du saint russe. Profondément Russe et orthodoxe, saint Serge représente l’idéal pur et serein du nord de la Russie.

On croit d’ordinaire que « le vrai Russe » est l’homme hystérique, grimaçant, « pauvre d’esprit », représenté par quelques œuvres de Dostoïevski. Saint Serge en est l’antithèse parfaite. Ce peuple qui aurait soi-disant la vocation du bouleversement, des désordres, de la révolte, qui serait sujet à l’épilepsie et aux pires excès moraux, vénère en saint Serge tout ce qu’il y a de plus calme, de plus éclairé et de plus doux.

Il est, en effet, notre meilleure justification. Après cinq siècles, il suffit de le contempler pour sentir la grandeur, la force sainte de la Russie, pour croire que nous pourrons encore vivre. En cette époque pleine de sang, de violences, de férocités, de trahisons et de bassesses, la céleste figure de saint Serge nous est un soutien. Il n’a pas laissé de documents écrits, mais il instruit par sa vie et sa personne, qui, tout en étant une consolation et une raison d’élévation pour l’esprit, nous sont souvent un reproche tacite. Il nous enseigne l’essentiel et le plus simple : la vérité et l’honnêteté, la vaillance et le travail, la piété et la foi.

 

 

 

Boris ZAÏTZEFF.

 

Traduit du russe par S. W. KOVALEVSKY.

 

Paru dans le Roseau d’or en 1928.

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Parmi les livres qui donnent un aperçu de la spiritualité orthodoxe, le Roseau d’Or a choisi pour ses lecteurs l’ouvrage de M. Boris Zaïtzeff, qui présente une des figures les plus populaires de la piété russe. Il importe en effet que le public occidental soit informé sur ces questions par des documents authentiques, lui procurant une connaissance directe.

Il va de soi que le titre de saint attribué à Serge de Radonège par la foi russe, et qui est devenu pour celle-ci inséparable de son nom, ne saurait avoir la même valeur canonique pour les catholiques, puisque dans l’Église catholique la canonisation des saints est réservée au Souverain Pontife. (N. D. E.)

2. La grande bataille que les Russes ont livrée aux Tatars en 1380 et d’où ils sortirent vainqueurs.

3. Le saint disait en parlant de lui-même : « Je suis Serge de Makovitza. »

4. Grand poème épique, Chanson de Roland russe.

5. Bourg, village.

 

 

 

 

 

 

 

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