Le mouvement religieux en Russie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marian ZDZIECHOWSKI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Nous lisons dans le Recueil des Lois de la Russie que le pouvoir autocratique du tsar s’exerce dans l’organisation de l’Église russe par le Saint Synode, établi par ce même pouvoir. « Ce principe, – affirme l’illustre romancier et philosophe russe M. Merejkovsky, – est le nerf de la vie de l’Empire, l’axe autour duquel gravite tout le mécanisme de l’État. » Chaque membre du Synode, en entrant en fonctions, jure « de considérer le monarque de toutes les Russies, son gracieux souverain, comme l’arbitre suprême de ce Collège ecclésiastique ». Mais pour que ce serment ne tende point à devenir un reniement du Christ, « il faut admettre, – ajoute M. Merejkovsky, – qu’il existe dans tous les cas possibles du passé, du présent et de l’avenir une identité infaillible, adéquate et absolue de la volonté du Christ avec celle du tsar ». Par conséquent, « le tsar devient le pasteur suprême, l’archiprêtre, la tête visible de l’Église, le remplaçant du Christ lui-même ».

Fidèle à ce serment, le Saint Synode, institué par Pierre le Grand, fit de l’Église russe une esclave muette de l’État et la réduisit au rôle honteux d’instrument de police. Il ne peut donc être question de communauté de vues entre l’Église et la société. Aussi, les classes instruites de la Russie professèrent, de tout temps, pour l’Église, un mépris profond, qui ne tarda pas à se changer en négation pure : l’athéisme peut être envisagé comme un des traits caractéristiques de la société russe.

Pourtant, il ne serait pas juste de n’attribuer cet athéisme qu’à un mouvement de mécontentement et de réaction contre l’orthodoxie officielle. La source en est beaucoup plus profonde. Elle vient de l’esprit d’analyse, trait dominant de l’âme russe, lequel, sous l’influence des circonstances, a pris, peu à peu, la forme d’un hypercriticisme nihiliste. Herzen, le grand initiateur des courants révolutionnaires en Russie, a parfaitement caractérisé, autrefois, l’attitude de « l’intellectuel » russe, tant à l’égard de l’Europe que de sa propre patrie, lorsqu’il s’avisa de définir ainsi cet intellectuel : « l’homme de l’autre rive 1 ». Cet « homme de l’autre rive » est, selon Herzen, « l’homme le plus indépendant du monde », et c’est là sa supériorité sur l’Occidental. Il n’a pris aucune part au développement historique de l’Europe, aucune tradition ne l’y rattache, il la contemple sans sympathie « de l’autre rive », grâce à quoi il voit beaucoup plus clairement tous les mauvais côtés de l’Europe et se laisse envahir beaucoup plus facilement par l’esprit de destruction. En un mot, « il partage tous les doutes des Occidentaux, mais leur foi ne le réchauffe pas ». Et, de même, cet intellectuel russe ne saurait être retenu dans sa fougue destructive par le respect de son propre passé ; d’autant moins que l’œuvre de Pierre le Grand, qui sert de point de départ à la Russie moderne, est basée sur la négation la plus féroce de toute tradition nationale. L’État broie toute tentative libérale sous son étreinte de fer ; la religion ordonne de courber le front non devant Dieu, mais devant son représentant terrestre : le tsar. Bref, d’un côté, l’Europe est étrangère au Russe ; de l’autre, les principes qui gouvernent son pays lui sont odieux. Il en résulta que le nihilisme devint l’expression naturelle de ses idées sur le monde.

Mais, sous cette critique nihiliste, nous découvrons, – et c’est aussi un trait distinctif de l’âme russe, – une soif ardente de vérité religieuse. Maintes fois, on a justement remarqué que l’athéisme russe est une forme obscure et inconsciente du mysticisme et que le peuple russe, tout en étant le plus athée, est aussi le plus mystique du monde. Aussi l’athéisme russe, provenant d’une passion de foi non seulement inassouvie, mais irritée par les formes qu’on lui propose, ne ressemble guère à l’athéisme superficiel, déclamateur et infatué de lui-même, de l’Occidental.

D’ailleurs, il trouva, vers le milieu du siècle écoulé, son contre-poids dans le romantisme slavophile, qui construisit toute une doctrine religieuse et historiosophique sur l’idéalisation des deux éléments constitutifs de l’histoire russe : l’orthodoxie et l’autocratie. Mais l’idéalisation de ce qui, dans la réalité des choses, était le contraire même de tout idéal, ne put être qu’une illusion passagère. Et le slavophilisme vit bientôt s’ouvrir devant lui deux voies : celle du nationalisme officiel, chauvin et russificateur, et celle de l’idéalisme chrétien. Hélas ! c’est la première qui fut choisie. Sous l’influence néfaste d’un écrivain de grand talent, Ivan Aksakov, les rêveries slavophiles finirent par se confondre avec le système réactionnaire de Katkov, l’inspirateur de la politique d’Alexandre III, dont les tristes résultats ne se font que trop voir, à l’heure actuelle, dans le désarroi de la Russie.

Il faut avouer, toutefois, que le slavophilisme fut la source première des inspirations d’un homme que l’on considère aujourd’hui comme le penseur le plus profond de la Russie : Vladimir Soloviev. Fils du célèbre historien russe, slavophile par éducation et par instinct, il prit courageusement la voie opposée à celle d’Ivan Aksakov et développa les thèses slavophiles dans le sens de l’idéalisme le plus élevé et le plus libéral. Profondément pénétré de la nécessité du principe religieux dans toute société, il comprit que le seul moyen de faire renaître la religion en Russie était de délivrer l’Église de la servitude dans laquelle l’État la tenait et de retourner à l’unité chrétienne en reconnaissant la suprématie du Pape 2.

Abandonné par ceux qui se disaient héritiers légitimes du slavophilisme, Soloviev vécut dans une solitude d’idées presque complète. Il est vrai qu’en matière politique, il se rapprocha de l’opposition libérale, mais sa foi religieuse creusait un abîme absolu entre lui et ses amis politiques.

Cependant, depuis sa mort (1900), l’influence de ses idées religieuses ne fit que s’accroître. Les cercles irréligieux de l’opposition libérale durent eux-mêmes la subir. Du vivant de Soloviev, ils n’approuvaient que ses aspirations politiques ; mais, après sa mort, son nom devint, en Russie, presque aussi retentissant que celui de Tolstoï. C’est à quelques amis et disciples du grand penseur qu’il faut attribuer ce revirement d’opinion. Séduits par les idées de leur maître, ils reconnurent dans sa philosophie l’expression la plus sublime de la pensée russe et résolurent de propager et de continuer son œuvre. Parmi les représentants de ce courant, deux hommes attirèrent sur eux, en 1904, l’attention de la Russie et de l’Europe, en se mettant au premier rang des lutteurs pour les réformes constitutionnelles. Ce furent deux frères, les princes Serge et Eugène Troubetskoï. L’aîné, Serge, recteur de l’Université de Moscou, récemment décédé et universellement regretté, fut le chef de la députation du parti constitutionnel, qui se présenta devant le tsar en juin 1905. Il prononça un discours qui le fit l’homme le plus populaire de la Russie. Le cadet, Eugène, professeur de philosophie à Kiev, vient de refuser le portefeuille de ministre de l’Instruction que lui proposa le comte Witte 3. À côté des deux Troubetskoï, je cite encore les noms de deux professeurs : Paul Novgorodtsev et Serge Boulgakov. M. Novgorodtsev publia, il y a quelques années, en collaboration avec plusieurs de ses amis, un livre qui fera époque dans le mouvement intellectuel de la Russie. Ce sont Les Problèmes de l’Idéalisme. Les auteurs de ce traité eurent le courage de combattre une opinion qui s’était répandue dans toute la société russe et qui identifiait non seulement la religion mais tout idéalisme avec la réaction politique ; tout au contraire, ils firent la tentative hardie de greffer leurs tendances libérales et radicales en politique sur les principes d’une philosophie idéaliste. Le branle donné ne s’est plus ralenti depuis. Le mouvement s’étend et il a gagné, nous dit-on, une partie considérable de la jeunesse et de l’élite intellectuelle. L’idéalisme philosophique y devient une première étape sur le chemin qui mène aux idées religieuses ; de là, on s’élève jusqu’à la conception de l’Église universelle, qui a vivifié toute l’œuvre de Soloviev, et on s’efforce de faire de son nom un flambeau pour éclairer la lutte entreprise actuellement au nom des libertés politiques et de l’émancipation sociale. Il est vrai qu’on s’arrête à mi-chemin ; on dissimule le rêve cher à Soloviev et on évite de poser la question de l’union de l’Église russe avec Rome. Néanmoins, l’action commencée par ces hommes de bonne volonté est, à l’heure présente, le phénomène le plus original de la vie intellectuelle et morale en Russie ; on y sent le souffle vivifiant de ces grands problèmes de l’avenir qui se poseront devant une Russie politiquement régénérée.

 

 

II

 

Le groupe dont nous nous occupons a son organe. Ce sont Les Problèmes de la vie (Voprosy jizni), grande revue mensuelle dirigée par un économiste distingué, le professeur Serge Boulgakov.

Cet écrivain a passé par une évolution des plus intéressantes. Ses études économiques et philosophiques, qu’il vient de publier sous le titre caractéristique Du Marxisme à l’Idéalisme, nous présentent une image captivante de l’histoire de son âme dans les phases successives de son pèlerinage idéal. Passionné, depuis sa jeunesse, pour les idées de Marx, il s’en fit l’avocat fougueux et obstiné. Mais bientôt il s’aperçut que la foi en l’infaillibilité de son maître diminuait à chaque plaidoyer qu’il prononçait en sa faveur. La soif de l’absolu le tourmentait, et il cherchait une science absolue du bien, afin de trouver en elle une base solide et immuable pour la doctrine qui promettait le bien-être et le bonheur universels. Et c’est précisément cette recherche qui l’éloignait de plus en plus du socialisme. Il voyait trop clairement la liaison intime du socialisme avec la théorie positiviste du progrès, d’après laquelle l’idée du bien n’était qu’une conception subjective. Si vraiment il en était ainsi, – concluait-il, – alors le bien perd sa valeur absolue et la vie son sens. Il entreprit donc un examen attentif du positivisme et découvrit que cette philosophie ne se maintenait qu’à l’aide d’une « contrebande métaphysique » et grâce à des emprunts illégitimes faits à cette science. Amené, de cette manière, au seuil de la métaphysique, il s’enfonça dans l’idéalisme et finit par pénétrer dans les profondeurs de la philosophie de Soloviev. Il comprit alors la nécessité absolue d’une religion, d’une organisation religieuse, d’une Église.

Depuis, il n’a cessé de travailler à concilier ses propres tendances socialistes avec l’esprit de l’Église. Il voudrait un accord entre l’Église et ces éléments éclairés et supérieurs de la nation, qui tendent vers une rénovation politique et sociale de la Russie. La tâche n’est pas facile. La société russe s’opiniâtre dans ses préventions contre le clergé, qui, malheureusement, ne sont que trop justes. C’est donc, selon M. Boulgakov, au clergé de faire le premier pas, en prêtant son concours à la société dans sa lutte contre le gouvernement et pour les libertés. Ajoutons que M. Boulgakov ne prêche pas dans le désert. Nous assistons à l’aube d’un mouvement libéral parmi les membres du clergé. L’un d’eux, l’abbé Gr. Petrov, publie, l’une après l’autre, des brochures remarquables par leur élan enthousiaste, la profondeur du sentiment et la force de l’expression. Consacrées à la question des rapports de la religion et de l’Église avec l’État, la société et la vie quotidienne, elles jettent les semences d’un nouveau monde d’idées. Sous leur influence, les représentants les plus illustres du clergé des deux capitales se prononcent hautement pour la délivrance de l’Église opprimée par l’État et s’associent pour propager cette idée. L’Église, – disent-ils, – doit être libre pour remplir la mission qui lui est confiée par le Christ, c’est-à-dire pour réaliser dans le monde une politique chrétienne. Mais l’Église ne peut être libre que dans un État libre, et, conformément aux catholiques libéraux de la première moitié du XIXe siècle, M. Boulgakov proclame la formule : l’Église libre dans l’État libre.

 

 

III

 

M. Boulgakov est à l’extrême gauche du mouvement religieux de la Russie ; la droite y est représentée par le prince Eugène Troubetskoï, que je viens de mentionner plus haut. Il me paraît aussi l’héritier direct de Soloviev. Il est libre de cet engouement pour la révolution russe et ses martyrs, qui est si caractéristique chez Boulgakov et encore plus chez d’autres collaborateurs des Problèmes de la vie. Ceux-ci, enthousiasmés par les souffrances des révolutionnaires et l’énergie indomptable dont ils firent preuve, les comparent aux premiers chrétiens, les considèrent comme les annonciateurs de la bonne nouvelle et supposent qu’ils préparent, sans s’en douter, une forme supérieure du christianisme, laquelle régénérera la Russie et le monde. Le prince Troubetskoï ne va pas aussi loin. Inspiré par l’amour de l’Église, qui lui est commun avec Soloviev, il est surtout porté à réfléchir sur les devoirs des chrétiens envers l’Église. Et tandis que Boulgakov engage l’Église à s’élever au niveau des classes éclairées de la société, Troubetskoï semble beaucoup plus préoccupé des ravages causés par l’athéisme révolutionnaire. Le culte du peuple (du moujik), qui est le trait saillant des courants progressistes de la Russie et qui y remplace la religion du vrai Dieu, mène tout droit à un radicalisme effréné et présage un avenir gros de catastrophes. « Seule la force invisible de la charité, – écrit le prince Troubetskoï dans un article récent, – pourrait nous unir au milieu de ce désarroi universel et préserver l’État et tout notre organisme social d’un effondrement terrible ! » Et où puiser cette force, sinon dans l’Église ? Mais c’est seulement l’Église délivrée de sa servitude actuelle et inspirée de l’esprit évangélique qui pourrait prendre part à la grande œuvre du renouvellement de la Russie et lui donner sa bénédiction ; c’est elle qui saurait alors « discerner la vraie démocratie de ce démocratisme antichrétien, pour lequel le peuple est une idole ».

Le prince Troubetskoï vient d’exposer son idée maîtresse dans une lettre vraiment inspirée, écrite à propos de Soloviev et publiée dans les Problèmes de la vie. « La doctrine de Soloviev, nous dit-il, fut de son vivant scandalum judacis, stultitia graecis. C’est là le côté tragique de la vie du grand philosophe et il incombe à ses héritiers un devoir d’autant plus pressant : celui d’imiter l’exemple de saint Paul, qui porta la lumière de l’Évangile à tous les hommes : Juifs et Grecs. Prêchons donc Soloviev aux « Grecs » et aux « Juifs » de la Russie. » Le « Grec », aux yeux de Troubetskoï, c’est le partisan de la libre pensée, c’est celui qui divinise la science et envisage le monde de la foi comme un vain jeu de symboles. Eh ! bien, pour faire voir à de tels esprits que les idées de Soloviev ne sont pas une stultitta, une sottise ou une folie, il faut, selon l’expression pittoresque de Troubetskoï, entreprendre, comme jadis saint Paul, un voyage à Athènes, c’est-à-dire pénétrer jusqu’au fond de l’âme contemporaine. Et, comme saint Paul, nous trouverons alors dans cette Athènes tout l’Olympe grec, sous les formes différentes de la pensée humaine divinisée dans ses fantaisies philosophiques, dans ses rêveries humanitaires, dans ses velléités individualistes, dans les divagations de son culte pour le surhomme. Mais, à côté de cet Olympe, nous verrons aussi un autel élevé à ce « Dieu inconnu », qui se manifeste dans le sentiment douloureux des misères du monde, dans la recherche passionnée du sens et du but de la vie, dans les découragements mêmes du pessimisme et enfin dans la foi au progrès. Et nous enseignerons alors que ce « Dieu inconnu », c’est précisément le Dieu vivant de Soloviev et que c’est avec lui et en lui qu’il faut chercher la paix de l’âme et la réalisation de toutes les aspirations et de toutes les espérances du « Grec » contemporain.

Ce que furent les Juifs pour saint Paul, le pharisaïsme de l’orthodoxie officielle l’est à l’égard de la pensée de Soloviev. Les faux protecteurs de cette orthodoxie lui ont ôté les caractères de la religion de Dieu, et rendent à César ce qui n’est dû qu’à Dieu seul ; ils le transforment en une religion de César. Par conséquent, dans ses rapports avec le « Grec » et le « Juif », le chrétien disciple de Soloviev doit prendre deux attitudes différentes. Au « Grec », qui tout en rejetant le christianisme, reste chrétien dans ses tendances et ses actions, il faut présenter le flambeau de l’idée chrétienne. Mais, contre le juif de saint Paul, c’est-à-dire contre la Russie officielle, qui trahit le divin Maître en feignant la piété et la foi en sa parole, il est indispensable de lever l’étendard d’une politique chrétienne.

Fidèle à son principe chrétien, le prince Eugène Troubetskoï l’applique aux évènements qui secouent, en ce moment, son pays. Il a indiqué la gravité de la question polonaise et a noblement déclaré que « le premier devoir de la nation russe, délivrée du régime actuel, sera de laver sa conscience du crime qui pèse sur son passé par rapport à la Pologne ».

 

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Nous voyons donc que la philosophie de Soloviev devient l’idée inspiratrice d’une renaissance religieuse en Russie. Qu’il me soit permis d’ajouter que je présentais, à Rome, en avril 1904, une note au cardinal-secrétaire d’État, dans laquelle j’exposais la signification providentielle de l’œuvre de Soloviev. L’homme qui fut l’incarnation la plus lumineuse du génie philosophique russe rêva à l’union de la Russie avec l’Église catholique et, doué d’un regard prophétique, c’est là qu’il vit le salut de sa patrie. Et il le vit à une époque où la Russie, ivre de ses succès, avait atteint le sommet de sa puissance. L’Europe se mettait à plat ventre devant elle, la majorité des Slaves de l’Autriche et du Balkan mettait en elle son espoir, la Pologne paraissait écrasée. Je rêvais d’organiser un mouvement slavo-catholique pour contrebalancer la propagande panslaviste, qui était un panrussisme déguisé et menaçait non seulement la nation, mais aussi les intérêts du monde catholique. Mais ce mouvement devait être conçu dans l’esprit de charité. La guerre avec le Japon venait d’éclater, j’en prévoyais les désastres ; je signalais, dans ma note, le mécontentement général en Russie et les changements intérieurs considérables qui devaient en résulter, je constatais aussi que l’intérêt pour les questions religieuses devenait plus vif que jamais. Il fallait se saisir des idées de Soloviev. Sa philosophie offrait un trait d’union entre l’Orient et l’Occident ; elle était un pont jeté sur l’abîme qui sépare les deux mondes. Il fallait la prendre comme point de départ pour l’étude du monde gréco-russe, chercher ce qui nous rapprochait d’elle et non ce qui nous en éloignait. Il fallait l’employer aussi comme arme de défense contre les assauts du panrussisme et entrer, par son entremise, en contact sympathique avec la Russie idéaliste. Je voulais un congrès slavo-catholique qui fût non seulement une manifestation d’unité slave sur le terrain catholique, mais aussi une expression de respect et d’admiration pour tous ces éléments du monde gréco-russe, qui présentent quelque affinité avec l’esprit religieux de l’Occident : un hommage rendu à tout ce qui est, en Russie, charité chrétienne et soif de l’idéal...

Dix-huit mois se sont écoulés depuis. Si je présentais aujourd’hui cette note, je ne parlerais plus du cauchemar panrussiste, qui a cessé d’exister, mais je tâcherais d’indiquer, avec beaucoup plus d’énergie, la grandeur morale de la personne et de la doctrine de Soloviev. L’étude de son œuvre nous rapprochera de nos frères de la Russie ; elle fera plus encore : Ex oriente lux. Nous y trouverons la sève d’une vie nouvelle et d’un monde d’idées destinées à devenir les puissants auxiliaires de ces aspirations modernes de la pensée catholique, qui se manifestent dans la « philosophie d’action ». C’est de ce point de vue que je voudrais analyser l’œuvre de Soloviev.

 

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La politique chrétienne de VLADIMIR SOLOVIEV

 

I

 

J’ai cité précédemment les paroles du prince Eugène Troubetskoï, déclarant qu’il fallait lever contre la Russie officielle l’étendard d’une politique chrétienne. C’est, en effet, là le mot de ralliement pour les meilleurs d’entre ceux qui se vouent à l’œuvre de la régénération de la Russie. Vladimir Soloviev fut le premier à formuler les principes de cette politique chrétienne en Russie : l’influence qu’il acquit sur l’évolution de son pays vint de là, car la philosophie proprement dite était peu accessible aux multitudes et ne pouvait, en conséquence, avoir la même action. Je vais tâcher de préciser ses idées politiques ; mais, tout d’abord, présentons au lecteur la personne du grand philosophe.

Ce qui le distinguait d’une façon spéciale, c’était l’accord heureux de facultés très différentes et qui ne s’harmonisent que rarement dans le même individu. Intelligence vaste, prodigieuse, remarquable par une culture scientifique aussi forte que sa culture littéraire et qui embrassait les différents domaines du savoir humain d’un coup d’œil ; esprit passionnément synthétique et s’efforçant, depuis sa plus tendre jeunesse, de créer une synthèse de l’univers, il offrait en même temps le type parfait du philosophe mystique, ce qui veut dire qu’il était guidé dans sa recherche de l’Absolu par la ferme conviction de la possibilité d’une connaissance intuitive et immédiate de Dieu. Ce mysticisme reposait sur une base inébranlable : sa conscience morale, qui lui disait que la vie en Dieu, c’est-à-dire selon la volonté de Dieu, est la voie unique pour connaître Dieu. Et c’est ainsi qu’il parvenait à établir une harmonie sublime entre sa vie intellectuelle et sa vie morale. Mêlé à la foule humaine, il gardait son âme loin d’elle ; il apportait dans le monde les habitudes d’un moine affranchi du joug des sens, voué à la chasteté et aux mortifications de la chair. Végétarien par sentiment esthétique et par conviction religieuse, il passa son existence dans un jeûne perpétuel. Son traité ascétique Les fondements de la vie religieuse nous donne une expression magnifique de l’élévation de son âme. Je n’oublierai jamais la première impression que j’eus de lui quand je le vis, en 1879, à l’Université de Saint-Pétersbourg, soutenant sa thèse de doctorat. En contemplant cette face de Christ, ce corps épuisé par les jeûnes, ces yeux qui ne cherchaient point le regard des auditeurs, mais semblaient perdus dans la contemplation de quelque vision mystérieuse, je pressentais les profondeurs de la vie intérieure d’un tel homme ; il me semblait un hôte d’un autre monde, égaré parmi des gens incapables de le suivre.

Il est difficile à un homme au regard éternellement fixé vers l’au-delà de trouver un point de contact avec le niveau de l’humanité ; on pourrait croire, à première vue, qu’un mystique, alors qu’il a quitté les solitudes sereines de sa méditation et qu’il s’aventure dans ce bas monde, ne saura jamais parler un langage accessible aux foules et que seuls quelques élus pourront le comprendre. Mais le cas de Soloviev nous prouve le contraire, et c’est là le trait saillant de son originalité. Ce maître de l’ascétisme fut, en même temps, un des observateurs les plus subtils de la vie sociale. Esprit fin et sarcastique, polémiste de premier ordre, animé d’une haine infinie contre le mal, implacable à l’égard des adversaires de son idéal, Soloviev arrachait leur masque et dévoilait avec acharnement leur médiocrité. Dans la fougue de son ardeur militante, il foulait les représentants des forces noires de la Russie dans la boue de leur bassesse. Impuissants à parer les coups de son ironie mordante, ils abandonnaient le combat couverts de ridicule, anéantis à leurs propres yeux. Mais ce n’est pas tout. Ce penseur abstrait, ce théologien mystique est ascète ; ce maître de l’ironie qui accablait l’ennemi de son rire impitoyable, ce lutteur obstiné qui ne se lassait pas de se battre pour l’avènement du royaume de Dieu dans le monde, s’abandonnait, dans ses moments perdus, aux calmes douceurs de la poésie et composait des vers qui le mettent au rang des plus grands lyriques. Mais nous ne trouverons dans ces vers ni les élévations mystiques du Soloviev ascète, ni l’élan batailleur et satirique du Soloviev polémiste. L’individualité du grand Russe s’y révèle sous un nouvel aspect, avec lequel il semble difficile, au premier abord, de concilier son ascétisme : il chante l’Amour, mais un amour ailé, qui l’emporte bien haut, loin de la matière et dans l’infini des rêves qui visitèrent jadis l’âme de Dante. Toutefois, au milieu même de ses extases, Soloviev reste enfant du XIXe siècle et, de temps en temps, nous percevons le léger sourire d’ironie passagère qui effleure ses lèvres. Il ne voit que trop bien les eaux basses vers lesquelles le courant de la vie s’efforce d’emporter tout sentiment, toute aspiration humaine, même celles qui plongèrent dans l’azur des cieux...

 

 

II

 

Dans ses premiers ouvrages, Soloviev chercha principalement à édifier sur une base philosophique la doctrine des « slavophiles » russes. Comme eux, il enseigna la mission providentielle du peuple russe appelé à remplacer les nations occidentales sur l’arène de l’histoire et à régénérer le monde avec l’aide de l’orthodoxie religieuse qui forma l’âme russe et de cet autocratisme patriarcal du tsar, père de son peuple, qui était l’expression parfaite et absolue de l’idéal politique.

Cette phase ne dura pas. L’empereur Alexandre III, inspiré par le journaliste Katkov et le procureur du saint synode Pobedonostsev, inaugura, au nom même des principes slavophiles d’orthodoxie et d’autocratie, une politique de persécutions féroces contre tout mouvement libéral, contre toutes les nationalités jadis autonomes et annexées par la conquête à l’Empire, contre toutes les religions autres que la religion russe orthodoxe. Cette politique néfaste produisit des ravages terribles dans les rangs de la société russe : les forts durent se taire et les faibles se rallièrent lâchement au nouveau système. La Russie devint la proie d’une bureaucratie irresponsable et anarchique, composée, sur ses sommets, d’arrivistes, nihilistes dans le fond de leurs âmes, se détestant mutuellement et s’arrachant le pouvoir, mais unanimes dans leur haine pour la liberté et dans leur passion d’écraser les germes de toute aspiration vers un généreux avenir. Leur conduite ouvrit les yeux à Soloviev. Voyant que toutes les iniquités de la bureaucratie se commettaient au nom des principes qu’il exaltait dans sa philosophie, il dirigea les armes de sa noble colère contre les déformateurs de son idéal chrétien, de cet idéal à l’accomplissement duquel la Russie lui semblait destinée.

Ce revirement dans ses idées se fit jour pour la première fois en 1883, dans une série d’articles : La Morale et la Politique, qui forment aujourd’hui le premier chapitre de son ouvrage intitulé : La Question nationale en Russie.

« La séparation systématique des domaines de la morale et de la politique, – écrit l’auteur, au début même de son travail, – est la faute capitale de notre siècle ; au point de vue chrétien, et dans les limites du monde chrétien, la morale et la politique devraient être étroitement unies ; de même que la morale chrétienne, qui s’assigne pour but la réalisation du royaume de Dieu dans chaque âme humaine, la politique chrétienne devrait préparer le royaume de Dieu pour tout le genre humain, compris comme l’ensemble des races, des nations et des états. » La réalité des choses semble s’opposer à ce principe ; la lutte pour l’existence règne aussi bien dans l’histoire que dans la nature, « néanmoins tout le progrès historique consiste dans une limitation graduée de cette loi et dans une lente ascension de l’humanité vers ce modèle suprême de vérité et d’amour, que nous a donné le Christ... » On nous dit que chaque nation doit suivre les exigences de son propre intérêt. Mais comment définir cet intérêt ? « S’il est en contradiction avec la loi du Christ, mieux vaut renoncer au patriotisme qu’au Christ ; mais nous affirmons que le vrai patriotisme peut être d’accord avec la conscience chrétienne et qu’il y a une politique plus haute que celle de l’intérêt, c’est-à-dire que chaque nation chrétienne a devant elle des intérêts qui, loin d’exiger l’anthropophagie internationale, protestent contre elle... » « N’ayons pas d’illusions : la politique de l’intérêt égoïste, génératrice de haine dans les relations internationales et sociales, se transforme en politique anthropophage, qui finit par anéantir les bases morales de la famille et de la vie privée, car l’homme est un être logique et ne peut longtemps exister dans une dualité contradictoire entre ses principes d’action dans sa vie privée et ceux de sa vie publique... » – « On nous parle de notre supériorité et de notre mission providentielle, mais n’oublions pas qu’il n’y a, pour ainsi dire, point de nation qui ne se considère comme une nation élue et que les prétentions exclusives qui dérivent d’un pareil orgueil provoquent, en somme, une lutte à mort entre les peuples, au nom d’une prétendue supériorité et d’une mission soi-disant civilisatrice, qui permettent de violer le droit des autres... » – « L’idée d’une mission providentielle peut être féconde et salutaire, mais à la condition qu’on l’envisage non seulement comme un privilège, mais comme un devoir ; non comme une domination, mais comme un service. » Et Soloviev termine ses raisonnements par la conclusion suivante : « Le principe chrétien du devoir, c’est-à-dire du service envers Dieu, est le seul principe politique évident, rationnel et parfait. » – « Nous ne pouvons, ajoute-t-il, – contraindre les autres nations à remplir leur devoir, mais nous pouvons et nous devons remplir le nôtre. »

Quel est donc le devoir de la Russie ? L’histoire lui a légué trois questions à résoudre : les questions polonaise, orientale et juive. C’est de leur solution que dépendent la valeur morale et la grandeur de la Russie : « Nous pouvons donc glorifier le nom de Dieu et hâter la venue de son règne ; mais nous pouvons aussi perdre l’âme de notre nation et retarder l’accomplissement de la loi de Dieu dans le monde. »

La question polonaise est la plus pressante. Les réflexions de Soloviev sur ce sujet l’amenèrent à la conclusion que l’antipathie mutuelle de la Pologne et de la Russie était une des expressions du conflit séculaire entre l’Orient et l’Occident. Par conséquent, la question polonaise se confondait avec la question d’Orient et devenait une question religieuse. L’ancienne Rome d’Occident lutta jadis avec Byzance, la Rome d’Orient. Celle-ci succomba, mais alors surgit une Rome troisième : Moscou. Il s’agit donc de savoir ce que doit représenter cette Rome troisième, il s’agit de savoir si elle doit être une copie de Byzance destinée à périr comme Byzance, ou une Rome troisième non seulement comme nombre, mais aussi comme signification. Dans ce dernier cas, elle incarnerait un principe supérieur « en réalisant l’accord de deux puissances ennemies ». Les réformes de Pierre le Grand rapprochèrent la Russie de l’Europe ; cela prouverait, d’après Soloviev, que, dans la grande lutte entre l’Orient et l’Occident, la Russie était appelée non point à reproduire l’image d’un des deux camps, mais à servir d’intermédiaire entre eux et à créer une synthèse des deux mondes rivaux.

En 1884, Soloviev développa la même idée dans une série d’articles sur la question slave. Et c’est alors qu’il rompit énergiquement les derniers liens qui l’unissaient au parti slavophile. Les slavophiles confiaient à la Russie la mission d’arracher les peuples slaves à la « corruption occidentale et catholique ». La Russie devait, disaient-ils, se mettre à la tête des autres nations slaves, aux fins d’écraser l’Europe. « N’est-il pas plus conforme au devoir chrétien, – répliquait Soloviev, – de songer non à détruire l’Europe, mais, au contraire, à la guérir, à la relever de ses maux et à la pousser vers une vie supérieure ? » Les slavophiles assuraient que l’Europe était tombée en décrépitude. « Mais c’est seulement l’Europe antichrétienne, répondait Soloviev, qui se décompose », et « le devoir chrétien de la Russie, ajoutait-il, était d’employer ses forces à consolider ce principe chrétien qui, en Occident, s’était maintenu dans l’Église catholique... » – « La séparation des Églises marque le point de départ de cette impuissance morale qui afflige le monde ; leur union amènera la guérison complète de tous nos maux 4. »

Les considérations de Soloviev sur les affaires d’Église, en Russie, eurent pour résultat de lui faire comprendre « qu’une Église purement nationale (comme celle de la Russie), abandonnée à ses propres forces, devient nécessairement un instrument passif et inutile de l’État, un département de l’administration civile, et que l’indépendance ecclésiastique ne peut être assurée que par une organisation universelle, dont les Églises locales ne seraient que des organes particuliers, et par un centre de pouvoir spirituel international 5 ». Une fois sur cette route, Soloviev ne put éviter de conclure que ce pouvoir central appartenait à l’héritier de saint Pierre. Voici le résumé de ses réflexions sur ce sujet : « L’Église universelle est basée sur la vérité affirmée par la foi. La vérité étant une, la vraie foi doit être une aussi. Et cette unité de foi, bien que n’existant pas actuellement et immédiatement pour tous les croyants (puisque tous ne sont pas unanimes en matière de religion), doit résider dans l’autorité légale d’un seul chef, garantie par l’assistance divine et acceptée par l’amour et la confiance de tous les fidèles. Voilà la pierre sur laquelle le Christ a fondé son Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. »

 

 

III

 

C’est ainsi que les conséquences du romantisme slavophile, qui rêvait d’une régénération de l’Europe par la Russie orthodoxe et autocratique, se développèrent dans deux directions opposées. D’un côté, elles aboutissaient à un nationalisme farouche, réactionnaire et russificateur, qui avait pour mot d’ordre : « La Russie aux Russes, » ce qui signifiait : « Écrasons tout ce qui n’est pas russe et orthodoxe » ; de l’autre côté, il y avait Soloviev tout seul, qui opposait à la peste du nationalisme sa contemplation sereine de la future cité de Dieu. Il y puisait la conviction inébranlable que la régénération du monde par la Russie devait être précédée par une régénération religieuse et morale de la Russie, régénération basée sur l’union des Églises.

Contre la politique « anthropophage » de la Russie officielle, politique propagée par de prétendus slavophiles qui déformaient et déshonoraient le slavophilisme, Soloviev levait l’étendard d’une politique chrétienne, basée sur le respect du droit des individus et des nationalités et sur les libertés qui en dérivent. Pourquoi l’Europe ne nous aime-t-elle pas ? se demandait-il. Elle ne nous aime pas et elle nous craint, parce que notre puissance lui paraît redoutable, « parce qu’elle voit que nos forces intellectuelles et civilisatrices sont presque nulles, tandis que nos prétentions sont très précises, parfaitement déterminées et immenses... » « … Détruire la Turquie, anéantir l’Autriche, écraser l’Allemagne, s’emparer de Constantinople et, si faire se peut, de l’Inde, ces vociférations de notre nationalisme retentissent dans l’Europe entière, et si l’on nous demande de quoi nous doserons l’humanité après ces ruines et ces conquêtes, nous sommes réduits à nous taire ou bien à prononcer des phrases vides de sens... » « En présence d’une situation pareille, concluait Soloviev, ce n’est pas de notre mission et de notre future grandeur que devrait s’occuper tout patriote sincère et éclairé, mais des péchés de la Russie. » C’était prêcher dans le désert. Ivre de ses succès et de sa puissance, le nationalisme russe voulut ériger ses appétits en un Code. La vieille doctrine des slavophiles ne répondait plus à l’esprit du temps. Elle paraissait trop romantique, trop rêveuse, trop vaguement humanitaire. Ce Code apparut dans le livre de Danilevski : La Russie et l’Europe. C’était une théorie historiosophique des types successifs de la civilisation, et il résultait de la doctrine de l’auteur que la Russie offrait un type supérieur et nouveau d’humanité. La domination du monde lui était donc réservée. Alors, et dans un article écrit à propos de ce livre, Soloviev caractérisa d’une manière particulièrement expressive les trois étapes du patriotisme russe. À l’époque des premiers slavophiles (1840-1863), ce sont les vertus russes qu’on honora ; dans la deuxième période, celle de Katkov (1863-1881), la force russe devint l’objet du culte ; mais dans la troisième phase, et à l’heure où nous vivons, c’est la férocité nationale qu’on déifie. « Il arrive, ajoutait Soloviev, que des hommes sensés et honnêtes s’adonnent à des chimères irréalisables ; il arrive de même, – et c’est tout à fait naturel, – que leurs amis et disciples professent une prédilection pour les rêveries de leurs maîtres. Mais quand un parti tout entier (je ne veux pas dire la société tout entière) ferme systématiquement les yeux sur tout ce qui se passe autour de lui et, au mépris de la réalité des choses, affirme que la sale taverne où il se vautre est un palais splendide, on est autorisé à proclamer que ce parti se compose de charlatans et d’insensés. »

La polémique de Soloviev avec les admirateurs de Danilevski inspira également au philosophe l’idée lumineuse de diviser les théories sociales en théories rampantes, c’est-à-dire qui se meuvent dans l’étroitesse des intérêts et des passions éphémères, et en théories ailées, qui s’élèvent au-dessus du temps présent, prennent leur essor vers un lointain avenir, puis s’abattent de leurs hauteurs sur le terrain solide de la vie historique.

Et, à la doctrine rampante du nationalisme, il opposa sa doctrine ailée !

Combien Soloviev eût voulu croire à la réalisation prochaine de son rêve patriotique ! « Selon moi, écrivait-il, le peuple russe n’est pas seulement une unité ethnographique avec ses particularités naturelles et ses intérêts matériels, mais un peuple qui sent qu’au-dessus de toutes ses particularités et de tous ses intérêts s’élève la loi de Dieu, qu’il doit servir, un peuple prêt à vouer toutes ses forces à l’accomplissement de cette loi, un peuple théocratique par prédestination et par devoir. » Théocratique voulait dire : appelé à la réalisation du règne de Dieu sur la terre. Le philosophe se plaisait à employer le terme de « théocratie libre » pour définir la future époque de justice et de paix après laquelle soupirait l’humanité.

Mais le peuple russe, systématiquement démoralisé par ceux qui le gouvernent, sera-t-il capable de comprendre et de remplir son devoir ? Un doute cruel obsédait souvent l’âme de l’auguste penseur : « Si la Russie ne remplit pas son devoir moral, si elle ne se dépouille pas de l’égoïsme national, si elle compte sur le droit de la force plutôt que sur la force du droit, et si elle n’aspire pas sincèrement à sa délivrance morale et à la vérité, elle ne connaîtra jamais aucun succès, ni à l’intérieur ni à l’extérieur, elle ne réussira dans aucune de ses entreprises. »

Jetant alors un regard prophétique vers l’avenir, il voyait la catastrophe inévitable dans laquelle allait sombrer sa patrie, que l’antichristianisme nihiliste de ceux qui la gouvernaient, – caché sous le masque orthodoxe, – poussait vers sa ruine morale. Il ne se trompait pas sur les apparences ; il ne saluait pas la force factice et coupable, comme ces évêques français qui entonnaient dans leurs cathédrales un Te Deum d’actions de grâces pour célébrer l’alliance conclue avec le tsar Alexandre III. Aveuglés par l’éclat de sa toute-puissance, ils oubliaient que leur allié était un persécuteur acharné de ses sujets catholiques ; ils ne savaient pas que ses lieutenants faisaient revivre les temps de Néron dans la Pologne catholique ; que, sous les knouts des cosaques, des milliers de Grecs-Unis confessaient la foi de leurs ancêtres, qu’on leur arrachait leurs enfants, afin de les élever dans la religion officielle, qu’on brisait les liens des mariages uniates bénis dans les églises catholiques, qu’on déportait les maris en Sibérie et les femmes dans les steppes du sud de la Russie, qu’on démolissait les églises 6. Mais Soloviev le savait. Il savait, de plus, que la rage des persécutions s’étendait de la Pologne à toutes les religions et nationalités de l’Empire. Impuissant à émouvoir les cœurs endurcis des gouvernants, plongé dans sa tristesse infinie, il entendait déjà les sourds grondements des tonnerres avant-coureurs du courant céleste qui allait éclater sur son pays.

C’était en 1894. Les petits hommes jaunes du Japon singeant l’Europe servaient de thème aux plaisanteries des salons ; mais, devant le regard du philosophe visionnaire, se déroulaient déjà des troupes innombrables commandées par des « chefs venus des îles lointaines de l’Orient », et il les voyait infliger à sa patrie le plus terrible des désastres par lesquels elle eût encore passé. « Ô Russie ! s’écriait-il dans une poésie prophétique, oublie ta gloire passée, – ton aigle à deux têtes est brisé, – et les lambeaux de ses étendards servent d’amusement aux enfants jaunes (du Japon). Qu’il s’humilie tremblant, atterré, – celui qui a oublié la loi d’amour. – Voilà la Rome troisième qui gît en cendres, – et il n’y aura pas de Rome quatrième. »

« Il n’y aura pas de Rome quatrième. » La vision d’une hégémonie mongole dans le monde s’associa chez Soloviev à un sentiment excessivement intense de la fin très prochaine des choses. Et, en 1900, sur les confins des deux siècles, cet homme extraordinaire, doué du don de double vue ; ce penseur mystique, qui enseignait que les anticipations d’un avenir idéal étaient représentées dans la société humaine par des prophètes, c’est-à-dire par des hommes plus avancés que les autres dans la vie spirituelle et capables de saisir, grâce à cette supériorité de l’âme, « des états et des rapports n’appartenant pas à la condition actuelle de l’humanité 7 », ce génie ailé de la Russie, qui se sentait lui-même prophète dans le sens qu’il donnait à ce terme, voulut communiquer à ses semblables la vision dont était hantée son âme. Il vint à Pétersbourg et y traça, dans une conférence, l’image foudroyante de « l’Antéchrist et de la fin prochaine de l’histoire universelle ». Cette conférence, chef-d’œuvre d’art, de psychologie et d’intuition eschatologique, fut sa dernière parole. Peu après, il s’éteignit dans les bras de son ami intime, le prince Serge Troubetskoï, qui continua après lui son œuvre philosophique et politique, et, après avoir transmis aux générations présentes l’idéal de la politique chrétienne, s’en alla, en octobre 1905, rejoindre son maître dans la lumière de l’au-delà.

 

 

Marian ZDZIECHOWSKI.      

 

Professeur à l’Université de Cracovie.            

 

 

Paru dans Demain en 1905 et 1906.

 

 

 

 

 



1  C’est aussi sous ce titre que Herzen publia son principal ouvrage, vers 1850.

2  Soloviev a donné un résumé de toute sa philosophie dans un ouvrage français, malheureusement trop peu remarqué : La Russie et l’Église universelle. Paris, Albert Savine, 1889.

3  Serge Troubetskoï publia, en 1900, un grand ouvrage considéré généralement comme une des œuvres les plus brillantes de la littérature philosophique en Russie : La doctrine du Logos dans son développement historique. – Eugène Troubetskoï a résumé ses recherches sur l’idéal religieux et social du christianisme occidental dans deux volumes : l’un consacré à saint Augustin, l’autre à Grégoire VII. En outre, il vient de publier un livre sur la philosophie de Nietzsche.

4  La Russie et l’Église Universelle, Paris, 1889, Albert Savine, éditeur, p. 70-76.

5  Ibid. p. 120.

6  En 1894, Orjevski, général gouverneur de la Lituanie, eut le caprice d’ordonner de raser jusqu’aux fondements la belle et antique église de Kroze. Les malheureux paysans qui essayèrent de défendre leur sanctuaire furent cruellement fouettés par les cosaques ; leurs femmes et filles furent, d’après l’usage pratiqué en Russie, offertes aux cosaques.

7  La Russie et l’Église universelle, p. 276.

 

 

 

 

 

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