Dante

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Stefan ZWEIG

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voilà bientôt six siècles que vingt générations « discourantes » (pour reprendre la forte expression des Grecs) vénèrent son nom et contemplent la cathédrale gigantesque de sa poésie. Mais toutes la regardent du fond d’un abîme sans en distinguer le faîte insaisissable. Comme au jour où elle fut gravée dans le marbre, l’inscription de Giovanni de Virgilio, vulgo gratissimus auctor, demeure une exagération poétique, une amicale erreur, car jamais le génie de Dante n’exerça son action dans l’espace, dans le réel. Aujourd’hui comme hier, cette figure grandiose se dresse solitaire, inaccessible, quel que soit le retentissement de sa parole, si haut qu’elle domine l’heure. Quand jaillissent sous le ciseau de l’héroïque banni d’impérissables figures comme celles de la colère et de l’amour, l’époque tressaille sous les coups du divin maillet, l’Italie, du nord au midi, des Alpes à la Sicile, s’éveille aux accents menaçants de la trompette de ses oracles ; mais les murs de Florence demeurent impitoyablement fermés au fuoroscito, à l’exilé.

La récompense suprême qu’il espérait, voir couronner de lauriers dans le Bel San Giovanni ses cheveux gris « qui jadis furent blonds sur les bords de l’Arno », demeurera un rêve ; une gloire de marbre sera son lot, et non un amour tendre et caressant. Après sa mort il sera un nom, une gloire, une légende, d’autres suivront les chemins qu’il aura frayés. Pétrarque frappe dans l’airain de la langue qu’il a fondue la menue monnaie de ses sonnets et la répand dans le pays roman, changeur de l’amour et de la passion de nombreux amants ; Arioste et le Tasse, ses plus heureux héritiers, récoltent ce qu’il a semé dans les ténèbres. Lui sera fait dieu, mais eux auront l’amour des hommes. Il se dresse solitaire, bloc erratique, à travers les âges ; vainement les commentateurs, les érudits essayent dans leurs conjectures de le réduire à la mesure de l’œil humain ; il reste lointain et inaccessible, inébranlable, indivisible, irréductible, l’altissimo poeta, le poète vers qui on lève les yeux et qui demeure trop haut pour que le sens populaire puisse le concevoir. Jamais il ne descend tout entier dans la lumière terrestre, jamais il ne livre complètement son secret.

Rocher au milieu des flots murmurants, il contemple impassible l’immensité par-dessus les générations qui naissent et meurent autour de lui, nations et États s’écroulent à ses pieds en un lointain grondement, sans qu’une seule pierre de l’édifice marmoréen de sa poésie ne s’en trouve ébranlée. L’art ne possède rien de plus solide que les quatorze mille vers de son œuvre. Les monuments qui s’élèvent pierre par pierre comme le sien vers par vers sur le même sol, à la même heure, tous, la blanche cathédrale de Florence et le palazzio Vecchio s’écrouleront, les tableaux de Giotto et de Cimabue, ses amis, disparaîtront avant que s’effondre ce dôme, que périsse cette musique. Plus son œuvre s’enfonce à l’horizon des siècles, plus elle garde son attitude élémentaire, plus elle demeure immuablement figée dans la voûte éternelle au-dessus du terrestre périssable. L’image de Dante, du poète, semble grandir au milieu des générations qui voient de plus en plus petit.

La Divine Comédie n’a pas d’âge, elle est le temps, elle est la pétrification de la pensée médiévale. Idée réalisée grâce à la forme éternelle, elle survit à sa croyance comme la cathédrale gothique à la sienne. Les grands courants du moyen âge et ceux des temps modernes s’écoulent sur les versants opposés de cette montagne abrupte qui sert de trait d’union entre deux civilisations qu’elle semble séparer à tout jamais. Dante met le point final à la théologie créatrice, la science de la connaissance du Christ ; avec lui commence l’humanisme, la recherche du divin dans le terrestre. Dante est donc à la fois le grand débutant et le grand finisseur.

Il arrive à une heure trouble, mais il la rend limpide ; il assiste à une fin magnifique, mais il la relie à un commencement sublime. Quand il entre en scène, le catholicisme a terminé son action historique : l’édifice du christianisme domine l’Europe. L’Église est en même temps la force et le savoir universels : ses piliers sont la nouvelle morale, la nouvelle philosophie, la doctrine chrétienne, le dogme. Les formidables figures de saint Augustin, de Duns Scot et d’Albertus Magnus ont offert au monde chrétien ce que Platon et Aristote ont apporté au monde antique : une nouvelle éthique, une nouvelle philosophie. À présent, la cathédrale est terminée depuis le fondement jusqu’au faîte. Mais toute chose parachevée présente un caractère de rigidité qui rappelle la mort. L’acte créateur étant accompli, arrivent ceux-là qui prétendent compléter l’œuvre des rois ; tels des tarots les commentateurs fouillent dans les pandectes, la théologie se dessèche et se transforme en scolastique, la science de Dieu en querelle d’école. La sainte flamme créatrice du christianisme se meurt : elle couve encore dans les cloîtres d’Allemagne, chez les grands mystiques, et déjà elle pétille sous la cendre du dogme chez les révolutionnaires religieux, chez les hérétiques et les schismatiques, avant d’embraser le ciel de l’Occident, sous la Renaissance et la Réforme. C’est en cette heure grise, sans relief, que Dante se lève et fait le point : à la science chrétienne il offre le mythe, au dogme pétrifié un poème de marbre. Tout se trouve représenté sur la scène de son théâtre de mystères, la science et la politique, le ciel et la terre, le proche et le lointain, l’antique et le présent, l’Olympe et les Enfers, la croyance et la superstition ; et lui-même, l’homme éternel, il se place au milieu. Il refait ce que firent avant lui Hésiode et Pythagore, les premiers de notre race spirituelle : il échafaude un univers imaginaire, il crée un nouveau mythe chrétien, ce dogmatique infuse un sang généreux au schéma froid et rigide. Il dote l’esprit de sensualité, il enlumine d’une encre indélébile le parchemin des pandectes et des traités, transforme la dispute en dialogues impérissables. Il donne à la loi une forme palpable, il change l’aride doctrine en allégorie multicolore, son poème fait du dogme chrétien de l’éternel une éternité.

Pour exprimer toute cette poésie, Dante a besoin d’une langue solide. La langue de la théologie est toujours le latin, mais plus celui de César ni de Tacite. La sève de la diction classique s’est anémiée dans les syllogismes et les dogmes, il y a longtemps qu’elle ne convient plus à un style soutenu. Le latin a été essentiellement l’expression d’une volonté impérative, la langue des ordres et des dogmes, des inscriptions lapidaires, instrument incomparable dès qu’il s’agissait d’emprisonner des lois dans la pierre : mais il lui manque la plénitude, la flexibilité, la souplesse nécessaires pour embrasser les sphères immenses de Dante. Et l’italien, son rejeton, n’existe pas encore : éparpillé dans divers dialectes, à l’état embryonnaire parmi le peuple, il a cours dans le pays comme une monnaie grossière et mal frappée. Brusquement, Dante, de sa main vigoureuse et ardente, s’empare de cette volgare comme l’appellent dédaigneusement les savants : elle mollit sous sa pression formidable, son pétrissage donne à la boue de la rue une forme solide et nouvelle. Et le résultat de ce modelage soudain, ce n’est plus l’italien de Guinizelli et de Jacopo da Lentino, un dolce stil nuovo, à l’instar du provençal, c’est une langue neuve, durcie au contact du latin, un italien métallique et pur, comme jamais il ne l’avait été et jamais plus ne le sera. Ici aussi Dante est à la fois le pionnier et le finisseur, et il peut dire fièrement en parlant de lui : L’acqua che io prendo giammai non sie corse. (Jamais proue ne fendit l’eau que je touche.) Après lui l’italien continuera à fleurir, s’enrichir de nuances nouvelles, se ramifier en inflexions vibrantes et mélodieuses, s’épanouir en une éclatante musique. Mais c’est alors que ce tronc massif et dur comme l’airain fut planté pour l’éternité dans la terre italienne. Ce n’est pas la nation qui a prêté sa langue à Dante, c’est lui qui grâce à la langue a créé la nation : pendant six siècles l’empire néolatin n’aura pas d’autre unité que son poème prophétique Il Libro.

Ce courage, cette hardiesse sans borne dans l’entreprise, cette volonté de fer, l’anima che vinci ogni battaglia le distingue parmi les poètes. De tous ceux qui le précédèrent et qui lui succédèrent, aucun n’a son énergie brutale de conquérant, sa volonté extraordinaire de créateur. Les actes se soumettent à sa volonté, potere in lui era uguale al volere, dit Pétrarque ; il venait en effet de ces sphères où « tout ce qu’on a commencé s’enchaîne de soi-même ». Ce regard d’une puissance élémentaire, qu’avec lui Shakespeare et Goethe ont peut-être été seuls parmi les poètes à posséder, voit l’espace et le temps comme un tout, tout ce qui est humain comme une unité. Son œil ardent réunit et soude les millénaires. Pour lui, comme pour Shakespeare et Goethe, il n’y a pas de barrière temporelle entre le mystique et le sensuel, entre un Achille et un Falstaff, entre le roi des Myrmidons et le pilier de taverne de Londres ; il ne craint pas de mettre son immortelle bien-aimée Béatrice Portinari à côté de la Rachel de la Bible, la mère des hommes, comme Goethe place sa Marguerite leipzigoise aux pieds de la reine des cieux. L’aventure la plus personnelle est pour lui un évènement historique, le mythe le plus primitif d’une brûlante actualité. L’ampleur de ses vues grandit tout ce qui le touche : tels des moucherons figés dans l’ambre, on aperçoit clairement ses adversaires emprisonnés à tout jamais dans sa substance poétique ; dès que son regard les anime, les objets les plus éphémères acquièrent l’immortalité. Ce qui caractérise encore ce génie sans limites, c’est son aptitude à tout concevoir symétriquement ; il ne considère rien à part, isolément, il voit tout échelonné selon une hiérarchie fermée. Pour lui la nature n’est pas faite d’une seule coulée comme pour Goethe, ni par à-coups comme pour Shakespeare, mais tout est prescrit d’une façon pragmatique :

 

            ... Le cose tutte e quante

            Hanno ordine fra lore ; e questo forma

            Che l’universo a Dio fa simigliante –

 

Le côté divin de la nature pour Dante réside dans son ordonnance. Et le seul effort qu’exigeât de lui son poème – effort gigantesque – ce fut une figure de l’univers assignant à chaque homme son rang moral entre le ciel et l’enfer, rang aussi immuable que la place d’un signe astral dans l’orbe du zodiaque. Le poète s’érige en juge (chose que Goethe et Shakespeare ne se sont jamais permise), le moraliste chrétien qui est en lui pèse les fautes et les mérites dans l’inexorable balance de la justice théologique. Avec le geste auguste du souverain juge, tel qu’Orcagna l’a peint sur le mur du campo santo de Pise, il s’avance au milieu de son œuvre et, passant l’humanité en revue, sépare avec un rigorisme fanatique le bon grain de l’ivraie : sombre ancêtre du sombre Savonarole, frère des brûleurs d’hérétiques, cœur de bronze coulé dans le moule de la scolastique, il pousse les hommes – les plus nobles aux yeux du profane – dans les flammes infernales ; il voit avec volupté ses ennemis, Boniface surtout, l’Antéchrist, se tordre dans les supplices qu’il a imaginés pour eux. La loi lui est davantage que la grâce, le dogme plus que l’humanité. Nulle pitié n’adoucit ce regard implacable, nul sentiment ne retient le bras d’airain de ce justicier. Aussi, qu’on n’essaye point de se représenter Dante, cet inquisiteur de la faute et du péché, comme un sentimental, sous les traits d’un jeune homme langoureux rêvant aux pieds de la belle Béatrice sur les bords de l’Arno, tel que l’ont dépeint les préraphaélites anglais. Dante est et demeure une rigide figure gothique, l’homme dur du Duecento, plein de la sacra ira de Michel-Ange, flambant de haine, un croisé qui préférerait mettre son pays à feu et à sang, plutôt que de le voir se soustraire à la sainte loi de l’Église. L’empereur régnant sur le temporel, l’Église sur le spirituel, mais de l’unité dans le cosmos, de la symétrie dans l’univers à tout prix, telle est son idée politique, métaphysique. Et comme il ne peut vaincre la résistance de la matière dans le réel, dans la vita activa, il échafaude son pendant dans la vita contemplativa dans le monde créateur de la poésie. Le grand rêve médiéval d’un empire de Dieu, temporel et spirituel, que les Hohenstaufen et les papes ne purent jamais réaliser, ceux-ci dans l’intérêt de la chrétienté, ceux-là dans leur propre intérêt, Dante seul l’a accompli dans la sublime unité de la Divine Comédie.

Il est l’éternel ennemi de toute anarchie : anarchie de l’esprit, qui ne veut pas s’incliner devant le dogme ; anarchie politique, qui est la résistance égoïste au maître sacro-saint ; anarchie des sens, qui se galvaudent dans le désir et la volupté ; anarchie de la forme, qui ne se plie pas aux lois de l’équilibre avec une rigueur mathématique. Mais ce qu’il y a d’extraordinaire, d’unique dans le viril génie de Dante, c’est que chez lui le schéma ne dessèche pas la vision, le concept ne tue pas le verbe, chez lui l’érudit ne paralyse pas le poète, mais facilite au contraire son envolée. La langue de ce cérébral, de ce théologien, d’une saveur quasi sensuelle, est cependant dure comme le marbre : jamais par la suite l’italien n’a pu allier tant de concision à une telle musicalité. Il deviendra emphatique, baroque, sucré, s’efféminera, fondra sur la langue comme un fruit trop mûr ; mais jamais plus il ne connaîtra la modulation, le rythme soutenu de ces strophes qui tantôt résonnent avec la douceur d’une harpe, tantôt retentissent brutales et menaçantes comme un cliquetis d’épées. Poeta scultore, frère de Michel-Ange, il grave les paroles de la loi chrétienne dans de nouvelles tables de la loi : les joints en sont cimentés, les dimensions bien proportionnées et la symétrie de cette gigantesque composition est le résultat d’un jeu qui tient de la magie. À cela s’ajoute encore un mystérieux amalgame de symboles : toutes les visions et les images, les mots eux-mêmes ont un sens allégorique. De même qu’une église a pour canevas architectural la croix, de même les trois parties de la Divine Comédie et les tiercets ont pour plan la Trinité. Autant dans ses détails que dans son ensemble, l’œuvre de Dante est sans cesse, comme il le déclare dans son convivio, polysensum plurium sensuum. L’enveloppe extérieure cèle toujours – sous une forme sibylline, quasi impénétrable – un symbole spirituel, théologique la plupart du temps, le sens profane cache un sens idéal.

Constamment le poète a recours à un procédé dont Goethe, qui l’a employé, nous a livré le secret : « révéler à l’observateur la signification profonde d’une image en lui en opposant une autre qui la réfléchisse ». Chacune de ses plastiques, comme chez les Grecs, représente un homme alors qu’il s’agit d’un dieu. Chaque ligne est à double sens, à double effet, amande et coquille en même temps. Dualisme sublime et sans exemple : le plus grand visionnaire du moyen âge en est à la fois l’esprit le plus systématique, le grand découpeur de mots à l’emporte-pièce est en même temps le grand maître du symbole, du double sens.

Cette écriture chiffrée, cette dualité de l’intention artistique et théologique a placé dès le début le lecteur de la Commedia en face d’une alternative : ou en lire des fragments, des morceaux choisis uniquement du point de vue poétique, ou s’attaquer à l’œuvre entière mais alors avec l’obligation de s’armer de commentaires, de matériaux philologiques, historiques, théologiques, car pour comprendre Dante il faut le deviner, le découvrir, le conquérir, il faut, comme les dantologues, consacrer toute une existence à l’étudier.

C’est pourquoi son œuvre et son univers ont conservé une vitalité différente, ont fini avec le temps par se séparer en quelque sorte. Dante, en soi, représente toujours la même unité formidable de vie, mais non son œuvre la Commedia : là le temporel se mêle à l’éternel, le périssable à l’immortel, la matière pensante désagrégée aux formes éternellement vivantes. Voltaire, avec le regard pénétrant d’un ennemi, a dénoncé au siècle de la philosophie le mensonge de ce faux enthousiasme pour Dante qu’il raille dans son dictionnaire. « Les Italiens, dit-il, l’appellent divin, mais c’est une divinité cachée. Sa réputation ne cessera de s’affermir, car on ne le lit pas réellement. Il existe vingt passages de lui qu’on connaît par cœur et cela vous épargne la peine de lire le reste. » Il y a certainement une part de vérité dans cette boutade malveillante qui exprime bien la méfiance de l’être tout intelligence à l’égard du mystique, de l’esprit clair à l’égard de « l’amant des ténèbres ». Dix ans après sa mort, Dante a déjà cessé d’être lu et la Divine Comédie est devenue une exégèse. Il y a à peine cinquante ans que l’illustre pèlerin dort dans sa tombe de Ravenne que déjà quatre universités italiennes discutent ses textes, la Divine Comédie est expliquée, annotée, commentée et interprétée comme la Bible, le Talmud, le Coran et finalement on la déclare aussi d’inspiration divine, livre sacré, sacro poema al quale ha porta mano ciele et terra. Mais elle partagera aussi l’étrange destin commun à tous les livres saints de l’humanité : c’est précisément le souffle qui les a inspirés, la foi créatrice qui disparaît dans le tourbillon des âges, et ce qui en formait la matière première, l’élément profane, la lettre survit à l’esprit. Que reste-t-il en réalité de l’Ancien Testament ? Non pas le Deutéronome, la loi, l’esprit rigide, mais les mythes et les arabesques de la légende ; Ruth et Job, les doux poèmes sont moins périssables que les Tables de la loi et le temple de Salomon ; de l’édifice gigantesque de Ramayana il ne subsiste, en notre époque d’intellectualisme, que les délicieux épisodes de Savitris, du Talmud et du Coran deux ou trois paraboles seulement. Tout le reste est spirituellement mort, n’est que parchemin craquelé, poussière vénérable dans lesquels fouillent les archéologues de l’esprit à la recherche d’une chose à tout jamais disparue. Aussi, chez Dante, n’est-ce pas le dualisme théologique, la métaphysique catholique qui se raille de son propre jugement, mais l’élément profane. Toutes les flammes de son enfer imaginaire n’ont pu consumer Francesca et Ugolin, alors que les figures des scolastiques se sont effacées depuis longtemps de notre souvenir. C’est seulement le poète, en Dante, et non plus le juge qui parle à notre cœur, car jamais nous ne pourrons contraindre notre esprit à rentrer dans cet univers tripartite, à s’enfermer dans le schéma rigide – certes magnifiquement forgé – de la faute, du péché et du châtiment ; jamais nous ne pourrons surmonter notre aversion pour la rigueur morale de cette loi universelle qui s’oppose impitoyablement à la liberté de la nature, à l’indépendance de la volonté ; jamais nous ne pourrons oublier que ce héros, d’un geste sublime et violent, projette au-delà des siècles un monde qui n’est plus en rapport avec notre façon de sentir et de vivre.

Mais si ce qu’il y a de désuet dans sa conception rebute notre esprit, glace notre sensibilité, notre vue n’en demeure pas moins éternellement troublée, bouleversée à l’aspect de cette sublime cathédrale médiévale, de ce magistral chef-d'œuvre occidental. On ressent une joie infinie à en faire le tour, à en admirer l’audace architecturale, la solennité de ses tours qui s’élancent vers le ciel, le rythme harmonieux de ses proportions, l’éloquence éblouissante de ses immuables blocs de marbre, comme à la vue d’une chose inégalable. Ce n’est qu’une fois passée la voûte d’arête du portique, quand on pénètre clans le mystère des nefs spirituelles que le froid sépulcral des siècles écoulés vous frappe au visage ; l’œuvre de Dante est pour nous un mausolée, l’héroïque pétrification du passé, le vénérable sarcophage du moyen âge chrétien, un tombeau grand comme les Pyramides, le Parthénon et Notre-Dame où une éternelle image se dresse au-dessus d’une idée disparue. Au-dehors, la vie continue débordante, chaotique, emportée dans un tourbillon de nouvelles folies, de nouvelles paroles ; mais lui, le Dante, le « dôme », il repose, tout entier à son rêve, parcelle de la pensée divine fixée sur la terre latine. Sa tête se perd dans les nues et il dort du sommeil auguste dont seul peut dormir celui qui a parfait son œuvre ; sa cloche de bronze ne sonne plus nos heures, son horloge ne marche plus avec notre temps. Humbles vermisseaux qui rampons à ses pieds, il nous ignore ; il a lancé de si haut ses dernières paroles qu’elles n’ont point frappé notre oreille. Sa résistance défie les années, les paroles s’effritent contre sa masse : seule l’éternité, l’idée la moins accessible à notre humanité, peut rivaliser avec lui et demeure son symbole.

 

 

Stefan ZWEIG, Souvenirs et rencontres, 1951.

 

 

 

 

 

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