Le baiser de Judas

 

 

– « Un d’entre vous, dit-il, me trahira. » – La table

Frémit. Tous à la fois, tremblant, doutèrent d’eux,

Et tous, sauf Jean, devant ce mot épouvantable,

Connurent, dans leur cœur troublé, des fonds hideux.

 

« Sera-ce moi, Seigneur ? » disaient leurs lèvres blêmes.

Et leurs regards plaintifs imploraient son secours,

Car ils ne trouvaient point d’assurance en eux-mêmes ;

C’est par lui, non par eux, qu’ils espéraient, toujours.

 

– « Celui qui met sa main au plat avec la mienne,

C’est le traître ! » Alors, tous ayant pensé : « Judas ! »

Le fourbe qui mangeait à la table chrétienne

Vit dans les yeux l’injure et sortit à grands pas !

 

Qui vendait-il ? pourquoi ? pour quelle pauvre somme ?

Trente méchants deniers, vraiment, c’était trop peu !

Ce n’était pas le prix que vaut un honnête homme,

Ô stupide Judas, et tu vendais ton Dieu !

 

Quoi ! depuis qu’il te parle et que toi tu l’écoutes,

Tu ne sais rien de lui, ni son cœur ni son prix !

Ah ! pauvre être gonflé d’ignorance et de doutes,

Tu l’as bien mal vendu, ne l’ayant pas compris !

 

Comme un sourd paresseux tu marchais dans sa voie ;

Ton cœur était de roc sous le bon grain sacré ;

Et, lorsqu’il vous parlait des lis vêtus de soie,

Tu regardais, jaloux, ton manteau déchiré.

 

Dans ton cœur ténébreux et souillé, dans ton âme

Plus sale que le bas de ta robe en haillons,

Jamais n’était entrée une petite flamme

Quand il ouvrait son ciel d’où pleuvaient des rayons.

 

Mais lorsque, dans ta nuit sans joie et sans étoile,

Tu songeas : « Quoi ! demain je ne l’entendrai pas ! »

Sur ta tête, la nuit se fendit comme un voile :

Tu vis son ciel là-haut, ton infamie en bas !

 

Pareil au malheureux tombé dans un puits sombre,

Tu vis, tu vis, du fond de ton gouffre insondé,

Tout là-haut, par la fente ouverte sur ton ombre,

Un ciel que tu n’avais pas encor regardé !

 

Malheureux ! tu revis toutes les choses calmes

Dont il parlait : les lis, les blés, même l’ânon ;

Tu compris le langage et la gloire des palmes,

Et les petits enfants qui riaient à son nom ;

 

Tu revis la clarté des eaux de sa fontaine,

Et la même clarté limpide dans ses yeux,

Et tu dis : « J’habitais cette splendeur lointaine !

Son cœur, c’était déjà le royaume des cieux ! »

 

... Dans le champ du potier, jetant la bourse vile,

Judas, en murmurant : « Ô Jésus ! », se pendit.

Et lui-même, maudit comme un figuier stérile,

Son corps fut comme un fruit sur cet arbre maudit.

 

 

 

Jean AICARD.

 

Paru dans Les Annales politiques

et littéraires en 1909.

 

 

 

 

 

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