Enfance de l’absent

 

 

                                                  I

 

 

À son banc d’écolier, il paraissait mince et courbé

Comme la tige d’une pensée ;

Sous son tablier noir, dans le dos,

Je voyais ses omoplates s’ouvrir, comme deux ailes.

 

Chaque soir mes yeux le suivaient :

Demain le venai-je encore ?

 

C’était un enfant parmi nous,

Long et mince, et courbé,

Comme la tige d’une fleur abandonnée.

 

Il était perdu parmi nous,

Fils réincarné de quel monde ?

La nuit, peut-être, devait-il s’envoler,

Abandonnant sa chrysalide,

Et regagner le Lieu perdu dont la lumière d’or fauve

Transparaissait dans ses yeux sombres.

 

Parfois on l’interrogeait.

Il levait à peine sa tête,

Un peu lourde à son cou fragile.

Elle émergeait des cheveux sombres,

De leur masse elle semblait éclore,

Ainsi qu’un fruit mystérieux ;

Elle s’élevait dans une offrande

Secrète, pure, parfaite

Et lumineuse d’une rosée astrale.

 

Il s’avançait à pas longs et souples,

Lentement affleurait du rêve.

Sur ses lèvres flottait un sourire,

Aussi lointain, aussi fermé

Que la palpitation d’une étoile.

 

Sa parole avait la douceur des nuits de pleine lune,

L’été ;

Son murmure de cristal bleu-nuit

Éveillait des sources perdues

De fraîcheur et de suavité.

 

Il n’apprenait jamais rien,

N’écrivait rien sur ses cahiers,

Mais parlait des choses humaines

Comme s’il les connaissait déjà,

Ou les inventait dans l’instant.

 

Quelqu’un parlait-il par sa voix ?

 

Il égrenait des souvenirs ressurgissant dans sa mémoire,

Les souvenirs de temps anciens,

Perdus par-delà les légendes,

Sur un rythme de psalmodie.

 

Je vous livre ces quelques images,

Comme des semences sacrées,

Ô mes amis !

Dans l’argile tiède de votre tendresse

Qu’une eau d’amour leur donne vie,

Et que, fleurs nées dans votre Nuit

Elles illuminent le Futur !

 

 

                                             II

 

PLUS tard il entra dans nos jeux.

Il passait maître en un éclair ;

Aussitôt il se détournait

Pour gagner l’ombre et le silence.

Car l’inconnu seul l’attirait,

La Découverte, l’île vierge

Dormant au creux de chaque chose.

 

Je pressentais ses ivresses

Dans l’indécision du matin.

 

Un jour il dit :

 

    « La rue est un long lit de brume

    Humide et froide.

    C’est l’heure où déferle le mystère,

    Par grandes ondes de silence...

    On devine un jeune soleil

    À travers la terre endormie.

 

     « Le jour, les maisons sont mortes.

    Elles ne respirent qu’à la nuit,

    Accompagnant les étoiles,

    D’un souffle égal de bêtes d’ombre.

 

     « Puis quand les étoiles s’endorment

    Une à une au-delà des mers,

    Flottant sur les lits de brume

    Chantent par milliers des corolles

    Miraculeuses.

 

     « Il vient d’au-delà de la terre,

    Et dans le lent éveil de la lumière,

    Germée de la nuit sous-marine,

    Une montée de vie qui est un appel d’amour.

    La terre attend, solennelle et voilée,

    Et voici son espérance tremblante du frisson des jeunes feuilles.

    C’est l’heure divine où se préparent les Noces

    Du Jour et de la Nuit.

 

     « Et cette immense attente et cet immense amour

    Errants dans la brume froide,

    C’est à moi qu’il est commandé de les combler... »

 

Puis sa voix s’est perdue dans une extase immobile.

Et longtemps, interdit, j’ai contemplé son visage scellé

Sur son adoration intérieure.

 

Il flotta un moment sur son rêve

Comme la ville qu’il avait créée dans le frisson bleu du matin ;

Puis une lourde lassitude creusa son visage étoilé.

 

 

                                              III

 

S’IL avait mis sa complaisance en cette heure de la puberté du monde,

Il aimait la gloire écrasante de midi.

 

Le port enseveli haletait dans les flammes,

Les bouches de l’enfer vomissaient la poussière,

Tourbillons suspendus et danseurs sur l’eau morte...

 

Il s’en allait le long des quais

Au flanc des cargos dormants sur les eaux couleur d’herbe pâle,

Très doucement porté par une brise intérieure,

Sur ce rythme étranger du pas des somnambules.

 

Il se chantait le nom des ports et des compagnies maritimes,

Mais il réservait sa ferveur aux longs-courriers des mers du sud

Illuminés de nostalgies...

 

Une musique assourdie

Montait alors du creux de l’âme,

La musique autrefois connue

Des paradis à fleur de songe.

 

Îles Australes, Pacifique !

 

Sa main longue et parcourue de veines pâles

Dessinait sur la feuille un empire d’outre-sommeil,

Une mer à visage de ciel.

On voyait germer de l’absence

Un cœur bleu-sombre étoilé de volcans.

La sève à flots de la terre en gésine coulait,

Chevelures de flammes convulsées,

Se perdre en crépitant dans le silence immobile

Des vallées abyssales de la nuit.

 

Mais des îles flottaient, étoiles surmarines ;

Les longues laisses des courants avaient la phosphorescence

De longues traînes de comètes noyées,

À la dérive entre deux eaux.

 

Et ce monde enchanté vibrait comme un cœur d’homme.

 

Alors il dit :

 

    « Voici le plan de mon Royaume.

    C’est un royaume de ce monde,

    Et le Royaume d’outre-mort,

    Où ciel et terre sont unis dans la mouvance de la mer.

 

    « Les courants veillent, d’île en île

    Portant les fruits des continents.

 

    « Contemple ces fleuves de vie, lignes des forces océanes !

    Les peuples en exil se laissaient dériver ;

    Les barques par milliers chargeaient l’espoir des hommes

    Vers l’éblouissement de l’aurore natale.

 

    « Nous appareillerons vers les îles australes

    Qui baignent leurs cheveux, le soir, à l’orient.

    Nous irons, le front haut, les yeux clos, les mains vides,

    Le corps nu et nimbé de notre antique gloire

    Dans le jardin secret d’au-delà de la Nuit.

 

La voix venait de loin, de profondeurs nocturnes,

Avec l’éclat tremblant d’un fanal dans la brume.

 

Ses yeux étaient ouverts, mais il semblait dormir,

Le corps très droit, les mains ouvertes près du cœur,

Avec la majesté d’un prêtre au Sacrifice.

 

J’ai cherché depuis lors la clef de ses paroles,

Peut-être, l’un de vous, un jour ?...

 

 

 

Jean AMROUCHE, Étoile secrète, 1983.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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