Épître à mon ami Alexandre Soumet

 

 

                                          Chatillon-sur-Seine, le 14 août 1843.

 

 

DE mes jours désœuvrés accusant l’indolence,

Sur tes pas, mon ami, tu veux que je m’étance,

Qu’à tes nobles concerts j’unisse mes accents !

Pourquoi me rappeler tant de vœux impuissants,

Tant de rêves trompés, tant de veilles perdues ?

De mon luth fatigué les cordes détendues

Ont cessé dès longtemps de frémir sous mes doigts,

Et les échos du Pinde ont oublié ma voix.

 

Au bruit des factions, le poète s’exile ;

Contre elles à l’étude il demande un asile.

Vain espoir ! la fureur de deux partis rivaux

Poursuit, en rugissant, ses paisibles travaux :

Moi, leur livrer encor ma vie et mes ouvrages !

Mes vers ont à mon nom acquis assez d’outrages ;

Puissé-je à tant de haine échapper en fuyant !

 

Tout aux illusions d’un âge imprévoyant,

Naguère, comme toi, j’osais rêver la gloire :

Et ma voix évoquait, du fond de leur histoire,

Cet Ébroïn, vainqueur et vaincu tour à tour,

Sur un trône flétri jetant des rois d’un jour.

De Louis, que l’Égypte admira dans les chaînes,

Et dont le souvenir enorgueillit Vincennes,

Je disais les vertus, je chantais les exploits.

Plus tard, tournant mes yeux vers les remparts génois,

Au jeune Lavagna je consacrais ma lyre ;

On l’eût vu des festins s’élancer à l’empire,

Et, trompant tout un peuple en son nom révolté,

S’armer, tyran futur, au cri de liberté !

 

Dans nos rêves d’orgueil, plus d’un laurier nous tente :

Je les poursuivais tous ! et ma muse inconstante,

À dire nos travers accoutumant sa voix,

Déjà laissait dormir les héros et les rois ;

Peut-être elle eût bientôt frappé d’un vers caustique

Les Solon de café, les Lycurgue en boutique ;

Ce Tigellin d’hier, Brutus improvisé,

Qui, sortant de la poudre un front stigmatisé,

Oublie en un seul jour quinze ans d’ignominie,

Prêche la liberté, pleure la tyrannie ;

La révolte aujourd’hui siégeant dans un comptoir,

Et la diplomatie usurpant le boudoir.

 

En vices, en travers quels temps furent plus riches ?

Il aurait égayé mes malins hémistiches,

Ce favori déchu, nouvel ami des champs :

Loin du faste des cours, loin des yeux des méchants,

D’un bonheur inconnu faisant l’apprentissage,

Il prétend désormais vivre et mourir en sage ;

C’en est fait !... Que le roi le rappelle demain ;

De la cour qu’il déteste il reprend le chemin :

De sa philosophie on cherche en vain la trace ;

Elle a duré tout juste autant que sa disgrâce.

 

Et l’important Dormeuil ! de ses soins obligeants

Il faut, en dépit d’eux, qu’il poursuive les gens ;

Tous nos hommes d’État lui doivent leur fortune ;

Citant à tout propos les grands qu’il importune,

Cherchant des protégés et des solliciteurs

Comme un autre insensé cherche des protecteurs,

À prouver son crédit plaçant toute sa gloire,

Il en a tant parlé, qu’il finit par y croire ;

Et j’oserais gager qu’aux portes du tombeau,

Dormeuil, prêt à partir pour un monde nouveau,

À ses voisins encor vantant ses bons offices,

Auprès de tous les saints offrira ses services.

 

Parmi ces intrigants, corsaires des bureaux,

Qui, d’un pauvre ministre implacables bourreaux,

S’attachent à ses pas, l’assiègent, s’en emparent,

Et d’honneurs extorqués insolemment se parent,

J’en sais un, accablé de places et de croix,

Qu’on laisse impunément cumuler vingt emplois.

Aux traits de la critique il ne peut être en butte,

Il fut blessé ! dit-on. Oui, je sais qu’une chute,

Le priva du bras gauche, et qu’en homme prudent,

Accusant l’ennemi de ce triste accident,

Il s’ouvre aux pensions la route la plus sûre ;

Depuis près de quinze ans il vit de sa blessure ;

Et des plaisants ont dit, en voyant cet abus :

« Il demande toujours de la main qu’il n’a plus. »

 

Vois ce préfet vantant le doux repos qu’il aime :

C’est un ambitieux qui se ment à lui-même.

Il croit haïr le monde, et s’introduit partout.

Il ne demande rien, mais il accepte tout.

L’homme est un grand enfant qu’on mène à la lisière,

Si j’en crois Dorneval, dont l’âme libre et fière

A dit aux préjugés un éternel adieu,

Et qui croit aux sorciers, mais ne croit pas en Dieu.

 

Quel autre original devant nous se présente ?

C’est cet homme poli, dont la voix complaisante

Vous combat rarement, et vous cède toujours.

Par ses gestes, son ton, ses regards, ses discours,

La vanité d’autrui sans cesse est caressée ;

C’est ainsi qu’au milieu de la foule empressée,

Qui s’agite, se croise et se heurte ici-bas,

Il se glisse sans bruit, étranger aux débats.

En souriant à gauche, en saluant à droite,

Son air affectueux, sa politesse adroite,

Semblent dire à ces gens qu’il prétend devancer :

« Vous avez tous raison, mais laissez-moi passer. »

 

De ces portraits divers osant tenter l’esquisse,

Peintre sans malveillance, et non pas sans malice,

J’allais ainsi guettant les méchants et les sots ;

Mais de ma faible main sont tombés les pinceaux ;

D’un songe décevant je bannis la mémoire.

Toi, marche vers le but où t’appelle la gloire !

Respecté de l’envie, aimé de tes rivaux,

À tes anciens lauriers joins des lauriers nouveaux :

Fais retentir encor les échos du théâtre ;

Saül et Clytemnestre attendent Cléopâtre.

Que nos grands souvenirs revivent dans tes chants :

Guide au sein des combats cette fille des champs

Dont l’audace a brisé l’orgueil de l’Angleterre ;

Qui sauva sa patrie et qu’outragea Voltaire.

Digne de la chanter, viens venger son affront,

Et la palme d’Homère est promise à ton front !

Fais soupirer encor la plaintive élégie ;

D’un style noble et pur admirant la magie,

La France attend tes vers ; et ton siècle enchanté

Les lègue avec orgueil à la postérité.

 

Pour moi, dans la retraite, oublié de l’envie,

À des travaux obscurs j’ai condamné ma vie ;

Les Muses pour jamais ont reçu mes adieux.

Dans le sacré vallon je te suivrai des yeux ;

À l’aspect des lauriers dont leur main te décore,

Parfois mon cœur ému battra peut-être encore ;

Mais je fuis leur approche en soupirant tout bas.

Tel un jeune coursier, blessé dans les combats,

Faible, et du laboureur devenu la conquête,

En conduisant le soc, baisse sa noble tête ;

Si le clairon lointain sonne et l’a réveillé,

Sa crinière s’agite, et son œil a brillé.

Brûlant de s’élancer dans la lice guerrière,

Il bondit !... Mais, hélas ! son âme ardente et fière

Vainement de la gloire a senti l’aiguillon :

Il songe à sa blessure et reprend son sillon.

 

 

 

Marguerite Virginie ANCELOT.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1825.

 

 

 

 

 

 

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