Saint Jean dans le désert

 

 

 

(Le lieu de la scène est au désert, sur la rive du Jourdain, à Béthanie, en face de Jéricho.)

 

ACTE I (scène IV)

 

SAINT JEAN

 

(S’avance et laisse les disciples en arrière.)

 

Ta bonté est infinie, grand Dieu d’immense gloire ! Ne m’oublie pas, moi, le précurseur de ton fils ; purifie ma voix, vivifie mon cœur : j’exalterai ton nom, ta bonté, ton amour. Tu vois tout ce qui me manque pour pouvoir remplir ma carrière, et tu vois aussi ma volonté sincère de te servir.

 

De ton trône élevé, tu contemples les humains, agités nuit et jour de mille projets frivoles ; alors que ta main généreuse les a comblés de bienfaits, tu vois les marques les plus claires de leur ingratitude. Gonflés d’orgueil, ils ne songent qu’à leur renommée, et, le cœur entièrement corrompu, ils profanent ton nom. Tu vois que dans leur société tout change, que les principes d’hier n’y sont plus ceux d’aujourd’hui, que le bien y est pris pour le mal et le mal pour le bien, et qu’elle n’est que confusion.

 

Tu regardes avec pitié les dignités humaines, les vains honneurs du monde, les richesses profanes ; tu menaces les possesseurs du bien mal acquis, et tu consoles le juste, l’innocent opprimé. Tu vois ces misères et d’autres misères cachées, sur lesquelles tes yeux perçants se sont secrètement fixés ; pour y porter remède, tu donnes un Rédempteur, Jésus, ton unique fils. Comment donc moi, son précurseur, qui viens l’annoncer et préparer ses voies, n’emploierais-je pas toutes les forces de mon être à réprimer ce mal et le faire cesser ?

 

 

ACTE III (scène III)

 

SAINT JEAN

 

(Ayant l’agneau à côté de lui.)

 

Ici règne la paix ; le monde tumultueux ne trouble jamais ici mon repos ; ici mon cœur est porté de lui-même à adorer secrètement la majesté divine et à chanter ses louanges. Les arbres du désert me mettent à l’abri des rayons brûlants du soleil ; et, lorsque la contrée s’enflamme de ses ardeurs, je respire l’air frais sous cet épais feuillage : un calme si doux et ma complète tranquillité me représentent l’immense félicité du ciel.

 

Ô Jourdain, qui renouvelles si fréquemment le souvenir de l’arche du Seigneur et de toute la gloire du peuple hébreu au moment où tu le vis passer, quel bonheur pour moi de pouvoir te contempler !

 

Petits oiseaux, vous chantez, vous manifestez votre joie ; vous goûtez tous la paix nuit et jour en ce lieu ; vous unissez vos chants, ô vous, petits bergers, au chant mélodieux de tous les petits oiseaux ! Votre tranquillité en ce lieu sauvage l’emporte sur tous les plaisirs : les plaisirs que procure le monde ne plaisent qu’un moment, et ne vont pas souvent sans remords ; le dégoût, l’ennui les accompagnent toujours.

 

Babylone trompe, en vérité, ses habitants en leur présentant le calice menteur de ses plaisirs, qui leur donne avec la douceur une boisson empoisonnée. De tels plaisirs peuvent-ils jamais rendre heureux ceux qui s’y adonnent ? Quelle différence avec les plaisirs que je savoure ici parce qu’ils sont tous innocents ! Je veux employer tous mes efforts à les faire goûter au monde entier. Homme fait pour le ciel, pourquoi n’en sens-tu pas le prix ? Eux seuls te l’ouvriront, si tu renonces aux autres.

 

 

ACTE IV (scène II)

 

SAINT JEAN

 

(Accompagné de deux disciples.)

 

Vous qui venez visiter ce désert, vous devez savoir que je viens révéler au monde l’heureux avènement du Messie tant désiré que nous attendons en ce jour, et d’où viendra, selon les prophéties, le salut du peuple d’Israël. Je suis son précurseur, envoyé du haut des cieux pour l’annoncer ; fils unique du Très haut, il vient parmi nous comme le plus doux des agneaux : il ne désire qu’aimer et être aimé.

 

Législateur plus grand, plus saint que Moïse, qui nous donna la loi, il nous apporte du ciel la grâce divine, pour mettre un terme à la disgrâce où nous sommes depuis Adam. La Loi, certes, montre bien le chemin du ciel ; mais sa stérilité peut-elle y conduire ? La grâce, qui nous le montre aussi, agit par elle-même et nous pousse à y entrer, fervente et vive. La loi de Moïse dit seulement que nous sommes pécheurs : la grâce divine, elle, purifie les cœurs ; la loi de Moïse n’est que l’image : la grâce divine est la vérité toute pure, que cette ombre nous a représentée jusqu’ici. Oui, le grand Moïse, tant vanté partout, est l’humble serviteur d’un maître à ce point insigne qu’il s’avouerait indigne de baiser ses pieds.

 

Fils d’un père immortel, il possède au plus haut point l’immortalité et les différents attributs de la divinité. Il est la véritable lumière qui illumine l’enfant quand celui-ci fixe sur le cours de ce monde enchanteur ses tendres yeux ravis ; voyant donc les objets dans leur diversité, et découvrant par elle la voie du bien et du mal, il se dirige d’un cœur ardent vers la sagesse.

 

Voilà la véritable lumière que je viens vous révéler ; elle doit vous illuminer de ses rayons sacrés, et diriger vos pas des sentiers ténébreux de l’ombre de la mort aux sentiers lumineux du bonheur et de la paix durables, si vous y marchez fidèlement jusqu’à votre dernier jour. Que votre cœur en goûte les pures impressions, qu’il déteste les ténèbres obscures du monde ; tous ses plaisirs, tous ses biens et tous ses honneurs passent en un moment comme les fleurs les plus belles.

 

(Sans date.)

 

 

Traduit du catalan par Jean Amade.

 

Recueilli dans Anthologie catalane (1re série : Les poètes roussillonnais),

avec Introduction, Bibliographie, Traduction française et Notes

par Jean Amade, agrégé de l’Université, professeur au Lycée

de Montpellier, 1908.

 

 

 

 

 

 

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