Contre les désirs ambitieux

 

 

    VOILÀ donc les conseils que tu viens me donner,

Toi, ma Silphide, aussi ! Je dois m’en étonner ;

Tu me connais : quel jour m’as-tu vu, tributaire

Du procureur avide, ou du pédant notaire,

Faire exiger un terme, ou racheter un cens,

Ou porter à Mercure un usuraire encens ?

De calculs, de procès, qu’un autre s’embarrasse ;

Qu’un autre sollicite ; à notre heureux Parnasse

On trouve à moissonner avec plus d’agrément :

Vous pouvez donc partir, ma chère.

                                                         – Doucement ;

Tu ne dois pas, mon cher, condamner sans entendre :

Te voilà calme, écoute : on est loin de prétendre

Qu’il te faille à la fraude appliquer ton esprit,

Pour faire dire aux lois ce que nul n’y comprit.

Vos profits sont à Rome : ai-je dit que tu partes,

Dût, paisible en ses flots autant que sur les cartes,

Le golfe de Narbonne inviter ton esquif ?

Que si maître Pandolphe au mode expéditif

Eut recours, et revient présider un chapitre,

Dieu sait des deux Simons lequel scella son titre,

Le Digeste t’ennuie, et les chiffres surtout

T’inspirent, je le sais, un éternel dégoût ;

Tout trafic te rendrait odieux à toi-même,

Aussi rien de pareil n’entre dans mon système :

Je cède à tes penchants ; avec tes grands amis,

Aristote et Tacite, il te sera permis

De converser souvent ; mais encor faut-il vivre.

Et, d’abord, trouves-tu si mal fait de poursuivre

Un débiteur retors, qui cherche le moyen

D’augmenter son bien-être, en dérangeant le tien ?

Si tu peux décemment te faire plus de rente,

Garde d’y renoncer : l’époque est différente

De ces jours où la soif s’en tenait à son eau,

Et, plus tard, la sagesse habitait un tonneau :

Maintenant, fruit vermeil qui réjouis l’automne,

Ce n’est que de ton jus que se remplit la tonne.

Notre philosophie, aujourd’hui, chez les grands

S’en va faire admirer des dédains apparents ;

Et loin de rejeter les faveurs d’Alexandre,

Ce sont pièges adroits qu’elle cherche à leur tendre.

    Toi, désire marcher dans un juste milieu :

Pèse, en te rappelant deux sœurs qu’aimait un Dieu,

Le système de Marthe et celui de Marie ;

L’un à l’autre, je pense, assez bien se marie,

Et toute femme peut, en sachant s’occuper,

Cultiver son esprit et soigner un souper.

    Tu veux te dérober au profane vulgaire ;

Mais la fortune ? On voit que tu ne songes guère

Aux biens que sur la foule elle jette au hasard :

Ils ne vont pas heurter qui se tient à l’écart.

    De s’en remettre aux soins que prend la Providence

Montre beaucoup de foi, mais trop peu de prudence.

N’attends pas qu’un oiseau t’apporte, à point nommé,

Suspendu d’un cheveu ton mets accoutumé :

Pourvois pour toi toi-même : en mainte docte feuille

Ton savoir a brillé ; plus d’un prince t’accueille ;

Si Rome t’effarouche, il est une autre cour

Dont tu peux sans scrupule exploiter le séjour.

Du plus parfait succès je ne fais aucun doute,

Et surtout parle haut, afin que l’on t’écoute.

Moi, je me tais : j’ai peur de tes sourcils froncés,

Et de tes durs regards.

                                     – Ils vous disent assez

Qu’à vos intentions j’ai dû rendre justice,

Quand j’ai de vos conseils supporté le supplice.

Que voulez-vous de moi ? Que j’apprenne à ployer,

Me fasse des penchants ou les prenne à loyer ?

Moi, de soins agité ?... Que je brigue et je flatte ?...

Plutôt, se dégageant de son alcôve plate,

La tortue au galop devancera les daims.

    Rome n’est nullement l’objet de mes dédains ;

Je m’y rends volontiers ; non que de mes suppliques

Je m’apprête à joncher les seuils apostoliques ;

Mais je veux constater l’intervalle incertain,

Que le Pomœrium a pris sur l’Aventin ;

Et, partout entouré de traces immortelles,

Exciter mon esprit à voler sur des ailes,

Qui nous fassent franchir les barrières du temps.

    Mais non ; c’est à Madrid que déjà tu m’attends :

Dans cette autre Babel, à la foule idolâtre

Je demande de l’eau, l’on me donne du plâtre ;

Madame Hypocrisie a, dès le premier jour,

Pris soin de me fournir un costume de cour.

Pourtant plus d’un mécompte amène la détresse :

Je veux me retirer ; mais l’adroite traîtresse

Prête au puissant ministre une si douce voix,

Qu’une autre illusion m’enchaîne une autre fois.

Les jours passent, jamais votre moment n’arrive,

Ou bien il vous apporte une faveur chétive,

Qui vous tient en haleine en vous donnant la peur

D’en voir se dissiper l’inconstante vapeur.

    Laisse-moi donc jouir de ma douce retraite :

Ma pensée, y vivant plus libre et moins distraite,

Sans peine, tu le vois, s’accorde avec mes goûts :

Pourquoi chercher au loin des biens qui sont en nous ?

Ils ne s’arrêtent plus dans l’âme ambitieuse.

    Supposons à souhait : aimable officieuse,

La Fortune me vient demander l’agrément

Que cette déité requiert si rarement :

Je vais nager dans l’or ; une mitre, d’emblée,

Me tombe sur la tête, encor qu’un peu fêlée.

En serai-je plus sûr d’écouter la raison ?

L’hôtel épiscopal, devenu ma prison,

M’offrira-t-il la paix ? Non : du haut de sa roue,

Même en vous y fixant, la Fortune vous joue ;

Et ses dons, appelés pouvoir, richesse, honneurs,

Ne sont que noirs soucis et leurres suborneurs.

 

 

Bartolomé de ARGENSOLA.

 

Recueilli dans Espagne poétique, choix de poésies castillanes

mises en vers français par Don Juan Maria Maury, 1832.

 

 

 

 

 

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