Les Euménides

 

 

                                         1

 

                                              ÉRINNYS.

 

Sus ! réveillez-vous ! l’instant presse, alerte !

Vingt siècles, les yeux fermés à demi,

Dans ces antres sourds vous avez dormi,

Laissant fuir la proie, à vos mains offerte.

 

Aboyez ! hurlez ! dans la nuit déserte,

Le sinistre Érèbe a trois fois gémi !

Voilà le gibier ! voilà l’ennemi !

Sus, chiennes d’enfer ! la chasse est ouverte !

 

Il ne s’agit plus, comme aux anciens jours,

De suivre à la piste, avec les vautours,

Un fils parricide, un tremblant Oreste.

 

Il faut aujourd’hui que vos fouets sanglants,

De peuples entiers pris d’un mal funeste,

À coups redoublés, déchirent les flancs !

 

 

                                         2

 

                                   UNE DES EUMÉNIDES.

 

Je m’éveille, ô sœur, à ta voix farouche.

Je rêvais de paix, et non de combats...

N’importe, je marche où marchent tes pas,

Debout aussitôt que ton doigt me touche.

 

Mais, quand j’étendis sur cette âpre couche

Mes membres lassés, ne disais-tu pas

Que c’en était fait de mes durs ébats

Et des noirs venins que soufflait ma bouche.

 

Un Dieu sur la terre était descendu,

Qui, pour châtier le crime éperdu,

Enfonçait son dard jusqu’au fond des âmes.

 

Est-il déjà mort, est-il impuissant,

Que tu veux, ma sœur, rallumer nos flammes

Et laver les corps dans des flots de sang ?

 

 

                                         3

 

                                              ÉRINNYS.

 

Non, il vit toujours ! S’il voile sa face,

C’est qu’il est vaincu, lui le Dieu-Devoir.

S’il cache ses yeux, c’est pour ne pas voir

L’Or, ce Dieu menteur, qui règne à sa place.

 

Ne pouvant plus rien pour sauver sa race

Il m’a suppliée en son désespoir ;

Et voilà pourquoi, dans l’ombre du soir,

J’éveille mes sœurs et leur crie : En chasse !

 

En chasse ! Partez d’un vol orageux !

Lorsque vous dormiez sur ces pics neigeux,

Le monde croissait, noires Euménides !

 

Vous traverserez la terre et les mers,

Et vous secoûrez vos torches livides,

Fantômes vengeurs, sur deux univers !

 

 

                                         4

 

                             CHOEUR DES EUMÉNIDES.

 

Partons ! oh ! partons ! Du haut du Caucase,

Tout l’humain troupeau rampe sous notre œil.

Versons-lui les pleurs, versons-lui le deuil,

Le deuil que la vie enferme en son vase !

 

Dans son vol pesant, que votre aile rase

La terre féconde où croît son orgueil !

Qu’il sente à son cœur le froid du cercueil,

Le vent de la tombe et sa noire extase !

 

Soufflons sur ces biens qui seuls lui sont chers !

Souillons ses amours ! flétrissons ses chairs !

Semons devant lui la morne épouvante !

 

Et puisqu’il ne croit qu’aux grossiers remords,

Qu’il retrouve enfin son âme vivante

Sous tous ces lambeaux et toutes ces morts !

 

 

                                         5

 

                             UNE VOIX DANS L’ESPACE.

 

Ne vous hâtez pas ! Silence, silence,

Spectres redoutés ! car il n’est pas temps

Que l’hymne sans lyre aux sons éclatants,

Comme une hydre, enfin, de vos seins s’élance.

 

Toujours par le bien le mal se balance,

Et le sombre hiver par le beau printemps.

Chez tous ces mortels, au plaisir ardents,

L’esprit garde encor sa sainte vaillance.

 

À votre colère imposant un frein,

Retournez dormir sur vos lits d’airain ;

Les hommes sans vous reprendront leur voie ;

 

Et, libres et forts d’un vouloir constant,

Ils pourront monter, monter avec joie

Au trône sublime où Dieu les attend !

 

                                                  Paris, 7 décembre 1839.

 

 

Edmond ARNOULD, Sonnets et poèmes, 1861.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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