La reine et les quatre infantes

 

 

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PORTRAITS DE FEMME ET DE JEUNES FILLES

 

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                                I

 

                         LA REINE

 

Par adoration, comme en terre papale,

Tant il émane d’elle une grâce royale,

On l’appela : la Reine, et le nom est resté ;

De ce trône idéal loin que le temps l’évince,

Chaque entant qui lui naît lui donne une province,

Et la maternité double la majesté.

 

Quand à ses grands levers, séances triomphantes,

On la voit apparaître entre ses quatre Infantes,

Dont le lustre s’ajoute à son rayonnement,

Groupe bien ordonné, gradation exquise :

Autour d’un diamant dont la gloire est acquise,

Jeunes perles jetant leur premier chatoiement ;

 

Quand elle s’abandonne aux délices de plaire ;

Quand pareille au flot pur qu’un vif rayon éclaire,

Son esprit brille auprès de son cœur qui jaillit ;

Quand sa parole d’or, ardente, ailée, émue,

Passionne ou séduit, s’impose ou s’insinue,

Laissant de l’écouter chacun enorgueilli ;

 

Une cour s’improvise : on sent que de soi-même

À ce front étoilé monte le diadème ;

Ses auditeurs ont l’air de sujets déguisés.

Mais plus haute et plus rare encore est sa fortune :

Les siens n’offrent-ils pas dix couronnes pour une,

Couronnes que l’amour tresse avec des baisers ?

 

Son berceau, ce dut être un château des Espagnes ;

Car au couvent déjà, sur toutes ses compagnes,

Elle eut la primauté de la rose au Jardin.

De son avènement tout marqua le présage,

Et de l’art de régner faisant l’apprentissage,

Pour elle chaque bal fut un sacre mondain.

 

Elle change en pays conquis ce qu’elle touche ;

Dans ses vastes États si le soleil se couche,

C’est qu’il a pu dorer jusqu’aux adversités.

Monde, famille, amis, c’est son peuple fidèle,

Mais pour les favoris, cherchez-les bien loin d’elle :

C’est moins les héritiers que les déshérités.

 

Âme toujours en fleur et sous l’azur éclose,

Participant du sol où croît le laurier-rose,

Elle fait du devoir comme une volupté.

Même ses ennemis doivent subir son charme· ;

Elle a, dédoublement qui trompe et qui désarme,

Si belle la bonté, si bonne la beauté !

 

Coquette envers le Ciel et la terre, elle ajuste

La raison délicate avec la foi robuste ;

Par des sentiers humains elle entraîne vers Dieu.

Sa simple piété sans bruit donne l’exemple ;

Violette cachette, elle embaume le temple,

Laissant les camellias éblouir le saint lieu.

 

Elle vient de donner et veut donner encore ;

Refuser est un mot que sa noblesse ignore,

Il n’est que sa vertu qui sache dire : Non !

À cette autre Antoinette auguste et familière,

Et qu’on rêve de voir en habit de fermière,

On rêverait parfois un autre Trianon.

 

À sa bouche vermeille, où la fraîcheur respire,

On dirait que Vénus a prêté son sourire,

Qu’illumine l’éclair des dents d’un ton nacré.

Sa présence est lumière, espérance, allégresse.

Du vrai, du beau, du bien, radieuse prêtresse,

Elle semble garder son propre feu sacré.

 

La tendresse est le fond de sa fine nature ;

Pourtant n’approchez pas, ô gens à l’âme dure !

Elle est comme l’aimant, elle attire le fer.

Mais vous, venez sans peur, sensitives blessées,

Vous pourrez vous rouvrir, pauvres feuilles plissées,

Et vous ignorerez si vous avez souffert.

 

Mais où l’enchanteresse apparaît sous la femme,

C’est quand il faut trouver le délicat Sésame,

Qui sait ouvrir le cœur des tout petits enfants.

Quoique bonne Espagnole, et, comme souveraine,

Gardienne des droits royaux, morts ou vivants,

Son doux regard leur dit : « Touchez donc à la Reine ! »

 

 

                               II

 

                      MADONETTE

 

                Il fut un peuple aimé des Dieux ;

                Il nous apparaît radieux

                    De jeunesse infinie.

                À toi donc mon premier salut,

                Type où la France se complut

                    À se faire Ionie !

 

                Jamais le beau ciel d’Avignon

                Ne vit croître fruit plus mignon,

                    Fleur plus fine de race.

                Parfois notre Midi riant

                Semble emprunter à l’Orient

                    Sa couleur et sa grâce.

 

                Qu’Alcibiade avec amour

                Eût rêvé de toi tout un jour,

                    Charmante tête grecque !

                À travers la chaude blancheur

                Des marbres, jetant ta fraîcheur

                    De rose ou de pastèque !

 

                Visage d’un dessin si pur,

                Étoile émergeant de l’azur

                    Dans sa clarté première,

                Teint si brillant et si vermeil

                Qu’on dirait un suc de soleil

                    Qui garde sa lumière.

 

                Noirs cheveux aux chastes bandeaux,

                Prêts à tomber sous les ciseaux

                    Si le Christ le réclame.

                Yeux noirs étincelants et doux,

                Diamant du corps, valez-vous

                    Ces diamants de l’âme ?

 

                Bouche à l’austère suavité,

                Sanctuaire de volupté

                    Clos à tout fruit profane

                Comme un joli temple païen

                Ne servant qu’au culte chrétien :

                    Marie après Diane !

 

                Bouche au parfum délicieux,

                Qui comme un encens monte aux cieux ;

                    Autre Rose mystique

                Que l’ange daignerait baiser,

                Comme aurait voulu s’y poser

                    L’abeille de l’Attique !

 

                Adorable et sauvage enfant

                Que la mode irrite, étouffant

                    Dans la sphère mondaine,

                Qu’on aurait aux temps ingénus

                Contemplée, allant les pieds nus

                    Puiser à la fontaine.

 

                De ce monde elle ne connaît

                Que Dieu ; pourtant chez elle naît

                    L’instinct de son prestige ;

                Quand le vent se fait le souffleur

                D’un flatteur murmure, la fleur

                    Redresse un peu sa tige.

 

                Mais quand à l’église elle vient,

                Avec son grave et fier maintien,

                    Faire brûler un cierge,

                Sa beauté terrestre s’accroît

                D’un rayon céleste, et l’on croit

                    Voir à quinze ans la Vierge.

 

                Et comme l’œil charmé descend

                De la colonne au jet puissant

                    Jusqu’à la colonnette,

                La Madone en sa robe d’or

                Qui brille là-haut laisse encor

                    Admirer Madonette !

 

 

 

                             III

 

                    PENSIEROSA

 

Le jour qu’elle naquit, le ciel était voilé :

De là sur ce beau front, ce front immaculé,

          Une ombre de tristesse.

Ce ciel, c’est une hermine, une tache à l’azur ;

C’est pour l’œil provençal ce qu’est pour un goût sûr

          Le manque de justesse.

 

À nous, enfants du Nord, il faut le ciel changeant,

Dont les nuages d’or, d’améthyste et d’argent,

          Dans leurs mouvantes formes,

Grand kaléidoscope aux infinis dessins,

Figurent des vallons, des cités, des bassins,

          Des montagnes énormes !

 

Nous peuplons en esprit ces mille régions ;

Nous y voyons passer d’immenses légions

          Aux combats homériques ;

Nos songes les plus chers semblent y prendre corps :

Flores nous prodiguant leurs merveilleux décors,

          Et faunes chimériques !

 

Mais notre optique à nous ne fut jamais la leur :

Race vouée au bleu, l’uniforme couleur

          Leur suffit pour spectacle.

Ils ne demandent pas d’ailleurs au firmament

D’être un panorama formidable ou charmant,

          Mais bien un tabernacle.

 

L’incommutable azur, c’est le ciel idéal,

Disent-ils ; regardez : le farouche mistral

          Et les bises narquoises

Ne le troublent pas plus que les légers zéphyrs.

Enfin, est-ce qu’on rêve une strie aux saphirs,

          Une paille aux turquoises ?

 

Le nuage arrêté longtemps sur son berceau

Devait donc assombrir ce regard tout nouveau,

          Altéré de lumière !

Ces yeux déjà déçus, ces yeux si délicats,

Ne pouvaient plus trouver aux splendeurs d’ici-bas

          Leur teinte coutumière.

 

Ce dont l’orgueil se fait une pourpre de roi,

Cendrillon volontaire et rebelle, elle croit

          Le voir couleur de cendre.

À ce qui peut briller sa vie est un adieu.

Humble d’instinct, elle est, pour monter Jusqu’à Dieu,

          Toujours prête à descendre.

 

À cette grave enfant plus blanche que le lis,

Félicités, plaisirs, apparaissent pâlis,

          Fleurs sans soleil écloses :

Elle se croit, dit-on, laide comme un péché ;

Mais si c’est un péché véniel et caché,

          Cela change les choses.

 

Ignorante qu’elle est du plus rare trésor,

Elle a ce don divin, plus adorable encor

          Que la beauté : le charme.

Quand tout d’abord ses traits ne vous ont pas conquis,

Bientôt gestes, regards, sourire, ensemble exquis,

          Tout captive et désarme.

 

Voilà pourquoi quelqu’un des siens la baptisa

De ce nom sérieux et doux : Pensierosa,

          La rêveuse ingénue,

Dont la pure pensée est si bien l’élément,

Qu’elle semble, en son chaste et long recueillement,

          Poser pour sa statue.

 

Que de fois loin de tous, isolement fécond,

On peut l’apercevoir penchée à son balcon

          En extase ravie,

Faisant de sa jeune âme un léger encensoir

Pour adresser à Dieu, dans le calme du soir,

          Le parfum de sa vie !

 

Il n’est pas fait, ce cœur loyal, pour deux amours.

Pour lui, sans sa tiare, Avignon est toujours

          La ville trois fois sainte !

À l’oreille qui vibre encor des bruits du ciel,

Que ton chant, ô Paris ! semble artificiel,

          Sirène trois fois teinte !

 

Combien elle préfère au séjour enchanté

La cité dolente où souffrance et pauvreté

          Creusent plus tôt la tombe.

Que son vol est guetté sur ce triste parcours !

Elle vient disputer leur proie aux noirs vautours,

          Intrépide colombe !

 

Et puis les monuments ont leurs pauvres honteux :

Pour n’être plus sur le chemin des vaniteux,

          La pauvre et vieille église

Doit-elle être oubliée en un jour solennel ?

Qui donc lui broderait cette nappe d’autel

          Qu’un doigt blanc fleurdelise ?

 

Qu’est donc Pensierosa ? C’est le renoncement,

C’est le rayon furtif cherchant l’effacement,

          C’est une Mignon sombre,

Fidèle au coin obscur où Dieu la fit fleurir ;

C’est là qu’elle veut vivre et qu’elle veut mourir

          Comme elle est née : à l’ombre !

 

 

 

                             IV

 

                    MISTRALINE

 

              Vous êtes-vous surpris rêvant

                    Qu’un coup de vent

              Prenait la forme féminine ?

              C’est cet avatar magistral

                    Que le Mistral

              Osa quand il fit Mistraline.

 

              Jamais il n’avait, ce Stentor,

                    Rugi si fort ;

              Il semblait fracasser la nue…

              C’est en pensant toute la nuit

                    Au roi du bruit

              Que la fière entant fut conçue.

 

              Le vieux logis désert tremblait ;

                    La peur troublait

              Un sein palpitant d’innocence.

              La jeune épouse eut un regard,

                    Et lui la part

              Du lion dans cette naissance.

 

              Seul il pouvait trouver le nom,

                    Légal ou non,

              D’un fringant tourbillon fait fille.

              Tel le tambour est le parrain

                    Du tambourin,

              Ou le charme de la charmille.

 

              Quel Mistral en diminutif,

                    Ce souffle vif

              Et cette fougue frémissante !

              Ces jolis caprices boudeurs,

                    Ces goûts frondeurs,

              Ces cruautés d’adolescente !

 

              Ce bondissement cavalier

                    Dans l’escalier,

              C’est elle qu’on voit apparaître…

              Pour la joindre, il faut être adroit ;

                    C’est à l’endroit

              Qu’elle n’est pas qu’elle veut être !

 

              Ce qu’elle a brisé de joujoux

                    Doit chez Giroux

              Représenter bien des commandes.

              Quelles rages d’enfant gâté

                    Quand un pâté

              Lui suscitait des réprimandes !

 

              Mais revenons aux temps présents :

                    Elle a treize ans,

              Et souvent elle en paraît seize.

              Elle a l’air tantôt d’un gamin,

                    Bizarre hymen !

              Tantôt d’une sainte Thérèse.

 

              Au physique, pensif roseau,

                    C’est un fuseau

              Qui ne file que de la grâce.

              Sa haute taille lui défend

                    D’être un enfant

              Si son âge encor le lui passe.

 

              L’éclat carminé de son teint

                    Vaut un matin ;

              Son regard exquis rassérène...

              Ils lui pourraient, ses longs cheveux,

                    Tordus en nœuds,

              Faire presque une robe à traîne.

 

              Comme le Mistral, qui parcourt

                    En moins d’un jour

              Les infinis des voûtes bleues,

              Mistraline, esprit voyageur

                    Et ravageur,

              A des bottines de sept lieues.

 

              Dans ses yeux noirs faits de velours,

                    Et pleins d’amour,

              Que de lumières condensées !

              Qu’écrit-elle ? Elle veille encor

                    Quand chacun dort ?

              C’est le journal de ses pensées !

 

              Ses lettres ont un tour charmant,

                    Aimable, aimant ;

              Il faut qu’on pleure ou qu’on sourie,

              Fût-on ou dur ou renfrogné.

                    C’est Sévigné

              En herbe folle, mais fleurie.

 

              Sauveur sous forme de bourreau,

                    Heureux fléau,

              Le Mistral gronde et purifie.

              Quand sa filleule est sous les yeux,

                    Le cœur bat mieux ;

              Sa jeune fraîcheur vivifie.

 

              Jaloux de répandre l’effroi,

                    Le Mistral croit

              Rendre tous les aspects moroses.

              Ciel et mer gardent leur azur ;

                    Dieu laisse pur

              L’imposant visage des choses.

 

              Mistraline torture exprès

                    Ses jolis traits,

              En espérant se rendre affreuse.

              La nature, à ce vilain jeu,

                    Se prête peu :

              L’enfant reste délicieuse.

 

              La poupée, un soir, l’amusa

                    Mais elle usa

              Vite ces voluptés ingrates ;

              Rien ne fit contre ses mépris,

                    Ni les hauts prix,

              Ni le luxe des automates ;

 

              Elles semblaient parler, agir,

                    Prier, rougir,

              Beautés à cent louis la paire.

              Celle-ci disait : « Qu’il fait chaud ! »

                    L’autre, moins haut,

              Hasardait : « Parlez à mon père ! »

 

              Toutes savaient aux prétendants

                    Montrer leurs dents,

              Jouer à ravir des prunelles.

              « Et vos filles, Elles sont donc

                    « À l’abandon ? »

              Demandaient des voix maternelles.

 

              Elle répondait, d’un ton doux :

                    « Que voulez-vous ?

              « On nous a lâchement trompées ;

              « J’espérais être grand’maman.

                    « Quel agrément !

              « Ça n’a pas d’enfants, les poupées ! »

 

              On voudrait pouvoir définir

                    Son avenir.

              Que sera cette fille étrange ?

              Sylphe, sainte ou femme de bien ?

                    On n’en sait rien.

              En attendant, elle est un ange.

 

 

 

                           V

 

                    SUAVITA

 

Elle a dix-huit ans, et porte un trophée

De cheveux nattés, d’un ton si vermeil,

Qu’on dirait vraiment que Dieu l’a coiffée

D’un de ses plus beaux couchers de soleil.

 

Son profil dessine un camée antique ;

Ses yeux bruns sont fiers, pénétrants et doux ;

Sa petite main aristocratique

Appelle à la fois baisers et bijoux.

 

Comme Cendrillon, qui perdit sa mule,

Qu’au bal Suavita laisse un de ses gants,

Du Prince Charmant plus d’un digne émule

Cherchera partout ces doigts élégants.

 

Aussi tout parti sans valeur la blesse :

Elle aime le marbre et non pas le stuc ;

Grosse bourgeoisie ou mince noblesse,

C’est peu pour qui dit : « Pas plus bas qu’un duc ! »

 

À moins qu’en faveur d’un mérite rare

Ce cœur si hautain ne daigne faiblir,

Elle peut changer la pierre en Carrare ;

Car Dieu lui donna le droit d’anoblir.

 

D’ailleurs, par rang d’âge elle est la dauphine,

Et ce titre-là pris au sérieux

A l’air d’exhausser cette taille fine,

Et fait de tout l’être un corps glorieux.

 

Suavita paraît si bien née Altesse,

D’un tel air de cour le Ciel la dota,

Qu’à sa vue on dit : « Voici la princesse ! »

Et qu’on la croirait inscrite au Gotha.

 

Mainte autre des dons de Dieu se contente.

Elle, pour devise a pris : « Tout ou rien ! »

La perfection sans trêve la tente ;

Chez elle le Mieux est l’ami du Bien.

 

Il est des labeurs ingrats que s’inflige

L’artiste jaloux d’un jeu magistral :

Suavita travaille ainsi son prestige ;

C’est la virtuose en fait d’idéal.

 

Chaque saison voit grandir la distance

Qu’entre elle et les siens le Destin marqua ;

Rosier dont la greffe accroît la prestance,

Qui fleurit plus riche et plus délicat.

 

Sous un jour plus vif elle se révèle

À ceux qui d’abord ne sont pas conquis :

Dans l’art du costume, audace nouvelle ;

Dans l’art de l’accueil, style plus exquis.

 

Sachant écarter même un pli de rose,

Des secrets chemins chers aux vanités,

On croirait parfois que Dieu la prépose,

Calme et souriante, aux sérénités.

 

Paradis rendu, près d’elle l’on goûte

Les enivrements célestes de Mai ;

La vie, à l’égal des fleurs, se veloute,

À ce contact frais, soyeux, parfumé.

 

Son nom, son doux nom, sort de tout son être ;

Tout à l’en parer chez elle invita ;

Sa grâce le dit, sa voix s’en pénètre.

Comment l’appeler, sinon Suavita !

 

 

 

Xavier AUBRYET.

 

Paru dans la Revue de France en 1878.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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