L’Avenir

 

 

            Dédié à mon compatriote et ami J. Rubellin,

                              artiste peintre.

 

 

                                        I

 

            L’AVENIR, c’est la moisson blonde,

            Et le raisin sous le pressoir ;

            C’est la paix rieuse et féconde,

            Et le grand chemin de l’espoir.

 

            C’est l’enfant qui grandit encore,

            C’est le nid dans le buisson vert,

            C’est la fleur éclose à l’aurore,

            C’est l’oasis dans le désert.

 

            L’avenir, c’est l’ami fidèle

            Dont chaque être attend le retour,

            C’est le printemps, c’est l’hirondelle,

            C’est le premier rayon du jour.

 

            C’est l’étoile qui veille et brille

            La nuit, dans les cieux infinis.

            C’est le phare au loin, qui scintille,

            Et rit aux horizons brunis !

 

            L’avenir, c’est la délivrance,

            C’est la sainte fidélité,

            C’est la revanche de la France

            Par la paix et la liberté !

 

            C’est tout ce que notre âme espère

            Et, demande aux illusions,

            Tout ce qu’en un lointain prospère,

            Font miroiter les visions.

 

            À vingt uns, c’est la folle ivresse

            D’un discret serrement, de main,

            C’est un doux baiser de maîtresse,

            Attendu pour le lendemain !

 

            C’est la vie encore toute pleine

            De désirs et de volupté !

            C’est l’âme ingénue et sereine

            Voguant vers un port enchanté !

 

 

                                           II

 

            C’est bien souvent un rêve immense

            Qui naît et meurt en un seul jour ;

            C’est tout ce que dans sa démence,

            L’homme trouve et perd tour à tour !

 

            L’avenir, c’est l’âme meurtrie,

            C’est, l’horizon devenu noir,

            Le fruit tombé, la fleur flétrie,

            C’est le présent privé d’espoir !

 

            C’est la nacelle abandonnée ;

            La brusque séparation,

            Le dernier chant de la journée,

            Et l’amère déception !

 

            C’est avril aux nuits étoilées,

            Dans les aubes, mortels rayons,

            Aux pauvres branches désolées

            Brûlant les précoces bourgeons !

 

            C’est la grêle, c’est le naufrage,

            C’est la sombre infidélité,

            C’est la douleur, c’est l’esclavage

            Pour qui voulait la liberté !

 

            C’est le ciel perdu de la France,

            C’est le doute oppressant l’amour,

            C’est le regret, c’est la souffrance,

            C’est l’exil vivant du retour !

 

            C’est parfois le rouge incendie,

            Et la chaumière en lambeaux,

            C’est la vieillesse qui mendie

            Sur les routes, près des hameaux !

 

            C’est la plaine qui n’est plus verte,

            Et le deuil glace des hivers,

            C’est la pauvre maison déserte

            D’où sont partis les êtres chers !

 

            C’est l’oubli plus prompt que la gloire

            Après Austerlitz, Waterloo.

            Sedan, après Solférino !

            La honte effaçant la victoire !

 

 

                                        III

 

L’avenir, ô mon Dieu, c’est tout ce qui n’est plus,

            Tout ce qu’on adorait naguère,

Tout ce que nous couvrons de regrets superflus.

            L’avenir, parfois c’est la guerre !

 

La guerre ?... eh oui ! la guerre !... On entend de nouveau

            Retentir cette clameur sombre ;

Et, lugubres viveurs, le vautour, le corbeau,

            De joie ont croassé dans l’ombre !

 

Aux armes !... l’ennemi s’avance au loin, là-bas !

            Paysans, bourgeois, aux frontières !

Accourez ! accourez ! le funèbre trépas

            Tressaille au fond des cimetières !

Accourez au carnage, accourez par milliers,

            Vous qui travaillez, vous qu’on aime,

Vous qui chantez encore au sein des ateliers,

            Vous qui, dans un adieu suprême,

 

Étreignant au départ les mères en pleurant,

            Vous dont les épouses sont fières,

Vous que l’aïeul contemple et bénit en mourant,

            Vous qu’embrassent les petits frères,

 

Vous que la fiancée attend, vous dont la voix

            Retentit, le soir, dans la forge,

Ô vous tous qu’on a vus tout enfant autrefois,

            Partez !... C’est l’heure où l’on s’égorge !

 

 

                                           IV

 

            Horreur ! l’ombre est venue, horreur !

            La lutte infâme est terminée,

            Les balles ont fait leur journée,

            Les vautours vont faire la leur !

 

            Et, tandis qu’au lointain la victoire

            Résonne aux bouches des clairons

            Le bruit des débris d’escadrons

            Qui rentrent, meurt dans la nuit noire !

 

            Puis l’on entend des cris affreux

            De désespoir et d’agonie...

            Mères, la bataille est finie,

            Voici les morts, venez vers eux !

 

            Ces râles, ces plaintes funèbres,

            Ces adieux sourds et déchirants,

            Ces lambeaux de chair, ces mourants

            Qui se tordent dans les ténèbres,

 

            Eh bien ! tous ces corps enlacés,

            Sanglants, et que la pâle lune

            Éclaire parfois sur la dune,

Ce sont ceux qu’au départ vous avez embrassés !

 

 

                                          V

 

            Ô guerre, espoir sombre et terrible,

            Réveil effroyable, mon Dieu :

            Livre dont chaque page horrible

            Suinte le sang et le feu,

 

            Voici donc ton œuvre accomplie !

            Et les prés verts, et les moissons,

            Et tous les trésors de la vie,

            Les sourires et les chansons,

 

            Et les doux foyers où l’on aime,

            Et les beaux rêves de bonheur,

            Tout, dans cette étreinte suprême,

            A succombé sous la douleur !

 

            La victoire a son revers sombre :

            Près du deuil, la gloire pâlit,

            Et le laurier se meurt à l’ombre

            Du noir cyprès qui l’envahit :

 

            Seigneur, cet effroyable orage

            Qui vient de s’abattre sur nous,

            Cette hécatombe, ce carnage,

            Est-ce l’effet de ton courroux ?

 

            S’il en est ainsi, grâce ! arrête !...

            Car les étendards triomphants

            Qu’on voit flotter aux jours de fête

Restent rouges encor du sang de nos enfants !

 

 

                                         VI

 

Or un jour, cependant, c’était la grande guerre,

            Et nos mères en pleurs tout bas

Nous disaient : « La patrie, encor plus que ta mère,

             « Attend le secours de ton bras.

 

« Elle râle et se tord sous la sanglante étreinte

             « Du Germain farouche et vainqueur,

« Allons, vite, ô mon fils, pars ! C’est la guerre sainte,

             « La vieille Gaule saigne au cœur ! » –

 

Et nous courûmes tous aux armes... La déroute

            Décima nos rangs éperdus !

Nous n’étions pas vaincus, tu le sais, Prusse Écoute,

            Des lâches nous avaient vendus :

 

Ô patrie, ô ma mère, ô cent fois plus encore,

            Tant que l’aube, au lointain levant,

Dans un disque empourpré verra rougir l’aurore,

            Tant que les ondes et le vent

 

Hurleront dans les nuits sombres, pleines d’orage...

            Tant que le vieux Rhin coulera

Sur deux bords allemands, une implacable rage

            De vengeance en nous grondera !

 

 

                                      VII

 

                                     Alors éclatera le « furor Teutonicus ».

                                        BISMARCK, au Reichstag, 1888.

 

Ô Bismarck, est-il vrai qu’à l’Europe atterrée

Tu viennes de jeter un éclatant défi ?

Est-il vrai que, léchant tes bottes à l’envi,

Tous les nouveaux valets attendent la curée ?

 

Est-il vrai, qu’oubliant l’affront de Sadowa,

L’Autriche dans tes bras s’abandonne avilie ?

Est-il vrai qu’à tes pieds se jette l’Italie,

Bien plus coupable encore, oubliant Magenta ?

 

Est-il vrai que, rêvant d’agrandir ta conquête,

Et doutant tout à coup de nous avoir vaincus,

Tu lances ton fameux « furor Teutonicus » ?

En menaçant quiconque ose lever la tête ?

 

Eh bien, sache à ton tour que nous ne tremblons pas !

Des Vosges à la mer, du Rhône à la Garonne,

La « furia » française à la valeur Teutonne

Est prête à disputer le terrain pas à pas !

 

« Furor Teutonicus », ce mot, à nos oreilles

Sonne comme un vieux nom de barbare Germain,

Comme un refrain sanglant des lâches qui demain

Voudraient recommencer les horreurs de Bazeilles !

 

Oh ! de ton héroïsme, et de tes fiers guerriers,

Des Steinmetz, des Werder, chez vous couverts de gloire,

Nous, Français, nous avons gardé bonne mémoire,

Car le meurtre et le vol ont souillé leurs lauriers !

 

À part Dieu que tu fais ton dans ton impudence,

« Je ne crains rien, dis-tu, le roc rit de la mer... »

Or, prends garde ! déjà gronde en son gouffre amer,

Le volcan du mépris, brisant ton insolence !

 

Tremble à ton tour, Bismarck, prince qui n’es que sbire,

Ta vieillesse verra, sur ton peuple maudit,

Ce double châtiment éclater, ô bandit :

Nous revenir l’Alsace... et crouler ton empire !

 

 

                                       VIII

 

                                    En 18.. ?

                               Au Lion de Belfort

                                 « Rugis, pour rappeler ses devoirs. »

                                                                      F. COPPÉE.

 

Lambeau sacré de terre, à la France laissé,

Gage de sa bravoure, et de son héroïsme,

Symbole de revanche et de patriotisme,

Ô Belfort, es-tu prêt à venger le passé ?

 

Terre des lointains bleus, et des sombres abîmes,

Sens-tu grandir la haine, étrange volupté ?

Gronde-t-elle plus fort, en ton corps irrité ?

Quel est ce long frisson qui passe sur tes cimes !

 

Ô grand garde sublime, est-ce enfin l’ennemi ?

J’ai vu ramper une ombre, à tes pieds, fauve et blême,

Est-ce l’alerte sainte, est-ce le jour suprême

Où la revanche accourt près du Rhin endormi ?

 

Ô Lion de Belfort, as-tu rugi ? J’écoute!...

À travers, les grands bois, au loin, bien loin, là-bas,

J’entends une clameur, j’entends des bruits de pas...

Est-ce l’heure ?... Une voix répond :

                                      – « Oui, France, en route ! »

 

 

 

Jean BERLIOZ.

 

Recueilli dans Le Parnasse contemporain savoyard,

publié par Charles Buet, 1889.

 

 

 

 

 

 

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