L’ange exilé

 

 

                                            L’exilé partout est seul.

 

 

Il allait franchissant et les monts et les plaines,

Sans halte, sans repos dans ses courses lointaines,

                    L’ange exilé des cieux ;

Et son front, incliné sous le poids d’un mystère,

Passait indifférent aux splendeurs de la terre,

                    Si belle à tous les yeux !

 

Déjà la froide automne a jauni les prairies ;

Déjà la terre en deuil sous les herbes flétries,

                    Débris de ses amours,

Pleure au fond des forêts, des vallons, des montagnes,

Son jeune époux chassé de ses vertes campagnes,

                    L’été, roi des beaux jours.

 

C’est l’heure où le jour fuit, où l’astre qui s’incline

Donne un dernier baiser à la triste colline ;

                    Où, spectre aux bras touffus,

Plus sombre au champ des morts le cyprès se balance ;

C’est l’heure où le cœur aime à rêver en silence

                    À ceux qui ne sont plus.

 

Et lui, plus désolé que le vallon sauvage

Qui pleurait tous ses fils et voilait son veuvage

                    Sous le manteau du soir,

Pour dérober une heure à sa marche éternelle,

Un tombeau lui montra sa pierre fraternelle ;

                    L’archange y vint s’asseoir.

 

Là, sous la vaste nuit qui dormait dans ses voiles ;

Là, sous les cieux éteints où les mornes étoiles,

                    Penchant leur front en deuil,

Pleuraient en larmes d’or leur roi plongé dans l’onde ;

Là, devant la nature et si jeune et si blonde

                    Étendue au cercueil ;

 

Comme un spectre lassé du tombeau qui l’écrase,

Quand la nuit sur sa pierre on le voit en extase,

                    Mêlant au bruit des vents,

À tous les vents du ciel sa douleur solitaire,

L’exilé fit entendre au sommeil de la terre

                    Ces lugubres accents :

 

« Amour ! poison doré qui tue et qu’on adore !

Pomme qui séduisit Ève innocente encore

                    Et lui coûta les cieux !

Amour ! monstre à l’étroit dans tes larges domaines,

Qui lassé d’engloutir des victimes humaines,

                    Vins t’attaquer aux dieux !

 

« Que maudit soit le jour où, couvant ta victime,

Ton œil éblouissant m’entraîna dans l’abîme,

                    Où le dieu du trépas,

Dieu jaloux, moissonna la vierge bien-aimée,

La fleur dont l’ange eût fait la compagne embaumée

                    De sa route ici-bas.

 

« Angéla ! blonde enfant, vivant pleur de l’aurore,

Premier bouton que l’aube en naissant fait éclore

                    Au souffle du printemps ;

Lis des cieux que la brise apporta sur ses ailes,

Quand Dieu sema les lis et les fleurs immortelles

                    Dans les célestes champs !

 

« Vers quel lointain bocage as-tu fui, ma colombe ?

En vain, pour retrouver ton asile ou ta tombe,

                    Le cri de mes douleurs

Lassa tous les échos des bois et des montagnes ;

La terre est triste et vide, ô vierge, et tes compagnes

                    Vont répandant des pleurs.

 

« Oh ! qui me la rendra, ma colombe adorée,

Blanche comme un rayon de la lampe sacrée

                    Qui veille aux pieds de Dieu ;

Ma colombe d’amour, aussi douce à mon âme

Que la brise du soir qui verse un frais dictame

                    Sur mes membres en feu !

 

Que je t’aimais, ô rêve, ô trésor de ma vie !

Eh ! n’ai-je pas laissé pour toi, ma seule envie,

                    Le ciel et Dieu pour toi ?

« Que j’aimais à te voir, rose et blanche églantine,

Le soir, disant à Dieu la prière enfantine

                    Où tu priais pour moi !

 

« Que j’aimais à bercer ta couche, ô blonde amie,

Et clore en murmurant ta paupière endormie

                    Sous un baiser d’amour !

Oh ! que n’ai-je avec toi, dans un coin solitaire,

Loin du maître jaloux, pu créer sur la terre

                    Un céleste séjour !

 

« Le vent brûlant du ciel déchaîna son haleine,

Et, quand il eut passé, je cherchai dans la plaine

                    Ma moisson et mes fleurs.

L’archange était tombé de la voûte éternelle,

Et la colombe aux cieux, en déployant son aile,

                    Avait rejoint ses sœurs.

 

« La vierge en liberté vola dans sa patrie ;

Et Dieu dit : « Va, repais ton aveugle furie

                    « Et ton cœur affamé. »

Et son bras foudroyant me lança dans l’espace,

Et mes rayons épars ont laissé sur ma trace

                    Un sillon enflammé.

 

« Adieu, champs éternels, ô célestes vallées,

Mondes dont, en passant, les têtes étoilées

                    S’abaissaient devant nous !

Mon œil ne verra plus vos beautés immortelles.

Vous serez beaux toujours, mais je n’ai plus mes ailes

                    Pour voler jusqu’à vous. »

 

Pareil au léthargique enfermé dans la tombe,

Qui se tord et s’agite, et se dresse, et retombe

                    Sous le fardeau des morts,

Mon front veut résister à ce ciel qui l’accable ;

Mais en vain. Sous le poids de son bras implacable

                    Dieu fait ramper mon corps.

 

Fleurs que mes pieds maudits en passant ont séchées,

Que le vent des hivers dans la tombe a couchées

                    Ou s’acharne à flétrir ;

Fleurs qui dormez au soir des saisons amoureuses,

Ô reines des beaux jours, que vous êtes heureuses,

                    Vous qui pouvez mourir !

 

Ô tombe où ma douleur pour un instant s’arrête,

Que ton froid oreiller serait doux à ma tête,

                    Si je dormais en toi !

Chaque pas dans ma route est marqué par des tombes,

Et de tous ces bûchers affamés d’hécatombes,

                    Pas un n’est fait pour moi.

 

Soufflez, vents orageux, vents glacés des montagnes ;

Soufflez ; étendez-moi dans ces mornes compagnes

                    Sous vos linceuls flottants.

Tous les beaux jours ont fui de mon toit solitaire.

Me sera-t-il jamais donné, comme à la terre,

                    De revoir mon printemps ?...

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

 

Pressé par l’aiguillon qui le poursuit sans cesse,

Déjà l’ange a repris sur son dos qui s’affaisse

                    Le fardeau du malheur ;

Et l’exilé s’en va dans sa route éternelle

Sans qu’une main s’attache à sa main fraternelle,

                    Seul avec sa douleur !...

 

 

 

P. L. E. BÉZIERS,

Fleurs des champs, des bois

et des grèves, 1875.

 

 

 

 

 

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