Les deux chemins

 

                      DANS LES LETTRES.

 

                              Dialogue.

 

 

                          Un vil amour du gain, infestant les esprits,

                  De mensonges grossiers souilla tous les écrits,

                  Et, partout enfantant mille ouvrages frivoles,

                  Trafiqua des discours et vendit les paroles.

                                                 (BOILEAU, Art Poétique.)

 

                                   ________

 

 

                       THÉOPHILE, MAXIME.

 

                                            MAXIME.

 

Tant de soins pour rimer me semblent superflus,

Et vos vers, dans l’oubli, mourront sans être lus.

 

                                         THÉOPHILE.

 

Condamnez-vous en eux la rime ou la césure ?

Pèchent-ils par le sens ou bien par la mesure ?

 

                                            MAXIME.

 

Non ; faites mieux encor : flattez le goût du jour ;

C’est un maître absolu.

 

                                         THÉOPHILE.

 

Pour lui faire ma cour,

Faut-il vouer un culte à la muse nouvelle ?

Et vous-même à ce point prenez-vous feu pour elle ?

 

                                            MAXIME.

 

Moi, je suis de ces gens qui s’échauffent fort peu,

Et consultent la chance avant de mettre au jeu.

 

                                         THÉOPHILE.

 

Pour réussir enfin, quel moyen est le votre ?

Quel genre adoptez-vous ?

 

                                            MAXIME.

 

Au besoin l’un et l’autre.

 

                                         THÉOPHILE.

 

Quoi !

 

                                            MAXIME.

 

Pour faire fortune, il faut, au fond du cœur,

N’être d’aucune école obstiné sectateur ;

Changer suivant les temps de style et de bannière,

Et jurer tour à tour par Ronsard ou Molière.

Irez-vous, disant oui quand le siècle dit non,

Vous piquer de l’honneur d’avoir tout seul raison ?

Chassez donc de votre âme une crainte importune ; 

Par le plus court chemin marchez à la fortune.

Celui que vous prenez conduit à l’hôpital,

Et vos vers sont le fruit d’un préjugé fatal.

 

                                         THÉOPHILE.

 

Comment ?

 

                                            MAXIME.

 

Si l’harmonie en eux était barbare,

La raison nébuleuse et la forme bizarre,

En vous lisant peut-être on vous enrichirait.

 

                                         THÉOPHILE.

 

On ne comprendrait pas.

 

                                            MAXIME.

 

Mais on applaudirait.

Croyez-moi, profitez d’un avis aussi sage :

Une muse prudente en ferait bon usage.

 

                                         THÉOPHILE.

 

À mes héros du moins donnez-vous votre voix ?

Êtes-vous satisfait des noms dont j’ai fait choix ?

Bonnivard, Washington sont vantés dans le monde,

Le public a pour eux une estime profonde :

Et par moi célébrés....

 

                                            MAXIME.

 

Le choix est assez bon,

Et peut-être jadis auriez-vous eu raison ;

Mais vos héros tous deux sont moulés sur l’antique,

L’un fut grand à Genève et l’autre en Amérique :

C’est bien loin ; choisissez vos sujets sous vos yeux ;

Surtout ne louez pas, calomnier vaut mieux.

Souillez d’un noir venin les fronts les plus célèbres,

Changez la nuit en jour et le jour en ténèbres ;

Le monde vantera le sel de vos écrits,

Et, pour huit jours au moins, les badauds de Paris

Se pourvoiront chez vous d’esprit et de malice :

En achetant vos vers ils vous rendront justice,

Et vous serez heureux, vous aurez réussi.

 

                                         THÉOPHILE.

 

D’éclairer le public n’avez-vous nul souci ?

 

                                            MAXIME.

 

De vos sages leçons le public n’a que faire :

Il entend qu’on le flatte, et non pas qu’on l’éclaire.

Combien de grands auteurs, dont on parlerait peu,

Si de nos passions ils n’attisaient le feu,

Et ne touchaient des cœurs la corde la plus tendre,

En disant à chacun ce qu’il brûle d’entendre !

Au culte des abus celui-ci s’est voué,

En l’honneur d’un parti des vieux temps engoué,

C’est dans le passé seul que lui sourit la France.

Pour nos fiers paladins prêt à rompre la lance,

Il cherche en leurs arrêts ses règles d’équité,

Et prend dans leurs exploits leçon d’humanité.

L’Église mieux encor lui semble irréprochable,

Pour lui la simonie appartient à la fable ;

Jamais sous la tiare un sentiment mondain

Du cœur pour l’endurcir n’a trouvé le chemin :

Des bûchers, il est vrai, Rome attisa les flammes.

Mais en brûlant les corps elle avait soin des âmes.

Lui seul a bien jugé la Saint-Barthélemy :

Des œuvres de ce jour à tort on a frémi :

L’arrêt fut rigoureux ; mais il est de ces choses

Dont on médit beaucoup sans légitimes causes.

Si son cœur s’attendrit, c’est en parlant des rois ;

Il les adore, et tous à son culte ont des droits :

Clovis même, Clovis, sur son trône le touche,

Il voit de la grandeur dans son geste farouche.

Aux princes fainéants il prête des vertus ;

Ils seraient estimés s’ils étaient mieux connus.

Charles Six ne fut pas aussi fou que l’on pense ;

Louis Onze, après tout, eut des jours de clémence,

Le peuple, par ses jeux, amusait ses loisirs,

Et, sous l’œil du prévôt, dansait pour ses plaisirs.

Les rois étaient bénis quand ils pouvaient tout faire :

Lorsqu’on vivait si bien sous leur sceptre arbitraire,

C’était péché mortel que de vouloir du neuf,

Et l’âge d’or expire avec quatre-vingt-neuf.

« Il s’ouvre, dit un autre, à cette époque illustre. »

Pour lui, des temps nouveaux rien n’altère le lustre ;

Il n’estime qu’un sol du sang royal rougi,

Et ne vante aucun peuple à moins qu’il n’ait rugi.

Il chôme certains jours, et célèbre ces fêtes

Aux temps où l’échafaud trancha d’illustres têtes :

Il a son évangile et son calendrier,

Et pour lui Noël tombe au vingt-et-un janvier.

Dieu nous garde des saints qu’en douceur il nous vante :

Saints que le peuple encor nomme avec épouvante,

Que jamais il ne prie ! Ah ! si ce peuple ingrat

Pouvait apprécier Robespierre et Marat !

S’il avait su, docile à se laisser instruire,

À quels heureux destins ils voulaient le conduire !

Encore un peu de sang, et la France bientôt

Eût vu le paradis surgir de l’échafaud.

Ainsi, la plume en main, furieux adversaires,

Parlent les champions de deux partis contraires ;

Mais leur zèle s’arrête où finit leur papier.

Sonder chaque folie est leur adroit métier ;

Dans ses égarements avec joie ils la suivent,

Ils nourrissent l’erreur, et de l’erreur ils vivent :

On hurle le matin, et le soir en gaîté

On bénit le lecteur et sa crédulité.

C’est un état fort doux.

 

                                         THÉOPHILE.

 

C’est un métier infâme,

Et du plus beau génie il éteindrait la flamme.

 

                                            MAXIME.

 

Un mot encore.

 

                                         THÉOPHILE.

 

Soit : pour mieux vous réfuter,

J’attends, et jusqu’au bout je consens d’écouter.

 

                                            MAXIME.

 

Pour juger le public interrogez la scène.

Quel besoin, chaque soir, au théâtre ramène

Une foule blasée et sourde à la raison ?

Elle y vient à longs traits s’enivrer de poison,

Et l’auteur aux abois, pour charmer son parterre,

Appelle à son secours le meurtre et l’adultère.

Nos romanciers, prudents en leurs fougueux écarts,

Ont recours de sang-froid au délire, aux poignards,

Et ne vont pas, saisis d’un étrange scrupule,

En prônant la vertu gagner un ridicule.

Au goût de votre temps soumettez-vous aussi ;

Ne vous indignez pas, le siècle est fait ainsi.

 

                                         THÉOPHILE.

 

Je rends justice au siècle en briguant son estime ;

Et ma plainte pourtant semblerait légitime.

J’ai vu certain libraire, affectant le dédain,

Le chapeau sur le front quand je l’avais en main,

Repousser sans pudeur ma muse poétique

En accueillant les fruits d’une verve cynique.

J’ai vu maint écolier, qui se dit rédacteur,

Promettre à mes écrits un coup d’œil protecteur

Quand sa plume à l’Europe aurait appris à vivre ;

Et le rentier distrait, en recevant mon livre,

S’informer de la rente, et m’estimer content

De l’honneur qu’à l’ouvrage il fit en l’acceptant.

Ce sont là des défauts de l’humaine nature,

Et je n’impute point au siècle mon injure.

Qu’importe à son honneur qu’en mes vers Washington

Doute de l’intérêt qui s’attache à son nom,

Si, bien comprise ailleurs, sa vertu magnanime

Dans le public français trouve un écho sublime ?

Qu’importe qu’au théâtre avec rigueur traité

Bonnivard y retrouve une captivité,

Sous de poudreux cartons s’indigne qu’on l’oublie,

Et voie, en gémissant, Melpomène avilie

Déchirer de ses mains sa tunique en lambeaux,

Et pour se rajeunir monter sur des tréteaux ?

Qu’importe qu’il languisse exilé de la scène,

Si contre les tyrans il nous transmit sa haine,

Et si, dans son essor sagement arrêté,

Le peuple comme lui défend la liberté ;

Si comme lui des lois il reconnaît l’empire,

Devançant les leçons que sa cause m’inspire ?

 

                                            MAXIME.

 

Cet éloge est flatteur, et vous voyez en beau ;

Mais vous ne découvrez qu’un coté du tableau.

Dans ce siècle, où l’honneur est un fonds inutile,

C’est peu d’être un grandhomme, il faut être homme habile ;

Contre l’oppression déclamer avec art,

En frondant le pouvoir dont chacun veut sa part :

On déprécie un bien pour l’obtenir plus vite,

Et l’on croit mériter en sifflant le mérite.

Dans les lettres, ce fat échoue au premier pas.

Dénigrant aussitôt ceux qu’il n’égale pas,

Contre l’Académie il rime une satire :

Vers l’Institut pourtant la vanité l’attire ;

Et là, dans les grands jours, sur ces illustres bancs,

Il vient avec espoir compter des cheveux blancs.

Plusieurs ont érigé l’imposture en science ;

La nullité de tous se gonfle d’impudence ;

Ils se vantent l’un l’autre, assurés qu’en tout temps

La foule fuit le sage et court aux charlatans.

 

                                         THÉOPHILE.

 

Des erreurs de leur siècle assez d’autres complices,

Pour excuser les leurs, signaleront ses vices.

Notre âge a ses défauts ; mais les nobles instincts

Au cœur de ses enfants ne sont pas tous éteints :

Il réserve aux talents des palmes immortelles,

Et les plus vertueux obtiendront les plus belles.

C’est de la vérité qu’il a soif aujourd’hui ;

Un nouveau temps commence, un nouveau jour a lui ;

Le monde a secoué son antique lisière,

Et l’œil de l’homme libre a besoin de lumière.

Poètes, pour laisser un renom glorieux,

Remplissez les devoirs d’interprètes des cieux.

Au Dieu qui parle en vous soyez toujours dociles ;

Prenez la lyre encor, chantez, soyez utiles.

Qu’un saint amour de l’art échauffe votre cœur,

Et pour guides prenez la raison et l’honneur :

Voilà des nobles chants les sources éternelles.

Ils sont beaux les lauriers que l’on cueille près d’elles.

Plusieurs, en y puisant de merveilleux concerts,

Ont rendu notre siècle attentif à leurs vers.

De leurs chants pour l’instruire égalez l’harmonie,

Domptez ses vœux ardents sous le frein du génie ;

Qu’il confonde vos noms avec leurs noms fameux,

Et soyez immortels en l’illustrant comme eux !

 

                                            MAXIME.

 

C’est assez bien parler ; mais c’est fort mal répondre,

Et d’un mot aisément je pourrais vous confondre.

Lorsqu’on veut dans ses vers prêcher le genre humain,

Avant qu’il se réforme on peut mourir de faim.

L’autre chemin, plus court, est aussi plus commode,

Et le public y suit vingt auteurs à la mode.

Ouvrez les yeux, voyez ; en larges traits écrits,

Leurs noms sont à l’étroit sur les murs de Paris.

 

                                         THÉOPHILE.

 

S’il est des écrivains, qui, fiers de leur délire,

À force de licence ont pu se faire lire,

Vous les verrez bientôt sans retour condamnés

À rentrer dans l’oubli pour lequel ils sont nés.

Dans le désordre seul ils ont trouvé leur place,

Et le mépris répond à leur cynique audace.

Quand d’un beau lac l’orage a troublé le repos,

Le limon soulevé s’agite sur les flots,

Et la rive, où le vent jette une écume impure,

Atteste le fléau dont gémit la nature :

De ses bords désolés quand la tempête a fui,

Le lac sourit au jour et s’épure avec lui ;

De son doux ciel alors, et de son beau rivage

Dans un cristal d’azur il réfléchit l’image.

Ah ! que la liberté maintienne ses bienfaits,

Et qu’un but glorieux rapproche les Français !

Prenons, pour éclairer notre patriotisme,

Conseil de la patrie et non de l’égoïsme :

Aux siècles reculés léguons un monument,

Qui pour base ait la loi, la vertu pour ciment.

Moi-même, au terme heureux d’une utile carrière,

Puissé-je à ce grand œuvre apporter une pierre ;

Sur mon étroit sentier voir le bon grain surgir,

Et de vous, ô mes vers, n’avoir point à rougir !

Si d’injustes dédains vous subissez l’outrage,

De ses torts envers vous j’en appelle à notre âge.

Pour défendre les mœurs et le trône et les lois

Empruntez le secours de la presse aux cent voix :

Que cet arbre magique, en ses rameaux immenses,

D’impérissables fruits porte au loin les semences ;

Tandis qu’avec le temps périront étouffés

Les poisons que le vice en leur tige a greffés !

Au bon sens, au bon goût la France alors fidèle,

Suivra les vrais talents dans leur route nouvelle ;

Alors malheur à vous si vous n’êtes pas lus !

D’un juste arrêt d’oubli je n’appellerai plus.

 

 

 

Émile de BONNECHOSE.

 

Paru dans la Revue poétique du XIXe siècle en 1835.

 

 

 

 

 

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