L’arbre

 

 

Il est dans le village où mon âme prit terre,

Il est, près de l’église, un arbre solitaire,

Haut, large et dont le tronc penche vers le chemin,

Comme si l’arbre aux chers passants tendait la main.

Certes, il le faut voir à la saison nouvelle,

En la place publique, ainsi qu’une tourelle,

S’élever grandiose à côté du clocher

Qu’il couvre de son ombre et finit par cacher,

Tant il est plein de fleurs et chargé de feuillage.

C’est alors qu’il devient l’ornement du village,

Et qu’il devient l’ami des bons cultivateurs.

Car c’est sous lui que vont s’asseoir les acheteurs

Après qu’ils ont fini leurs fatigantes courses,

Et de leur contenu vidé toutes leurs bourses.

C’est sous lui qu’on s’arrête après messe, en quittant

Le lieu saint, le dimanche, et qu’on cause un instant.

Mais le premier venu, sans que l’acte déplaise,

Avec un végétal peut en prendre à son aise,

Surtout quand celui-ci n’a maître ni gardien.

Et bientôt à la plante on ravit tout son bien.

L’un lui prend une fleur, l’autre, un bout de verdure,

L’autre en tire une hart pour frapper sa monture ;

Il n’est pas jusqu’à l’âne, insipide animal,

Qui n’en ronge l’écorce et n’aggrave son mal.

Mais c’est lorsque revient le temps de la récolte,

Las ! que notre conduite à son égard révolte ;

Chacun à ce moment le vole et le détruit.

À quoi n’a-t-on recours pour obtenir son fruit ?

On lui lance d’abord, d’une main inhabile,

Tout ce qu’on peut atteindre en fait de projectile ;

Et si ce prime assaut demeure nul et vain,

Si notre arbre s’obstine à retenir son gain,

On lui tombe dessus, et c’est une bataille

En règle, où chacun frappe et d’estoc et de taille.

Résiste-t-il encor ? Dans un geste où l’on met

Une sourde malice, on grimpe à son sommet,

Brisant tous ses rameaux, lui rompant plus d’un membre.

 

Aussi, lorsque paraît le beau mois de septembre,

Avant même qu’ait lui sa seconde moitié,

L’arbre n’est déjà plus qu’un objet de pitié,

Semblable au malheureux qu’a visité la foudre,

Un arbre tout couvert de débris et de poudre.

Or, qu’importe aux humains un arbre dépouillé

Qu’on laisse saignant après l’avoir pillé ?

Nous le fuyons ainsi qu’on fuit un trouble-fête.

Et chacun, en passant, détourne enfin la tête ;

La solitude autour du pauvre être se fait :

L’on dirait un coupable expiant un forfait.

Tous semblent oublier désormais qu’il existe,

Et que la sève encor sommeille en son bois triste ;

Et seul, seul, je reviens le voir de temps en temps,

Et pleurer avec lui sur le sort que j’attends.

Car, hélas ! le poète est un arbre, arbre immense,

Penché sur le chemin de l’aride existence,

Qui jette à tout venant son murmure et son fruit,

Qui reçoit en retour leur poussière et leur bruit,

Et qu’on dépouille aussi de son feuillage sombre

Après s’être un moment reposé sous son ombre,

 

 

 

Georges-A. BOUCHER,

Chants du Nouveau Monde, 1946.

 

 

 

 

 

 

 

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