Chopin l’immortel

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Eddy BOUDREAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il n’est sans doute pas un pays totalement dépourvu du souvenir musical qu’a laissé Chopin, l’immortel compositeur. Ici, le mot immortel semble bien une révélation précise du grand mystère qui nous emporte vers la perspective d’une éternelle jeunesse... Le vrai miracle de la belle musique est l’émotion virginale des sens qui nous oblige à rechercher les images heureuses et lointaines de l’enfance pour les orienter vers un monde d’une impérissable beauté. Cependant, en harmonie comme ailleurs, cette transformation humaine n’est possible qu’au maître qui, à force de travail et d’amour a consumé les fleurs de son talent. Or, puisqu’il y a consommation, nul autre que Frédéric Chopin ne devait mériter ce privilège car, chez lui, la vie de l’esprit s’inaugure au détriment de l’être physique qui s’effondre.

En vieillissant, le jeune compositeur obéissait mal à la bienveillance de ses professeurs le suppliant de laisser là son piano pour aller se reposer dans les champs. Mu par un sentiment supraterrestre, il répliquait toujours : « Je vivrai longtemps, mais pas d’une vie corporelle ; je vivrai par ma musique. »

Humainement, il semble que la mort a frappé trop tôt ce prodige... Chopin avait-il mérité de connaître si prématurément le vide et l’abandon, la fuite du temps et la souffrance devant le monde qui le quittait ; de sentir le froid de la mort sur des mains créatrices de lumière et de sons, l’âpreté du vent qui, de l’éternité, bat les visages ? Si nous prêtons une oreille attentive aux secrets qui ne sont pas de la terre, nous entendons une voix qui ne ressemble à aucune autre.

Un jour que Frédéric Chopin se reposait sous l’ombre d’un chêne, un vieillard à l’aspect hideux s’approcha de lui. De sa bouche édentée il jeta cette prophétie : « Mon maître, une grande renommée vous attend dans le monde. Cependant, vous chercherez vainement le bonheur. Votre gloire vous apportera la tristesse. Un jour, on vous abandonnera. Même la jeune fille à laquelle vous pensez si profondément vous oubliera. » (À cette époque, l’auteur des Mazurkas devait avoir dix-sept ans : l’âge où le monde nous appartient, l’âge où l’on s’imagine un ressort indispensable à tous évènements...) Facilement irritable, Chopin cria d’une voix forte : assez de ces bêtises ! Le mendiant, une lyre sous le bras, pinça les cordes pour convier des vents de froidure, un souffle automnal qui tourmente un amoncellement de feuilles mortes. Oubliant la présence de l’intrus, Chopin se trouvait comme perdu dans la pensée de ses pouvoirs. Lui, le musicien, pourrait saisir la mélodie du vent, « en faire une chanson qui durerait toujours ».

Cependant l’effort accumulé pour composer sa musique empiéta sournoisement sur le terrain des plus fermes résolutions. Et, peu à peu, comme on le sait d’ailleurs, ce vaste génie ne pourra grandir qu’en empruntant d’un corps qui se désagrège puissance et vitalité.

Chopin nous a laissé des œuvres expressives au possible... Son corps enfermé dans une geôle, ses sentiments se ressentent d’une captivité qui se jette sur l’âme en lui assénant des coups de boutoir ! Sa musique nous révélant une âme heureuse, on est sûr que la mélancolie s’éloigne : un chant se précise ; parfois, on dirait le soleil qui danse, des rires d’enfants, une guitare qui chante dans le soir magnifique, un ralliement d’oiseaux au terme de l’orage... et, peut-être ces petites fleurs qui éclosent parmi les plantes qui se consument !... En outre, dans les Préludes, il y a des chants funèbres ; d’autres sont plus sinistres encore : « Ils brisent les cœurs tout en flattant l’oreille. » Enfin, on perçoit que la douleur fut immense. Mais, une fois oubliée, ces pièces nous offrent la beauté des accords et la noblesse de chaque inspiration.

Sous bien des rapports, la vie de Chopin ressemble à celle de l’ouvrier qui peine pour sa nourriture, au peuple qui se doit de combattre pour vaincre la pauvreté qui l’accable. Le peuple a été l’inspirateur des meilleures pièces du compositeur romantique.

Enfant, il adorait la campagne. Il fréquenta l’école du paysan pour mieux connaître les vibrations qui montent de la terre. La Pologne menacée par un conflit sanglant, le musicien était triste de ne pouvoir se ranger sous les armes... Toutefois, sa musique devait faire plus que l’épée. S’il ne devait jamais se battre pour la liberté, il fit sa part autrement : avec son piano... et qui dira la reconnaissance que lui devait son pays ! Certes, « tant que le monde existera, il saura ce qu’est la beauté d’une vie pleine et juste ».

Pour tous les temps, pour tous les pays, cette musique porte un message d’amour et de fidélité, de confiance et d’espoir.

Le 7 octobre 1849, entouré de ses amis, et dans les bras de sa sœur Louise, Chopin fermait les yeux pour toujours.

Plusieurs mélomanes de l’époque, après la mort d’un si grand homme, ont perçu le piétinement monotone vers une fosse fraîchement remuée au cimetière. « Les glas tintaient aux oreilles et surtout ce bruit d’une chose qui tombe lentement dans un trou sans fond. Et puis ce chant triste, simple, désolé, des prairies, des forêts, de toute la nature que l’homme ne verra plus. »

Pourtant ! La « Valse funèbre » n’a point fermé cette tombe à jamais. Cette source d’éternelle mélodie chante toujours sous les arcanes de nos rêves, aux heures d’intime recueillement. Et j’imagine que son génie guide Là-Haut le chœur des vierges et nous renvoie les échos de l’immortelle Beauté qu’il contemple à jamais...

 

 

Eddy BOUDREAU, Vers le triomphe, 1928.

 

 

 

 

 

 

 

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