Nostalgie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Eddy BOUDREAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On ne peut guérir promptement du mal de son pays ! La nostalgie est comme un parasite qui se cramponne à nos êtres pour se prolonger avec la vie. Plus d’une fois, la lueur douce et pénétrante de la lune a développé dans mon esprit la douleur intuitive d’un pays forcément délaissé ! Le vent du sud m’apporte toujours quelques bribes du passé comme la déesse de la pluie qui s’abat sur ma fenêtre en évoquant la mer.

J’ai reçu des photos : le quai de mon village ; l’église-souvenir qui me rappelle des heures émouvantes et les premières impressions de lumière et de foi ; la petite gare champêtre et son toit couleur de rouille... Devant cette halte, j’ai souvent piétiné dans l’attente, frissonnant, anxieux, bercé par le rythme sauvage d’une rivière prochaine. Ce retour incessant aux images du passé, qui ne le vénère pas ? Aux heures d’étiage, on s’y apprête avec la joie puérile d’un premier désir, avec le besoin instinctif de pouvoir se blottir au cœur de l’Éden familial.

La façade ensoleillée de ma vieille maison offrait de grandes ouvertures sur une clameur insolite : le bruit monotone d’une rivière qui, sous les décrets du temps, buvait le silence ou gémissait la terreur. Les soirs de mai, durant la crue des eaux, j’évoque ce roulement sinistre qui pénètre l’intimité de nos demeures paysannes. L’après-midi, en septembre, j’assiste au retour du pêcheur... Là-bas, là-bas, épousant les ondulations d’une mer infiniment bleue, je vois surgir des points immaculés qui se précisent peu à peu jusqu’à l’identification totale. Le pêcheur-né se départit de toute prudence pour accoster son embarcation... L’habitude a créé chez lui une seconde nature lui conférant l’indépendance et la maîtrise absolue du métier. Aussi, le voyons-nous campé dans l’indifférence, observant plutôt le jeu des mouettes que l’intègre direction du voilier.

Il semble que j’aurai toute la vie cette odeur du poisson que l’on dépèce avant son transport sur le marché ! Pêcheur acadien, quelle leçon de courage tu m’as donnée ! Même la senteur amère qui émane de ton étrange pourpoint nous révèle la résistance que tu opposes à l’attaque, à la ruée des éléments.

En plus de m’avoir appris les longues et sûres conceptions qui préparent les renaissances, la réclusion m’aura donné le sentiment plus vif d’une reconnaissance nouvelle envers la terre de mon pays. Je découvre en moi les silhouettes diverses qui persistent encore, se renouvellent au rythme des saisons.

Nous touchons à l’époque où se dépouille le jardin... Cette brise folâtre ou brumeuse qui transporte sur le pavé des faisceaux de feuilles tremblantes et rouillées est l’indice d’un départ imaginaire pour des horizons de regret ! La tombée des feuilles, indicible sensation des pas qui se feutrent dans la mousse et le néant des choses ! Spectacle d’ombre et de lumière sous la pourpre ensanglantée des érables ! Au seuil de novembre, quand ma verte demeure devenait solitaire, perdue comme une oasis au sein des verdures agonisantes, je pleurais avec elle.

Sauvage, ombrageux, le cheval de ferme a été la grande terreur de toute la maisonnée... Aussi, n’avions-nous sur lui qu’un piètre contrôle ; surtout quand sonnait l’heure de sa pitance ! Franchissant les ornières du labour, je le revois agile comme un pur-sang, la crinière couleur de flamme, les sabots maculés de terre rouge et fumante... Dommage qu’il soit impossible de retourner à des bonheurs si simples !

Aimez-vous le rêve ? Mon pays offre des grandeurs sauvages où la main brutale des hommes n’a pas encore pénétré. Les rivières, les végétations, les bois se succèdent. Le décor imprévu nous émeut, se manifeste dans un cadre typique ; il nous jette dans l’extase ; l’Acadie est une fresque de bonheur et d’émotion.

Le soir, évidemment, Neptune se promène sur nos plages, traîné par des chevaux de légende !... À travers la campagne, une brise saline se fait l’interprète d’une plainte monotone : l’éternel clapotis des vagues. L’âcre senteur du varech qui traîne dans l’écume, le bruit des algues qui s’enchevêtrent dans les fractures d’un rocher, précisent avec justesse l’identité de nos frontières.

Sûrement, la mer détient le monopole des ressources qui ont facilité la survivance de la race acadienne. La mer, il s’agit de la bien connaître... Elle peut décevoir terriblement ! Son caractère ne se limite pas aux merveilleux effets d’une carte postale ! Peu lui en faut pour abîmer dans son sein meurtrier un siècle de labeur, l’héritage d’une lignée d’ancêtres. Pourtant, malgré ces nombreux récits qui donnent le frisson, malgré sa vengeance inconcevable et soudaine, elle a noué des amitiés profondes... Le métier de pêcheur pénètre jusqu’à l’âme. On dirait qu’il porte en lui la force d’un instinct... Peut-être parce que les premiers regards de l’enfant s’ouvrent sur des horizons qui semblent ne plus finir... En effet, les jeunes sont préparés de bonne heure à la vocation de marin. Les premières années de l’adolescence seront particulièrement décisives pour la discipline de celui qui doit poursuivre le travail commencé par le grand-père qui s’enivrait au gré des « longs cours ».

Durant la saison estivale, il est édifiant de voir défiler la foule des visiteurs en quête de souvenirs et d’innovation ! On se hisse dans les clochers ; on s’agenouille dans le silence et l’humilité de nos églises. L’étranger qui a connu le faste, le déploiement superbe des grandes cérémonies, semble renouveler sa foi dans une ambiance où ne pénètrent que les effluves d’une vie champêtre...

Nous en verrons méditer dans les allées d’un cimetière jonchées de fleurs et d’abandon... Des femmes pieuses insèrent au chapitre d’un missel un vestige d’immortelles cueilli sur la tombe d’un conquérant.

Un jour que je priais à l’ombre d’une croix familiale, je vis une dame étrangère cueillir des roses sur le sommeil d’une adolescente... Se tournant vers moi :

« – Vous permettez que j’emporte un souvenir de mon passage au pays de Grand-Pré ? Avec ces pétales je ferai un chapelet pour ma petite Jeanne... »

Maternellement, elle me présenta un amour de petite fille blonde.

On s’en retourne avec de bonnes impressions, je crois... Néanmoins, bien peu s’éloignent sans posséder quelque notion sur le compte de nos devanciers.

À plus d’un titre nous avons raison d’être fiers, ne serait-ce qu’en soulignant le travail de nos artistes qui peignent sur un tableau d’actualité internationale le rêve et l’harmonie. « Pour se faire émouvante, l’histoire d’un pays doit être constituée d’idéal, de grandeur et de poésie. » Il suffirait de mentionner le nom du célèbre violoniste Arthur Leblanc pour combler cette exigence ! Rangé sous la coupole des grands maîtres, ce jeune talent mérite bien la fierté que sa nation lui décerne.

Il est une grande merveille qu’on ne saurait taire. Dans la coquette petite ville de Moncton fut érigé un chef-d’œuvre de reconnaissance par un sublime panégyriste d’Évangéline, Mgr Melançon. Digne successeur d’un Laval et de plusieurs pionniers, le grand archevêque repose au sein de son propre labeur. Fermé sur le dévouement, la prière et l’héroïsme, ce tombeau est une belle page de notre histoire ; nous le voyons s’immortaliser, devenir un lieu de pèlerinage.

Le 12 septembre 1949, l’Acadie s’est de nouveau rehaussée... comme transportée par la perspective d’une destinée salutaire : au prix de nombreux sacrifices notre journal, par sa parution quotidienne, a projeté sur les trois couleurs du drapeau un lustre plus éclatant. Devant les nobles conquêtes de la survivance chrétienne, notre patriotisme a dressé l’étendard d’une victoire intellectuelle. Nous avions tellement besoin de pouvoir contempler des horizons plus larges !

Nous vénérons l’ardeur patriotique, la générosité du rédacteur en chef Émery Leblanc, des nombreux collaborateurs au service d’un idéal sublime : la conservation de notre langue, l’information intégrale de la race canadienne-française. Depuis quelques années, « l’Évangéline » procure à ses lecteurs féminins une page magnifiquement rédigée par une femme de lettres acadienne, Marguerite Michaud, diplômée de la Sorbonne ; sa précieuse collaboration contribue largement au contrôle de la moralité, au maintien et à l’équilibre des forces et de l’esprit. En plus d’être pionnière dans notre littérature, son mérite est évident puisqu’elle collabore à ce journal qui porte si bien le nom d’une héroïne immortalisée dans la souffrance, qui souffle avec tant d’ardeur sur la flamme des traditions qui persistent dans l’âme de la race acadienne et dans tous les cœurs animés par la couleur et le sang de la vie ancestrale.

 

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Il est toujours naturel que l’on veuille d’abord « prêcher pour sa paroisse » ! Cependant nous croyons n’avoir pas exagéré en brossant ces petits tableaux. Ici-bas, le bonheur est un peu comme l’amour : il est difficile à trouver, et plus encore à conserver. L’homme heureux est probablement celui qui regarde par-dessus la vie où des beautés réelles et constantes illuminent l’espoir et la gaieté. Celui-là est plus riche que les riches, plus heureux que les heureux qui fondent leur bonheur sur mille choses vaines et éphémères.

 

 

Eddy BOUDREAU, Vers le triomphe, 1950.

 

 

 

 

 

 

 

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