Tristesse

 

 

Si les pleurs, le long de tes joues,

Descendent en ruisseau pressé ;

Si tu gémis, si tu secoues

Ton front lourdement oppressé ;

Vois, au travers du flot des larmes,

Les yeux de ton amie en pleurs,

Et dis-toi bien qu’il est des charmes

Au fond des sincères douleurs.

 

Il fallait au monde un exemple :

Des mains d’enfant, des mains d’azur

Réparant le voile du temple

Où se glissait un souffle impur.

Il fallait à l’amour profane

Un soufflet noble et vigoureux

Qui, pour les siècles, le condamne

Au mépris des vrais amoureux.

 

Le ciel nous a chargés, pauvre ange,

De ce trop écrasant labeur :

Nous avons pétri de la fange

Avec le sang de notre cœur.

Afin de réparer l’outrage

Fait à la demeure de Dieu

Nous avons embrassé l’ouvrage

Qui nous tuera, mais qui n’en peut.

 

Va, soyons heureux : la mort même

Ne doit pas trop nous effrayer ;

Quand on est loin, et quand on s’aime,

Et qu’on ne saurait oublier ;

Quand on tient à peine à la terre,

Que l’âme est prête à s’envoler,

Que craindre du profond mystère

Qui gémit de se révéler ?...

 

Que regretter d’une existence

Où nous n’avons fait que souffrir,

Où notre âme fait pénitence

Sous le fardeau du souvenir ;

Où notre lèvre desséchée

N’a pas une humble goutte d’eau,

Pas même une larme cachée

Qui tiendrait dans un bec d’oiseau ?

 

Où nous sommes plus ridicules

Que les bêtes qui vont à deux

Sous les roses des crépuscules

Cacher leur délire amoureux...

Où nous sommes plus misérables

Que les objets inanimés

D’avoir rêvé des feux durables

En cet univers enfermés ?

 

Que regretter, dis-moi, mon ange ?

Nous serons si vite oubliés

En ce vilain monde où tout change,

Où tous les nœuds sont déliés !

Sans hâter le cours de la vie

Voyons-là doucement finir :

On meurt sans regret, sans envie,

Quand on a gagné de mourir !

 

 

 

Marie BOULANGER.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1894.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net