Le corbeau

 

 

Ami corbeau, que fais-tu là tranquille,

Perché tout seul sur la branche mobile ?

Que fais-tu là sur le haut peuplier,

Comme on dirait sur un casque un cimier ?

 

D’un blanc manteau la terre est recouverte ;

Dans les champs morts chaque route est déserte,

Et l’on n’entend dans les airs pour tout bruit

Que l’eau du Rhin, qui murmure et s’enfuit.

Vole un instant au travers de la plaine ;

Du peuplier vole sur le grand chêne ;

J’aime à te voir de tes ailes souvent

Battre les airs ou planer sur le vent ;

Puis, descendu d’une chute rapide,

Marcher longtemps sur cette neige humide,

Et t’envoler, laissant ton pas marqué,

Comme un dessin sur la neige appliqué.

 

Ami corbeau, que fais-tu là tranquille,

Perché tout seul sur la branche mobile ?

Que fais-tu là sur le haut peuplier,

Comme on dirait sur un casque un cimier ?

 

Contemples-tu, sur la large rivière,

Des froids glaçons l’aspect triste et sévère ?

Aimes-tu voir leurs énormes monceaux

Contre le pont se briser aux arceaux ?

Ou bien, lassé d’un pénible voyage,

Dormirais-tu sur ce frêle branchage,

Rêvant des lieux dont ton cœur est épris,

De noirs sapins, de tours, de rochers gris,

D’où le ruisseau, roulant en onde claire,

S’échappe et tombe en brillante poussière ?

Dans les écueils entends-tu l’eau qui bout ?

Du vieux château vois-tu le mur debout ?

 

Ami corbeau, que fais-tu là tranquille,

Perché tout seul sur la branche mobile ?

Que fais-tu là sur le haut peuplier,

Comme on dirait sur un casque un cimier ?

 

En méditant sur les heures passées,

Regrettes-tu les grandeurs éclipsées

Dont tes aïeux se virent couronnés

Lorsque, dans Rome, aux vieux temps fortunés,

Le peuple roi dans leur voix prophétique

Cherchait le sort de la chose publique ;

Qu’aux régions où des dieux immortels

Étaient jadis les trônes éternels,

Où maintenant se promènent les nues,

Où les hauts monts ont leurs têtes chenues,

On les voyait, dans les temps orageux,

Le bec chargé de la foudre des cieux ?

 

Ami corbeau, que fais-tu là tranquille,

Perché tout seul sur la branche mobile ?

Que fais-tu là sur le haut peuplier,

Comme on dirait sur un casque un cimier ?

 

Hélas ! ce temps d’une imposante gloire

N’est plus pour nous qu’à peine en la mémoire ;

Et tu ne sais, quand je t’en parle ici,

Si je raisonne, ou si je rêve ainsi.

Au bien présent tu bornes ta science,

Et, sur cet arbre, où le vent te balance,

Peu soucieux de gloire ou de vain bruit,

Tu vis heureux, et cela te suffit.

Moi, cependant, en passant je médite

Sur tant de sorts dont la page est écrite

Dans le grand livre aux mortels inconnu

Et dans les cieux par Dieu même tenu.

 

Ami corbeau, qui te plais là tranquille,

Perché tout seul sur la branche mobile,

Demeure en paix sur le haut peuplier,

Comme on dirait sur un casque un cimier.

 

 

 

Frédéric CAUMONT.

 

Recueilli dans

Recueil gradué de poésies françaises,

par Frédéric Caumont, 1847.

 

 

 

 

 

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