Le double orage

 

 

                                     I

 

        DANS tes grands monts, ô ma Savoie,

        Combien l’orage est émouvant !

        Que de rocs hautains il foudroie,

        Que d’arbres colossals il broie !

Qui peut vous résister, grêle, tonnerre et vent !...

 

 

                                     II

 

À peine est-il midi ; cependant combien d’ombre !

        Tout est tristesse, tout est deuil.

        De nuages un linceul sombre

Pèse sur nous... nous rive au sol, vaste cercueil.

 

Quel morne accablement ! La terre tout entière

Du sommeil éternel semble à mes yeux dormir.

Et moi je sens aussi se clore ma paupière...

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Je m’éveille soudain ; j’entends les bois frémir.

 

 

                                     III

 

Mélèzes, pins, bouleaux courbent leurs mille têtes ;

L’if noir, le chêne altier, le sinistre cyprès

S’inclinent sous le vent précurseur des tempêtes.

Des sifflements aigus courent dans les forêts.

 

                 Et là-haut, là-haut dans la nue,

                 J’entends un rauque roulement

                 Remplissant l’immense étendue...

                 L’éclair jaillit, brûle ma vue...

                 Je me crois aveugle un moment.

 

Ah ! ces convulsions ressemblent à la vie

Qui n’a pas un seul jour calme, serein, heureux ;

Le sifflement des vents est pareil à l’envie

Qui tâche de briser les forts, les généreux.

 

 

                                     IV

 

La foudre rugit, tombe, et toute la nature

Souffre : c’est de fièvre un violent accès ;

Elle transmet son mal à toute créature.

Elle est folle et se livre aux plus affreux excès.

 

Tant mieux ! j’en suis heureux ; car mon âme irritée

Se délecte au désordre et s’enivre du bruit ;

Le choc des éléments, leur fureur indomptée

Me plaît, me charme, me séduit.

 

 

                                     V

 

Ô spectacle émouvant ! ô sublime tempête,

Plus fière dans nos monts qu’au sein de l’océan,

Quel fracas ! Le tonnerre éclate sur ma tête,

Un vieux chêne, à mes pieds, s’abat comme un géant.

 

Puissent périr ainsi les traîtres, les infâmes,

Tant et tant d’êtres vils, sans honneur, pleins d’honneurs !

Pillant les orphelins, calomniant les femmes,

Se payant sur les fonds du vol tous les bonheurs !

 

 

                                     VI

 

Ah ! si pour un instant je gouvernais la foudre !

Si j’avais en mes mains les éclairs pour flambeau !

Heureux, je ne ferais de l’univers en pondre

           Qu’un immense tombeau !

 

Les hameaux, les cités crouleraient sur ma voie ;

Je serais, à mon tour, cruel et sans pitié.

Je danserais, rempli d’une féroce joie,

           Sur l’univers broyé.

 

Je méprise, je hais et la nature et l’homme ;

Je voudrais dans leur flanc briser mon éperon ;

Et toi, toi qui chantais en incendiant Rome,

           Je te comprends, Néron !

 

 

                                     VII

 

Le vent s’apaise un peu ; le lugubre tonnerre

        A des accents moins effrayants ;

Et secouant sa plume aux bords de sa haute aire,

L’aigle sonde des yeux les abîmes béants.

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Si je pouvais cesser de haïr, même, même

        Ceux qui souhaitent mon trépas !

Si je pouvais apprendre à nouveau le mot : J’aime !...

Non, je ne le puis pas, non, je ne le veux pas !

 

D’autres eurent le mieux, et je n’eus que le pire ;

En ma moindre pensée, en ma moindre action

Je fus calomnie. J’eus sans trêve un vampire

Suçant plus que mon sang, – ma réputation.

 

Hypocrite ennemi de tout lieu, de toute heure,

Détruisant mes projets, enrayant mon élan,

Transformant en enfer ma paisible demeure,

De dards empoisonnés perçant mon pauvre flanc.

 

Faisant plus, s’attaquant à tout être que j’aime,

                Le salissant, le ternissant,

Me tuant dans cet être encor plus qu’en moi-même,

Lui volant son bonheur, s’enivrant de son sang !

 

J’ai le droit de haïr ! C’est par d’immenses sommes

Que j’ai payé ce droit ! Ce droit m’appartient bien !

                Le droit de mépriser les hommes,

De cracher à leur face, et de n’aimer plus rien.

 

 

                                     VIII

 

                          L’orage diminue ;

                          À travers une nue

                          Le soleil, pâle encor,

                          A percé l’étendue

                          De mille Sèches d’or.

 

Ces bienfaisants rayons m’effleurent de leur flamme ;

                Ils sont pareils au pur dictame,

                Soulageant, guérissant nos maux.

                Mieux encore, ils paraissent vivre...

À mon cœur ulcéré que leur langage enivre,

Ils semblent murmurer de mystérieux mots :

 

 « Mortel, ne juge pas la tactique divine ;

 « Pour compenser le mal Elle a l’éternité,

 « Et s’il est des Néron, s’il est des Messaline,

 « Et des aspics grouillants clans l’infecte sentine,

 « Il est des héros purs, des sœurs de charité !

 

« Oui, même sur la terre il est, il est des anges,

« N’aimant que la vertu, dédaignant les louanges,

         « Pleins d’amour, pleins de dévouement ;

« Leur pied, dans nos chemins, change en or toutes fanges,

« Et tous cailloux aigus en perle, en diamant.

 

           « Eh ! bien, en leur faveur pardonne

           « Aux hypocrites, aux pervers ;

« Aime et jouis en paix des biens que Dieu te donne,

           « Ô citoyen de l’univers ! »

 

 

                                     IX

 

L’orage est terminé ; sur les feuilles, tes gouttes,

Eau du ciel, ont l’éclat d’un millier de saphirs ;

Aquilon, de nos bois, n’agitant plus les voûtes,

              Tu cèdes la place aux zéphirs.

 

Comme un torrent, parfois, si déborde ma plainte,

Si l’archange du mal me prête des accents,

L’espérance en mon cœur n’est pas encore éteinte ;

              Oui, je le vois, oui, je le sens.

 

 

                                     X

 

Le soleil resplendit, il réchauffe, il domine

Plus brillant, plus puissant que les terrestres rois.

          Du haut du ciel il illumine

          Fleuves, cités, lacs, monts et bois.

          Ses rayons, de leur pure flamme,

          Illuminent non seulement

          Le monde, mais encor mon âme ;

          Ils disent solennellement :

           « Tout n’est pas le mal sur la terre

 « S’il est de vils égouts, de fétides marais,

 « Il est aussi des bois pleins de tendre mystère,

 « Des jardins enchantés, de futiles guérets ;

           « Des fleurs à l’élégante tige

           « Sur lesquelles l’insecte voltige ;

           « Les splendeurs du matin, du soir ;

           « Des âmes, fleurs également, pleines

           « Du nard qui soulage les peines

           « Et qui nous rendait force, espoir. »

 

 « Ami, bannissons donc la plainte, le blasphème ;

 « Loin des gens pleins de fiel planons sur la hauteur.

 « Sur nos vaillants drapeaux inscrivons le mot : J’aime !

 « Aimons la créature, aimons le Créateur ! »

 

 

 

Gaston de CHAUMONT.

 

Recueilli dans Le Parnasse contemporain savoyard,

publié par Charles Buet, 1889.

 

 

 

 

 

 

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