Une nuit que je passais…

 

 

Une nuit que je passais

Sur les quais de la Néva, en marchant

Je me parlais à moi-même.

« Si les esclaves, me disais-je, si les esclaves

N’avaient pas consenti à plier,

Devant la Néva, ces palais souillés

Ne se dresseraient point !

Tous nous serions frères et sœurs !

Or, ainsi, que trouvons-nous ? Rien !

Ni Dieu, ni même la moitié d’un dieu !

Les piqueurs et leur progéniture règnent,

Mais nous, dresseurs de chiens,

Nous élevons des lévriers et nous pleurons. »

 

C’est ainsi que seul avec moi-même,

En marchant au-dessus de la Néva,

La nuit, je me parlais doucement, sans voir

Sur l’autre rive, comme sur l’autre côté d’un fossé,

La lune aux yeux de chat :

Mais non, ce n’était que deux réverbères

Qui brûlaient près du portail des Apôtres.

Je me suis ressaisi et j’ai fait le signe

De la sainte croix, puis, crachant par trois fois,

J’ai recommencé de penser à ce que j’avais,

Avant ceci, pensé déjà.

 

 

 

Tarass CHEVTCHENKO.

 

Recueilli dans Anthologie de la poésie russe

du XVIIIe siècle à nos jours, par Jacques Robert

et Emmanuel Rais, Bordas, 1947.

 

 

 

 

 

 

 

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