Je ne suis pas savant

 

 

Pourquoi crier que je manque d’étude,

Vous qui semblez me vouloir tant de bien ?

Épargnez-moi votre sollicitude :

Je sais assez que mon savoir n’est rien.

J’aime l’étude à laquelle on se livre

Quand ici-bas on passe en observant :

Le cœur humain se lit-il dans un livre ?

Non, non, messieurs, je ne suis pas savant.

 

Oui, je sais peu ; mais je sens et j’espère,

Malgré les traits du sceptique moqueur :

L’homme sans foi doit blâmer ou se taire,

L’homme qui croit a des chants dans son cœur.

Lorsque j’exprime une douce croyance,

Elle remplit mon âme en l’élevant.

Le sentiment, c’est ma seule science :

Non, non, messieurs, je ne suis pas savant.

 

Je vois les fleurs éclore sur ma route

Sans y fouiller d’une indiscrète main :

Si le savoir est le chemin du doute,

Oh ! l’ignorance est le plus doux chemin.

Je crois encor, quand la fleur est flétrie,

Que son parfum, comme une âme d’enfant,

Remonte au ciel, sa première patrie :

Non, non, messieurs, je ne suis pas savant.

 

Je fuis les gens au grave caractère,

Qui vont raillant la joie et les amours,

Et qui, le front incliné vers la terre,

Pensent sans cesse... et se taisent toujours.

Aux blonds enfants je me plais à sourire ;

Dans cette vie où nous pleurons souvent,

Je crois encor qu’on peut aimer et rire :

Non, non, messieurs, je ne suis pas savant.

 

Eh ! que m’importe à moi, fragile atome

Dont un caillou peut arrêter les pas,

Que, sur l’avis de tel ou tel grand homme,

Le soleil marche ou bien ne marche pas ?

Quand je revois l’aurore tutélaire,

Sans demander ni pourquoi ni comment,

Je vais sourire au ciel qui nous éclaire :

Non, non, messieurs, je ne suis pas savant.

 

Si le savoir est la flamme féconde

Qui rend l’esprit plus vaste et plus profond,

Mes faibles yeux, des choses de ce monde

Ne sont pas faits pour pénétrer le fond.

J’aime à chanter sans recherche importune,

Sans définir le feu, l’onde ou le vent,

Et sans chercher un monde dans la lune :

Non, non, messieurs, je ne suis pas savant.

 

L’homme prétend qu’il s’explique les causes ;

Mais sa raison doit-elle l’éblouir ?

L’orgueil le porte à concevoir des choses

Dont il n’avait qu’un instant à jouir.

Sans m’arrêter, chétive créature,

En compassant, disséquant, dissolvant,

Je veux jouir des biens de la nature :

Non, non, messieurs, je ne suis pas savant.

 

Pauvre ignorant, je noircis quelques pages,

Sans m’effrayer du plus puissant renom :

Quand sur un point j’interroge deux sages,

Si l’un dit oui, l’autre soutient que non.

Voilà pourquoi, sachant votre faiblesse,

Grands raisonneurs, moi qui vis en rêvant,

Je ris tout haut de l’humaine sagesse :

Non, non, messieurs, je ne suis pas savant.

 

 

 

Antoine CLESSE, Chansons.

 

 

Recueilli dans Anthologie belge, publiée sous le patronage du roi

par Amélie Struman-Picard et Godefroid Kurth,

professeur à l’Université de Liège, 1874.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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