Souvenirs de jeunesse

 

À MA FILLE.

 

 

Oh ! que ne puis-je encore habiter sous ton aile,

Dans la maison des champs, la chambre maternelle !

Près de toi que ne puis-je y dormir chaque nuit,

Jusqu’à l’heure où renaît la lumière et le bruit,

Jusqu’à l’heure où toujours la première levée,

Tu venais en riant, d’une voix élevée,

M’éveiller et finir ces rêves orageux

Qui, pour moi, de l’enfance empoisonnaient les jeux.

Ces rêves, dont j’étais jour et nuit poursuivie,

Qui formaient, dans ma vie, une seconde vie

Idéale sublime, et qui tue à jamais

L’existence réelle ! Et toi, toi qui m’aimais :

« Enfant, me disais-tu, laisse tout penser grave

À l’âme des vieillards. L’atmosphère est suave,

Viens voir du jour naissant les secrètes beautés ;

Que de naïfs plaisirs ton cœur n’a pas goûtés !

Du luxe et des grandeurs l’âme se rassasie ;

Mais il est une intime et simple poésie

Que pour toi Dieu sema dans les champs d’alentour :

Viens, tu feras des vers sur le lever du jour,

Et ton chant virginal, ainsi qu’une prière

Montera vers le ciel d’où descend la lumière. »

 

Et, de ma couche alors levant le blanc rideau,

Ma mère, tu semblais soulever le fardeau

Qui pesait sur mon cœur ; et, soudain éveillée,

Puis par tes douces mains avec soin habillée,

Après avoir prié pour mon père et pour toi

Le ciel, où maintenant vous priez Dieu pour moi

Après avoir reçu de ta lèvre adorée

Ce baiser du matin dont la mort m’a sevrée,

Plus calme, et ranimant mon cœur à ton amour,

Je te suivais aux champs pour voir lever le jour.

 

Et d’abord, sous cet orme à l’ombre séculaire,

Qui sur la grande cour dresse un toit circulaire,

Comme pour abriter, avec son vert manteau,

Du soleil du midi les murs blancs du château ;

Sous cet orme où l’oiseau pose son nid de mousse,

Où le coq matinal chante, où la poule glousse,

Où le paon fait briller son plumage étoilé,

D’abord tu t’arrêtais en égrenant du blé ;

Et la poule et le coq à la crête écarlate

Accouraient en frappant le gazon de leur pâte ;

Et le paon, déployant sa queue en tournesol,

Leur disputait le grain qui tombait sur le sol ;

Et les oiseaux dans l’air jetaient mille ramages,

Et le soleil jouait dans leurs brillants plumages.

 

Je rêvais en voyant ta sublime bonté

Embrasser la nature en son immensité,

Se répandre, depuis les douleurs du génie

Jusqu’à l’agneau bêlant, en tendresse infinie,

Et donner à tout être, hélas ! qu’on foule au pié,

Une part de ton cœur, tout amour et pitié.

Je rêvais en voyant tout ce que l’homme blesse,

Misère, probité, génie, amour, faiblesse,

Dans ton âme si grande et si simple à la fois

Trouver un sentiment, des larmes, une voix.

Cette troupe d’oiseaux à tes pieds accourue,

Peignait ta pauvreté, qui, par toi secourue,

Venait à la même heure, au bord de ton chemin

Recevoir chaque jour l’aumône de ta main.

La mère qu’accablait le poids de ses entrailles

Voyait doubler par toi le froment des semailles ;

Tu cachais sous l’épi, dans nos moissons glané,

La layette de lin pour l’enfant nouveau-né ;

Puis tu disais, avec un sourire céleste :

« La pauvre femme assise à son foyer modeste,

Ce soir, en déliant les gerbes du faisceau,

De ce fils qu’elle attend trouvera le trousseau ;

Et l’enfant, qui déjà pressentait la misère,

Tressaillera joyeux dans le sein de sa mère. »

 

La charité, l’amour, ces divines vertus

Dont pour nous ennoblir Dieu nous a revêtus ;

La charité, ce mot du céleste idiome

Qu’un ange à son berceau dut enseigner à l’homme,

La charité du Christ, qui fit naître la foi,

Ô ma mère, elle était inépuisable en toi !

Sur les douleurs du corps, sur les tourments de l’âme,

Sur tout ce qui souffrait tu versais ton dictame ;

Oui, l’amour qui console et guérit, tu l’avais.

Voilà pourquoi, marchant près de toi je rêvais,

Pourquoi, quand je sondais ma pensée orgueilleuse,

Qui demandait aux arts une gloire douteuse,

Je me sentais rougir de désirer si peu :

Au lieu de tes vertus, la gloire...

Oh ! non, mon Dieu !

La gloire, écho qui meurt, terre un jour éboulée,

Source qui se dessèche après s’être écoulée ;

La gloire qui n’a pas un ami près de soi,

Cette gloire, ô mon Dieu ! détournez-la de moi,

Et faites-moi chercher la charité féconde

Dont ma mère reçut la couronne en ce monde,

Et qui vint se pencher riante à son chevet,

Le jour où son exil ici-bas s’achevait.

 

 

 

Louise COLET, Historiettes morales, 1845.

 

 

 

 

 

 

 

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