À mon frère de Flandre

 

 

Il sera fait ainsi qu’Henri me le demande,

Dans sa tristesse écrite à sa sœur flamande ;

Il lui sera donné cette part de mon cœur,

Où la pensée intime est toute retirée,

Toute libre et contente, et de bruit délivrée,

Pour s’y réfugier comme en un coin rêveur,

Afin que s’il n’a pas auprès de lui sa mère,

Pour l’aider à porter quelque surprise amère,

Étonné de ce monde, et déjà moins content,

Il ne dise jamais : Personne ne m’entend !

 

N’est-il pas de ces jours où l’on ne sait que croire,

Où tout se lève amer au fond de la mémoire,

Où tout fait remonter le limon amassé

Sous la surface unie où nos ans ont passé ?

Lui, s’il a de ces jours qui font pencher la vie,

Dont la mienne est partout devancée ou suivie,

S’il achète si cher le secret des couleurs

Qui le dénoncent peintre et font jaillir les pleurs ;

Qu’il vienne alors frapper à mon cœur solitaire

Où l’écho du pays n’a jamais pu se taire ;

Qu’il y laisse tomber un mot du sol natal,

Pareil à l’eau du ciel sur une herbe flétrie,

Qui dans l’œil presque mort ranime la patrie.

Oh ! mon cœur bondira comme un vivant métal.

Car déjà sur mon sort son âme s’est penchée,

Et de cette âme en fleurs les ailes m’ont touchée ;

Et dans son jeune livre, où l’on entend son cœur,

Il m’a dit : C’est à vous que je parle, ma sœur !

 

Là, comme on voit dans l’eau, d’ombre et de ciel couverte,

Frissonner les vallons et les arbres mouvants,

Qui dansent avec elle au rire frais des vents,

J’ai regardé passer de notre Flandre verte

Les doux tableaux d’église, aux montantes odeurs,

Et de nos hauts remparts les calmes profondeurs.

Car le livre est limpide et j’y suis descendue,

Comme dans une tête où j’étais attendue ;

Où toutes les clartés du maternel séjour !

Ont inondé mes yeux, tant la page est à jour.

 

Puis sur les toits en fleurs j’ai revu nos colombes,

Transfuges envolés d’un paradis perdu,

Redemandant leur ciel dans un pleur assidu.

Puis les petits enfants qui sautent sur les tombes,

Aux lugubres arpents, bordés d’humbles maisons,

D’où l’on entend bruir et germer nos moissons ;

Ils vont, souples et nus, dans ces clos sans concierge,

Ainsi que, d’arbre en arbre, un doux fil de la Vierge

Va, dans les jours d’été, s’allongeant au soleil,

Ils vont comme attachant la vie à ce sommeil

Que leur bruit ne rompt pas, frère, où l’oreille éteinte

N’entend plus ni l’enfant ni la cloche qui tinte ;

Où j’allais, comme vont ces âmes sans remord,

Respirer en jouant les parfums de la mort,

Sans penser que jamais père, mère, famille,

La blonde sœur d’école, ange ou fluide fille

Feraient un jour hausser la terre tout en croix,

Et deviendraient ces monts immobiles et froids.

Ah ! j’ai peur de crier quand je m’entends moi-même

Parler ainsi des morts qui me manquent, que j’aime !

Mais j’écoute, je compte avec mon souvenir,

Et je regarde en eux ce qu’il faut devenir.

On dirait que je vis en attendant de vivre ;

Je crois toujours tomber hors des bras paternels ;

Mon étoile s’envole et j’ai peine à la suivre.

Et ne sais où nouer mes liens éternels !

 

Jugez si ce fut doux pour ma vie exilée,

Au chaume de ma mère en tout temps rappelée

Par cet instinct fervent qui demande toujours :

Frère, un peu d’air natal ! frère, un peu de ces jours,

De ces accents lointains qui désaltèrent l’âme,

Dont votre livre seul vient d’humecter la flamme ;

Jugez si ce fut doux d’y respirer enfin

Ces natives senteurs dont l’âme a toujours faim,

D’écouter une voix qui chante avec des larmes

Comme toutes les voix dont j’ai perdu les charmes.

 

Vous, loin de nos ruisseaux, si frais au moissonneur,

Avez-vous jamais bu votre soif de bonheur ?

Moi, jamais ! moi toujours, j’ai langui dans ma joie ;

Oui, toujours, quand la fête avait saisi ma main,

La musique, en pleurant, jouait : Demain, demain,

Et mon pied ralenti se perdait dans sa voie.

 

              Comme un rêve passager,

              Partout où terre m’emporte,

              Je ne trouve plus ma porte,

              Et frappe au seuil étranger.

              Pour la frêle voyageuse

              Oh ! qu’il fait triste ici-bas !

              Oh ! que d’argile fangeuse

              Alourdit ses faibles pas !

              Mais son âme est plus sensible,

              Plus prompte, plus accessible

              Au gémissement humain ;

              Et pauvre sur cette route

              Où personne ne l’écoute,

              Au pauvre elle tend sa main !

              Et des feuilles qui gémissent

              En se détachant des bois,

              Et des sources qui frémissent

              Elle comprend mieux les voix ;

              Ce mystérieux bréviaire

              Lui raconte une prière

              Qui monte de toutes parts ;

              Plainte que la terre pousse

              Depuis la rampante mousse,

              Jusqu’aux chênes des remparts.

 

C’est alors qu’elle donne une voix à ses larmes,

Puisant dans ses regrets d’inépuisables charmes,

C’est alors qu’elle écoute... et qu’elle entend son nom

Sortir d’un ciel qui l’aime, et qui ne dit plus : Non !

Elle chante : un grillon dans l’immense harmonie,

Jette un cri dont s’émeut la sagesse infinie ;

Puis, montant à genoux la cime de son sort,

La voilà qui s’en va prier, chanter encor :

 

              Notre-Dame des voyages !

              Du fond des moites nuages,

              Faites sur notre manteau

              Scintiller votre flambeau !

              Des monts éclairez la cime,

              À nos pas montrez l’abîme,

              Et soufflez-nous quelquefois

              Pour chanter un peu de voix.

             

              Vierge aux villes inconnue,

              Dont le trône est sur la nue,

              Sentiers mobiles et blancs,

              Où montent nos vœux tremblants,

              Quand les pauvres de la terre

              Cherchent l’eau qui désaltère,

              Vierge ! entremêlez leurs pleurs

              D’un peu de miel et de fleurs !

             

              Soutenez la femme blonde

              Suivant par la terre ou l’onde,

              Sur chaque bras un enfant,

              Leur père à l’exil mouvant ;

              Faites qu’une humble auréole

              Pénètre, éclaire, console,

              De tristes maisons du roi,

              Où les prisonniers ont froid !

             

              Dans les yeux de cette femme

              Mettez une sainte flamme,

              Pour essuyer les cachots

              De rayons libres et chauds.

              Quand son époux la regarde,

              Que cet ange qui la garde

              Dise à chacun de ses jours ;

               « Les rois un temps ; Dieu toujours ! »

             

              Notre-Dame de la vie,

              Tant priée, et tant suivie,

              Debout sur les flots errants,

              Des jours comme nous courants.

              Quand la nuit étend vos voiles,

              Allumez quelques étoiles

              À ceux qui, bannis toujours,

              Marchent leurs ans et leurs jours.

             

              Liez les vents pour entendre

              Notre hymen sauvage et tendre,

              Et que les bergers des champs

              Vendent leur lait à nos chants !

              Épanchez à la souffrance

              L’air où nage l’espérance,

              Vierge ! et plaignez ici-bas

              Les malheurs qu’on n’y plaint pas !

 

Ainsi venez ! et comme en un pèlerinage

On pressent le calvaire aux croix du voisinage,

Venez où je reprends haleine quelquefois,

Où Dieu par tant de pleurs daigne épurer ma voix.

Apportez-y la vôtre afin que j’y réponde,

Sans crainte qu’un écho ne la renvoie au monde ;

Je ne suis pas du monde, et mes enfants joyeux,

N’ont encor bien compris que les mots de leurs jeux ;

Le temps leur apprendra ceux où vibrent les larmes ;

Moi, de leurs fronts unis j’écarte les alarmes,

Comme on chasse l’insecte aux belles fleurs d’été

Qui menace de loin leur tendre velouté.

Oh ! qu’il me fût donné de prolonger leur âge,

Alors qu’avec amour ils ouvrent mes cheveux,

Pour contempler longtemps jusqu’au fond de mes yeux,

Non mes troubles celés, mais leur petite image ;

Toujours ravis que Dieu leur ait fait un miroir

Dans ce sombre cristal qui voit et laisse voir ;

Mais je n’éclaire pas leurs limbes que j’adore,

Je me nourris à part de maternels tourments ;

Leurs dents, leurs jeunes dents, sont trop faibles encore,

Mon père, pour broyer ces amers aliments !

 

    Ils vous adopteront si vous cherchez leur père,

Ce maître sans rigueurs de ma pauvre maison,

Dont les jeunes chagrins ont mûri la raison,

Et moi, lierre qui tremble à son toit solitaire,

Dans cette ville étrange où j’arrive toujours,

Dans ce bazar sanglant où s’entrouvrent leurs jours,

Où la maison bourdonne et vit sans nous connaître,

Ils ont fait un jardin sous la haute fenêtre,

Et nous avons par jour un rayon de soleil

Qui fait l’enfant robuste et le jardin vermeil !

 

 

 

Marceline VALMORE.

 

Paru dans Anémone, annales romantiques

en 1837.

 

 

 

 

 

 

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