Préceptes

 

                                                                       À Jean Lahor.

 

 

Poète qui, veillant dans la nuit calme et noire,

Vois passer des lueurs de génie et de gloire,

Veux-tu pour un instant m’écouter et me croire ?

 

Tu songes, n’est-ce pas ? tu songes, frémissant,

Combien il serait beau, fût-ce au prix de ton sang,

D’être la voix qui parle au siècle finissant ;

 

Mais tu cherches peut-être, en ton âme ingénue,

Quels rythmes, quels accords d’une audace inconnue

Pourraient faire au soleil éclater ta venue,

 

Dans la forêt des mots quels détours, quels combats,

Quels chemins non frayés où sonneraient tes pas...

– Ami, ne cherche plus, tu ne trouverais pas.

 

Si tu dois être un jour marqué du divin signe,

Rien ne t’approchera de cet honneur insigne

Que de le mériter, que de t’en rendre digne ;

 

Tu ne peux rien de plus, tu ne peux rien de mieux

Que, des fleure de ton âme, avec un soin pieux,

Orner la place auguste où descendront les dieux.

 

 

                                   I

 

Et d’abord, sois fidèle à la chambre d’étude ;

Prends-y sur chaque jour, d’une stricte habitude,

Un temps pour la pensée et pour la solitude.

 

Fais-en le port caché, l’abri sûr et charmant

Où, dans la paix du cloître et le recueillement,

Tu puisses te trouver toi-même à tout moment,

 

Laisse à ses vanités l’oisif qui te réclame,

Qui, sans même savoir se chauffer à ta flamme,

Pour dorer son néant ferait brûler ton âme.

 

N’ouvre qu’à peu d’amis ton cœur et ta maison,

Car ils sont rares ceux qui, sans autre raison,

Te cherchent pour toi-même et dans toute saison.

 

Quelquefois tu t’es plaint qu’il te manquait des heures,

Mais alors fuyais-tu le monde et tous ses leurres

Pour écouter en paix les voix intérieures ?...

 

C’est quand le bruit s’est tu, quand le ciel s’est voilé,

Que de son chant profond, dans l’espace envolé,

Le rossignol emplit le silence étoilé.

 

 

                                   II

 

Quant aux muets amis, les livres, fais la somme

De tous ceux qu’en un jour, pour un jour, on renomme,

Et sois, encore ici, de ton temps économe.

 

Trop de faits et de mots, dans le plus vain écrit,

Obsèdent la mémoire et dissipent l’esprit,

Et sur tant de gravier rien ne germe et fleurit.

 

Mais rouvre les chefs-d’œuvre où se sont cadencées

La grâce, la vertu, les amours, les pensées

Des siècles abolis et des races passées ;

 

Car du pain des héros ceux-là te nourriront

Et, pour les fiers desseins ébauchés sous ton front,

Ce qu’il te faut savoir, ceux-là te l’apprendront.

 

Apprends d’eux à choisir le rare et noble thème,

À ne vêtir jamais de la forme suprême

Rien que d’essentiel au regard de toi-même.

 

N’est-il pas d’art plus digne et de métier plus beau

Que d’aller, jour à jour, et lambeau par lambeau,

Labourer tristement son cœur et son cerveau ?

 

Fais ton œuvre d’or pur et non vaste et d’argile ;

Songe au tendre Racine et songe au grand Virgile,

Et que la foi d’un monde est toute en l’Évangile.

 

– Car, pour unir la force aux sereines douceurs.

Afin que Poésie et Sagesse soient sœurs,

Aux poètes élus tu joindras les penseurs.

 

Leur âme de lumière ou d’amour, fais-la tienne,

Qu’elle soit d’origine ou païenne ou chrétienne,

Pourvu qu’un grand espoir la hausse et la soutienne.

 

Ne t’inquiète pas : Pensent-ils comme moi ?

S’ils pensent autrement tu comprendras pourquoi,

Et tu transposeras leur croyance à ta foi ;

 

Car si, chacun suivant son rêve solitaire,

Leur essor les disperse au départ de la terre,

Ils se dirigent tous vers le ciel du Mystère.

 

 

                                   III

 

Prends les livres, mais vois des hommes à côté,

Ceux dont la vie, égale au chef-d’œuvre vanté,

Est, à titre pareil, une œuvre de beauté.

 

Chéris les jeunes gens que rien encor ne lasse,

Et qui, loin des appels de la volupté basse,

Ont gardé pour l’amour la pudeur et la grâce,

 

Et tes aînés en qui rayonnent, palpitants,

Malgré l’affront de l’âge et le malheur des temps,

L’allégresse et l’ardeur de leurs premiers vingt ans.

 

Mais écarte, au contraire, écarte de ta voie

La tristesse, où bientôt la volonté se noie,

La stérile ironie et sa gaîté sans joie.

 

La vie est sérieuse et quelquefois meurtrit.

Pleure alors, mais espère ; et, lorsqu’elle sourit,

Laisse la douce joie alléger ton esprit.

 

Mais ne viole point l’un ni l’autre domaine,

Et garde que jamais un désir ne t’amène

À jouir bassement de la misère humaine ;

 

Car des tristes laideurs le jour où tu rirais,

En pensant éblouir, tu n’illuminerais

Que ta propre indigence et tes penchants secrets.

 

– Et ne tiens pas ce monde où sont, dans la souffrance,

Le Bien avec le Mal en âpre concurrence,

Pour un spectacle offert à ton indifférence ;

 

Regarde vivre, mais qu’il tombe de tes yeux

Un regard pitoyable et non point curieux ;

Et d’ailleurs, vis toi-même, et cela vaudra mieux :

 

Car tu pourrais unir, en lassant ton envie,

Les Lettres, la Science et la Philosophie ;

Jamais rien de vivant ne sort que de la vie !

 

 

                                   IV

 

Mais il faut me comprendre et que vivre n’est rien :

Telle vie amoindrit le cœur ; je veux le tien

Sans cesse dilaté, joyeux et fort ; – vis bien.

 

Vis bien, pour bien aimer, car voici la merveille :

C’est le son de ton cœur qui frappera l’oreille ;

Toujours sera ton œuvre à ton amour pareille.

 

D’un souffle de théâtre en vain l’enflerais-tu,

Rien n’en pourra sortir, si ton cœur n’a battu,

Qu’un bruit sans efficace en des mots sans vertu.

 

Or, il ne s’agit pas de soulever, une heure,

Une acclamation qui décroisse et qui meure,

Mais de laisser au monde un ferment qui demeure.

 

Il te faut, quand le monde a besoin de secours,

Non tromper son attente avec de vains discours,

Mais ramasser ta force et lui crier : « J’accours ! »

 

Car c’est là ta noblesse, et ta gloire assurée,

De servir par tes chants à la marche sacrée

De ce monde en travail qui se cherche et se crée.

 

C’est à toi, si tu veux, de l’avancer d’un jour,

Sur un chemin montant qui n’a point de retour,

Vers la Beauté, la Foi, l’Harmonie et l’Amour ;

 

C’est à toi d’ajouter, l’entraînant vers la cime,

À son vagua penser ton verbe qui l’exprime,

À son obscur désir ta volonté sublime.

 

Chante donc des chants purs devant les purs autels

Et les temps à venir les retrouveront tels,

Roulant de cœurs en cœurs en échos immortels.

 

Et si pourtant la Gloire, absente à leur baptême,

Laissait tomber sur eux l’obscurité suprême,

Ne t’inquiète pas, – leur prix sera le même,

 

Puisque tu les auras, ces chants, ces cris, ces vers,

Avec tes actions et tes pensers divers,

Associés dans l’ombre aux fins de l’Univers.

 

 

 

Auguste DORCHAIN, Vers la lumière.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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