In memoriam

 

 

En ce pays, en ce pays,

Mon Dieu, où nous avons langui,

 

Mon Dieu, où nous avons souffert

Même du ciel et de la mer,

 

En ce pays qui nous fut long

D’attente morne et d’abandon

 

Au jour le jour, dans des saisons,

Et puis des mois, et puis des ans ;

 

En ce pays qui nous a pris

Pleins d’amertume et de soucis,

 

Aigris de haines et de doutes

Et pieds tout saignants de la route,

 

Chargés de deuil, vêtus de larmes,

Yeux lovés comme sous un charme,

 

Et bouche amère, oreilles sourdes,

Gros le cœur et l’âme si lourde ;

 

En ce pays qui nous fut lent

D’accueil, de visage et d’accent,

 

Et mauve et gris comme une automne

Au monde loin parmi les hommes ;

 

En ce pays très étranger

Où nous n’avons pas su aimer

 

Et qui, par règle ou défiance,

Si tôt en nous s’est fait silence ;

 

En ce pays qui nous fut froid,

Du pain qu’on mange à l’eau qu’on boit,

 

Et pour les yeux, et pour l’ouïe,

Morose et de mélancolie :

 

Jour indécis, ciel protestant,

Nos yeux, l’aurez-vous vu souvent,

 

Et voix des eaux dans l’air perdues,

Vous, nos oreilles, entendues !

 

En ce pays trop de la mer,

Où nos cœurs ne se sont ouverts,

 

Où durs, et secrets, et fermés,

Nous avons plus haï qu’aimé,

 

En ce pays trop de marchands

Où nous n’avons pas acheté,

 

En ce pays de prédicants

Que nous avons mal écoutés,

 

En ce pays, las ! où nous fûmes,

En ce pays où nous vécûmes,

 

Âmes lasses, désabusées,

Portant comme croix nos pensées :

 

Mon Dieu des jours noirs de la vie,

Mon Dieu des souffrances subies,

 

En ce pays, en ce pays,

Ainsi où nous avons langui,

 

Les partageant jusqu’à la chair,

Nos blessures et nos misères,

 

C’est le monde qui a changé,

Le paradis qu’on a gagné :

 

On a vécu comme des frères

Pendant les mois de cette guerre.

 

 

 

 

Max ELSKAMP.

 

Recueilli dans La poésie francophone

de Belgique 1804-1884,

par Liliane Wouters et Alain Bosquet,

Éditions Traces, 1985.

 

 

 

 

 

 

 

 

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